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Affronter un mythe

Dame Amaterasu est haute dans le ciel mais, étrangement, elle semble plus proche du monde des hommes à cette époque qu’en d’autres temps. Peut-être est-ce parce que ses enfants en foulent encore le sol et que, comme toute mère, elle ne peut s’empêcher de les surveiller et de les admirer. Son disque d’or pur réchauffe le sable et les corps des deux hommes qui se font face. La marée est haute et la mer commence à doucement se retirer. Une légère brise rafraîchissante caresse délicatement leur peau tandis qu’un magnifique albatros survole la scène. Ses ailes ne bougent pas d’un pouce tandis qu’il plane gracieusement, porté par les courants d’air chaud qui s’élèvent de la plage.

***

« Alors vous êtes venu me défier ?
– Haï. »

Ma réponse est simple, laconique. Pourquoi nier l’évidence ? Comment pourrais-je me mentir à ce point ? Qui à ma place ne rêverait pas de ce duel ?

« Je m’en doutais. Sous vos dehors mystérieux et malgré vos conseils et mises en garde, vous n’êtes finalement qu’un autre de ces bretteurs qui cherchent à se mesurer à moi…
– Je serais heureux de recevoir une leçon de vous. »

Je pourrais lui dire que je ne suis pas comme les autres ; que je ne cherche pas vraiment à me mesurer à lui ; que je souhaite uniquement recevoir une leçon de celui qui m’inspire depuis tant d’années, du premier maillon d’une chaîne de cent générations de sensei jusqu’à moi. Je pourrais lui dire que je veux juste avoir la chance de l’observer pratiquant son art, celui que j’essaie tant de faire mien aussi.

Mais cela serait au moins aussi faux que cela est vrai. Pourquoi nier l’évidence encore une fois ? Mon orgueil me pousse à me mesurer à lui. Cet orgueil que je rejette si souvent. Sans doute en ai-je peur finalement. Mais, en étant parfaitement honnête, pourrais-je imaginer avoir progressé sans lui ? La Voie est infinie. Mais sans l’orgueil, serais-je encore en train de la parcourir ? Je ne suis certes pas vaniteux mais orgueilleux… Ca oui… Et puis… quelle que qu’en soit l’issue, je ne peux espérer mieux…

« Alors qu’il en soit ainsi ! »

L’homme qui me fait face prend alors position. Cette position que les milliers de samuraï qui m’ont précédé à l’Académie ont essayé de reproduire, de comprendre… Cette position que j’ai tant et tant adoptée. Aujourd’hui le modèle est devant moi et je commence juste à comprendre…

Je me place face à lui. J’adopte ma posture classique, celle cent mille milliers de fois adoptée auparavant. Et j’entre dans un autre monde…

Un monde où mes sens sont exacerbés, où la moindre fibre de mon être vibre à l’unisson de l’univers. Je tente de le voir sans le regarder, je tente de percevoir ce que l’apparence cache, ce que la posture dissimule, ce que le sang-froid recouvre… En l’espace de quelques battements de cœur je tente d’assimiler son être.

Nous sommes parfaitement immobiles l’un comme l’autre et pourtant je sens le mouvement. De la même manière qu’en observant le tigre à l’affût, telle une statue de chair, de muscles et de peau, on devine le mouvement à venir, lorsqu’il bondira sur sa proie. Et je sais que je lui projette la même image.

Je sens son esprit tenter de pénétrer le mien, tenter de me mettre à jour, et je sais qu’il déploie des efforts identiques aux miens.

Je sens son chi m’envelopper telle une onde, aussi présente et invisible que peut l’être la musique d’un biwa. Et je sais qu’il perçoit que ma force vitale l’entoure de la même manière mais avec plus de force encore. Cette force qui me vient de l’enseignement du Tao.

Je le domine presque et alors que je devrais en être surpris je ne ressens rien.

Mais la manière dont il communique avec son sabre, sa façon de ne faire qu’un avec celui-ci échappe totalement à ma compréhension, dépasse l’entendement commun. Il EST l’art.

Je devrais m’incliner, lui concéder l’échange. J’affronte un mythe et je sens qu’il me domine. Mais je ne peux plus m’arrêter. Je dois savoir jusqu’où je peux aller. Jamais je n’ai eu l’occasion de pouvoir me mettre à l’épreuve de cette manière. Est-ce de l’orgueil ? De la curiosité ? Non, c’est simplement ainsi que je vis. Maintenant et à jamais.

Il semble surpris par ce qu’il perçoit de moi. Peut-être plus encore que je ne le suis. Mais l’homme à jamais invaincu hier, aujourd’hui et demain encore ne peut céder maintenant. Nous sommes pris par les évènements. Nous n’avons plus de prise sur eux.

Son chi, jusque-là simple présence impalpable se fait plus violent autour de mon corps et de mon esprit tandis qu’il commence à s’imposer à moi.

Je lui réponds à ma manière. Une manière que je lui dois mais que lui ne connaît pas encore.

Mais sa volonté ne faiblit pas et il tente à nouveau de me faire chanceler en m’écrasant sous sa volonté.

Je ne cède pas.

La tension monte entre nous. L’air est comme saturé par nos énergies respectives. Et pourtant ni l’un ni l’autre n’avons esquissé ne serait-ce que la moindre ébauche de mouvement.

L’eau est maintenant revenue à nos pieds, durcissant le sable à son contact tandis que nos esprits tentent sans cesse de prendre l’ascendant l’un sur l’autre.

Jamais je n’avais été aussi loin. Jamais je ne m’étais investi autant. Toutes mes forces vitales sont concentrées sur un unique but. Il n’existe rien dans l’univers en dehors de celui-ci. Je DOIS le faire ployer.

Et il cède…

Nul autre que moi ne peut percevoir cet instant. Si le temps peut être décomposé alors ce moment en est la plus infime fraction. Mais cela m’est suffisant.

Je frappe.

Il frappe en retour.

Ma lame s’arrête sur sa gorge.

La sienne me transperce de part en part le cœur.

Je tombe. Mon esprit s’envole alors que mon corps chute.

Peut-être que le sable humide amorti celle-ci mais je ne ressens plus rien. Dame Amaterasu disparaît de ma vue.

Je souris.

Et mon esprit s’éteint.

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