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Coming of age

On m’a dit que les enfants avant le gempukku sont supposés être insouciants et libres, et ne pas être responsables de leurs actes… C’est quelque chose que je n’ai jamais connu.

Nous étions cinq, mes deux frères aînés, Katsushige et Inejirô, et mes deux sœurs cadettes, Hanako et Shizue, et mes parents nous ont inculqués ce qu’était notre famille, qui étaient nos ancêtres, ce que signifiait être un Lion ; et nous n’avons jamais eu le droit, ou même la possibilité, de l’oublier.

Mes parents n’étaient pas cruels ; ils nous aimaient, je suppose, à leur manière. Mon père, pour un Matsu, était d’une surprenante tempérance, qui s’accordait bien au caractère réfléchi et volontaire de ma mère. Cependant, je ne peux me souvenir d’une seule fois où ils n’aient pas été d’une sévérité exemplaire quand mes frères ou moi étions pris en faute, alors que nos compagnons de jeu avaient des punitions bien plus légères.

C’était ainsi. Parce que notre lignée est illustre, il nous fallait montrer l’exemple, toujours. Et là où un enfant de ji-samourai pouvait être pardonné avec une tape affectueuse ou un sourire, les enfants de Matsu Jinsei et Matsu Kaoru, eux, devaient payer. Mes deux frères, Katsushige l’inventif, et son ombre Inejirô, le turbulent, toujours prêt à le suivre dans tous les mauvais coups, en firent plus d’une fois l’expérience cuisante, jusqu’à ce que Katsushige parte rejoindre l’Académie Akodo.

Bien que mon père soit de noble lignage, en tant que daimyo de la famille Matsu, la seule raison qui lui a valu d’épouser ma mère est la raison d’état. Il fallait des héritiers à la famille Akodo, et mes parents ont suivi le souhait de mon grand-père maternel défunt, et donné le nom d’Akodo à leur progéniture mâle. Ainsi mes frères portent-ils le nom d’Akodo, tandis que mes sœurs et moi portons le nom Matsu.

J’étais proche de mon frère Inejirô, avec lequel je n’avais qu’un an de différence d’âge, même si nous étions comme chien et chat ; Katsushige était plus lointain, plus intimidant, et déjà immergé, lors de ses rares visites, dans un monde qui m’était étranger.

J’ai plus de différence d’âge avec mes deux sœurs qui, tant qu’elles étaient petites, sont restées pour moi les bébés de la famille ; puis je les ai perdues de vue quand j’ai quitté ma famille et qu’elles, de leur côté, ont rejoint l’école de bushi Matsu. En effet, mes frères avaient bien sûr l’un et l’autre intégré l’école Akodo, où mon très honorable oncle maternel avait eu une influence profonde.

J’aurais normalement dû suivre l’école Matsu, mais ma mère convainquit mon père de me laisser étudier comme mes frères à l’école Akodo. Cette décision n’allait pas être sans conséquences, sur moi et sur notre famille.

Mon père reçut la visite de Matsu Tetsuko-sama, la « dame de fer » qui préside aux destinées du dojo Matsu, enragée de voir qu’il jetait apparemment les traditions aux quatre vents. Mon père l’écouta avec son impassibilité habituelle, ce qui sembla l’enrager encore plus. J’étais présente dans la pièce ; bien que les deux adultes fissent mine de m’ignorer, je sentis l’air s’épaissir sous l’effet de sa colère, qui émanait d’elle en vagues successives. J’aurais voulu être non seulement ignorée mais invisible.

« La force de ta fille est la force des Matsu… L’enlever à son destin, c’est faire d’elle un être faible… », martela-t-elle.

Ces paroles me frappèrent de plein fouet, comme un coup de poing, comme une muraille qui s’écroule. Elles avaient le côté fatal et définitif d’une pierre frappant la surface, puis coulant lentement au fond d’un lac, dont on sait bien qu’elle n’en remontera jamais. Seules les rides à la surface marquent son passage. Ce jour-là, je me suis fait un serment.

Le soir venu, mon père s’entretint brièvement avec ma mère, et ils décidèrent de mettre Hanako et Shizue à l’école Matsu quand le moment serait venu.

M’y mettre également ne fut même pas évoqué : des engagements avaient été pris, j’avais été acceptée par Masanobu-sensei, revenir en arrière aurait été une énorme perte de face pour mes parents.
Et c’est ainsi que, quatre ans après Katsushige, un an après Inejirô, j’ai rejoint l’école Akodo.

Katsushige était un élève brillant, qui montrait, comme je l’appris, des dispositions remarquables pour la stratégie et la diplomatie ; bien qu’il n’ait pas encore passé son gempukku, ses sensei lui prédisaient une carrière brillante à la cour.

Inejirô, en deuxième année, était un élève appliqué, et le côté turbulent que je lui connaissais semblait avoir complètement disparu… Par ailleurs, il mit un point d’honneur à m’ignorer complètement.
Au départ étonnée, puis furieuse, je finis par comprendre pourquoi, bien plus tard.

Et moi… moi j’étais la petite Matsu, et bien que certains aient été au courant de mon lien de parenté avec l’Akodo Inejirô qui était en deuxième année, beaucoup supposaient que j’étais une Matsu typique, que seul le hasard avait amené à l’école Akodo : impulsive, obtuse, colérique… et ne se privèrent pas de me couvrir de quolibets destinés à déclencher ma fureur et à prouver la véracité de ce dont ils étaient persuadés.

La fameuse fraternité des Akodo est réelle, mais dans ce cas, elle jouait contre moi. J’étais l’intruse.
Et, pour la même raison, Ine-chan ne pouvait m’aider. Le faire aurait été s’ostraciser du groupe auquel il appartenait désormais.

A présent, je pense qu’il m’a en fait rendu service. Serais-je devenue la même, si j’avais été sous son aile pendant toutes ces années ?

Quoi qu’il en soit, je me suis pliée à l’austère discipline de l’école – qui n’était pas pire que celle à laquelle nos parents nous avaient habitués. J’ai passé d’innombrables heures à apprendre par cœur la longue liste des lignées du clan du Lion. J’ai appris les lettres, et la calligraphie. J’ai écouté avec attention les cours qui nous parlaient de la géographie de Rokugan, insistant sur les frontières entre les différents clans, les voies de communication, les cités. J’ai appris l’histoire glorieuse et sanglante des batailles du clan, les victoires mais aussi et surtout les défaites, riches d’enseignements. J’ai découvert avec fascination l’art de la guerre, et les principes qui gouvernent la vie et la mort sur les champs de bataille… et qui veulent que jamais une armée commandée par un général Akodo n’ait perdu un affrontement.
Et puis, bien sûr, il y avait les arts martiaux : combat à main nue, bâton, sabre, lance, tir à l’arc… où je découvris rapidement que ma force et mes réflexes me donnaient un avantage sur les autres élèves.
Mais l’école Akodo apprend, avant tout, la précision et la discipline. La valeur individuelle importe peu, au contraire elle peut nuire au groupe si jamais elle n’est pas canalisée…

L’histoire qu’on nous enseignait en montrait suffisamment d’exemples. Et Masanobu-sensei ne se privait pas de me le rappeler, de la façon la plus brutale qui soit. Pour commander, il faut d’abord savoir servir.
Enfin il y avait l’enseignement du bushido, dont les valeurs forment la fondation du clan du Lion et sans lequel nous n’aurions pas de raisons d’être. Et je m’en suis imprégnée, jusqu’à ce que l’honneur me soit plus précieux que la vie, sans pour autant comprendre en profondeur la portée et la difficulté de la Voie du Sabre. Comme je devais le réaliser ultérieurement, l’existence nous met parfois devant des situations difficiles et aussi pur, aussi excellent que soit le code de conduite, nous sommes toujours seuls quand vient l’heure de décider. Et parfois, il n’y a pas de bon choix, juste ce que nous devons faire.

Qui plus est, je porte en moi un sang impétueux de Matsu, et plus d’une fois je dus ravaler ma rage. Le détachement, indispensable pour être un bon général, que prône l’école Akodo, ne me vient pas facilement.

Par contre, j’aimais à m’essayer à l’art des bardes Ikoma, habiles à faire passer l’émotion, même sous une forme ritualisée. Là me sert la passion qui m’habite.

Mais je savais déjà que peu importait ce qui m’intéressait personnellement : seul comptait mon devoir envers mes parents et ma famille. D’autres que moi choisiraient comment je pourrais au mieux servir le clan du Lion.

Aussi, comme toujours, le seul choix que j’avais était d’exceller dans toutes les disciplines, et si certaines me venaient plus difficilement que d’autres, notamment dans le domaine des lettres, je m’efforçais d’y parvenir à force de travail.

Sur le dojo, une chose me desservait, qui eut probablement été charmante chez une courtisane Doji, mais qui était pour moi en tant que bushi une source de honte. Etait-ce une nature trop réactive, ou un défaut de ma constitution, j’étais vite endolorie par l’exercice et par trop sensible à la douleur. Je le cachais autant que possible – ayant eu l’expérience des incessants quolibets et des moqueries de mes frères à ce sujet mais les longues matinées d’exercice, où les muscles se tétanisent à force de répéter le même mouvement, m’étaient un supplice.

Peu à peu, mon corps s’endurcit, et l’entraînement quotidien me devint plus supportable ; mais ce type de courage physique qui permet de supporter aisément la douleur me faisait cruellement défaut, et seule la volonté, et la nécessité de ne pas déshonorer ma famille, me permettaient de sauver la face.

Je me demande encore si ce n’est pas la raison qui a poussé ma mère à me mettre à l’école Akodo : mes parents craignaient-ils que je puisse échouer au gempukku Matsu, et notamment aux épreuves qui demandent une grande résistance à la douleur, comme celle où le candidat reçoit quatre cent coups de bambou, et doit les endurer sans une plainte, sans parler du marquage au fer rouge qui clôture les épreuves, ainsi que me l’ont conté mes sœurs ? Je ne l’ai jamais su.

Assurément, mes sœurs ne se sont pas privées pour me faire part de leurs supputations en la matière… et leur dérision me touchait plus que je ne voulais l’admettre.

Cela ne veut pas dire que le gempukku Akodo soit facile ; mais il est moins extrémiste dans les qualités physiques demandées aux futurs samouraïs, et plus exigeant dans les épreuves de l’esprit. Les Matsu forment des guerriers ; les Akodo, des soldats.

Il me reste de cette période un épisode, gravé au fer rouge dans ma mémoire, une fois où les moqueries d’un élève avaient dépassé le seuil du supportable, et où j’avais foncé sur l’offenseur. Ses camarades présents m’étaient tombés dessus, et m’avaient rouée de coups ; comme je ne me laissais pas faire, cela devint plus violent, jusqu’à que l’un d’eux m’envoie un coup de pied nettement appliqué dans le bras, et je sentis quelque chose céder. L’instant d’après, la douleur m’envahissait, fulgurante. Je criais, puis perdis conscience.

Quand je me suis réveillée, mon bras était bandé et mis dans une attelle, et l’un des heimin de l’infirmerie me tendait une tasse de bouillon.

Masanobu-sensei n’a pas puni mes agresseurs. J’avais cédé à la provocation, je m’étais laissé aller à la colère, j’avais perdu la bataille – et la face. Et peu importait qu’ils aient été cinq, et moi seule. De plus, j’avais crié sous l’effet de la douleur, ce qui était indigne d’une bushi Akodo. Je dus faire des excuses publiques, et mon bras cassé ne me dispensa pas des cours, loin de là. Ce souvenir humiliant resta avec moi, bien longtemps après que mon bras ait été guéri. Je m‘étais montrée indigne de ma famille. J’avais failli.

Mais je revois aussi cet instant exact, juste avant le gempukku.

Ils sont là, eux aussi, et attendent comme moi le début des épreuves. Je suis calme en apparence, mais mon cœur abrite une détermination féroce : non seulement je vais faire de mon mieux, mais surtout, je veux être meilleure que ceux-là qui m’ont humiliée. Ce sera là mon unique vengeance.

Parce que je suis née pour commander, et pour servir.
Parce que je suis née pour combattre, et accroître la gloire du clan du Lion.
Parce que la furie qui m’anime ne se satisfait de rien de moins que la victoire totale.
Parce que la noblesse de mon sang n’exige rien de moins que le suivi parfait du bushido.

Je me tiens très droite face à Masanobu-sensei et aux autres éminences de l’Académie Akodo, et ma voix résonne comme une trompette : « Je suis Matsu Aiko, fille de Matsu Jinsei et de Akodo Kaoru, nièce de Akodo Toturi et de Matsu Tsuko, petite-fille de Akodo Daio et de Matsu Sodohime, arrière-petite-fille de Akodo… »

Et quand on me remet solennellement mon daisho, que mon sensei accompagne d’un de ses rares sourires, c’est le cri de guerre de mes ancêtres qui me monte aux lèvres.

Je suis Matsu, et je suis samouraï.

Cendres

« C’est un jeune homme bien agité, mon seigneur. »

Shiba Gosuke ne daigna pas répondre à cette évidence concernant son fils. Le regard du daimyo était fixé sur la calligraphie suspendue au fond du dojo et il demeurait parfaitement immobile. Face au seigneur, le vieux sensei couturé de cicatrices se sentit conforté par ce silence hostile. Au moins on ne lui avait pas ordonné de se taire. Il bougea légèrement, de manière presque imperceptible, afin de soulager ses chevilles engourdies par une longue station assise, et reprit la parole.
« Il n’est pas méchant ou délibérément réfractaire, noble seigneur. Simplement… un peu trop irrévérencieux. La liste des tours pendables auxquels il s’est livré est longue. Aucune cruauté, aucun mépris, mais beaucoup de malice. »
Le digne Gosuke-sama cligna des paupières et prit une inspiration.
« Que suggérez-vous, sensei ? Mon dernier fils est-il capable d’honorer ce dojo comme ses frères ? Est-il capable de satisfaire le maître que j’ai eu dans ma jeunesse ou dois-je le considérer comme un échec et l’oublier au profit de ses aînés ? »
Les questions tombèrent dans le silence et aucun des deux hommes ne le rompit pendant un moment. Le vieux maître s’imprégna de l’esprit qui habitait ce bâtiment dans lequel il avait passé l’essentiel de son existence, depuis qu’il avait repris cette charge des mains de son propre maître vingt-quatre ans plus tôt.
Shiba Gosuke avait été un de ses premiers élèves. Le jeune homme si sérieux ne devait pas devenir un grand guerrier mais il avait l’esprit discipliné. Lorsque la maladie avait décimé les habitants du château tout proche, le Champion du Phénix avait dû nommer un nouveau daimyo pour gérer les terres escarpées du domaine et cette affaire s’était avérée… compliquée. Mais avec les années, le lointain cousin du seigneur défunt avait fini par s’attacher le cœur de ses vassaux, et les morts avaient fini par devenir de pâles souvenirs, parfois évoqués avec tristesse dans le secret des cœurs ou pour conjurer le mauvais sort.

A la vérité, le maître et l’élève ne s’étaient guère croisés en dehors d’occasions très protocolaires depuis que Shiba Gosuke avait pris les rênes de son domaine, mais celui-ci avait tenu à ce que ses trois fils et ses deux filles suivent tous l’enseignement du sensei au lieu de se rendre dans un dojo plus prestigieux comme celui du Phénix Eternel. Shiba Gosuke avait assez d’influence pour y placer son aîné s’il l’avait vraiment voulu.
Un tel témoignage d’estime ne pouvait rester sans contrepartie et le vieux bushi avait jugé nécessaire de confier à son suzerain ses inquiétudes à propos de son troisième fils. Bien que le jeune garçon ne soit pas d’une importance politique aussi grande que ses deux frères au regard de sa famille, il fallait cependant qu’il représente dignement les siens et qu’il fasse honneur au nom du kami dont il avait hérité.

« Alors ? », demanda le seigneur, interrompant le cours des pensées du vieux maître.
« Kazuo est trop polisson, seigneur. Et sa malice est bien moins innocente qu’il n’y paraît. Je n’ai plus grand-chose à lui apprendre et il est prêt pour son gempukku. Sur le plan martial en tout cas. Pour le reste, je n’ai pas grand-chose de bien encourageant à vous dire. »
Froncement de sourcils.
« Du temps où j’étais votre élève, le Tao et le thé avaient autant d’importance que l’épée dans ces murs. »
– C’est toujours le cas, noble sire, mais c’est justement là que votre fils pèche par négligence. Il baille devant le Tao, bâcle le cha-no-yu sans vergogne et passe des heures à regarder les flammes des chandelles ou les noeuds du plancher au lieu d’étudier. Trop contemplatif, trop distrait, trop dissipé. Le sourire facile, il est un mauvais exemple pour les autres élèves qui n’osent le contredire car il est votre fils. Les Fortunes fassent que vous soyez longtemps notre seigneur et que votre aîné ou votre second fils prennent un jour votre succession car si le titre devait parvenir à votre benjamin…
– Vous suggérez que les présages lors de sa naissance sont aussi sombres qu’on a voulu le dire à l’époque ? »
Le vieux soldat haussa les épaules.

« Il est des choses auxquelles je ne prétendrai pas comprendre grand-chose. Les présages sont ce qu’ils sont, votre fils est ce qu’il est. Quant à savoir si cela est lié… »
Malgré sa longue vie au sein du Phénix, le sensei savait que les saints hommes étaient toujours ceux qui étaient le plus à même de comprendre certaines choses. S’ils prétendaient que la présence d’un nuage en forme de dragon devant les étoiles de la constellation du Phénix durant la nuit de travail de la mère de Kazuo était un mauvais présage, qui était-il pour ajouter quoi que ce soit à leurs déclarations ?
En parlant de dragon…
« Pardonnez-moi de vous avoir retardé, Gosuke-dono. »

Un geste de la main pour indiquer que cela n’avait pas tant d’importance. A la vérité, le daimyo n’était pas vraiment pressé de s’en retourner auprès de l’envoyé des Togashi qui était apparu quelques jours plus tôt devant sa porte. L’homme avait ce don exaspérant que partageaient les ise zumi de vous sortir les phrases les plus idiotes et les plus gênantes au plus mauvais moment. Loin de la sérénité du Tao, leurs propos parfois très crus ou iconoclastes… évidemment, Kazuo, lui, ne lâchait plus l’homme tatoué et Gosuke s’attendait à moitié à ce que ses gardes lui ramènent le Togashi et son enfant liés ensembles par un acte complice qui aurait malmené la réputation ou l’honneur de quelque notable de ses terres.
Le daimyo poussa un soupir des plus las. Après ces quelques jours, il ne savait toujours pas pourquoi le Togashi était venu et ses questions demeuraient sans réponse. N’eût été la lettre de créances ornée du sceau personnel de Togashi Yokuni, Shiba Gosuke aurait depuis longtemps ordonné à l’ise zumi de quitter ses terres pour ne plus y revenir. Peut-être aurait-il quand même dû donner cet ordre, tout compte fait.
« Sensei. Je crois que grâce à vous je viens de comprendre bien des choses. »

Le vieux maître ne cacha pas sa surprise mais se garda bien d’interrompre son suzerain.
« L’homme tatoué, le Dragon venu dans la maison du Phénix… il est sans doute ici pour Kazuo. »
En regardant les choses ainsi, la présence de l’homme, le fait qu’il s’entende si bien avec son enfant et le présage d’autrefois convergeaient tous vers cette unique évidence.
Qui elle débouchait sur… quoi au juste ?
Shiba Gosuke se leva soudainement, bien que son geste ne soit pas dépourvu de la précision féline qu’il avait autrefois manifestée ici même. Le vieux sensei s’inclina profondément et attendit que son seigneur sorte du dojo.
A la porte, alors que son yojimbo faisait coulisser le panneau de bois dont l’ouverture laissait voir un paysage automnal dépouillé, le seigneur s’arrêta un instant et d’un ton préoccupé, il lança à son ancien maître :
« Je dois voir ce Togashi. Et vite. »
Mais il était déjà bien trop tard.


« J’aimerais comprendre pourquoi vous nous avez fait cet affront, Togashi… san. »
L’homme tatoué se contenta de sourire, traitant par l’indifférence le mépris et la colère du seigneur. La présence des hommes d’armes, la main sur leurs sabres, ne semblait pas le troubler davantage, et les murmures furtifs qu’échangeaient la dame du seigneur et le shugenja qui avait la charge de son château ne l’intéressaient pas le moins du monde.
Il se contentait de regarder le jeune adolescent agenouillé à quelques pas devant lui, les mains encore serrées après avoir donné la mort. Et dans les yeux du jeune garçon, il n’y avait nul regret, nulle souffrance. Simplement une douce et limpide satisfaction.
Gosuke se retint à grand-peine pour ne pas laisser éclater sa colère devant toute sa cour rassemblée. Dans le secret de ses pensées, la brûlure de l’horreur le disputait à la fraîcheur glacée de la logique.
Il brûlait de faire décapiter l’homme devant lui et de faire porter son crâne à Togashi Yokuni après que les chiens se soient acharnés sur le vestige funèbre.
Mais le sort d’un troisième fils valait-il de s’attirer l’inimitié du Dragon ? Mille ans de voisinage et toujours aussi peu de choses à en dire. Quand aux ise zumi et à Togashi Yokuni… il y en avait tellement à dire à leur propos que mille ans n’y suffiraient sans doute pas.

« Kazuo. »
Son fils releva la tête et le regarda d’un air paisible.
« Kazuo, pourquoi as-tu écouté cet homme ? Pourquoi as-tu tué le vieux Jin ? »
Un sourire triste fut la seule réponse. De cette tristesse propre à ceux qui savent et ne peuvent partager ce savoir.
Gosuke détourna les yeux, troublé par cette sérénité si inattendue chez son enfant. Tant de calme alors que tous les coeurs présents étaient bouleversés par son crime et que le temps dehors tournait lentement à la tempête, comme en réponse au maelstrom d’émotions réfrénées qui emplissait la salle d’audience.

« Et vous, homme tatoué, vous… qu’avez-vous fait à mon fils pour qu’il commette ce meurtre ?
– Je lui ai montré sa véritable nature. Maintenant, Shiba-sama, vous avez trois possibilités. Vous pouvez nous mettre à mort tous les deux. Vous pouvez me tuer et chasser votre fils. Vous pouvez le laisser partir avec moi. »
Des murmures choqués, deux des bushi qui s’avancent comme pour frapper l’impertinent mais qu’un regard de leur seigneur arrête.
Comment peut-il oser me faire insulte devant ma cour ? Cet homme vient de faire de mon fils un assassin, un assassin qui n’éprouve aucun remords, et il me défie devant tous mes vassaux !!

« Mon seigneur… »
Sa dame dut l’appeler deux fois encore avant qu’il ne réalise qu’elle l’interpellait. Il eut un geste bref, une invitation à parler mais avec concision et sagesse.
« Mon seigneur, Isawa Tessai-san dit que des influences mystiques sont à l’oeuvre. Vous ne devriez pas agir à la légère. »
A la légère !
Il retroussa brutalement les lèvres, comme un loup. L’envie de saisir son sabre et de laver tout cela dans une orgie sanglante le brûla jusqu’au plus profond de son âme.
« Père. »
Un seul mot, et l’incendie intérieur disparut, ne laissant derrière lui que des cendres déjà froides.
« Père… puisque vous voulez comprendre, alors je vais vous expliquer. »
Le silence. Si total qu’un aveugle aurait pu croire la grande salle déserte. Tous étaient suspendus aux lèvres du criminel. De l’assassin.
« Père, je sais tout. Je sais qui il était, pourquoi il est devenu moine et ce qui le rongeait. Je sais à quel point il souhaitait mourir et j’ai vraiment essayé de le persuader de ne pas mettre fin à ses jours…
– Comment oses-tu souiller la mémoire de cet homme et essayer d’excuser ton crime !!
– Mais père, je ne cherche pas à l’excuser. Il voulait mourir, je ne pouvais pas l’arrêter. Mais puisque je suis votre fils, puisque notre lignée est resp… »
– SILENCE !! »
Mais son fils, non, cet étranger, ne s’arrêta pas pour autant.
« Puisque nous sommes responsables, alors il me fallait trouver un moyen de l’aider.
– De l’aider !!
– Oui, Père. Le suicide l’aurait écarté de tout espoir de rédemption. On n’assume pas son destin en se donnant la mort de manière aussi ignominieuse. Il avait déjà bien souffert dans cette vie et puisque je ne pouvais pas l’empêcher d’y mettre un terme, alors il fallait au moins que je… »
Les larmes commencèrent à couler sur les joues du jeune garçon.
« Il fallait au moins que je prenne sur moi sa mort. Que son trépas ne s’ajoute pas à ses fautes, qu’il ne pèse pas sur son karma. Il fallait que je prenne la faute sur moi, Père. Parce que, dans le fond, ça n’était pas la sienne… mais la vôtre. »
Les deux bushi qui s’étaient avancés se ruèrent sur le jeune garçon sabre au clair. Mais leur hurlement de fureur fut réduit à néant lorsque les vents arrachèrent les frêles cloisons de papier et s’engouffrèrent dans la salle, soufflant les lanternes, projetant les flammes sur les estampes et les panneaux de papier.
Ténèbres, flammes, cris, fuite.
Lorsque le calme revint, le jeune Kazuo et l’homme tatoué avaient disparu. Ne restaient que des courtisans terrifiés, des shugenja troublés, un seigneur effondré.

Quelques jours plus tard, Shiba Gosuke se leva avec l’esprit étrangement calme. Il se vêtit de blanc et sortit dans la cour de son petit château, traversant la salle d’audience qu’il refusait de faire restaurer. Il marcha sur le parquet noirci pour sortir dans la froideur de l’hiver devant ses vassaux et ses serviteurs rassemblés. Sous leurs yeux attentifs, il prit place d’une manière très formelle devant la lame qui l’attendait.
Après quelques instants de silence, il lut un poème émouvant parlant de l’aveuglement de ceux qui se croient justes, puis il cessa de porter atteinte au nom de Shiba.


« C’est ici que nous nous séparons », déclara l’homme tatoué. Il contempla un moment le carrefour bordé par une petite stèle rongée par les ans avant de se retourner vers le jeune garçon.
« Comment te sens-tu ? »
L’enfant, non, le jeune homme était encore bouleversé. Donner la mort est inhérent à la voie du guerrier, mais combien le font par compassion ?
« Hé !! »
Kazuo sursauta.
« Je dis qu’il est temps pour toi de partir. De suivre ta route. Mais avant cela… »
L’ise zumi prit les deux sabres soigneusement enveloppés qu’il portait en bandoulière.
« Prends ça. Ils appartenaient à celui que tu as tué. Avant que ton père ne réalise son odieux chantage et n’usurpe la place d’un héritier légitime. Je crois qu’on peut dire qu’ils te reviennent. Après tout, ça n’est pas tant contre le coupable mais pour la victime que tu as agi.
– Pour rien… », un murmure à peine audible.
« Peut-être que oui… ou peut-être que non. Il faut souvent faire ce qu’il faut sans que cela soit forcément évident. Boire le thé et partir. Là est le secret. »
Un croassement rauque sortit de la gorge de l’adolescent, comme une parodie de rire.
L’ise zumi sourit largement.
« Oui, je sais que cela fait mal. Mais tu connais la vérité maintenant. Le Tao, les vertus, les traditions, le bushido même. Tout cela est inutile si personne ne le fait vivre. Et ceux qui s’en érigent les gardiens sont souvent les plus inaptes à en appréhender l’esprit.
– Et les Dragons le font mieux ?
– Aaah… tant d’amertume dans cette voix. Non mon garçon. Pas mieux. Mais avec plus de lucidité certainement. Pour nous, cela n’a aucune importance. Brûle le Tao, jette ton kimono, oublie ton nom. Après, tu pourras vraiment essayer de vivre. Regarde-toi et regarde ceux qui t’ont précédé comme tu ne les as jamais regardés avant. Oublie ce que tu crois savoir, pour mieux le redécouvrir. »
Un bref grognement, moqueur.
« Mais va le faire ailleurs, je t’ai assez vu. »

Kauzo prit les deux lames sans dire un mot lorsque l’homme tatoué les lui tendit. Machinalement, il les passa à sa ceinture, sans prêter attention à leur facture ni les sortir de leurs saya.
Il dévisagea un instant l’ise zumi d’un air étrange. Comme s’il se demandait s’il ne valait mieux pas le tuer. Ce qui ne fit qu’élargir encore le sourire de l’homme.
Avec un clin d’oeil malicieux et un geste d’invite à demi-moqueur, l’ise zumi indiqua au jeune garçon la route qu’il devait prendre, puis il s’aventura sur l’autre chemin et fit un dernier signe de la main, sans même daigner se retourner. L’homme tatoué sentait la présence de son Maître, quelque part dans les collines proches, attendant qu’il vienne lui rendre compte. L’homme tatoué ne savait rien des désirs de celui dont il portait le nom. Pas plus qu’il ne comprenait le rôle du jeune garçon si brutalement arraché aux siens et aux dangereuses illusions de l’ambition travestie en vertu. D’ailleurs, à tout prendre, il se fichait pas mal de comprendre.

Le jeune garçon suivit du regard l’homme tatoué jusqu’à ce qu’il disparaisse. Il demeura ensuite un long moment immobile, les mains blanchies par l’effort qui serraient à toute force les deux armes passées à sa ceinture.
A nouveau, les larmes coulèrent mais il n’y avait personne pour les voir.
Finalement, celui qui s’appelait encore Kazuo quelques jours plus tôt et qui n’avait jamais eu l’opportunité de choisir son nom d’adulte se mit en route. Il tourna le dos aux montagnes de son clan et entreprit de descendre vers le sud.
Lorsque les kami du vent jouèrent avec les feuilles mortes sur son chemin, il vit les vestiges roux et bruns comme autant d’hommes emportés par des vents qu’ils ne voyaient pas mais qu’ils prétendaient comprendre. Il vit son père, l’homme qu’il avait tué et bien d’autres. Emportés par le vent sans que nul ne se soucie d’eux, avant ou après qu’ils tombent de l’arbre de la vie.
Des millions de vies. Des millions de feuilles mortes. Et personne ne se souciait d’elles. Quoi qu’en disent les moines, les seigneurs et leurs samurai. L’honneur, la sagesse, la richesse, la vertu, la gloire… mais pas les feuilles elles-mêmes. Vertes et encore vigoureuses, on n’attachait d’importance qu’à leur parure et à leur éclat. Rousses et desséchées, elles ne faisaient qu’inspirer des regrets doux-amers avant de disparaître. Mais nul ne s’intéressait vraiment à elles.
Alors, Kazuo sut enfin qui il était et de quoi sa vie serait faite. Il disparut dans l’oubli sur ce chemin venteux descendant vers le sud.
Un peu plus loin, un vieux bûcheron croisa un jeune ronin nommé Automne qui lui demanda son chemin et le remercia d’un sourire si éblouissant que l’homme en resta songeur jusqu’à la fin du jour.

Antichambre

Une petite pièce éclairée par la lueur faiblissante d’une chandelle presque consumée : en son centre, un jeune samouraï, habillé de blanc, se tient agenouillé à une table basse. Sa tête baissée ne révèle rien de son visage. Il semble attendre.

Voix
Te rappelles-tu ?

Samouraï (sans lever la tête)
Oui.

Voix
Es-tu prêt ?

Samouraï
Oui.

Voix
Bien. Quels sont tes noms ?

(Le jeune homme lève la tête, révélant un visage fin, séduisant en d’autres circonstances, mais qu’on découvre creusé de fatigue et d’une émotion indéfinissable.)

Samouraï
Akodo est le nom de mes ancêtres. Tatsuya est le mien…

Voix (répète)
Te rappelles-tu ?

Tatsuya (d’une voix rêveuse)
Je me rappelle… Ils étaient des milliers autour de nous, à hurler leur haine et leur soif de vengeance… Mais nous étions des samouraïs du Lion ! Comment pouvaient-ils espérer nous vaincre…

Voix
Est-ce là ton récit ?

Tatsuya
Non ! Bien sûr que non. Je… me rappelais…

Voix
« Les souvenirs parlent…

Tatsuya
… mais les hommes couvrent leur voix. C’est donc à nous de les transmettre, puisqu’ils en sont incapables. »
C’est ce que mon sensei nous répétait tout le temps… Il nous l’avait répété une fois encore, ce matin-là… C’était le premier jour du printemps…

Voix
C’était une patrouille ?

Tatsuya
Une expédition. De misérables vers de terre avaient osé parler en mal de notre seigneur et maître !

Voix
De quoi l’accusaient-ils ?

Tatsuya
Des bavardages sans fondements ! Une histoire d’enlèvement, de meurtres… Mon maître est un homme honorable ! Ce n’était qu’un grossier mensonge ! Adressé à un de nos magistrats, en outre !

Voix
Pourquoi pas à un magistrat impérial ?

Tatsuya
Peut-être pensaient-ils trouver chez ce lettré incompétent un reflet de leur propre corruption ? Je ne sais… Quoi qu’il en soit, il a mérité son sort ! Oser prétendre que ces mensonges…

Voix
Oui ?

Tatsuya
Son sort était mérité ! Comment mon seigneur aurait-il pu se livrer à telles atrocités ?

Voix
Tu l’as tué…

Tatsuya
Je… je le devais ! D’autres, à l’âme faible, auraient pu l’écouter et colporter ces infamies ! C’était mon devoir !

Voix
Et les paysans ?

Tatsuya
Ils en avaient trop dit…

Voix
Vous les avez tués aussi…

Tatsuya
Je n’avais pas le choix ! La vie de mon maître en aurait été brisée ! S’ils n’avaient rien dit, nous ne serions pas…

Voix
… allés les tuer ?

Tatsuya (dans un souffle)
Oui…

Voix
Vous les avez balayés en un instant, mais vous ne vous êtes pas arrêtés là…

Tatsuya (désespéré)
Leurs familles étaient au courant ! Qu’aurions-nous fait si elles en avaient parlé à d’autres ?

Voix
Alors…

Tatsuya (baissant la tête)
Nous les avons tuées…

Voix
Tout cela pour la réputation d’un homme dont l’honneur ne valait même pas la natte de ton seppuku ! Comprends-tu, à présent ?

Tatsuya (d’une voix à peine audible)
Oui…

Voix
Tu connais les règles, n’est-ce pas ?

Tatsuya
Je vis pour servir,
Mon maître m’entraîne
Même contre mon gré…

Voix
Va, ils t’attendent.

L’un des shoji de la pièce s’ouvre sur l’extérieur. On entend des cris d’agonie et de rage s’en échapper. Lentement, le jeune samouraï se lève, la tête toujours baissée et emprunte la sortie, le laissant se refermer doucement sur lui.

Aki ou l’essai d’un paysan.

Aki

Doucement Amatératsu descendait derrière les bois de Taka et inondait de lumière les rizières du village de Shinozu. Aki embrasa du regard la vue qui s’offrait à lui puis fit un mouvement de hanche afin de caler le lourd fagot de bois qui lui brisait les reins.

Tout en descendant le long du sentier il songea à sa journée de demain, il lui faudrait réparer son toit, les pluies n’allaient pas tarder à venir. Il aurait certainement besoin de l’aide d’Ippei si il voulait terminer au plus vite avant les premières neiges. La fin du mois du coq était encore clément mais les mois passent vite se disait Aki et l’hivers est très long dans une maison au toit percé.

Tout d’un coup il se figea regardant fixement la petite piste qui menait au village. Un groupe de cavaliers habillés de bleus approchaient.

-«Doji Masato sama, vous êtes en avance cette année, je viens juste de rentrer ma récolte et déjà nous recevons votre visite. » marmonnai Aki tandis qu’il dévalait le plus vite possible le sentier. Il arriverait sans doute avant eux mais il devait prendre certaine disposition avant que l’envoyé de leur vénéré seigneur arrive.

Il déboucha sur la petite place du village où comme d’habitude les vénérables Hogai et Sotaro se tenaient à cette heure, commentant les nouvelles du village tout en buvant un thé. En voyant Aki déboulé Sotaro leva un des sourcil brousailleux :

« -Que se passe t’il Aki ? Tu as vu le démon des forêts ou la dame des rivières ?
-Doji Masato Sama arrive !!!
-Déjà !!! Finissons notre thé et emporte le chez toi Hogai, il serait capable de nous le boire. Ensuite nous allons attendre l’envoyé de notre seigneur ici. Où allons nous le loger Aki ?
-Chez Kingo, c’est son tour cette année. »

Sans plus attendre Aki se dirigea vers sa maison et entra en trombe sans que sa femme Sui puisse lui adresser le moindre reproche.

«Aki, ça va ?? » lui demanda t’elle d’une voix sourde.
« Doji Masato arrive Sui, range le bois s’il te plait. Où est Emiko ?? »

Sui percevait au timbre de son mari une angoisse familière, il l’avait ramené avec lui de cette guerre où il était parti voila bien des années. Elle surmonta sa fébrilité et lui répondit :

« -Elle sur la colline avec Yuri et Tara je crois. Elles ont partis chercher des herbes pour le repas.
-Des herbes….. Va la chercher et tu renverras ses amies chez elles, Doji Masato raffole de nos filles et elles raffolent des samouraïs. Seulement les samouraïs eux s’amusent mais nos filles tombent amoureuses. Va la chercher s’il te plait. »

Sui avait fini de ranger le lourd fagot et regarda son mari tout en hochant la tête. Aki était si prévenant depuis la guerre, il avait dû apprendre ou voir quelque chose qu’il ne voulait pas lui dire, à elle sa femme.

Doji Masato voyait le village maintenant, les villageois allaient et venaient tranquillement mais il savait que son arrivée était déjà connue.

« -Doji Masato sama, allons nous rester longtemps dans ce village miteux ?

Masato se tourna vers le jeune Kakita Yukio, il était resplendissant dans son kimono. Ses longs cheveux mis en chignon laissait échapper quelques fines mèches encadrant son visage aquilin. Il allait être certainement populaire auprès des jeunes filles du village mais sa fierté lui empêcherait d’en récolter les fruits cachés. Il lui répondit d’une voix tranquille :

« -Le temps nécessaire afin de lever l’impôt Kakita Yukio san. Juste le temps nécessaire. »

Masato

Ils traversaient les rizières s’étendant autour de Shinzo, à leur passage les heimins encore au travail arrêtaient leur travail et inclinaient respectueusement la tête, tout semblait figé tandis que les cavaliers empruntaient la piste serpentant à travers les canaux d’irrigations, seul l’étendard de la famille Doji porté par le serviteur de Doji Masato claquait dans le vent. Celui-ci scrutait avec attention tout ce qui l’entourait, cherchant avec attention de nouvelles rizières ou bien une structure construite par les villageois.

«Je suis sur qu’il n’y a pas une seule maison de thé dans un endroit pareil. » soupira Kakita Yukio.
«De maison non Kakita Yukio san mais il y a ici le meilleur thé de toute la région. » répliqua avec un sourire énigmatique Doji Masato. Puis il se tourna vers le jeune samouraï et lui demanda :

« Yukio san, savez pourquoi votre oncle vous a demandé de m’accompagner cette année à travers nos terres ?
– Pour connaître vos terres et voir comment se collecte l’impôt Doji Masato sama. » répondit il d’une voix froide.
« Absolument pas, Yukio san, je devine votre ennui mais votre oncle à de bonnes raisons de vous envoyer ici. Oubliez votre amertume, elle obscurcit votre jugement. »

Kakita Yukio tourna la tête et son regard croisa celui de Doji Masato, il avait déjà demandé réparation pour des propos bien moins outrageant. Sa gorge se noua et il fit un effort afin de soutenir le regard de Masato dans lequel il ne voyait nul défi. Il cajola l’encolure de son poney et dit d’une voix blanche :

«J’obéis à mon oncle Doji Masato sama, je n’ai pas d’amertume mais de l’incompréhension. Je ne vois nul danger ni honneur dans cette tache.
– Avez-vous déjà vécu auprès des heimins ? »

Kakitia Yukio une fois de plus leva les yeux vers Doji Masato mais cette fois ils étaient empreint de perpléxités.

«Non, jamais durant très longtemps.
– Sachez qu’ils sont nos meilleurs serviteurs et nos pires ennemis Kakita Yukio san, on ne peut leur faire confiance mais ils nous sont dévoués. Le chef de ce village se nomme Aki, observez le bien Kakita Yukio san. Vous apprendrez de lui.
– Oui Doji Masato sama » répondit Kakita Yukio.

Il commençait à se demander si Doji Masato n’avait pas perdu l’esprit, apprendre d’un heimin !!! Lui qui dès son plus jeune age avait appris l’art délicat de la calligraphie et de la poésie. Son oncle voulait certainement l’humilier en l’envoyant ici entendre de telles sornettes.

« Aki, encore une fois nous allons nous rencontrer. » pensait Doji Masato tandis qu’il massait son épaule gauche toujours douloureuse au bout d’une trop longue chevauché, cette vieille blessure se reveillait toujours à l’approche du village d’Aki. Il se retourna vers ses serviteurs et leur enjoigna d’accéléré afin d’annoncer leur venue au village et de s’enquérir de leur demeure pour cette nuit.

Les deux serviteurs mirent leurs poneys au galop et bannière au vent foncèrent vers le village. Au milieu de la place Aki encadré des vénérables Hogai et Sotaro attendaient les émissaires de leur seigneur. Tout le village s’était aligné le long de la piste menant à la place, hommes femmes et enfants dans un silence religieux regardait les deux cavaliers portant la bannière bleu frappé d’une grue stylisée se rapprocher. Quelques hommes échangeaient des propos à voix basse tandis que les femmes réajustaient leurs kimonos de chanvre tachés par le labeur.

Sotaro se pencha vers Aki :

«La maison de Kingo est prête, il est chez son frère avec sa famille. Ma femme et ma sœur ont nettoyé comme elles le pouvaient. Nao n’avait jamais vu une maison aussi sale, espérons que Doji Maseto sama n’en sera pas offensé.
– Espérons le Sotaro » répondit Aki en plissant les yeux puis il rajouta :
« Il n’est pas seul cette année, un autre samouraï l’accompagne.
– Un autre samouraï, comment est il Aki ? » demanda Hogai.
– Plus jeune on dirait, il à les cheveux longs.
– Un autre samouraï glouton à nourrir, il va falloir cacher notre saké Aki. » répondit Sotaro en souriant.
– Pas d’insolence Sotaro, cette fois ton grand age ne te protégeras pas. Pense à Nao, veut tu qu’elle devienne veuve. » Répliqua Aki d’une voix sèche.

Il adorait ce vieillard au regard malicieux mais cette trop grande malice était aussi son plus grand ennemi. Puis son regard glissa vers les derniers rayons d’Amatératsu qui illuminaient encore le ciel et il fit une prière muette à dame soleil.

Les cavaliers étaient presque arrivés au village.

Ainiki

愛憎 Ainiku (L’Amour et la Haine)

Le salon d’un palais somptueux…

De la soie, de la soie partout. Des coussins doux et somptueux… La douce odeur du repas en préparation dans les cuisines. Et tous ces serviteurs qui l’avaient baigné, séché, massé, coiffé et habillé de neuf. Peu importait les motifs à l’honneur de la Grue et de la famille Doji, il était accueilli de manière princière… Les panneaux s’ouvrirent, poussés par deux charmantes servantes, découvrant le plus beau spectacle qu’il lui ait été donné de voir… Son hôtesse, une noble Dame de la famille Doji dont il ne parvenait pas à se remémorer le nom, lui rendait enfin visite. Elle était somptueuse, drapée dans un ensemble d’une beauté et d’une finesse sans pareil ! Sans nul doute était-elle l’image des princesses de la Cour Impériale. Il comprenait à présent pourquoi sa Majesté l’Empereur choisissait son épouse parmi les descendantes de Doji Kami.

« Noble ami, comment allez-vous ce soir ? J’espère que vos appartements sont à vos goûts ?
– Sans nul doute, Noble Dame. Tout est prodigieux, et votre accueil est parfait. Votre art de l’hospitalité est à nulle autre pareil ! Comment pourrais-je jamais vous remercier ?
– Oh ! Nul besoin de me remercier… Votre bon plaisir est le mien, noble héritier du grand Akodo Kami… »
Quel sourire ! Il lui en rappelait vaguement un autre, plus simple, moins radieux, mais quelque chose en lui se mit à battre, à se souvenir… Un mouvement d’éventail de son hôtesse, le ramena à elle.
« Je me dois d’insister. Si vous avez quoi que ce soit à me demander, faites, je vous en prie…
– Je n’oserais pas…
– Pitié !… Demandez, et je m’exécuterai !…
– … Hé bien soit, puisque que vous insistez… Une chose pourrait me contenter… Pouvez-vous me conter une de vos aventures ? », demanda-t-elle alors que son sourire prenait une allure légèrement étrange…
– Si tel est votre bon plaisir… »
Son esprit le mena étrangement sur des événements qu’il avait jusqu’alors oubliés, et qui, comme sortis des brumes, lui revenaient à présent par bribes…

Trois jours auparavant dans l’Outremonde

« Cours ! ! Il ne faut pas qu’ils nous retrouvent !… » Pour elle, il affronterait l’Enfer lui-même ! Pour elle il sacrifierait tout ! Il la sauverait ! Et ensembles ils retourneraient sur les terres de leurs Ancêtres… Il devait être plus fort, oublier sa fatigue, et ses doutes… Rien qu’un regard… Un simple regard de sa dulcinée, et son énergie et sa résolution revenaient… Avec elle, ses appréhensions des premiers instants avaient disparu. Sa chevelure semblait miroiter malgré l’absence de Dame Amateratsu. Ses yeux flamboyaient d’une énergie pure et revigorante. Ce qu’elle pouvait être belle et courageuse ! Une digne héritière de la famille Kitsu ! Une perle de Rokugan, perdue au beau milieu d’une contrée inconnue, et hostile… A son coté, il ne pouvait perdre confiance. Ils survivraient, ensembles…

Le palais…

« Merveilleux ! ! Que de suspens ! Je meurs littéralement d’envie d’entendre la suite !… Mais qu’avez-vous ?
– … Rien… L’espace d’un instant, j’ai cru… Non, rien… Juste un léger malaise, la fatigue sans doute… »
De fait, il avait fugacement eu la vision troublée… La salle si merveilleusement agencée, lui était apparue l’espace d’un bref instant comme un lieu de cauchemar…
« Allons, allons ! Très cher ami, nous ne sommes point ennemis ! Adversaires, tout au plus ! Désirez-vous encore un peu de thé ?… Voici… Je vous en prie, contez-moi la suite de vos péripéties et aventures… ».

Un jour auparavant dans l’Outremonde

Des rires déments… Des ombres… Des mouvements furtifs… Ils les avaient rattrapés… Jusqu’à présent l’enseignement de son dojo et les conseils éclairés de sa dulcinée leur avaient permis de les repousser. Mais elle fatiguait. Il avait beau essayer de la soutenir de ses encouragements, cela n’avait pu que retarder l’inévitable… Elle ne tenait plus debout que par un miracle qui lui était étranger. Son kimono était lacéré, parfois pour le soigner lui, terni, sali, on apercevait même sa douce peau par endroit… Et pourtant, elle lui souriait encore, d’un sourire las, certes, mais franc et encourageant… Cela lui pesait de la voir ainsi. Il commençait à douter, et inconsciemment évitait de croiser son regard. Si ce n’était pour elle, il se serait jeté dans un dernier combat pour périr honorablement l’arme à la main. Son visage le grattait, sous son œil droit en particulier… Elle lui avait pourtant apporté toute son aide. L’aide d’une descendante de Kitsu ! Elle l’avait soigné à plusieurs reprises, bien que, de son aveu-même, les Fortunes et les Kamis fussent très peu nombreux ici… Il n’en revenait toujours pas des prodiges qu’elle savait réaliser, y compris dans des circonstances aussi difficiles… Puis, elle avait dit qu’un Ancêtre lui parlait. Bien sûr, il connaissait la réputation des miracles de sa famille, mais ici ? En ce lieu maudit ?… Et pourtant, les conseils s’étaient révélés judicieux, et maintenant il les suivait sans discuter…Elle avait réussi à créer de l’eau pure, et même une faible pitance, pourtant si importante. Elle avait paru désolée de ne pouvoir faire mieux… Comment lui dire qu’il l’admirait ! Que sans elle il serait déjà mort depuis des jours, ou pire encore… Soudain, au sortir d’un fossé, ils se retrouvèrent face à un groupe de morts-vivants. Des zombis commandés par un maho tsukai, c’était lui qu’il devait vaincre en premier ! D’où lui venait une telle connaissance tout à coup ? Il ne pouvait perdre de temps à s’interroger, il devait faire son devoir. Il reconnut aisément le Prêtre du Sang à ses yeux rouges irradiant la malignité de son âme. Tout en le surveillant, il murmura à sa compagne :
« Aiko-chan… Ecoute-moi… Je vais charger pour éliminer celui qui dirige ces monstres. Tu vas partir en courant dans la direction d’où nous venons. Je te rejoindrai.
– Mais…
– Non ! Fais comme je te le dis ! Maintenant ! … »
Et il avait chargé en hurlant le cri de guerre de son dojo…

Elle lui avait obéi, tandis qu’il se taillait un passage dans les rangs des abominations. Arrivé face au shugenja maudit, il lui avait passé son arme au travers du corps avec plaisir. Un serviteur du sombre kami de moins ! Un adversaire de moins sur sa route et celle d’Aiko !… Il fut pris de l’envie de massacrer les serviteurs de cet incompétent… Lorsqu’il se reprit, il partit à la recherche de son amour. Presque joyeux de sa victoire, il se prit à rêver d’un autre lieu, un autre temps… heureux et paisible…

Quatre jours auparavant. Kyuden Kage no Kitsu (Neko ?).

Il attendait ce moment depuis deux mois. Deux longs mois durant lesquels seules les lettres qu’ils avaient échangées lui avaient permis de contenir son impatience. Depuis leur première rencontre, il ne pouvait imaginer sa vie sans elle. Elle serait son soleil, la Maîtresse de sa maison. Et ce serait avec grand plaisir qu’il rejoindrait sa famille. Bien sûr, il quitterait la famille fondée par Akodo kami, mais pour rejoindre celle fondée par ce dernier pour sceller le lien avec la race qu’il avait faillit exterminer et dédiée aux Ancêtres, pour la rejoindre, elle. Elle devait l’attendre dans le petit jardin, celui-là même où il s’était vu pour la toute première fois.

Il l’appela « Aiko-chan ? ». Elle lui avait promis de le saluer lors de son passage en ces lieux. Elle serait là. A moins… Il se savait indigne aux yeux de certains membres de la famille Kitsu. Leur lien avec leur lignée fondatrice était si fort, disait-on, qu’ils choisissaient avec encore plus de précautions et de rigueur les époux et épouses de ceux qu’ils proclamaient purs ! Et force lui était d’admettre qu’il avait beau être un héritier d’une lignée importante de la famille Akodo, il n’était pas jugé pur par les anciens de la famille d’Aiko. A vrai dire, le simple fait de la lire réchauffait son cœur, l’entendre l’emportait de joie, et la voir !… Enfants, ils pouvaient, sans autre contrainte que l’éloignement et leurs cours, échanger de longues discussions épistolaires, ou plus rarement se rencontrer. Mais à présent, il était adulte, et d’ici quelques années elle aussi le serait. Les choses seraient alors toutes autres pour leurs parents, et les dirigeants des deux familles… Il commençait à craindre de ne pouvoir bientôt plus que rêver d’elle… Il la découvrit observant rêveusement un parterre d’iris immaculés.

« Aiko-chan ! Pourquoi te cachais-tu ? »
Il espéra que sa voix ne trahirait pas son émoi, ni ses doutes…
« Oh ! Pardon… »
Il s’arrêta à deux pas d’elle, se redressa, puis s’inclina avec courtoisie et politesse, il s’adressait à la Dame qu’elle serait bientôt :
« Ohayõ gozaimasse, Aiko-san. Avez-vous mangé du riz ce matin ? »
Elle sembla surprise puis, alors qu’il se remémorait leur dernière entrevue, et comment ils avaient bataillé dans les neiges de Kyuden Akodo, il perdit le contrôle de son sourire… Elle réagit immédiatement :
« Ryushu !… Pardon. Kogoro… Tu te moques de moi !!! … » Alors qu’il s’attendait à ce qu’elle le toise, ou lui lance une de ces piques dont elle avait parfois le secret, elle le salua comme il sied à une enfant vis-à-vis d’un adulte :
« Ohayõ gozaimasse, Kogoro-sama ! »
Il inclina la tête en réponse, puis ne put s’empêcher d’éclater de rire : « Aiko-chan ! Bientôt, ce sera à moi de m’adresser à vous avec déférence, n’en rajoutez pas, je vous en prie…
– Et bien, Kogoro-sama, je m’exécuterai selon vos désirs… A une condition…
– Une condition ?… Certes… Laquelle ?…
– Que vous me promettiez de m’écrire tous les jours d’ici à notre prochaine rencontre…
– Tous les jours ? ! Mais comment pourrai-je ? Je serai très occupé !…
– Trop pour m’écrire… Pfff… Je croyais les bushis plus efficaces… »
Ils s’étaient lancés dans un de leurs jeux préférés, la joute verbale, imitant les plus célèbres diplomates qu’ils connaissent. Cette fois, Aiko utilisait des mimiques et tournures de phrases acerbes, presque agressives, à la manière d’Ujiaki-sama. Comment allait-il répondre ? Il eut une idée…
« Plus efficaces ?… Serait-ce un défi ? Eh bien, qu’il en soit ainsi alors !! », grogna-t-il tel une Bushi Matsu ayant pour le plaisir de l’assistance ainsi tancé un courtisan de la famille Bayushi qui la narguait la veille au soir… Poussant l’imitation, il fit semblant de se mettre en position de duel. Aiko ouvrit de grands yeux, il lui faisait peur ? ! …
« Allons ! N’aie pas peur ! Je suis toujours le même ! »
Il retrouvait son amie ! Enfin ! Et pour une plaisanterie puérile, il lui avait fait peur, il lui fallait la rassurer immédiatement… Il avança en riant et la souleva de terre à bout de bras, lui fit décrire un arc de cercle puis la déposa près d’un parterre de roses. Elle rit, cachant sa bouche de la main. Il décida de lui offrir son cadeau dès maintenant, il ne pourrait attendre le soir comme il l’avait imaginé, il plongea la main dans sa veste pour y saisir le petit paquet en forme de Fleur de Lotus qu’il avait eu tant de mal à faire, et cela malgré l’aide précieuse de sa sœur origamiste émérite… Il lui tendit en baissant les yeux. :
« Pour toi…
– Pour moi ?… Mais je ne puis accepter, je ne suis qu’une enfant.
– Qui un jour deviendra la plus belle des femmes. »
Il lui tendit à nouveau le paquet.
« En tant que telle, je n’en pourrais que moins accepter un cadeau du plus prometteur des jeunes bushi de la Famille Akodo.
– J’en serais au désespoir… Souhaitez-vous voir l’un des bushi Akodo nouvellement promus réduit à l’état d’une pitoyable pleureuse Shosuro ? Je vous en prie, acceptez…
– Si c’est pour le bien du clan, alors je me dois d’accepter, Kogoro-san. Mille mercis… »
Elle prit le paquet. Pourvu qu’elle en comprenne le but… Il vit sa surprise :
« Tu le porteras en souvenir de moi, le temps que nous nous revoyions… »
Il fut interrompu par un éclat soudain. On eut dit un coup de foudre, et pourtant le ciel était sans nuage. Un vent violent s’engouffra dans le jardin, les aveuglant d’un nuage de sable et de débris… Kogoro s’interposa entre le danger et son amie. Il aperçut deux silhouettes massives. Lorsqu’il comprit que ce n’étaient pas des samurai venus les aider, mais des créatures étrangères, il était déjà trop tard. Il reçut une puissante manchette avant de pouvoir réagir. Il fut projeté au sol, tandis qu’Aiko était saisie et emportée comme un vulgaire bagage… Les kidnappeurs repartirent alors vers la source du souffle d’air, ne prenant pas garde à une quelconque contre-attaque. Ils étaient sûrs d’eux, trop. Kogoro leur ferait payer cette erreur au prix fort… Il se lança à leur poursuite, et alors qu’ils pénétraient dans une sorte de tache lumineuse aveuglante, il plongea à leur suite pour se jeter sur celui des deux qui ne portait pas sa camarade. Il le bouscula et réussit à le faire trébucher, ce dernier tomba alors sur le premier qui tomba à son tour. Ils churent à terre, et Kogoro tacha de poursuivre son avantage, mais la créature était plus puissante, et de toute évidence mieux entraînée au combat à main nue. Porté à bout de bras, Kogoro vit alors le visage de son adversaire : un lion ! ! On aurait réellement dit un véritable lion ! Ses babines laissaient apparaître ses crocs, et de toute évidence, il se préparait à achever le jeune samurai sans plus d’ennui que s’il s’était agi d’un jeune chiot… Son compagnon l’y encourageait, son rugissement ne laissait aucun doute. Kogoro sut qu’il allait mourir et ses dernières pensées furent pour Aiko… Enfin, il crut que c’étaient ses dernières pensées… Le coup fatal ne vint jamais. Une série d’explosion les projeta tous au sol. De petites créatures, ridicules en d’autres circonstances, se jetèrent sur eux. Certains étaient littéralement enflammés ! Bientôt, le gros de cette meute grouillante se massa sur les deux humanoïdes à l’aspect félin, sans doute parce qu’ils se montraient plus dangereux. D’un coup de sabre, Kogoro estropia deux des créatures qui voulaient toucher Aiko. Il la prit par la main, et ils fuirent, laissant là le chaos des combats, et les deux groupes d’ennemis qui une fois l’autre éliminé, s’en prendraient à coup sûr à leurs vies…

Le Palais. Aujourd’hui

Une voix glaciale et venimeuse…
« Tu crois pouvoir m’attendrir ? ! Pauvre fou… Tu m’appartiens…»
A nouveau ce trouble… Un moment seulement, le salon fut une geôle, et la noble Dame ne fut plus une belle et joyeuse demoiselle, mais un démon aux yeux emplis de folie et de vices… Et son propre corps l’avait fait horriblement souffrir…
« Kogoro-san ? La fatigue de vos combats vous aurait-elle rejoint à nouveau ? »
La voix douce de son interlocutrice, le ramena à la réalité.
« Peut être… Un peu… Oui…
– Nous pouvons continuer plus tard, si vous le souhaitez… / Tu vas parler, oh, oui ! Et en me souriant encore !… / A moins qu’un peu de saké, ne soit plus revigorant que notre thé ?…
– Avec plaisir… Non, je préfère continuer à présent, je ne saurais vous laisser dans l’expectative après l’accueil merveilleux que vous m’avez réservé… »
Il sourit, et but sa coupelle de saké d’un trait… En la reposant, il crut percevoir un reflet rougeâtre sur le fond. Sans doute, un décor…
« Où en étais-je ?… Ah oui ! … »
Etrangement, en se remémorant ces événements, il percevait de façon plus claire sa situation réelle, mais au fur et à mesure, il oubliait peu à peu sa souffrance, et voyait avec un regard neuf qui il était, et où il était à présent… Le Palais d’un Kami ! Le Palais du Sombre Kami…

La nuit précédente dans l’Outremonde

Seule ! Elle était toute seule en ce lieu hostile ! Cela faisait des heures qu’il la cherchait, mais rien n’y faisait… Impossible de la retrouver ! Il avait tout d’abord craint qu’elle n’ait été capturée, mais aucune des créatures qu’il avait observées ou affrontées, ne semblait ni se réjouir d’une capture, ni même réellement vouloir en faire une… Et cette voix ! Elle n’arrêtait pas de lui murmurer, de lui susurrer… Il avait en premier lieu cru à une invention de son imagination, tout comme il avait cru pour les premiers conseils donnés par Aiko de la part des Ancêtres… Comment et pourquoi des Ancêtres seraient-ils ici ? Cela faisait peut-être même des jours qu’il lui avait ordonné de fuir pendant qu’il combattait le shugenja maudit… Ecoutant la voix, il avait réussi à survivre. Affrontant les monstruosités de ces terres, il avait même appris à sentir leur présence sans même les voir. Il avait même réussi à en effrayer certains ! Il ne craignait plus les gnomes, ni les squelettes ou les zombis… Mais la nasse se refermait peu à peu, il le pressentait ! Des cavaliers avaient à présent remplacé les faibles créatures qui les avaient aggravées les jours précédents. Et ceux-ci étaient intelligents, organisés, et forts… Cependant, il ne pouvait se résigner. Il n’abandonnerait pas ! Non ! Il devait la retrouver !…

Palais du Sombre Kami. Aujourd’hui et à présent…

« Ainsi vous avez juré de la retrouver ?
– Si fait, Dame… Nashiko… sama… »
Elle lui sourit de ce sourire carnassier qu’elle avait eu lors de leur première rencontre, lorsqu’il lui fut amené par les cavaliers morts-vivants… Des Moto à n’en pas douter ! ! ! Il l’avait crainte alors, mais plus maintenant… Elle était belle, plus belle encore qu’Aiko, mais elle ne la remplacerait pas dans son cœur…
« Ce n’est nullement mon but, cher ami… Nullement… Souvenez-vous donc à présent, des circonstances qui finalement vous ont conduit ici… Faites !… »
A sa demande, il se souvint de la fin de sa vie antérieure…

L’Outremonde. La nuit précédente…

Durant des heures il avait erré. Puis la voix avait commencé à le guider. Ton amie ? Tu tiens à la revoir ? Bien… Elle est par-là… Puis, il ne sut comment, il l’avait sentie. Et il l’aperçut enfin ! Elle s’était réfugiée dans une ouverture dans le sol. Les samurai Moto n’étaient qu’à quelques pas de son refuge. Comment allait-il pouvoir ?… Elle venait de disparaître ! Il aurait juré avoir vu une main, ou plutôt une patte, poilue et griffue, se poser sur sa bouche et l’entraîner dans l’ombre du terrier. L’un de ceux qui les avaient enlevés l’avait retrouvée avant lui ! Il avait échoué ! Elle allait être faite prisonnière ou pis encore !… Comme si cela ne suffisait pas, en la voyant disparaître, il était sorti du couvert des rochers, et la patrouille l’avait repéré. Elle se dirigeait vers lui. La distance qui le séparait d’Aiko était dorénavant infranchissable. Il vendrait chèrement sa vie, et emmènerait le plus grand nombre possible de ces maudits avec lui dans la tombe. Il s’adossa à un rocher, et s’apprêta à regarder la mort en face… Le gunso de cette troupe donna un ordre bref : « Vif ! »…

Palais du Sombre Kami. Deux heures auparavant…

Un cauchemar… Il ne pouvait s’agir que d’un cauchemar !… Et pourtant, il n’arrivait pas à y échapper ! Aucun moyen de se réveiller… Et maintenant, il se retrouvait dans une geôle ignoble, maculée de sang et de restes monstrueux… Du sang, des morceaux de chairs, un décor morbide qui ne saurait être dû au seul hasard… Et elle entra… Sa vue se brouilla… Que pouvait bien faire ici une nymphe d’une telle beauté ? Elle lui parla : « Ne t’inquiète pas mon doux agneau… Tu l’apprendras bien assez vite… » Elle lui sourit d’un sourire carnassier, et son regard d’un bleu glacial le glaça jusqu’au tréfonds de son corps… Il en oublia de se demander comment elle avait pu savoir à quoi il pensait… L’interrogatoire commença. Rien à voir avec ce qu’il aurait connu s’il avait été capturé par un clan ennemi, ni même s’il avait été torturé pour un crime ignominieux… Ce fut bien pire, inexplicable, et cela le transforma à jamais… Semblant sonder son esprit et jusqu’à son âme, son « hôtesse » comme elle plaisait à se présenter, avait peu à peu changé ses perceptions, se servant même de son sens de l’honneur… Après avoir oublié qu’elle était un monstre de cruauté et de mesquinerie, il avait, au fur et à mesure qu’elle réveillait en lui ses souvenirs, commencé à l’apprécier… Et il avait finalement et inconsciemment prêté serment. Prêté serment tout d’abord au Sombre Kami, puis à elle, en tant que favorite et représentante du Kami…

Palais du Sombre Kami. Aujourd’hui et à présent…

Nashiko partit d’un rire inhumain à la joie malsaine :
« Alors c’est comme cela que vous m’avez vu lors de notre présentation ?… Comme c’est charmant !… Bien, et à présent qu’allez-vous faire ?
– M’entraîner…
– Et puis ?…
– Une fois mon gempukku accompli, je la retrouverai…
– Comme c’est romantique… »
La voix si venimeuse les premières heures était un véritable miel dorénavant. Rocailleuse et glaciale, elle sonnait à ses oreilles comme un concert à Kyuden Akodo, lors d’une soirée d’été… Le sourire sardonique de la favorite du Sombre kami lui était une récompense. Il était sûr d’avoir fait le bon choix. Il retrouverait son aimée, et elle le rejoindrait. Ensembles ils seraient invincibles… Ils régneraient sur les terres Lionnes au nom de leur Kami, en mémoire de son frère défunt Akodo kami. Sur un signe de sa Maîtresse, il se leva, salua, et se dirigea vers la sortie de la pièce si joliment décorée de restes des ennemis vaincus, et des pauvres fous qui avaient résisté. Il sourit. Oui, ils seraient ensembles Aiko et lui… A présent, il en était convaincu, plus que jamais. Il se dirigea vers le dojo, il devait apprendre, ou plutôt réapprendre… Il avait une mission…

Affronter un mythe

Dame Amaterasu est haute dans le ciel mais, étrangement, elle semble plus proche du monde des hommes à cette époque qu’en d’autres temps. Peut-être est-ce parce que ses enfants en foulent encore le sol et que, comme toute mère, elle ne peut s’empêcher de les surveiller et de les admirer. Son disque d’or pur réchauffe le sable et les corps des deux hommes qui se font face. La marée est haute et la mer commence à doucement se retirer. Une légère brise rafraîchissante caresse délicatement leur peau tandis qu’un magnifique albatros survole la scène. Ses ailes ne bougent pas d’un pouce tandis qu’il plane gracieusement, porté par les courants d’air chaud qui s’élèvent de la plage.

***

« Alors vous êtes venu me défier ?
– Haï. »

Ma réponse est simple, laconique. Pourquoi nier l’évidence ? Comment pourrais-je me mentir à ce point ? Qui à ma place ne rêverait pas de ce duel ?

« Je m’en doutais. Sous vos dehors mystérieux et malgré vos conseils et mises en garde, vous n’êtes finalement qu’un autre de ces bretteurs qui cherchent à se mesurer à moi…
– Je serais heureux de recevoir une leçon de vous. »

Je pourrais lui dire que je ne suis pas comme les autres ; que je ne cherche pas vraiment à me mesurer à lui ; que je souhaite uniquement recevoir une leçon de celui qui m’inspire depuis tant d’années, du premier maillon d’une chaîne de cent générations de sensei jusqu’à moi. Je pourrais lui dire que je veux juste avoir la chance de l’observer pratiquant son art, celui que j’essaie tant de faire mien aussi.

Mais cela serait au moins aussi faux que cela est vrai. Pourquoi nier l’évidence encore une fois ? Mon orgueil me pousse à me mesurer à lui. Cet orgueil que je rejette si souvent. Sans doute en ai-je peur finalement. Mais, en étant parfaitement honnête, pourrais-je imaginer avoir progressé sans lui ? La Voie est infinie. Mais sans l’orgueil, serais-je encore en train de la parcourir ? Je ne suis certes pas vaniteux mais orgueilleux… Ca oui… Et puis… quelle que qu’en soit l’issue, je ne peux espérer mieux…

« Alors qu’il en soit ainsi ! »

L’homme qui me fait face prend alors position. Cette position que les milliers de samuraï qui m’ont précédé à l’Académie ont essayé de reproduire, de comprendre… Cette position que j’ai tant et tant adoptée. Aujourd’hui le modèle est devant moi et je commence juste à comprendre…

Je me place face à lui. J’adopte ma posture classique, celle cent mille milliers de fois adoptée auparavant. Et j’entre dans un autre monde…

Un monde où mes sens sont exacerbés, où la moindre fibre de mon être vibre à l’unisson de l’univers. Je tente de le voir sans le regarder, je tente de percevoir ce que l’apparence cache, ce que la posture dissimule, ce que le sang-froid recouvre… En l’espace de quelques battements de cœur je tente d’assimiler son être.

Nous sommes parfaitement immobiles l’un comme l’autre et pourtant je sens le mouvement. De la même manière qu’en observant le tigre à l’affût, telle une statue de chair, de muscles et de peau, on devine le mouvement à venir, lorsqu’il bondira sur sa proie. Et je sais que je lui projette la même image.

Je sens son esprit tenter de pénétrer le mien, tenter de me mettre à jour, et je sais qu’il déploie des efforts identiques aux miens.

Je sens son chi m’envelopper telle une onde, aussi présente et invisible que peut l’être la musique d’un biwa. Et je sais qu’il perçoit que ma force vitale l’entoure de la même manière mais avec plus de force encore. Cette force qui me vient de l’enseignement du Tao.

Je le domine presque et alors que je devrais en être surpris je ne ressens rien.

Mais la manière dont il communique avec son sabre, sa façon de ne faire qu’un avec celui-ci échappe totalement à ma compréhension, dépasse l’entendement commun. Il EST l’art.

Je devrais m’incliner, lui concéder l’échange. J’affronte un mythe et je sens qu’il me domine. Mais je ne peux plus m’arrêter. Je dois savoir jusqu’où je peux aller. Jamais je n’ai eu l’occasion de pouvoir me mettre à l’épreuve de cette manière. Est-ce de l’orgueil ? De la curiosité ? Non, c’est simplement ainsi que je vis. Maintenant et à jamais.

Il semble surpris par ce qu’il perçoit de moi. Peut-être plus encore que je ne le suis. Mais l’homme à jamais invaincu hier, aujourd’hui et demain encore ne peut céder maintenant. Nous sommes pris par les évènements. Nous n’avons plus de prise sur eux.

Son chi, jusque-là simple présence impalpable se fait plus violent autour de mon corps et de mon esprit tandis qu’il commence à s’imposer à moi.

Je lui réponds à ma manière. Une manière que je lui dois mais que lui ne connaît pas encore.

Mais sa volonté ne faiblit pas et il tente à nouveau de me faire chanceler en m’écrasant sous sa volonté.

Je ne cède pas.

La tension monte entre nous. L’air est comme saturé par nos énergies respectives. Et pourtant ni l’un ni l’autre n’avons esquissé ne serait-ce que la moindre ébauche de mouvement.

L’eau est maintenant revenue à nos pieds, durcissant le sable à son contact tandis que nos esprits tentent sans cesse de prendre l’ascendant l’un sur l’autre.

Jamais je n’avais été aussi loin. Jamais je ne m’étais investi autant. Toutes mes forces vitales sont concentrées sur un unique but. Il n’existe rien dans l’univers en dehors de celui-ci. Je DOIS le faire ployer.

Et il cède…

Nul autre que moi ne peut percevoir cet instant. Si le temps peut être décomposé alors ce moment en est la plus infime fraction. Mais cela m’est suffisant.

Je frappe.

Il frappe en retour.

Ma lame s’arrête sur sa gorge.

La sienne me transperce de part en part le cœur.

Je tombe. Mon esprit s’envole alors que mon corps chute.

Peut-être que le sable humide amorti celle-ci mais je ne ressens plus rien. Dame Amaterasu disparaît de ma vue.

Je souris.

Et mon esprit s’éteint.

Hiren

Une plaine morne et grise…

Toutes ces personnes… Des centaines… Des milliers… Aucune ne parle… Un silence absolu règne… Elles ne se regardent même pas. Le regard vide. Le visage hâve. Comme absents… Soudain ! Une voix sombre et puissante :

« Toi ! Que fais tu ici ! ? Ce n’est pas ta place !! »

Personne ne répond… Personne ne réagit…

« Réponds ! Je te l’ordonne ! »

C’est à moi qu’elle s’adresse ?

« J.. Je… ne sais … pas… »
Un souffle… Ma voix ? Ma ? Je ? … Une Ombre gigantesque apparaît soudain… Non, c’est… moi ?… qui suit apparut devant elle…

« Comment es-tu arrivé ici !? Voyons cela … »

Un instant… une éternité… plus tôt.
Le pinceau glissait élégamment sur le parchemin.

Douce présence
Larmes et réminiscence
Evanescence

Personne ne comprendrais… à part peut-être Toju sensei… Elle posa le pinceau. Saupoudra le haïku d’une pincée de sable pour sécher l’encre, puis posa les mains sur ses genoux.
« Je n’ai pas d’autre solution. Tout est de ma faute. Pour l’Honneur de ma famille et de mes Ancêtres… »
Une larme se forma au coin de son oeil droit. Elle pris le tanto qu’elle avait purifié au Temple en prévision de ce moment. Après avoir sortit le couteau de son saya, elle posa ce dernier devant elle. L’or de ses décors brilla à la lumière des chandelles. Chaleur tranchant immanquablement en comparaison de la froideur de son kimono blanc et de l’éclat mortel de la lame… Elle pris fermement l’arme à deux mains. Puis positionna précisément la pointe face à sa gorge. Pris une aspiration… et pressa d’un coup sec…

Elle se souvint…

Trois jours auparavant dans l’Outremonde

« Cours ! ! Il ne faut pas qu’ils nous retrouvent !… »

Avec lui, sa peur des premiers instants avait disparu. Son armure couleur or brillait légèrement malgré la grisaille environnante, semblant étinceler d’elle-même, comme si elle voulait, même durant ces évènements sombres, attester de la noblesse de son compagnon. Ce qu’il pouvait être beau et majestueux ! Un digne héritier de la famille Akodo ! Un bijou forgé pour Rokugan, perdu au beau milieu d’une contrée inconnue, et hostile… A son coté, elle n’avait pas perdu confiance. Ils survivraient, ensemble…

La plaine…

« Petite insolente ! Montre-moi ce qui t’a conduit à prendre ta décision ! ! »

Tonitruante, la voix ne semblait être entendue que par elle… Etrangement, en se remémorant ces événements, elle se souvenait peu à peu de qui elle était, et d’où elle était à présent… Meido…

Un jour auparavant dans l’Outremonde

Des rires déments… Des ombres… Des mouvements furtifs… Ils les avaient rattrapés… Jusqu’à présent le courage de son protecteur avait suffit à les repousser. Mais il fatiguait. Elle avait eu beau essayer de l’aider de ses faibles compétences, cela n’avait que retardé l’inévitable, il tenait à peine debout. Son armure était réduite à sa plus simple expression. Il avait tout d’abord enlevé les sode protégeant ses épaules, puis l’haidate et les kote pour l‘alléger. A présent il ne portait plus que le dômaru et le kusazuri. L’or, autrefois si radieux, semblait terne. Même lui avait changé… Radieux et joyeux quelques jours auparavant, il était à présent triste et elle sentait, quand elle arrivait à croiser son regard, que si ce n’était pour elle il se serait jeté dans un dernier combat pour périr honorablement l’arme en main. Ce regard qui la faisait rougir à peine le sentait-elle sur elle, si chaud, si rempli d’amour, ce regard qui l’assurait de son amour pour elle n’était plus… Une résignation morbide s’y lisait aujourd’hui… Son visage si doux était marqué. Une trace noire descendait à présent de son œil droit, comme une larme sinistre… Quant à elle, elle était éreintée, elle n’avait trouvé aucun moyen efficace de l’aider à combattre, et n’avait pu que le soigner, bien piètrement d’ailleurs… Il l’avait remercié chaleureusement au début, comme si cela était un grand prodige, et que ses prières allaient les sauver. Mais, déjà, elle avait sentit la faiblesse des Kami et Fortunes en ces lieux… Puis une voix s’était mise à lui parler… Tout d’abord un murmure, à peine un souffle… Puis plus distinctement… Un homme. Un érudit de toute évidence. Un érudit ? En ce qui concerne ce lieu sans nul doute ! Mais en son domaine, personne n’aurait jugé ses dires honorables ou doctes… Cependant, ici… L’Outremonde, c’est ainsi qu’il avait appelé ce lieu, puis il lui avait appris qu’ils devaient quitter ces terres au plus vite ! Les quitter ? Mais comment ? Ils étaient perdus, et n’avaient pas vu Dame Amaterasu depuis leur arrivée !… Il lui avait enseigné comment purifier le peu d’eau qu’ils trouvèrent, à ne pas faire de feu, à ne pas manger ce qu’ils trouvaient, à se cacher… Elle avait eu de grandes difficultés à faire entendre raison à son ami sur ce dernier point :

« Nous cacher ! Une technique tout juste digne de Scorpions ! ! ! » lui avait-il répondu lorsqu’elle lui en avait parlé pour la première fois.

Puis, les créatures les avaient retrouvés. Des sortes de petits hommes monstrueux. Répugnants et stupides, ils les avaient attaqués sans aucune stratégie. Heureusement, cela avait permis de les défaire malgré leur supériorité numérique. Durant ce qui lui avait paru une éternité, ils avaient alors cherché à éviter les autres monstruosités de ces lieux, en appliquant les conseils que la présence lui prodiguait. Les groupes et la diversité des créatures n’avaient cessé de se multiplier, jusqu’à ce qu’ils tombent nez à nez avec un groupe de morts-vivants, dirigés par un homme, tout au moins était-ce ce qu’elle avait cru de prime abord. Mais en voyant son visage, elle avait compris, ce n’était plus un homme, c’était un serviteur du Sombre Kami, ses yeux rougeoyants tout à coup ne laissaient plus aucun doute… Kogoro lui avait murmuré : « Aiko-chan… Ecoute-moi… Je vais charger pour éliminer celui qui dirige ces monstres. Tu vas partir en courant dans la direction d’où nous venons. Je te rejoindrais.

– Mais…
– Non ! Fais comme je te le dis ! Maintenant ! … »

Et il avait chargé en hurlant le cri de guerre de son dojo…

Elle lui obéit. Elle se mit à courir comme jamais. Elle ne s’en serait pas crue capable. Elle entendit le bruit sec et clair d’un coup de katana tranchant les chairs, et un cri de défi « Akodo !! ». Il la suivrait, il avait promis, elle continua à s’éloigner dans la nuit. Elle serra fort l’origami en forme de fleur de lotus qu’il lui avait offert quelques jours plus tôt. Un autre lieu, un autre temps… heureux et paisible…

Quatre jours auparavant. Kyuden Kage no Kitsu (Neko ?).

« Aiko-chan ? »

Sa voix ! Il était venu ! Quelle joie ! Depuis le premier regard qu’ils avaient échangé lors de leur présentation six mois auparavant, elle craignait toujours autant qu’il ne réponde pas à l’une de ses lettres, ou ne vienne pas à l’un de leur rendez-vous. Oh ! Rien de bien important en fait ! Nulle histoire qui semblait tant plaire aux jeunes filles plus âgées, les faisant rire et parfois rougir en détournant les yeux, les laissant toutes songeuses, ou même le souffle court. Non, rien qui ne puisse mettre en danger leur honneur ou celui de leur famille pas même un … baiser… Un simple baiser. Acte tout à la fois si simple, si anodin, si… emprunt de sens, et si dangereux… Elle comprenait à présent pourquoi elle avait vu pendant sa jeunesse tant de ses cousines se morfondre dans l’attente d’une chaste tentative de leur soupirant… puis s’inquiétant de ce qu’il adviendrait si cela se savait… Alors, elle ne les comprenait pas… Alors, elle les observait comme des êtres étranges, pris dans une toile invisible, d’insouciance et de crainte… Alors… elle ne l’avait pas encore rencontré… A présent, non seulement elle les comprenait, mais elle voyait plus loin encore que leurs enfantillages… Enfantillages ! Quel terme à la fois si juste et si drôle ! Elle n’avait encore qu’une douzaine d’années, et elle considérait ses aînées et leurs jeux comme enfantins. Non pas qu’elle puisse réellement juger de ce qui était du domaine des adultes et de celui des enfants pour ce qui est des affaires de cœur. Non. Mais, elle était persuadée, d’une conviction inaltérable, que sa rencontre avec Kogoro avait été guidée par le Destin. Ils étaient promis l’un à l’autre. Ils s’étaient reconnus dès leur première présentation lors d’une réunion des Grandes familles du clan à la Cour de Kyuden Akodo. Depuis, ils s’écrivaient, et s’étaient revus à trois reprises. Oh, bien sûr elle rougissait quand il lui parlait, elle détournait les yeux lorsque leurs regards se perdaient l’un dans l’autre, le temps perdant sa substance… Mais jamais ils n’avaient été plus loin. Ils n’en avaient pas besoin. Le temps ferait son œuvre, et un jour ils seraient l’un à l’autre. Ils devisaient calmement, se racontaient leurs vies, leurs espoirs, leurs regrets, bien qu’à leurs âges ils n’en aient que bien peu… et s’échangeaient quelques menus cadeaux… Et à chaque fois, elle ne pouvait s’empêcher de craindre qu’il ne lui répondrait plus, ou ne viendrait pas, d’autant plus qu’aujourd’hui il venait de devenir adulte. Comme elle s’y attendait, il avait réussit brillamment son gempukku, et venait d’être accepté comme un bushi à part entière. Il allait certainement partir en mission très bientôt. Quant à elle, elle devait reprendre ses études. Toju-sensei avait beaucoup d’espoir en elle, elle devait s’en montrer digne. Elle passerait son gempukku dans quelques années, et alors…

« Aiko-chan ! Pourquoi te cachais-tu ? »

Sa douce voix commençait à prendre de la puissance.

« Oh ! Pardon… »

Il s’arrêta à deux pas d’elle, se redressa, puis s’inclina avec courtoisie et politesse, comme s’il s’adressait à une Dame :

« Ohayõ gozaimasse, Aiko-san. Avez-vous mangé du riz ce matin ? »

Interdite, elle se demandait comment réagir quand le sourire de son aimé se fit moins sérieux, moqueur à la manière qu’il avait parfois.

« Ryushu !… Pardon. Kogoro. Tu te moques de moi !!!… »

Elle allait le bousculer, pour lui montrer sa contrariété quand elle se souvint qu’il était samouraï à présent. Elle s’arrêta, puis le salua comme il sied à une enfant vis-à-vis d’un adulte :

« Ohayõ gozaimasse, Kogoro-sama ! »

Il inclina la tête en réponse, puis éclata de rire :

« Aiko-chan ! Bientôt, ce sera à moi de m’adresser à vous avec déférence, n’en rajoutez pas, je vous en prie…
– Et bien, Kogoro-sama, je m’exécuterai selon vos désirs… A une condition…
– Une condition ?… Certes… Laquelle ?…
– Que vous me promettiez de m’écrire tous les jours d’ici à notre prochaine rencontre…
– Tous les jours ? ! Mais comment pourrai-je ? Je serai très occupé !…
– Trop pour m’écrire… Pfff… Je croyais les bushis plus efficaces… »

Ils s’étaient lancés dans un de leurs jeux préférés, la joute verbale imitant les plus célèbres diplomates qu’ils connaissent. Cette fois, Aiko utilisait des mimiques et tournures de phrases acerbes, presque agressives, à la manière d’Ujiaki-sama. Comment allait-il répondre ?…

« Plus efficaces ?… Serait-ce un défi ? Et bien qu’il en soit ainsi alors !! », gronda-t-il à la manière d’une Matsu qu’ils avaient vue la veille répondre ainsi à un courtisan Bayushi, au grand dam de ce dernier et pour le plus grand plaisir de nombreux Lions… Joignant le geste à la parole, il fit mine de porter la main à son sabre. Elle ouvrit de grands yeux, surprise de la transformation que le gempukku avait apportée en lui…

« Allons ! N’ais pas peur ! Je suis toujours le même ! »

Il avança en riant et la souleva de terre à bout de bras, lui fit décrire un arc de cercle puis la déposa près d’un parterre de roses. Elle rit, cachant sa bouche de la main. Il plongea la main dans sa veste et en sortit un petit paquet en forme de fleur de lotus :

« Pour toi… », lui dit-il en lui tendant à deux mains, et en baissant les yeux.
« Pour moi ?… Mais je ne puis accepter, je ne suis qu’une enfant.
– Qui un jour deviendra la plus belle des femmes »

Il lui tendit à nouveau le paquet.

« En tant que telle, je n’en pourrai que moins accepter un cadeau du plus prometteur des jeunes bushi de la Famille Akodo.
– J’en serais au désespoir… Souhaitez-vous, voir l’un des bushi Akodo nouvellement promus, réduit à l’état d’une pitoyable pleureuse Shosuro ? Je vous en prie acceptez…
– Si c’est pour le bien du clan, alors je me dois d’accepter, Kogoro-san. Mille mercis… »

Elle prit le paquet. Il était fort bien fait, mais trop lourd pour n’être qu’un origami, il contenait quelque chose… Il vit sa surprise :

« Tu le porteras en souvenir de moi, le temps que nous nous revoyions… »

Elle n’eut pas le temps de lui répondre. Un claquement effroyable, tel un coup de tonnerre dans un ciel sans nuage. Le jardin fut secoué par une bourrasque de vent sauvage, projetant nombres de fleurs et de sable qui les aveuglèrent…

Kogoro fit rempart de son corps pour protéger Aiko. Deux créatures massives sortirent des nuages de sable et se jetèrent sur eux. Avant que Kogoro n’ait eu le temps de sortir son katana, l’une des créatures lui assena un puissant coup de poing, qui le mit à terre. L’autre attrapa Aiko et la chargea sur son épaule sans plus de difficulté que s’il s’était agi d’un malheureux sac de riz… Elle la conduisit alors vers le nuage de sable, suivit par la première qui ne prêtait déjà plus attention à son adversaire. Aiko sentit de fortes effluves mystiques, mais elle fut bien incapable d’en déterminer la nature exacte, quoiqu’elle eût la certitude qu’elle quittait ce monde… Son kidnappeur et elle semblaient glisser avec aisance et fluidité dans un couloir lumineux… Un grognement de douleur ! Un choc sourd. Son kidnappeur trébucha, et le voyage devint chaotique. Elle se sentit comme emportée par un tourbillon erratique, ballottée, projetée contre des parois invisibles… Puis elle tomba sur un sol rocailleux, en même temps que les deux créatures qui l’avaient agressée. Elle tourna la tête. C’est alors qu’elle put voir les créatures pour la première fois. Grandes, dotées d’une puissante musculature, elle semblait porter des poils sur tout le corps, et leur tête ! Elle ressemblait à s’y méprendre à celle de l’iconographie que son sensei lui avait fait apprendre par cœur durant sa première année d’étude ! Une tête de Lion ! ! L’une semblait se battre… Aiko aperçut Kogoro tentant de lutter contre celle qui l’avait frappé. C’était donc lui qui avait perturbé le voyage ! Le combat tourna court. La créature s’en débarrassa comme d’un fétu de paille, et le tint à bout de bras. Elle s’apprêtait à le frapper. Aiko entendit l’autre grogner. « Pas tuer » crut-elle comprendre. Comment pouvait-elle avoir interprété un grognement ? Elle n’eut pas le loisir de s’interroger plus avant, l’enfer se déchaîna…

Meido aujourd’hui

« Tu crois pouvoir m’attendrir ? ! Tu n’as pas à être là ! Rien de ce que tu m’as présenté ne le justifie ! Souviens-toi…»

La nuit précédente dans l’Outremonde

Seule ! Kogoro ne l’avait toujours pas rejoint ! Cela faisait des heures, peut-être des jours, qu’ils s’étaient séparés pour échapper au shugenja maudit… Ecoutant les voix qui murmuraient dans sa tête, elle avait réussi à échapper à d’autres monstruosités de ces terres, se réfugiant dans les trous, courant dans des tranchées, sentant ses ennemis sans même les voir. Elle ne cherchait plus à comprendre, elle se laissait aller au flot de conseils. Bien lui en avait pris jusqu’à présent. Mais la nasse se refermait peu à peu, elle le pressentait ! De nouveaux adversaires avaient rejoint les petits gnomes et les morts-vivants. Si les premiers couraient en tous sens, sans aucune logique, ni même d’organisation, criant, piaffant, se chamaillant, ce qui lui permettait de deviner leurs positions, si les seconds se traînaient lamentablement sans but, cherchant à trouver son odeur ou peut être une trace de vie à une allure tellement lente qu’elle pouvait les éviter, les contourner, puis les distancer aisément, les derniers arrivés étaient organisés, rapides, et montaient des simulacres de poneys gigantesques et affreux. Portant armes et armures, ils arboraient des couleurs noires, et un masque de kabuki souriant. Ressemblant à des samurai, ces derniers avaient délimité une zone de recherche assez large pour être sûrs que leur proie serait à l’intérieur, et convergeaient maintenant en décrivant des trajectoires en formes de spirales, forçant Aiko à se rapprocher du centre sous peine d’être vue… Quelques secondes encore et se serait fait… Elle ne pouvait plus leur échapper à présent. Son dernier refuge, une sorte de terrier, ne pourrait l’abriter bien longtemps… Elle apercevait déjà les formes de deux des samurai sur leurs montures à une dizaine de mètres, et des frissons lui parcouraient le dos. Elle était persuadée qu’un autre ne devait plus être qu’à quelques mètres, quelques foulées tout au plus… Seul le monticule dans lequel était creusé le terrier la cachait encore à sa vue… Elle mourait d’envie de vérifier, et savait pourtant que ce serait sa fin… Le bruit des sabots sur le sol… Plus besoin de regarder, l’ouïe suffisait. Il était trop tard pour quelque solution que ce soit… Une main se posa sur sa bouche, étouffant dans sa gorge un cri de rage et d’effroi…

Elle fut entraînée sous terre, loin dans des tunnels où elle n’y voyait goutte. Tout ce qu’elle savait, c’était que son tourmenteur était poilu, avec les mains griffues, et qu’il arrivait à se mouvoir à une vitesse surprenante dans le noir le plus total des tréfonds des souterrains. Elle avait en premier lieu cru avoir été retrouvée par une des deux créatures l’ayant enlevée, mais la musculature de celle-ci était plus fine, moins puissante, et les cris qu’elle l’avait entendue pousser à plusieurs reprises n’avaient rien à voir avec les grognements qu’elle avait cru comprendre… Elle n’échappait à une sorte de monstre que pour tomber dans les griffes d’une autre… Les kami seuls savaient comment elle serait dévorée une fois amenée dans l’antre de celle-ci…

Elle devait avoir perdu connaissance, à moins qu’elle ne se soit tout simplement endormie… Lorsqu’elle réouvrit les yeux, elle était couchée sur une natte de riz usée et poussiéreuse. Un feu brûlait non loin, lui permettant de distinguer les lieux. Une caverne. Petite, mais assez grande pour abriter deux autres nattes en plus de la sienne. Une seule entrée, fermée par un linge éculé et élimé. Ses yeux s’habituant à la pénombre, elle découvrit une forme accroupie dans un coin sombre. A peine plus grande qu’elle, elle se cachait sous une étoffe richement décorée, qui tranchait singulièrement avec l’aspect misérable et mal entretenu des lieux.

« Huuuu-min ? »

La question venait de la forme !

« Oui… Je m’appelle Aiko… et, toi ? »

Elle avait eu confiance rien qu’en entendant la voix, bien qu’inhumaine de toute évidence. Un sentiment diffus qu’elle pouvait se reposer et qu’elle était en sécurité…

« Trrich’k… je suis…
– Enchantée… Où sommes-nous ?
– Où ?… Ici !
– … Mais où est ici ?
– Ici ! »

Une suite de petits cris incompréhensibles agrémenta cette dernière phrase, Aiko décida de ne pas énerver son hôte, et cessa d’essayer de savoir où elle avait été emmenée.

Alors qu’elle se préparait à demander s’ils étaient seuls, la forme jaillit de sous son étole. Vive comme l’éclair, elle déposa un bol devant Aiko, et sortit de la « pièce ». Aiko resta interdite. Elle avait cru voir un énorme rat ! De sa taille, et portant des guenilles… Ses sens la ramenèrent à la réalité. Son odorat en premier, lui fit sentir une douce odeur de riz. Sa bouche se mit immédiatement à saliver, et son estomac lui rappela le besoin de nourriture : elle n’avait pas mangé depuis des jours ! Elle baissa le regard, et découvrit que le bol contenait effectivement du riz. Elle se jeta sur la nourriture et l’engloutit en quelques bouchées, tenant le bol de la main gauche, et piochant la manne de la main droite. Bien que son goût lui indiquât qu’il était trop cuit, elle n’en eut cure, et poussa un soupir de contentement… Elle sentit la chaleur irradier dans son ventre. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle s’aperçut qu’il restait sur ses doigts une sorte de poudre. Elle roula son index sur son pouce. C’était dur. De petits cristaux. Elle s’approcha du feu pour les observer. Il brillait légèrement. Un éclat bleuté… Non ! Vert ! Qu’était-ce ? Et pourquoi en mettre dans la nourriture ?…

« C’est pour protéger la nourriture des effets de la Souillure… », répondit une voix humaine, bourrue, mais amicale. Surprise, elle découvrit un homme à l’entrée de la pièce. Mal rasé, puissamment bâti, il portait le daisho, des parties d’armures, mais aucun mon. A ses pieds, le rat géant se cachait derrière ses jambes. Et derrière, dans l’encadrement… Un autre rat ! Plus gigantesque encore ! ! Celui-ci était de la taille d’un homme adulte ! Un frisson parcourut l’échine d’Aiko, instinctivement elle venait de reconnaître celui qui l’avait emmené sous terre un instant avant que les samurai maudits ne la trouvent. Un rire répondit à son expression de stupeur :

« C’est ce que j’adore chez les enfants ! Vous êtes toujours surpris par la nouveauté ! Et pourtant tu dois en avoir vu des choses dans l’Outremonde… A ce propos, il va falloir que tu m’expliques ce que tu fais ici et comment tu as survécu… »

Il avait porté la main à son katana, et semblait méfiant. Il l’observait avec attention…

« Je ne sais pas où je suis… L’Outremonde dites-vous ?… »

Elle avait été enlevée pour être amenée dans l’Outremonde, les voix ne lui avaient pas menti ! ! Pourquoi ?! A moins que ce ne soit dû à l’incident… Elle se souvint de Kogoro : « Il y avait un samurai avec moi ! Akodo Kogoro ! J’ai été enlevée et il a réussi à me secourir, nous nous sommes séparés quand…
– Suffit ! Rtch’ptck t’a trouvée il y a deux heures, et sa tribu a cherché d’autres personnes perdues. Ils n’ont trouvé personne. Ton ami est mort… Enfin, il faut l’espérer pour lui…
– Mort ! ! Non ! ! ! Ca n’est pas… »

Elle sentit les larmes couler sur son visage… L’homme s’approcha d’elle, et l’observa plus attentivement encore…

« Tu n’as aucune trace de Souillure, comment est-ce possible ? Tu ne connais rien, et je ne pense pas que ton samurai y connaissait quoi que ce soit de plus… Avais-tu du jade ?
– Du jade ?… Non. Pour quoi faire ?…
– Pour te protéger. Comme pour la nourriture. Mais plutôt sous forme de gros morceaux, comme celui que mes amis t’ont mis autour du cou. »

Elle porta la main à son cou, et y découvrit une cordelette avec un morceau de pierre verte de la taille d’un doigt.

« C’est du jade ? Non, je n’en portais pas. » répondit-elle.
Bien sûr que si !
Elle sursauta.

« Qu’as-tu ? Tu as mal quelque part ? », s’inquiéta le samurai, tandis que les deux rats échangeaient une série de couinements angoissés…

C’est un Hiruma.
A nouveau ! Elle chercha du regard qui lui parlait.
Du clan du Crabe. Tu as de la chance.
Dans sa tête, oui, c’était une des voix qui l’avait guidée…
Qu’attends-tu pour te présenter correctement ! ?

« Oui, tout de suite… »

La surprise et la suspicion se lut sur le visage du samurai et sur ceux des créatures l’accompagnant :
« Hajime Machite, je suis Kitsu Aiko, Dozo Yoroshiku Hiruma sama ! », le salua-t-elle en mettant le front à terre.

Il ne répondit pas. Un silence pesant s’installa…
Répètes après moi, lui intima une seconde voix.

« Scrtch’kch, Skreee eetch’kk’k Aiko, Kt’kt’chot… »

Bonjour, je suis Aiko, Merci de m’avoir sauvée. Comment connaissait-elle cette langue ? De toute évidence elle n’était pas la seule surprise. Le plus petit des … Nezumis ?… s’était approché, et la reniflait ; le plus grand la détallait en se frottant les moustaches. Enfin, le samurai du Crabe en resta bouche bée pendant quelques secondes…

« J’entends des voix », finit-elle par dire, « elles m’ont guidée, et l’une d’entre elles vient de m’aider à me présenter…
– Tu entends des voix ? » le regard de l’humain s’étrécit…
« Celles d’Ancêtres… »

Ca suffit ! Tu t’expliqueras plus tard ! Qu’il t’emmène à la Muraille, ou à Haikyo sano Kappa. Dis le lui !

« Sommes-nous loin de la Muraille ? Ou de Haikyo sano Kappa ? »

Cette fois le samurai recula d’un pas. Puis il sortit lentement son sabre, et le pointa vers Aiko.

« Comment connais-tu ce nom ? »

Sa voix était blanche, presque haineuse…
Dis-lui…

« Printemps nuageux, Pluies d’Azur… »

Le bras armé retomba d’un coup au côté du samurai. Eberlué, il écarquillait les yeux, et ne semblait tout simplement pas savoir quoi faire…

« Comment peux-tu connaître ce mot de passe ?… », finit-il par demander.

Sur ce, un nouvel arrivant les interrompit. Gracile, d’un poil lustré et totalement noir, il s’accroupit devant Rtch’ptck, puis lui fit son rapport. Le cœur de Aiko se brisa… Il avait aperçut une troupe de cavaliers maudits, des Moto noirs, ils emmenaient prisonnier un homme habillé d’or…

Meido aujourd’hui

« Comprends-tu ? Tu as survécu là où nombres auraient péri. Tu as échappé à la Souillure de Jigoku. Tu as rejoint les tiens… »

Aiko voulut interrompre la Voix, mais ne put.

« … et tu devais reprendre tes études. Tu dois apprendre les enseignements de ton Maître, et être reconnue par tes pairs et surtout les Vies Passées. Et brillamment encore !… Et que fais-tu à peine revenue ? ! Jigai ! ! Tout cela à cause d’un homme !
– Il est mort ! A cause de moi ! Et…
– Ne me mens pas ! ! ! Tu sais qu’il n’a pas quitté Ningen-Do !
– Je n’ai pas réussi à le contacter… Mais… il ne peut avoir survécu…
– Survécu… Non… Pas au sens ou tu l’entends…
– Comment ?…
– Il a échoué !
– Echoué ? Il m’a sauvée !
– Sauvée ? Tu aurais survécu sans lui. La seule chose qu’il ait faite c’est t’offrir le médaillon qui t’a protégée de l’influence du Royaume des Enfers. C’est tout ! Prisonnier, il n’a pas tenu une nuit avant de prêter allégeance !… »

Aiko ne sut que répondre, trop de questions se bousculaient dans son esprit…

« Il suffit. Tu n’as pas à être ici. Ton existence a un but, et tu ne peux y échapper ! Repars ! Ne t’avise pas de revenir avant ton heure… Nous te surveillons… »

Ningen Do. Aujourd’hui et à présent…

Sa chambre. Une douleur à la gorge. Elle recula les mains. Elle tenait un tanto. Une unique goutte de sang perlait au bout de la pointe. Elle prit une feuille de papier, nettoya la lame. Elle avait pris une teinte sombre lui semblait-il. Elle le rengaina. Délicatement elle dénoua l’écharpe de soie blanche qui lui ceignait les jambes. Puis, elle rangea son poème funèbre et le nécessaire de calligraphie, enleva son kimono, le plia soigneusement, puis endossa une de ses nouvelles tenues, tout juste offerte le matin même par son sensei en cadeau de retour, après qu’un vieux Nezumi l’avait réexpédiée sur ses terres elle ne savait trop comment. Puis elle se coiffa, ceignit son wakizashi et le tanto qui aurait dû lui ôter la vie. Elle ramassa l’origami offert il y a quelques jours, toute une vie, par son tendre amour, sourit en constatant qu’il avait gardé tout son éclat, le glissa dans une bourse qu’elle plaça dans son kimono, près de son cœur. Enfin, elle ouvrit le panneau de sa chambre et partit rejoindre le dojo pour le premier cours de la soirée. Elle avait une mission…

Kuni Amoro

Seuls contre le Vent & les Ténèbres

Le gempukku des jeunes initiés de la famille Isawa attirait toujours beaucoup de monde. Véritable spectacle en soi, cette cérémonie est l’une des rares occasions pour le peuple de constater les merveilleux pouvoirs des prêtres. Cette année est spéciale, puisque les gempukku de nombreux bushi et courtisans auront lieu après les duels amicaux des shugenja.

Jiro, humble patron d’une maison de thé, avait le sourire aux lèvres. Cette journée allait lui permettre de faire réparer la toiture de sa maison et d’acheter de nouveaux kimono pour sa femme et sa fille. Inspirant à fond l’air frais et matinal, Jiro ne prêta pas de suite attention à l’individu gigantesque qui foulait le sol meuble de la ruelle d’un pas lourd. Lorsqu’il aperçut le mastodonte, il fut contraint de recracher l’air de ses poumons, impressionné par l’allure lugubre et intimidante de l’étranger.

Tel un navire noir, immuable et titanesque, il voguait au centre du village, vers les temples de la famille Isawa. Mesurant presque deux mètres, large et puissant comme un cheval de trait, il était vêtu de robes noires et grises qui couvraient la quasi-intégralité de son corps. Celles-ci semblaient avoir souffert d’un long voyage, bien que l’homme ne semblait aucunement lassé par ce trajet. Les traits de son visage masqués par l’ombre légère de son chapeau de paille, il était difficile à Jiro de vérifier si cette silhouette massive n’appartenait pas à un oni, venu pour le dévorer lui et ses voisins. La terreur s’empare du heimin, alors que le géant s’approche soudain de lui, et il se trouve incapable de bouger, paralysé et impuissant.

C’est alors que le tavernier reconnaît le mon du clan du Crabe qui frappe les cotés du long kimono de l’étranger. Bientôt, il se ressaisit et distingue enfin le visage bourru du shugenja. Mal rasé et épais, il était encadré par deux pattes touffues qui grignotaient ses joues généreuses. Deux petits yeux aux reflets acier brillaient au milieu de cette masse. Des yeux sans âge.

Un sourire aux lèvres, le Crabe dépose alors devant Jiro une grande bouteille de saké, qui sonne creux tandis qu’elle heurte la table.

« Konichiwa, aubergiste. Peux-tu me remplir cette bouteille de ta meilleure cuvée ? », annonce le géant, son ombre recouvrant entièrement la frêle silhouette du heimin qui s’empresse d’acquiescer. Le Crabe rit soudain, et Jiro croit sentir la terre trembler en chœur.

« Eh bien, aubergiste, ressaisis-toi ! On voit bien que tu ne croises pas beaucoup de mes confrères par ici ! Allons, rassure-toi, je suis un prêtre, et je ne te veux aucun mal… »

Lorsque l’homme-montagne repart vers le Kyuden Isawa, Jiro ne peut s’empêcher de se demander ce qui peut bien attirer un shugenja Crabe en ces terres éloignées, et se surprend à avoir hâte de venir aux cérémonies du lendemain…

Asahina Arimori

L’enfant hésitait, son trouble était visible. Quand il s’inclina, il oublia de retenir les lourdes armes en bois qui pendaient à son côté ; elles s’entrechoquèrent bruyamment et la sanction tomba. Sèche, dure et implacable, la baguette d’osier fouetta la plante des pieds du garçon. Face contre sol, il se mordit les lèvres pour ne pas gémir de douleur.

« Tu es la honte de la famille ! », déclara la voix implacable de son père, « Tes illustres ancêtres doivent hurler de désespoir depuis Yumi Do. »

Dehors, les serviteurs taillaient la haie de bougainvilliers alors que l’été écrasait l’Empire d’Emeraude sous le regard implacable de Dame Amaterasu. Dans une pièce une femme étouffait des larmes, sa mère. Son père continua à vilipender :

« Notre famille n’a eu de cesse de se couvrir de gloire depuis que ta trisaïeule Daidoji Koruko a fait don de sa vie pour Sensei Doji Toruri ! Je veux que lors de la visite de Sensei Doji Kara tu sois digne du nom que tu portes. Recommence, fils ! »

Le garçon se leva, la plante des pieds en feu, et sortit à nouveau de la pièce en refermant le shoji. Il inspira et rouvrit ; à genoux, il entra et tenta d’effectuer la révérence que son père désirait qu’il fasse dans deux jours, lors de la visite d’une estimée relation des siens. A nouveau, la baguette fouetta les pieds rougis… Il s’incline pour recevoir l’hommage de Doji Hiroru-sensei, l’actuel maître de l’Ecole de la Dame Tranquille, qui a remplacé Doji Kara. Des protecteurs de sa famille de longue date. Alors qu’il se relève, il aperçoit une armure de vert et d’or.

L’adolescent est aux cotés de son père, alors qu’il discute courtoisement avec leur invité, Mirumoto Atarasis. Le samouraï du clan du Dragon est fascinant, et le garçon doit se modérer pour ne pas le regarder avec indélicatesse. Il échoue, mais par chance son père ne perçoit rien, étonnement il est très attentif aux dires de son hôte.

Atarasis-sama trouble l’adolescent, il ne peut s’empêcher de le dévisager, et soudain il voit, il sait : le nez, les yeux ; son père et Mirumoto Atarasis se ressemblent trop pour que cela soit une coïncidence.

« Accompagne notre honorable hôte dans sa chambre. »

La voix de son père est sèche, dure et implacable, comme une baguette d’osier. Le samouraï du Dragon regarde avec une tendresse surprenante l’adolescent, qui peut enfin voir à quoi ressemblerait un regard tendre de son père.

Le garçon mène leur hôte dans sa chambre.

« Aide-moi, veux-tu, enfant », demande le Mirumoto. Il l’aide à arranger ses affaires et installe un râtelier dans un coin. Le bushi pose ses lames magnifiques sur le support de bois laqué, il sourit au regard ébahi que l’enfant porte. « Tu peux toucher. »

Le garçon avance un doigt hésitant vers les décorations vertes et dorées du saya, et il effleure le dragon gravé. Soudain il se retrouve empli d’amour, de sentiments partagés, la passion inavouable d’une jeune femme pour un homme, des images de promenades dans un jardin enneigé, kimono vert et bleu côte à côte, et il reconnaît son grand-père qui marche à ses cotés, jeune et fringant.

Il aperçoit son grand-oncle, non officiel bien entendu, vieux, qui lui présente ses hommages. C’est en parti grâce à lui qu’il est entré dans l’Académie, après qu’il a parlé longuement avec son père. Étrange comme les kamis sont capricieux, alors qu’il se tient aux côtés du corps de son père, dans la pièce même où quinze ans plus tôt il recevait des coups de baguette. Tous les souvenirs refont surface, surgis d’un passé qu’il avait fini par oublier alors qu’il explorait les rangées silencieuses et tranquilles de la bibliothèque de la famille Asahina.

Voilà dix ans qu’il avait quitté le petit domaine familial, son père à la fois soulagé et furieux de voir son fils devenir un shugenja, mais trop croyant pour s’opposer aux kamis. Depuis, plus de nouvelles, son père trop fier pour voir son fils renier son héritage de guerrier pour devenir un de ces couards de pacifistes, jusqu’à aujourd’hui.

L’homme se tient respectueusement à genoux ; à côté, sur son linceul, le corps de son père Daidoji Torito. Il a quitté sa retraite d’érudit pour honorer son paternel mort en faisant son devoir envers Doji Hiroru-sensei. Sa jeune sœur est présente, fière et altière ; à seulement douze ans elle porte déjà l’enseignement rigoureux de leur père, une vraie Daidoji.

Voilà peut-être le signe qu’il attendait, il est temps pour lui de cesser de se couper du monde et d’en arpenter les sentiers douloureux de la vie.

Voilà ce qu’il voit alors que les éléments de l’héritage de ses ancêtres sont réunis autour de lui.

Voilà la dernière leçon de son père, et sans doute la seule qu’il n’ait jamais comprise.

A l’Aune du monde

Asako Noburo tenta d’esquiver au dernier moment la flèche mais celle-ci lui perfora l’abdomen et il sentit sa pointe gratter la colonne vertébrale avant de s’immobiliser. Ça ne devait pas se passer comme ça, pensa dans un éclair l’Inquisiteur. La douleur était moins forte qu’il ne l’aurait cru, mais il sentit ses jambes se dérober sous lui et, alors que le vertige causé probablement par du poison sur l’arme le faisait s’affaisser sur lui-même, une partie curieusement détachée de son esprit ne put s’empêcher de considérer tout cela comme absurde. Il se retrouva à genoux et, malgré ses efforts, il ne put redresser la tête. Il devait se contenter des bruits du combat autour de lui tandis que ses yeux ne parvenaient pas à quitter le flot de sang qui jaillissait de la blessure et se répandait sur ses genoux tremblants. Il songea un instant à retirer la flèche qui le narguait mais cette part de son esprit qui semblait observer les évènements avec une imperturbable sérénité lui souffla que cela serait une mauvaise idée. Il était fichu et, à tout prendre, autant se dispenser d’une flambée de douleur crucifiante qui n’abrégerait même pas des souffrances somme toute relatives. A moins que l’envie de vivre ne le fasse à ce point déraisonner ? Des cris qui devenaient de plus en plus étranges autour de lui, le flot de sang qui parfois semblait rentrer dans son corps au lieu d’en sortir. Des lumières, des odeurs étranges…

Je suis en train d’halluciner, et une partie de lui-même lui sourit d’un air complice. Il tenta une fois encore de se raccrocher à la réalité, de se concentrer sur la flèche et sur sa blessure, mais il n’y parvenait pas. Le présent, le passé, le futur et l’inexistant se mélangeaient sans cesse, ricochaient et se relançaient l’un l’autre dans son crâne.

Une brève douleur aiguë le rappela un moment à lui-même et il entendit à nouveau clairement le bruit du combat entre son groupe allié aux tsukai-sagasu et la caravane de maho-tsukai. Mais sa tête demeurait obstinément baissée, comme pour que ses yeux ne quittent pas du regard la flèche qui marquait la fin de sa route. Et sa mémoire se libéra. En un éclair il parcourut les avenues de son existence passée avant que le flot de souvenirs ne ralentisse et ne le ramène aux causes de sa perte.

Ces mois d’enquête patiente à la recherche du groupe de sorciers corrompus qui distribuaient discrètement de l’obsidienne souillée dans tout le sud de l’Empire. Plaçant discrètement des fragments de corruption parmi les ballots de riz, les tonneaux de poisson ou les chargements d’acier acheminés vers le Mur des Bâtisseurs. Ils avaient déjà subi des pertes à Sunda Mizu Mura la nuit dernière, lorsque les Inquisiteurs avaient mené leur assaut sur l’entrepôt des maho-tsukai pour y faire deux découvertes inattendues. En premier lieu, les traîtres étaient en train de vider l’entrepôt. Comme si quelqu’un d’autre était à leur poursuite et qu’ils voulaient effacer leurs traces. En second lieu, le quelqu’un en question qui lançait lui aussi ce soir là son attaque s’avéra être un groupe de tsukai-sagasu du clan du Crabe. Face à ces deux forces, le maho-tsukai et ses sbires n’avaient eu aucune chance, malgré le fait qu’ils avaient disposé de plusieurs zombies à leur service.

Noburo et le chef des Kuni n’avaient guère apprécié d’apprendre que leurs deux groupes s’occupaient en fait d’une même affaire abordée par deux bouts opposés. Mais il fallait cependant faire cause commune le temps de trouver les derniers maho-tsukai en fuite. Le réseau était vaste, implanté à Jukami Mura, Sunda Mizu Mura, sur les terres de l’Alliance Tripartite et sans doute même celles du Scorpion. Avec des agents bien placés chez les Asahina et les Yasuki. Certainement la plus grosse affaire de la carrière d’Asako Noburo qui avait passé près de vingt ans à traquer sans relâche les pratiquants des arts interdits.

Son groupe comptait deux autres Inquisiteurs et trois bushi de la famille Shiba lorsqu’ils étaient arrivés à Jukami Mura. Et lorsque quelques instants plus tôt ils avaient lancé l’attaque contre la caravane qu’ils avaient poursuivie vers Kyuden Hida à bride abattue avec les tsukai-sagasu, il ne restait plus que lui, son apprenti et un des bushi. Trois samurai du Phénix et quatre Chasseurs de Sorciers contre une caravane comptant deux fois plus de mercenaires et au moins un maho-tsukai.

Rétrospectivement, Noburo se demanda comment il avait pu se montrer assez stupide pour accepter d’attaquer un groupe supérieur en nombre qui se savait poursuivi. Ils auraient du se contenter de les suivre à distance, pour s’assurer qu’ils ne disparaissaient pas dans la nature, et d’obtenir des renforts de Kyuden Hida afin de neutraliser la caravane sans coup férir. Mais les tsukai-sagasu, maudits soient-ils, ne l’entendaient pas ainsi. Et après ces semaines d’investigation, après la mort courageuse de plusieurs samurai du Phénix bien loin de leurs terres natales, Noburo n’avait plus guère de patience non plus.
Le désir de vengeance m’a consumé. Et je vais mourir… comme un idiot.

Douleur. Un coup sur son visage.

Dans un sursaut, il parvint à relever la tête alors qu’une agonie déchirante naissait dans son abdomen transpercé. Il sentit la blessure s’ouvrir encore davantage et le flot de sang qui le vidait de sa vie grandir.
Il ne reconnut pas l’homme devant lui, sa vue était si trouble… mais il vit la lame se dresser vers le ciel pour s’abattre et il comprit que sa vie allait se terminer encore plus vite qu’il ne le croyait.

Il cligna des paupières, tentant de chasser la sueur glacée. Pourquoi était-il encore vivant ?

L’homme était toujours là mais sa main ne brandissait plus l’épée qui devait le mettre à mort. Il plissa les paupières et se demanda comment l’autre comptait le tuer sans le voir, puisqu’il n’avait pas de tête.
Il comprit alors que le corps s’effondrait devant lui, révélant une autre silhouette qui, dans son agonie, lui semblait faite de flammes et de sang.

« Noburo-sama. »

La voix de celui qui se penchait vers lui fut comme un baume frais, un recoin d’ombre accueillant après une longue marche sous le soleil caniculaire. Il ferma les yeux un instant avant de les rouvrir.

La silhouette de sang et de feu se révéla porter les couleurs de son propre clan. Et s’il avait eu un doute sur l’identité de l’homme qui était maintenant agenouillé près de lui et le soutenait, l’œil gauche décoloré au regard étrange était inimitable.

« Sh… Shingen.
– Hai », répondit le bushi de la famille Shiba, de sa voix dont Noburo s’était souvent demandé comment elle pouvait être à la fois si calme et si concentrée.

Un peu tard pour s’occuper d’un homme qui a été comme un élément du paysage pendant… pendant…

« Combien ?
– Noburo-sama ?
– Combien d’années ? »

Le regard étrange de Shingen trahit un instant sa perplexité puis, par cette harmonie mystérieuse qui unit souvent ceux qui vont mourir aux autres vivants, il comprit.

« Seize ans, seigneur. Je vous suis depuis seize ans. »

Seize ans… Etait-ce possible ? Seize ans sur les routes avec cet homme qu’il n’avait jamais vraiment regardé. Auquel il n’avait jamais vraiment parlé. Cet homme qu’il avait côtoyé plus longtemps et plus souvent que ses propres parents, son épouse, ses enfants eux-mêmes, et sur lequel il ignorerait à jamais tant de choses… Cet homme qui était le seul auprès de lui alors qu’il était en train de mourir.

Asako Noburo aurait secoué la tête de consternation s’il en avait eu la force. Comment avait-il pu s’éloigner à ce point de ce que son propre père lui avait dit quand il n’était qu’un garçonnet dont les affinités envers les kami étaient encore ignorées ?

La Voie de l’Homme… Mais quand on est un samurai bouffi d’orgueil, quand on est un Inquisiteur qui redoute même la trahison de son ombre… était-on encore vraiment un homme ?

« Comme je regrette… »

Shiba Shingen ouvrit la bouche mais préféra se taire. L’Inquisiteur qu’il avait servi fidèlement durant presque toute sa vie adulte allait mourir d’un instant à l’autre et à défaut de pouvoir le sauver, il était au moins possible de lui laisser disposer de ses derniers instants à sa guise.

« Shingen…
– Hai.
– Shingen… étais-je… un… un homme ? »

Le silence. Etait-il mort ? Non, cela serait trop injuste. Il devait savoir…

« Shingen !
– Vous étiez un homme, Noburo-sama. Un homme que j’ai été fier de suivre. Et vous allez bientôt être tel le monde lui-même. »

Mais Asako Noburo n’écoutait plus. Doucement, la voix du fidèle bushi se faisait indistincte mais ses harmoniques semblaient porter l’âme bien fatiguée de l’Inquisiteur. Le porter vers… vers… Il se demandait encore vers quoi au juste lorsque la mort lui ferma doucement les yeux de sa fraîche caresse.

Shiba Shingen se releva à grand-peine, serrant les dents et plissant les yeux pour ne pas gémir. Il recula de quelques pas douloureux et inclina la tête en une prière silencieuse. Une prière qu’il n’eut pas le temps de commencer avant qu’un raclement de gorge ne l’interrompe. Kuni Saeko aurait pu avoir une certaine beauté discrète en d’autres circonstances, mais pas dans son armure lardée de coups et de marques sanglantes. Pas avec ce regard glacé et méprisant qu’elle posa un instant sur le cadavre d’Asako Noburo avant de le fixer sur le seul survivant des Phénix qui avaient combattu aux côtés de son groupe.
La jeune femme prit appui sur sa lance et se campa bien droit face au bushi blessé.

« Nous n’avons pas le temps pour ça, Shiba. Il nous faut retourner à Sunda Mizu Mura. Un shugenja de ma famille doit examiner nos blessures. Plusieurs de leurs armes étaient recouvertes de quelque chose qui était peut-être du poison… ou peut-être pas. »

Il ne répondit rien mais inclina brièvement la tête pour signifier son assentiment avant de s’avancer vers elle. Saeko fronça les sourcils, ce qui fit s’arrêter l’homme à l’œil blanc.

« Quoi ?
– Rien… »

Tous deux rejoignirent Kuni Tenken et Kuni Kobo, les deux autres tsukai-sagasu survivants en train d’inspecter la caravane. Shingen promena son regard sur les environs, notant la douzaine de cadavres encore chauds qui comptaient le dernier chasseur de sorciers ainsi que l’apprenti de Noburo. Aux alentours immédiats de la scène de carnage, personne sur la route normalement très fréquentée. Les gens s’étaient enfuis à toutes jambes dès le début de l’affrontement, mais il ne faisait aucun doute que des guerriers Hida n’allaient pas tarder à arriver. Si nous avions pris le temps de nous arrêter au dernier poste de garde, certains d’entres eux seraient déjà ici et auraient attaqué les sorciers avec nous, songea Saeko mais elle se garda bien de dire à haute voix ce qu’elle pensait des décisions de Tenken. Celui-ci interrompit sa fouille un instant et dévisagea la jeune femme ainsi que le samurai du Phénix. Le mépris dans son regard aurait fait passer celui de Saeko pour compatissant en comparaison et, comme à l’accoutumée, elle se sentit vulnérable et sans force devant l’homme qui l’avait recrutée, entraînée, guidée.

« Saeko-chan. Nous allons rester ici et tu accompagneras le samurai Shiba jusqu’à Sunda Mizu Mura. Si tu rencontres une patrouille, dis-leur ce qui a eu lieu et demande leur d’envoyer un cavalier rapide chercher un shugenja digne de ce nom. J’ai déjà trouvé trois morceaux d’obsidienne qui puent la corruption sans faire d’efforts. »

Elle inclina la tête avec respect et se retourna vers le bushi du Phénix, faisant mine d’ignorer le regard moqueur dont la gratifia Kobo qui ne ratait jamais une occasion de la déprécier devant leur maître.

« Vous pouvez marcher, Shiba-san ? »
Il eut un pâle sourire.
« Si nécessaire, je peux même courir… Mais seulement si nous n’avons pas le choix. »

Une réponse honnête. Elle haussa les épaules et lui fit signe de la main de la suivre. Ils n’eurent pas à marcher très loin puisque plusieurs chevaux étaient encore vivants et, une fois calmées, les bêtes qui n’étaient pas habituées à des déchaînements de magie noire acceptèrent volontiers de les porter loin du carnage. Ils chevauchèrent pendant un moment avant de croiser à nouveau des voyageurs, mais les gens avaient pour la plupart décidé de s’arrêter en attendant des nouvelles et ils ne prirent pas la peine de répondre à leurs questions. Saeko ne s’arrêta que lorsqu’ils croisèrent une patrouille et, après avoir relaté ce qui s’était passé d’une manière concise, ils reprirent la route. Lorsqu’ils arrivèrent au village qu’ils avaient dépassé en début d’après-midi durant la poursuite, elle se résolut à lui poser une question qui la travaillait depuis leur départ.

« Shingen-san. Que regrettait-il ?
– Mmm… »

Il avait l’air absent et elle comprit que sa blessure était plus douloureuse qu’il ne voulait l’admettre. Phénix ou Crabe, peut-être que tous les samurai avaient quelque chose en commun après tout ?

« Votre Inquisiteur, que regrettait-il ?
– Il regrettait de ne pas savoir s’il avait quelque chose à regretter avant de partir. »

Elle réfléchit un instant. Evidemment, ces planqués dans leurs montagnes n’avaient rien de mieux à foutre que de se payer la tête des autres avec leur sagesse factice.

« Et pour les idiotes illettrées dans mon genre, vous pourriez faire une version plus compréhensible ? »

Il la dévisagea avec surprise avant de sourire.

« Pardonnez-moi, Saeko-san. Je ne voulais pas être pédant. »

Elle ne répondit rien mais s’en voulut un peu lorsqu’elle vit que la douleur s’était réveillée alors qu’il descendait du cheval.

« Vous allez bien, Shiba-san ?
– Aussi bien que possible. Pour répondre à votre question…
– Plus tard. »

Il haussa les épaules.

« Maintenant, plus tard… ça ne change rien. Asako Noburo-sama avait besoin de quelqu’un qui le soutienne dans ses derniers instants. J’étais là et il y a tellement de samurai qui meurent sans avoir personne pour les accompagner durant leurs derniers instants… »

Elle grogna de mépris.

« Une compassion déplacée, Phénix. »

Curieusement, il faillit éclater de rire.

« Vraiment ? Donc vous, contrairement à vos cousins Hida qui surmontent leurs propres faiblesses et combattent sans faillir, vous êtes à l’abri du doute. Vous ne connaissez pas le regret, vous n’avez besoin de personne. »

Elle ouvrit la bouche mais jugea plus judicieux de se taire car la colère macérait en elle.
Quel idiot !

« Vous n’avez jamais besoin que quelqu’un vous rappelle que vos sacrifices servent à quelque chose. Vous êtes certaine de la valeur de chacun de vos actes, vous n’avez pas de questions, pas d’hésitations… et personne n’aura jamais à tirer leçon de votre vie si parfaite puisqu’elle sera comme un joyau impossible.
– Mais… Espèce de…
– Allez-y. Tuez-moi, Saeko-san. Montrez-moi que la colère et la soif de sang au moins vous sont familières. »

Elle comprit qu’elle se laissait entraîner sur un terrain dangereux. Mais que cherchait-il ?

« Comme dirait la dame Asako, une vertu qui n’est pas mise à l’épreuve n’en est pas une, n’est-ce pas Saeko-san ? »

Elle ne sut quoi répondre. Il se tenait blessé et sanguinolent auprès d’elle, devant cette petite auberge, et les gens passaient en les regardant du coin de l’œil d’un air perplexe. La scène était vraiment surréaliste.

« Vous ne comprenez pas, Kuni Saeko-san. Si nous n’avions jamais la moindre faiblesse, alors nous n’aurions aucun mérite. C’est en dépassant nos limites que nous découvrons vraiment qui nous sommes. Ce que nous sommes.
– Ce que nous sommes ?
– Nous sommes comme le monde. Savez-vous comment est le monde ? »

Elle réfléchit et devina une partie des implications de leur conversation.

« Vous vouliez me tester. Pas me provoquer. »

Il approuva en silence. Elle ne comprenait pas cet homme qui perdait ainsi son temps alors que sa blessure continuait à le faire souffrir.

« Pourquoi ? »

Et il sut apparemment saisir toutes les nuances de sa question.

« Pour que la mort de mon maître nous serve à quelque chose. Peut-être saura-t-il tirer les enseignements de cette vie dans la prochaine… Ou peut-être pas. Mais cela, c’est son affaire. La nôtre est de donner un sens à cette mort. De donner un sens à sa vie. Et donc de donner un sens au monde.
– Au monde ?
– Je vous l’ai dit, nous sommes comme le monde. »

Il détourna les yeux et d’un simple geste de la main, il évoqua pour elle tout ce qui les entourait. Ramenant ensuite l’univers à eux deux, devant cette auberge près de la route. Alors elle comprit.

« Si nous perdons le sens de ce que nous faisons, nous échouons. C’est bien cela ? C’est nous qui donnons leur sens aux choses. C’est ce qui fait la différence entre le lâche et le valeureux, entre celui qui cède à la corruption et celui qui refuse de se laisser séduire… entre nous et ceux qui vivent de l’autre côté du mur…
– Oui. »

Étonnant… Mais alors…

« Alors, vous me dites que le bushido, que le courage, que l’honneur ne servent à rien ?
– Non. Je vous dis que si nous ne leur donnons pas un sens, ils n’en ont aucun. Les animaux, les plantes, les nuages se passent tout à fait de courage, d’honneur et de bushido n’est ce pas ? Et bien des hommes font de même…
– Mais nous sommes samurai.
– Hai. Asako Noburo aussi était samurai.
– Vous pensez qu’il avait besoin de votre présence ? Vous avez regardé son agonie et dans cet instant de faiblesse il a dit ce qu’il n’aurait jamais du dire. Vous l’avez poussé au déshonneur et maintenant, vous dites que sa mort était inutile.
– Vraiment ?
– Oui.
– Vous préféreriez mourir seule ou aux côtés d’un ami, Saeko-san ? »

Elle n’avait pas de réponse.

« Sa mort n’était pas inutile. Mais il lui fallait en être certain pour pouvoir renoncer à ses rêves, à ses illusions. Et partir sereinement. Commencer la route vers sa prochaine vie en ressentant la nature réelle des choses.
– La nature réelle des choses ?
– Oui. Nos vies sont comme le monde. Elles ne sont pas qu’honneur et courage, bushido et vertu. Elles sont aussi sacrifices, doutes, renoncements, échecs. Mais nous devons cependant aller de l’avant et pour aller de l’avant, quand le courage vous fait défaut, quand la vie elle-même vous abandonne… »

Alors elle comprit. Elle aussi avait lu le Tao après tout.

« Il faut aller en paix. Laisser les doutes et les illusions derrière soi. Accepter de mourir pour mieux revivre.
– Exactement. Nous sommes à l’image de ce qui nous entoure. Nos vies sont comme le monde. Même si nous nous efforçons de l’oublier, à la fin, il est indéniable qu’il en a toujours été ainsi. »

Elle hocha la tête et elle devina ses prochains mots alors qu’il les prononçait.

« Le monde est vide », énonça Shiba Shingen.