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Coming of age

On m’a dit que les enfants avant le gempukku sont supposés être insouciants et libres, et ne pas être responsables de leurs actes… C’est quelque chose que je n’ai jamais connu.

Nous étions cinq, mes deux frères aînés, Katsushige et Inejirô, et mes deux sœurs cadettes, Hanako et Shizue, et mes parents nous ont inculqués ce qu’était notre famille, qui étaient nos ancêtres, ce que signifiait être un Lion ; et nous n’avons jamais eu le droit, ou même la possibilité, de l’oublier.

Mes parents n’étaient pas cruels ; ils nous aimaient, je suppose, à leur manière. Mon père, pour un Matsu, était d’une surprenante tempérance, qui s’accordait bien au caractère réfléchi et volontaire de ma mère. Cependant, je ne peux me souvenir d’une seule fois où ils n’aient pas été d’une sévérité exemplaire quand mes frères ou moi étions pris en faute, alors que nos compagnons de jeu avaient des punitions bien plus légères.

C’était ainsi. Parce que notre lignée est illustre, il nous fallait montrer l’exemple, toujours. Et là où un enfant de ji-samourai pouvait être pardonné avec une tape affectueuse ou un sourire, les enfants de Matsu Jinsei et Matsu Kaoru, eux, devaient payer. Mes deux frères, Katsushige l’inventif, et son ombre Inejirô, le turbulent, toujours prêt à le suivre dans tous les mauvais coups, en firent plus d’une fois l’expérience cuisante, jusqu’à ce que Katsushige parte rejoindre l’Académie Akodo.

Bien que mon père soit de noble lignage, en tant que daimyo de la famille Matsu, la seule raison qui lui a valu d’épouser ma mère est la raison d’état. Il fallait des héritiers à la famille Akodo, et mes parents ont suivi le souhait de mon grand-père maternel défunt, et donné le nom d’Akodo à leur progéniture mâle. Ainsi mes frères portent-ils le nom d’Akodo, tandis que mes sœurs et moi portons le nom Matsu.

J’étais proche de mon frère Inejirô, avec lequel je n’avais qu’un an de différence d’âge, même si nous étions comme chien et chat ; Katsushige était plus lointain, plus intimidant, et déjà immergé, lors de ses rares visites, dans un monde qui m’était étranger.

J’ai plus de différence d’âge avec mes deux sœurs qui, tant qu’elles étaient petites, sont restées pour moi les bébés de la famille ; puis je les ai perdues de vue quand j’ai quitté ma famille et qu’elles, de leur côté, ont rejoint l’école de bushi Matsu. En effet, mes frères avaient bien sûr l’un et l’autre intégré l’école Akodo, où mon très honorable oncle maternel avait eu une influence profonde.

J’aurais normalement dû suivre l’école Matsu, mais ma mère convainquit mon père de me laisser étudier comme mes frères à l’école Akodo. Cette décision n’allait pas être sans conséquences, sur moi et sur notre famille.

Mon père reçut la visite de Matsu Tetsuko-sama, la « dame de fer » qui préside aux destinées du dojo Matsu, enragée de voir qu’il jetait apparemment les traditions aux quatre vents. Mon père l’écouta avec son impassibilité habituelle, ce qui sembla l’enrager encore plus. J’étais présente dans la pièce ; bien que les deux adultes fissent mine de m’ignorer, je sentis l’air s’épaissir sous l’effet de sa colère, qui émanait d’elle en vagues successives. J’aurais voulu être non seulement ignorée mais invisible.

« La force de ta fille est la force des Matsu… L’enlever à son destin, c’est faire d’elle un être faible… », martela-t-elle.

Ces paroles me frappèrent de plein fouet, comme un coup de poing, comme une muraille qui s’écroule. Elles avaient le côté fatal et définitif d’une pierre frappant la surface, puis coulant lentement au fond d’un lac, dont on sait bien qu’elle n’en remontera jamais. Seules les rides à la surface marquent son passage. Ce jour-là, je me suis fait un serment.

Le soir venu, mon père s’entretint brièvement avec ma mère, et ils décidèrent de mettre Hanako et Shizue à l’école Matsu quand le moment serait venu.

M’y mettre également ne fut même pas évoqué : des engagements avaient été pris, j’avais été acceptée par Masanobu-sensei, revenir en arrière aurait été une énorme perte de face pour mes parents.
Et c’est ainsi que, quatre ans après Katsushige, un an après Inejirô, j’ai rejoint l’école Akodo.

Katsushige était un élève brillant, qui montrait, comme je l’appris, des dispositions remarquables pour la stratégie et la diplomatie ; bien qu’il n’ait pas encore passé son gempukku, ses sensei lui prédisaient une carrière brillante à la cour.

Inejirô, en deuxième année, était un élève appliqué, et le côté turbulent que je lui connaissais semblait avoir complètement disparu… Par ailleurs, il mit un point d’honneur à m’ignorer complètement.
Au départ étonnée, puis furieuse, je finis par comprendre pourquoi, bien plus tard.

Et moi… moi j’étais la petite Matsu, et bien que certains aient été au courant de mon lien de parenté avec l’Akodo Inejirô qui était en deuxième année, beaucoup supposaient que j’étais une Matsu typique, que seul le hasard avait amené à l’école Akodo : impulsive, obtuse, colérique… et ne se privèrent pas de me couvrir de quolibets destinés à déclencher ma fureur et à prouver la véracité de ce dont ils étaient persuadés.

La fameuse fraternité des Akodo est réelle, mais dans ce cas, elle jouait contre moi. J’étais l’intruse.
Et, pour la même raison, Ine-chan ne pouvait m’aider. Le faire aurait été s’ostraciser du groupe auquel il appartenait désormais.

A présent, je pense qu’il m’a en fait rendu service. Serais-je devenue la même, si j’avais été sous son aile pendant toutes ces années ?

Quoi qu’il en soit, je me suis pliée à l’austère discipline de l’école – qui n’était pas pire que celle à laquelle nos parents nous avaient habitués. J’ai passé d’innombrables heures à apprendre par cœur la longue liste des lignées du clan du Lion. J’ai appris les lettres, et la calligraphie. J’ai écouté avec attention les cours qui nous parlaient de la géographie de Rokugan, insistant sur les frontières entre les différents clans, les voies de communication, les cités. J’ai appris l’histoire glorieuse et sanglante des batailles du clan, les victoires mais aussi et surtout les défaites, riches d’enseignements. J’ai découvert avec fascination l’art de la guerre, et les principes qui gouvernent la vie et la mort sur les champs de bataille… et qui veulent que jamais une armée commandée par un général Akodo n’ait perdu un affrontement.
Et puis, bien sûr, il y avait les arts martiaux : combat à main nue, bâton, sabre, lance, tir à l’arc… où je découvris rapidement que ma force et mes réflexes me donnaient un avantage sur les autres élèves.
Mais l’école Akodo apprend, avant tout, la précision et la discipline. La valeur individuelle importe peu, au contraire elle peut nuire au groupe si jamais elle n’est pas canalisée…

L’histoire qu’on nous enseignait en montrait suffisamment d’exemples. Et Masanobu-sensei ne se privait pas de me le rappeler, de la façon la plus brutale qui soit. Pour commander, il faut d’abord savoir servir.
Enfin il y avait l’enseignement du bushido, dont les valeurs forment la fondation du clan du Lion et sans lequel nous n’aurions pas de raisons d’être. Et je m’en suis imprégnée, jusqu’à ce que l’honneur me soit plus précieux que la vie, sans pour autant comprendre en profondeur la portée et la difficulté de la Voie du Sabre. Comme je devais le réaliser ultérieurement, l’existence nous met parfois devant des situations difficiles et aussi pur, aussi excellent que soit le code de conduite, nous sommes toujours seuls quand vient l’heure de décider. Et parfois, il n’y a pas de bon choix, juste ce que nous devons faire.

Qui plus est, je porte en moi un sang impétueux de Matsu, et plus d’une fois je dus ravaler ma rage. Le détachement, indispensable pour être un bon général, que prône l’école Akodo, ne me vient pas facilement.

Par contre, j’aimais à m’essayer à l’art des bardes Ikoma, habiles à faire passer l’émotion, même sous une forme ritualisée. Là me sert la passion qui m’habite.

Mais je savais déjà que peu importait ce qui m’intéressait personnellement : seul comptait mon devoir envers mes parents et ma famille. D’autres que moi choisiraient comment je pourrais au mieux servir le clan du Lion.

Aussi, comme toujours, le seul choix que j’avais était d’exceller dans toutes les disciplines, et si certaines me venaient plus difficilement que d’autres, notamment dans le domaine des lettres, je m’efforçais d’y parvenir à force de travail.

Sur le dojo, une chose me desservait, qui eut probablement été charmante chez une courtisane Doji, mais qui était pour moi en tant que bushi une source de honte. Etait-ce une nature trop réactive, ou un défaut de ma constitution, j’étais vite endolorie par l’exercice et par trop sensible à la douleur. Je le cachais autant que possible – ayant eu l’expérience des incessants quolibets et des moqueries de mes frères à ce sujet mais les longues matinées d’exercice, où les muscles se tétanisent à force de répéter le même mouvement, m’étaient un supplice.

Peu à peu, mon corps s’endurcit, et l’entraînement quotidien me devint plus supportable ; mais ce type de courage physique qui permet de supporter aisément la douleur me faisait cruellement défaut, et seule la volonté, et la nécessité de ne pas déshonorer ma famille, me permettaient de sauver la face.

Je me demande encore si ce n’est pas la raison qui a poussé ma mère à me mettre à l’école Akodo : mes parents craignaient-ils que je puisse échouer au gempukku Matsu, et notamment aux épreuves qui demandent une grande résistance à la douleur, comme celle où le candidat reçoit quatre cent coups de bambou, et doit les endurer sans une plainte, sans parler du marquage au fer rouge qui clôture les épreuves, ainsi que me l’ont conté mes sœurs ? Je ne l’ai jamais su.

Assurément, mes sœurs ne se sont pas privées pour me faire part de leurs supputations en la matière… et leur dérision me touchait plus que je ne voulais l’admettre.

Cela ne veut pas dire que le gempukku Akodo soit facile ; mais il est moins extrémiste dans les qualités physiques demandées aux futurs samouraïs, et plus exigeant dans les épreuves de l’esprit. Les Matsu forment des guerriers ; les Akodo, des soldats.

Il me reste de cette période un épisode, gravé au fer rouge dans ma mémoire, une fois où les moqueries d’un élève avaient dépassé le seuil du supportable, et où j’avais foncé sur l’offenseur. Ses camarades présents m’étaient tombés dessus, et m’avaient rouée de coups ; comme je ne me laissais pas faire, cela devint plus violent, jusqu’à que l’un d’eux m’envoie un coup de pied nettement appliqué dans le bras, et je sentis quelque chose céder. L’instant d’après, la douleur m’envahissait, fulgurante. Je criais, puis perdis conscience.

Quand je me suis réveillée, mon bras était bandé et mis dans une attelle, et l’un des heimin de l’infirmerie me tendait une tasse de bouillon.

Masanobu-sensei n’a pas puni mes agresseurs. J’avais cédé à la provocation, je m’étais laissé aller à la colère, j’avais perdu la bataille – et la face. Et peu importait qu’ils aient été cinq, et moi seule. De plus, j’avais crié sous l’effet de la douleur, ce qui était indigne d’une bushi Akodo. Je dus faire des excuses publiques, et mon bras cassé ne me dispensa pas des cours, loin de là. Ce souvenir humiliant resta avec moi, bien longtemps après que mon bras ait été guéri. Je m‘étais montrée indigne de ma famille. J’avais failli.

Mais je revois aussi cet instant exact, juste avant le gempukku.

Ils sont là, eux aussi, et attendent comme moi le début des épreuves. Je suis calme en apparence, mais mon cœur abrite une détermination féroce : non seulement je vais faire de mon mieux, mais surtout, je veux être meilleure que ceux-là qui m’ont humiliée. Ce sera là mon unique vengeance.

Parce que je suis née pour commander, et pour servir.
Parce que je suis née pour combattre, et accroître la gloire du clan du Lion.
Parce que la furie qui m’anime ne se satisfait de rien de moins que la victoire totale.
Parce que la noblesse de mon sang n’exige rien de moins que le suivi parfait du bushido.

Je me tiens très droite face à Masanobu-sensei et aux autres éminences de l’Académie Akodo, et ma voix résonne comme une trompette : « Je suis Matsu Aiko, fille de Matsu Jinsei et de Akodo Kaoru, nièce de Akodo Toturi et de Matsu Tsuko, petite-fille de Akodo Daio et de Matsu Sodohime, arrière-petite-fille de Akodo… »

Et quand on me remet solennellement mon daisho, que mon sensei accompagne d’un de ses rares sourires, c’est le cri de guerre de mes ancêtres qui me monte aux lèvres.

Je suis Matsu, et je suis samouraï.

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