J'attends que l'ennemi établisse son campement avant de descendre de l'arbre mort pour rejoindre ma troupe, à une longue portée d'arc de là.
Ils m'attendent en silence, comme le leur en ai donné l'ordre. Les têtes de trois d'entres eux sont plantées bien en vue afin qu'ils n'oublient pas ce qui se passera s'ils défient mon autorité.
Trente et un gobelins, douze zombies, six humains bien vivants en pleine déliquescence et un ogre. Sans compter mes lieutenants, l'oni et la guerrière de la Licorne déchue.
Je contemple ma force d'assaut d'un air songeur, tandis que la guerrière montée sur l'onikage et l'oni insectoîde se rapprochent de moi. Elle avait suffisamment de discipline avant sa corruption pour ne pas oublier certaines choses et l'autre, il préfère jouer avec moi que me défier ouvertement. Ni eux, ni les autres membres de ma troupe, ne souhaitent que j'utilise mes pouvoirs et que je les plie douloureusement à ma volonté. Même l'oni qui éprouve pourtant un amour immodéré pour toutes les formes de souffrance, y compris la sienne.
Je me permets un glacial sourire et un plissement de paupières. Ce rappel aux bonnes manières pousse la cavalière à incliner son corps pourrissant dans une assez bonne approximation de salut tandis que l'être sans nom venu de Jigoku baisse ses yeux à facettes vers le sol de cendres.
"Nous attaquerons dans une heure. Le temps qu'ils aient mangé et commencent à se détendre un peu"
Les yeux de braise dans le visage dévasté d'une femme qui fut peut-être belle autrefois croisent les miens.
"Pourquoi ne pas les attaquer pendant leur sommeil ?"
Elle a du cran et j'aime le cran.
"Je pense qu'ils méritent une mort honorable"
Et je regarde la lueur de ses yeux s'amoindrir un instant, alors qu'elle tente d'accepter cette marque de respect envers nos ennemis humains, là bas. Le respect…une des dernières choses que l'on peut trouver ici. Le véritable respect s'entend, pas cette parodie servile suscitée par la peur et la douleur.
Ce respect que je lui témoigne parfois, alors que personne dans le reste de l'escouade ne peut en espérer autant. Ce respect qui la rend perplexe et méfiante, parce qu'elle ne le voit pas comme tel mais comme une arme pointée dans sa direction.
L'oni ne dit rien, mais je sais ce qui traverse ce qui lui sert d'esprit.
Mais lui, il n'a jamais fait qu'entrevoir notre maitre à tous alors que c'est son sang même qui coule dans mes veines.
Mes parents étaient comme les humains de mon escouade. Ces pauvres loques marquées par la Souillure qui regardent avec méfiance les gobelins près des souches pourries. Des idiots, avec des désirs égoïstes et beaucoup trop de complaisance envers leurs propres "malheurs". Des samurai imbus d'eux-mêmes qui percevaient les pécadilles et les insignifiants soucis de leur existence luxueuse comme de véritables tragédies.
Comme tous les autres imbéciles avant eux, ils ont commencé à chercher des choses qu'on leur avait pourtant interdit d'envisager et bien évidemment, une fois qu'ils ont obtenu des résultats ils n'ont pas su se contrôler.
Ma mère était enceinte lorsqu'ils ont du prendre la fuite et le temps qu'un réseau les fasse passer de l'autre côté du Mur, elle n'allait pas tarder à accoucher.
Je suis né ici, dans une grotte insalubre près d'un petit ruisseau d'eau grisâtre. Et alors que je vagissais en attendant ma première ration de lait maternel souillé, ils ont vendu mon âme au Sombre Seigneur.
Comme la guerrière de la Licorne, je n'ai pas choisi ma destinée. Je n'ai jamais trahi un clan ou un nom. Elle a suivi son seigneur il y a des siècles en espérant un avenir meilleur pour l'Empire et moi je suis simplement né ici. Les autres humains de notre troupe eux sont des faibles, qui ont succombé à des mensonges et des promesses dont il était pourtant évident qu'elles étaient creuses. Je les aurai volontiers échangés tous contre un seul guerrier du Crabe déchu, un seul samurai intègre mais dont la volonté ne pouvait suffire face au Seigneur du Mal.
Il faut que je recrute de vrais guerriers, des gens qui souffrent non pas de leur égoiste faiblesse mais de la terrifiante douleur du conflit entre ce qu'ils voudraient être et ce que le Jigoku a fait d'eux.
Je n'ai guère de souvenirs de mes parents et je pense qu'ils sont morts depuis longtemps. Qui sait, l'un de mes zombies peut très bien être la carcasse de l'un d'eux ? Quelle importance…
Quand j'ai été en âge de parler, les oni sont venus et ils m'ont emmené jusqu'au château de verre tranchant. La ou l'autre trainée autrefois membre du clan de la Grue se complait à tenir sa cour de pacotille et continue à infliger des tourments sans nombre à des êtres sans défense. Parce qu'au fond d'elle-même, Nashiko n'est rien de plus qu'une pathétique fillette terrorisée et qui se venge de ses faiblesses d'être surpuissant en lardant de tortures ses victimes tout comme elle se vengeait autrefois de ses faiblesses d'enfant sans défense en lardant de coups ses poupées ou ses chatons domestiques.
Ma chère marraine me semblait majestueuse et terrifiante à l'époque. Lorsqu'elle m'emmena là ou se trouve notre maitre à tous. Pour qu'il fasse de moi un des Akutenshi.
Je suis né au milieu des gobelins et j'ai vite appris à me taire et a laisser mes actions parler à ma place.
Mais là bas, j'ai hurlé. Longtemps. Plusieurs vies, au moins. Lorsque j'ai vu le regard de Fu Leng, j'ai commencé à hurler et je n'ai pas arrété ensuite. J'ai même continué longtemps après la fin du processus.
Ca n'est pas tous les jours qu'on subit un sort semblable à celui de son maitre.
Après ma transformation, les bubons et les chancres ont disparu. On m'a donné une apparence plus proche de celle des humains normaux. Pas assez proche pour que je puisse passer pour l'un d'eux mais assez pour que certains de mes hommes rongés par la Souillure m'observent furtivement avec haine. En songeant à ce qu'ils ont perdu.
Faibles ils étaient, faibles ils demeurent. Je préfère encore les oni, ou même les gobelins et les ogres. Eux ne font que suivre leur nature après tout.
Ils ne sont pas responsables. Ils accomplissent simplement leur fonction.
Je préfère encore nos ennemis.
J'aime cet Empire que je suis chargé de briser. J'aime leur grandeur, leurs écrits, leurs philosophes et leurs artistes. Comme on aime quelque chose d'inatteignable, un pays lointain à jamais inaccessible. Si pour eux nous sommes ici comme un avant-poste du Jigoku, alors toutes proportions gardées et en dépit d'un tas de choses, ils sont un peu comme un avant poste du Ciel.
J'aime et je respecte ces humains qui malgré leur faiblesse font en sorte de rester de véritables samurai.
Ce sont nos ennemis qui nous fortifient à dit l'un d'eux il y a bien longtemps. Et il avait totalement raison.
C'est en les étudiant et en les affrontant que je suis devenu véritablement ce que je suis. Que j'ai réussi à surmonter l'ivresse douloureuse, l'extase terrifiante qui fut la mienne lorsque je revins du Puit Suppurant. Que j'ai cessé d'être un simple esclave aux pouvoirs immenses pour devenir vraiment le serviteur de mon maitre.
Alors que nous nous préparons pour l'attaque contre les bushi du Crabe qui campent là bas, je songe à ces hommes et ces femmes que je vais bientôt affronter. Dés qu'ils me verront, ils sauront qu'ils n'ont aucune chance d'en réchapper et que dans l'absolu je n'aurai même pas besoin de ma troupe pour les vaincre.
Mais ils feront ce qu'il faut. Ils se cramponneront à leurs armes, ils serreront les dents. Et ils mourront comme ils le souhaitent.
Un jour, il y a longtemps, j'étais face à l'un d'eux et il m'a demandé ce que je voulais, ce que j'espérais.
Une étrange question, en vérité. D'habitude, c'est plutôt à eux que nous la posons et non l'inverse.
Mais gràce à eux, j'ai su quoi lui répondre et j'ai vu dans ses yeux qu'il comprenait.
Toute ma vie longue de plusieurs siècles repose dans une seule et unique phrase. Une vieille plaisanterie qu'ils se transmettent de maitre en élève et qui leur permet de ne pas perdre leur chemin. Comme elle m'a permis de ne pas perdre le mien.
C'est une question qui doit se poser tôt ou tard à chacun de nous, dans le fond.
"Qui est le vrai samurai ? Celui qui sert loyalement un maitre digne d'estime ou celui qui sert loyalement un maitre qu'il ne peut estimer ?"