[Nouvelle] Bushido

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Pénombre
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[Nouvelle] Bushido

Message par Pénombre » 08 nov. 2006, 10:20

J'attends que l'ennemi établisse son campement avant de descendre de l'arbre mort pour rejoindre ma troupe, à une longue portée d'arc de là.
Ils m'attendent en silence, comme le leur en ai donné l'ordre. Les têtes de trois d'entres eux sont plantées bien en vue afin qu'ils n'oublient pas ce qui se passera s'ils défient mon autorité.

Trente et un gobelins, douze zombies, six humains bien vivants en pleine déliquescence et un ogre. Sans compter mes lieutenants, l'oni et la guerrière de la Licorne déchue.
Je contemple ma force d'assaut d'un air songeur, tandis que la guerrière montée sur l'onikage et l'oni insectoîde se rapprochent de moi. Elle avait suffisamment de discipline avant sa corruption pour ne pas oublier certaines choses et l'autre, il préfère jouer avec moi que me défier ouvertement. Ni eux, ni les autres membres de ma troupe, ne souhaitent que j'utilise mes pouvoirs et que je les plie douloureusement à ma volonté. Même l'oni qui éprouve pourtant un amour immodéré pour toutes les formes de souffrance, y compris la sienne.

Je me permets un glacial sourire et un plissement de paupières. Ce rappel aux bonnes manières pousse la cavalière à incliner son corps pourrissant dans une assez bonne approximation de salut tandis que l'être sans nom venu de Jigoku baisse ses yeux à facettes vers le sol de cendres.
"Nous attaquerons dans une heure. Le temps qu'ils aient mangé et commencent à se détendre un peu"
Les yeux de braise dans le visage dévasté d'une femme qui fut peut-être belle autrefois croisent les miens.
"Pourquoi ne pas les attaquer pendant leur sommeil ?"
Elle a du cran et j'aime le cran.
"Je pense qu'ils méritent une mort honorable"

Et je regarde la lueur de ses yeux s'amoindrir un instant, alors qu'elle tente d'accepter cette marque de respect envers nos ennemis humains, là bas. Le respect…une des dernières choses que l'on peut trouver ici. Le véritable respect s'entend, pas cette parodie servile suscitée par la peur et la douleur.
Ce respect que je lui témoigne parfois, alors que personne dans le reste de l'escouade ne peut en espérer autant. Ce respect qui la rend perplexe et méfiante, parce qu'elle ne le voit pas comme tel mais comme une arme pointée dans sa direction.
L'oni ne dit rien, mais je sais ce qui traverse ce qui lui sert d'esprit.
Mais lui, il n'a jamais fait qu'entrevoir notre maitre à tous alors que c'est son sang même qui coule dans mes veines.

Mes parents étaient comme les humains de mon escouade. Ces pauvres loques marquées par la Souillure qui regardent avec méfiance les gobelins près des souches pourries. Des idiots, avec des désirs égoïstes et beaucoup trop de complaisance envers leurs propres "malheurs". Des samurai imbus d'eux-mêmes qui percevaient les pécadilles et les insignifiants soucis de leur existence luxueuse comme de véritables tragédies.
Comme tous les autres imbéciles avant eux, ils ont commencé à chercher des choses qu'on leur avait pourtant interdit d'envisager et bien évidemment, une fois qu'ils ont obtenu des résultats ils n'ont pas su se contrôler.
Ma mère était enceinte lorsqu'ils ont du prendre la fuite et le temps qu'un réseau les fasse passer de l'autre côté du Mur, elle n'allait pas tarder à accoucher.
Je suis né ici, dans une grotte insalubre près d'un petit ruisseau d'eau grisâtre. Et alors que je vagissais en attendant ma première ration de lait maternel souillé, ils ont vendu mon âme au Sombre Seigneur.

Comme la guerrière de la Licorne, je n'ai pas choisi ma destinée. Je n'ai jamais trahi un clan ou un nom. Elle a suivi son seigneur il y a des siècles en espérant un avenir meilleur pour l'Empire et moi je suis simplement né ici. Les autres humains de notre troupe eux sont des faibles, qui ont succombé à des mensonges et des promesses dont il était pourtant évident qu'elles étaient creuses. Je les aurai volontiers échangés tous contre un seul guerrier du Crabe déchu, un seul samurai intègre mais dont la volonté ne pouvait suffire face au Seigneur du Mal.
Il faut que je recrute de vrais guerriers, des gens qui souffrent non pas de leur égoiste faiblesse mais de la terrifiante douleur du conflit entre ce qu'ils voudraient être et ce que le Jigoku a fait d'eux.

Je n'ai guère de souvenirs de mes parents et je pense qu'ils sont morts depuis longtemps. Qui sait, l'un de mes zombies peut très bien être la carcasse de l'un d'eux ? Quelle importance…

Quand j'ai été en âge de parler, les oni sont venus et ils m'ont emmené jusqu'au château de verre tranchant. La ou l'autre trainée autrefois membre du clan de la Grue se complait à tenir sa cour de pacotille et continue à infliger des tourments sans nombre à des êtres sans défense. Parce qu'au fond d'elle-même, Nashiko n'est rien de plus qu'une pathétique fillette terrorisée et qui se venge de ses faiblesses d'être surpuissant en lardant de tortures ses victimes tout comme elle se vengeait autrefois de ses faiblesses d'enfant sans défense en lardant de coups ses poupées ou ses chatons domestiques.
Ma chère marraine me semblait majestueuse et terrifiante à l'époque. Lorsqu'elle m'emmena là ou se trouve notre maitre à tous. Pour qu'il fasse de moi un des Akutenshi.

Je suis né au milieu des gobelins et j'ai vite appris à me taire et a laisser mes actions parler à ma place.
Mais là bas, j'ai hurlé. Longtemps. Plusieurs vies, au moins. Lorsque j'ai vu le regard de Fu Leng, j'ai commencé à hurler et je n'ai pas arrété ensuite. J'ai même continué longtemps après la fin du processus.
Ca n'est pas tous les jours qu'on subit un sort semblable à celui de son maitre.

Après ma transformation, les bubons et les chancres ont disparu. On m'a donné une apparence plus proche de celle des humains normaux. Pas assez proche pour que je puisse passer pour l'un d'eux mais assez pour que certains de mes hommes rongés par la Souillure m'observent furtivement avec haine. En songeant à ce qu'ils ont perdu.

Faibles ils étaient, faibles ils demeurent. Je préfère encore les oni, ou même les gobelins et les ogres. Eux ne font que suivre leur nature après tout.
Ils ne sont pas responsables. Ils accomplissent simplement leur fonction.
Je préfère encore nos ennemis.

J'aime cet Empire que je suis chargé de briser. J'aime leur grandeur, leurs écrits, leurs philosophes et leurs artistes. Comme on aime quelque chose d'inatteignable, un pays lointain à jamais inaccessible. Si pour eux nous sommes ici comme un avant-poste du Jigoku, alors toutes proportions gardées et en dépit d'un tas de choses, ils sont un peu comme un avant poste du Ciel.
J'aime et je respecte ces humains qui malgré leur faiblesse font en sorte de rester de véritables samurai.
Ce sont nos ennemis qui nous fortifient à dit l'un d'eux il y a bien longtemps. Et il avait totalement raison.
C'est en les étudiant et en les affrontant que je suis devenu véritablement ce que je suis. Que j'ai réussi à surmonter l'ivresse douloureuse, l'extase terrifiante qui fut la mienne lorsque je revins du Puit Suppurant. Que j'ai cessé d'être un simple esclave aux pouvoirs immenses pour devenir vraiment le serviteur de mon maitre.

Alors que nous nous préparons pour l'attaque contre les bushi du Crabe qui campent là bas, je songe à ces hommes et ces femmes que je vais bientôt affronter. Dés qu'ils me verront, ils sauront qu'ils n'ont aucune chance d'en réchapper et que dans l'absolu je n'aurai même pas besoin de ma troupe pour les vaincre.
Mais ils feront ce qu'il faut. Ils se cramponneront à leurs armes, ils serreront les dents. Et ils mourront comme ils le souhaitent.
Un jour, il y a longtemps, j'étais face à l'un d'eux et il m'a demandé ce que je voulais, ce que j'espérais.
Une étrange question, en vérité. D'habitude, c'est plutôt à eux que nous la posons et non l'inverse.
Mais gràce à eux, j'ai su quoi lui répondre et j'ai vu dans ses yeux qu'il comprenait.
Toute ma vie longue de plusieurs siècles repose dans une seule et unique phrase. Une vieille plaisanterie qu'ils se transmettent de maitre en élève et qui leur permet de ne pas perdre leur chemin. Comme elle m'a permis de ne pas perdre le mien.
C'est une question qui doit se poser tôt ou tard à chacun de nous, dans le fond.

"Qui est le vrai samurai ? Celui qui sert loyalement un maitre digne d'estime ou celui qui sert loyalement un maitre qu'il ne peut estimer ?"

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Message par Pénombre » 27 nov. 2006, 14:47

Les flammes vertes rugissent, nourries par la puissance de la maho et le tas de cadavres décapités brûle sous mes yeux.
Ils se sont bien battus mais évidemment, cela n'a fait aucune différence au final. Onze d'entres eux n'ont pas eu la tête tranchée par leurs camarades et leurs dépouilles ne vont pas tarder à se relever pour nous rejoindre. J'ai décidé d'inciner les autres. Ils ne nous sont d'aucune utilité et je ne vois aucune raison de faire preuve de négligence.

Les charognards n'ont qu'à se débrouiller tous seuls pour trouver leur pitance. Ces guerriers sont morts bravement et je n'ai aucune raison de satisfaire les insectes, les rampants ou les autres. Tous ces êtres dont l'existence est nécessaire mais qui sont individuellement remplaçables et dont la disparition ne remettra rien en cause. Rien du tout.

Le chef de mes gobelins a demandé à ce que j'épargne les dépouilles de ses frères morts contre les Crabes. Ils ont faim et à défaut de chair humaine, leurs propres semblables constitueraient un repas acceptable.
Ces gobelins ne me sont rien mais leur chef a fait de grands efforts pour tenter de s'adresser à moi à la fois avec humilité et respect alors qu'il tremblait de peur. Je sais qu'il aurait préféré se couper la langue que de m'adresser la parole mais que le reste de sa meute n'attendait qu'un signe de faiblesse pour le mettre à mort.
Qu'ils meurent de faim ou en s'entretuant pour un pouvoir des plus ténus ne fait aucune différence. S'il y a quelque chose de facilement renouvelable dans l'Outremonde, c'est bien les gobelins.
Je n'ai aucun intérêt objectif à écouter sa doléance mais il me plait de me rappeler quelle est ma place. Et la leur.
Un gobelin, être primitif et peu évolué s'il en est, un gobelin poussé par la peur a tenté de m'adresser une supplique dans des formes qu'il espérait me plaire.
Bien que ses manières soient plutôt pitoyables, l'effort est aussi exceptionnel que méritoire, surtout de la part d'une créature dont le potentiel est si fondamentalement limité.

Alors, je les ai autorisés à dévorer les cadavres de leurs morts.
L'oni et la cavalière déchue n'ont rien dit et les humains corrompus qui ont survécu à l'affrontement se sont blottis les uns contre les autres à l'écart. Je leur ai donné les restes des rations de nos adversaires, une nourriture qui leur convient encore à l'heure actuelle.
Je les entends déjà se disputer et il ne fait nul doute que bientôt, il vont se battre jusqu'à ce qu'un individu plus effrayant et plus résolu que les autres arrive à établir son autorité sur le petit groupe. Pour combien de temps ?
Je crois que les gobelins se sont montrés bien plus satisfaisants à tous points de vue que mes anciens frères de race. N'ont-il donc aucune forme de dignité ? N'est-il pas paradoxal qu'un gobelin tente de se comporter selon une parodie de bonnes manières tandis que ces paysans et ces samurai eux sont déjà en train de redevenir des animaux ?

J'inspire profondément, goutant la senteur de la chair qui grille devant moi. Une partie de ma volonté est tendue afin de maintenir le brasier car l'environnement ici ne fait guère cas des esprits du feu, même corrompus. Cette odeur est rarement perceptible chez nous et je lui trouve quelque chose de… d'intéressant.
Et je songe aux vies disparues alors que les chairs noircissent et que des fragments cendreux commençent à s'envoler dans la brise, portés par les flammes vert pâle.
Ils ont été plus courageux que je ne l'attendais et c'est aussi pour honorer ce courage que j'ai procédé à cette incinération. Dans la guerre éternelle qui nous oppose à l'Empire, les moissons d'âmes sont innombrables mais nous ne devons jamais perdre le sens de la mesure.
Nous ne devons jamais régresser au point de tomber complètement sous l'influence du Jigoku. De devenir de simples amas de chairs animés par des pulsions absurdes et de nous abimer dans l'incohérence éternelle et bouillante, dans le chaos sans but ni raison dont nous tirons notre pouvoir.
Mon maitre l'a bien compris mais il était déjà trop empreint de haine infantile et trop imprégné par l'essence de la corruption pour échapper totalement à cette influence. C'est ce qui explique en partie sa nature à la fois intransigeante, méthodique et en même temps capricieuse, arbitraire et puérile.

C'est en forgeant continuellement son âme que l'on parvient à transcender les viscissitudes de l'existence.
L'homme qui a écrit cela s'appelait Akodo Uji. Je ne sais rien de plus à son sujet et il se peut qu'il ait été un individu des plus médiocres par ailleurs. Mais il avait raison.
Je forge continuellement mon âme de la même manière que les samurai, là bas, font de même. Ils connaissent la déception, la trahison, le vieillissement, la maladie, la rivalité, la jalousie et l'échec. Pourtant, certains forgent leurs destinées de telle manière qu'elle soit la plus digne possible.
Et moi, leur ennemi, qui ne connaît pas la maladie, qui ne craint pas la petite mort quotidienne qu'est la vieillesse, pourrais-je faire moins ?
Pourrais-je faire moins que donner le meilleur de moi-même face à des ennemis si fragiles, si éphémères mais si déterminés que nous n'avons jamais pu briser leur nation ?
Pourrais-je faire moins pour servir la cause de mon seigneur ?

L'existence même est un fardeau car il s'y rattache tant d'émotions, de souffrances et de fausses routes… d'illusions à perdre et de mensonges à entretenir. Quand on vit sous l'empreinte du Jigoku, quand l'éphémère mortalité devient une longue succession d'années et de siècles, le poids de ce fardeau est d'autant plus lourd. Le poids du chaos primal, de l'instinct sans but et de la volonté sans raison.
Sans cesse, la lame doit être reforgée, l'âme affutée. Ceux qui n'y parviennent pas perdent leur chemin et deviennent des choses comme Tsume, ou Nashiko, ou Tsukuro. Des êtres de passions contradictoires, de désirs à demi confis dans la haine et le regret.
Des êtres qui à l'instar des oni servent la cause de mon seigneur par les conséquences de leurs actes bien plus que par leur sincérité d'âme. Car c'est en satisfaisant leurs lubies grotesques qu'ils s'avèrent utiles par contrecoup.
Leur détermination est faible, entachée par l'ivresse du pouvoir, par l'horreur de ce qu'ils sont devenus et par la peur. La peur du maitre, la peur de l'esclave, la peur de leurs propres désirs et la peur de devoir contempler jusqu'où toutes ces autres peurs les ont menés.
Ainsi tourne la roue, ainsi vont les choses.
Nos victoires sont le plus souvent vides de sens car elles reposent bien plus sur les faiblesses de nos ennemis et sur les effets secondaires de nos caprices que sur notre commune détermination.
Telle est notre nature et parce que c'est notre nature, il nous faut à la fois l'accepter et la transcender.

Une des dépouilles en cours de combustion s'effondre sur elle-même et quelque chose de brillant attire mon regard.
Je m'avance, pieds nus sur les cendres brûlantes à l'agréable chaleur. Je tends la main et la manche de mon kimono récolte plusieurs flammèches verdâtres tandis que mes doigts se referment délicatement autour du petit pendentif que je ramène alors à moi.

Une flammèche tente en vain de brûler la chair de ma paume avant de s'éteindre dans une rapide et silencieuse agonie. Les autres mordent dans le tissu et je les observe un moment trouer la manche dans une tentative de survie condamnée d'avance.
Le petit pendantif est de fer brut, sur lequel on a répandu une fine couche d'or qui ne trahit pas les kanji gravés dans le métal en dessous. Ils sont encore lisibles mais même sans cela, l'aura résiduelle qui démange mes doigts m'aurait avertie de leur nature.
La bénédiction que cet homme a acheté auprès des moines d'Ebisu n'a pas suffi à faire la différence.
Je retourne la petite plaque de métal et sur l'autre face, je vois un autre kanji gravé de manière bien plus imprécise, comme fait après coup.

Motoko ?

Un prénom de femme.
Un cadeau pour porter chance à un guerrier. Pour qu'il revienne en bonne santé. Qu'il demeure près de sa compagne. Que tous deux voient leurs enfants grandir et les décevoir tandis que jour après jour le temps les rongera petit à petit. Au bout du chemin, une mort paisible pendant son sommeil, en abandonnant l'être aimé. Dans le meilleur des cas. A condition d'avoir échappé aux indignités du grand âge, ou à la souffrance des maladies sans issue.

Ne sont-ils pas admirables ? Il le faut pour s'acharner à vivre des vies de déception et de deuils jusqu'à une fin qu'on ne souhaite pas mais qui parfois devient si attirante. Promesse d'un oubli bienfaisant.

Je range le petit talisman dans la manche de mon kimono, malgré la démangeaison que le kanji consacré me procure. Son pouvoir déjà faible ne tardera pas être dissous de toute manière. Je ne sais pas encore ce que je vais en faire mais je trouverai bien quelque chose.

Je fixe ma concentration plus intensément et le brasier redouble d'ardeur pendant quelques minutes. Lorsque je relàche ma volonté, les flammes disparaissent en quelques instants mais la chaleur a propulsé en l'air un grand nombre de particules calcinées et elles retombent doucement sur moi et le bucher. Pluie tranquille de flocons sombres parsemée par endroits de quelques braises mourantes aux reflets verdâtres.

Lorsque l'oni aux yeux à facettes se jette sur moi, il me suffit d'un pas de côté pour que la créature manque sa cible et s'écrase sur les derniers vestiges du bucher.

Vivre intensément chaque instant de son existence. Ne jamais cesser d'éprouver sa place dans un ordre infiniment vaste et sans cesse en mouvement.
Voilà le secret.

Le monstre se retourne avec une agilité qui dément son apparence blindée et cuirassée. Maintenant qu'il vient de dévoiler ses intentions, il est obligé d'aller jusqu'au bout car il sait qu'il n'y a nul pardon dans l'Outremonde. Surtout pour celui qui veut prendre la place de son maître et qui échoue.

Une sorte de borborygme grouillant sort de ses mandibules, un défi dans son langage que je comprends sans peine.
Je pourrais aisément le briser en le laissant en vie suffisamment longtemps pour que ses souffrances me ravissent. Quelques années par exemple.

Mais ertains petits plaisirs perdent tout leur sens quand ils sont contraints et actuellement, je n'éprouve aucune envie d'écraser ce géneur.
Cependant, je n'éprouve aucune réticence non plus à m'en débarrasser.

Il sait très bien que ma lame est en apparence cachée dans la manche droite de mon kimono mais comme il s'agit d'une astuce, d'un faux semblant, cela ne lui offre pas le moindre avantage.
Quatre pas rapides et le katana frappe un seul coup, car il n'est pas nécessaire d'en faire plus pour le tuer. Un seul coup pour le fendre en deux avant même qu'il ne voie vraiment la lame.

Une torsion du poignet pour débarrasser l'acier saupoudré de jade autrefois pur des fluides jaunatres de ma victime. Je prends un soin certain de mon arme. Une épée fidèle et aussi tranchante qu'au premier jour.
L'œuvre d'un homme qui s'appelait Kaiu Haru. Il la forgea avec sa jumelle tandis que les suivants de Mangeur déferlaient contre le mur d'enceinte du bourg qu'il dirigeait. Et parce que l'influence du Jigoku s'exerçait déjà sur les parages, les deux épées furent en partie notres avant même qu'elles ne soient achevées.
Mais elles ne cessèrent pas pour autant d'accomplir la volonté de leur créateur. Trois guerriers du Crabe portèrent cette lame avant qu'elle n'arrive entre mes mains et chacun d'eux combattit contre nous et tomba car la nature de ces épées est d'être proportionellement aussi dangereuses pour leur porteur que pour ses ennemis.
C'est précisément pour cela que je l'ai choisie.
Pour tremper mon âme et mettre à l'épreuve ma sincérité.

J'abandonne la carcasse de l'oni et le bucher aux braises mourantes pour rejoindre mes troupes. Cet instant de réflexion s'est enfui mais je sais qu'il y en aura d'autres.
A moins que l'ennemi ne parvienne à me tuer, j'aurai encore de nombreuses occasions de ce genre.
Je ne regrette pas la fin de ce moment mais comme chaque instant de nos existences, je sais qu'il ne reviendra jamais et j'en goùte une dernière fois la saveur enfuie.

Lorsque j'arrive près de mes combattants humains, plusieurs ont des regards qui les trahissent. Ils savaient comment cela allait se terminer mais ils n'en ont pas moins cru que je tomberai contre l'oni. Ils ont nourri l'illusoire espoir de changer de maitre, sans même réaliser que cela n'aurait fait aucune différence en ce qui les concerne. Je sais que l'un d'eux au moins a utilisé ses maigres pouvoirs dans l'espoir de rendre l'oni plus puissant. Je l'ai su au moment précis ou je l'ai mis à mort.

Leurs illusions sont le propre des faibles. Et elles doivent être éradiquées. Ce que je vais faire dés que nous nous arréterons pour camper et de manière à ce que les autres n'oublient pas la leçon du jour.
Je les forgerai ou ils se briseront. Et il ne sera guère difficile de les remplacer.
Je crois que je vais prendre mon temps pour les mettre à mort mais que je vais quand même utiliser ma lame pour ce faire.
Juste pour le symbôle qu'elle représente. Appelons ça une courtoisie.
Les kanji ciselés par Kaiu Haru sont toujours intacts. Après trois siècles, le nom de l'épée est encore parfaitement lisible sur le fil de la lame.

Cet homme était un grand forgeron.
Il avait baptisé son arme d'un nom à la fois très simple et très évocateur. Un nom lourd de multiples sens comme le destin, avec son impitoyable ironie, l'a démontré dés la naissance de cette lame.

Elle s'appelle Vérité.

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Message par Pénombre » 05 déc. 2006, 13:26

La senteur des pins sous la pluie. Mes pieds nus qui s'enfoncent dans le sol boueux et détrempé.
J'inspire à pleins poumons l'air aux parfums si précieux. Ces parfums qu'un jour, il me faudra détruire. Avec le reste.

Ephémère beauté, plus précieuse que la vie par sa nature fuyante.
Joie de la surprise sans cesse renouvelée devant l'infinie diversité du monde.
a dit le poète.

La pluie reprend, doucement. Et je laisse les kami de l'eau ruisseler le long de mon corps, comptant les milliers de brèves agonies lorsqu'ils entrent en contact avec mon épiderme.

Je rouvre les yeux. Ils sont loin, tout au moins ils aimeraient le croire.
Il me suffit de tendre l'oreille par delà le ruissellement de la pluie et les millions de chocs des gouttes sur les aiguilles et les branches pour entendre le bruit de leur course.

Ils avancent à l'aveuglette, dans l'obscurité complète. La femme court de toutes ses pauvres forces, trainant le garçonnet qui ne parviens pas à la suivre mais qu'elle arrive à tirer derrière elle poussée par la peur.

Je ramène près de mes yeux la lame de mon sabre, pour voir que l'eau tombée du ciel a déjà lavé le sang. Il est temps de poursuivre ma mission. Un dernier coup d'œil en arrière.

Dix sept corps, deux palanquins, trois lanternes de papier dont les flammes tentent dans un futile espoir de gagner de vitesse la pluie qui trempe les délicates structures déchirées.

Les rattraper ne pose aucune difficulté. Un humain entrainé en serait capable car il ne s'agit que d'une femme dans la nuit, terrorisée et ralentie par un enfant. Et je suis bien plus qu'un humain depuis… depuis longtemps.

Lorsque je les rejoins, ils gisent tous deux pantelants au bord d'une petite clairière. Dans le ciel, Seigneur Lune apparaît brièvement entre les nuages et je sens son regard hostile me transpercer.
Je frissonne malgré moi mais il faudra un pouvoir bien plus grand que celui du dieu distant, du père de mon maître, pour m'arréter.

Seul le fou ne connaît pas la peur. Le brave sait qu'elle est son seul ennemi. Un ennemi qui ne le quittera jamais et qu'il devra sans cesse combattre

Je me demande… je me demande si l'homme qui a dit cela savait vraiment de quoi il parlait ou si la beauté évocatrice de ses mots était vide de sens.
Je ne le saurai jamais.

Infinie diversité du monde…

J'attends patiemment à l'ombre des arbres qu'ils reprennent leur souffle. C'est le garçonnet qui perçoit le premier ma présence et son regard fixe alerte sa mère.
Quand elle m'aperçoit, tout au moins quand elle me devine près des arbres, elle porte la main à la bouche et étouffe un sanglot.

"Pitié… pitié !!"
Je reste immobile. Il est encore trop tôt.
Elle pleure, effondrée dans la boue, et serre le garçonnet contre elle, tentant de lui cacher le visage contre son épaule.
Un long moment plus tard, son visage ravagé par la peur et les larmes se dresse vers moi. Il fait nuit mais j'en perçois les moindres détails et j'apprécie cela comme j'apprécie tout le reste.
Intensément.

"Pourquoi ? Pourquoi attendez vous !!"
Je lui souris.
"Pour que vous puissiez mourir dignement, bien sûr"

Une partie de moi rugit, empreinte d'une multitude de désirs malsains que je n'ai même pas besoin d'effort pour réprimer. Je trempe mon âme à l'aune de ma loyauté et je franchis le seuil de la clairière.
Elle esquisse un mouvement de recul mais elle se reprend. Elle tente d'adopter une posture un peu plus digne.
"C'est mieux"
Elle déglutit lentement.
"Vous… vous n'allez pas nous emmener ?"

La peur. La peur obscurcit le jugement. Elle n'a pas encore vu l'évidence.
Elle ne la verra jamais.

Vérité tranche sa tête et la gerbe de sang nous éclabousse l'enfant et moi.
Comme je m'y attendais, il ne pleure pas. Ses yeux suivent simplement le corps décapité de sa mère alors qu'il s'effondre doucement. Le sang jaillit par flots saccédés de la nuque béante et souille l'enfançon qui ne bronche pas.
Puis, il lève les yeux vers moi.

Il me suffirait d'un geste pour me saisir du garçonnet, avant de m'en retourner vers mon maître. J'entends ses murmures insistants, ses ordres qui me parviennent de manière à peine perceptible. Alors que là-bas, tout ce qui peut encore bouger doit être en train de se blottir dans la moindre infractuosité, dans l'espoir de ne pas être écharpé par la force de ses hurlements.
Je met un genou à terre et je scrute plus attentivement les yeux du garçon.
Les yeux du descendant de Shinsei.
Les yeux de Shinsei lui-même.

Il tend doucement la main vers moi et tout aussi doucement, je prends les petits doigts dans les miens. Et nos volontés se rencontrent.
Comme deux facettes d'une même pièce, deux mains d'un même corps, nous nous reconnaissons.
Il est encore trop jeune pour savoir parler mais la destinée n'a nul besoin de mots pour s'exprimer. Il l'avait très bien dit lui-même "Quand on a compris, un seul mot est de trop. Quand on ne comprend pas, tous les mots sont inutiles".

Son âme et la mienne se jaugent et affirment leurs assises. Lui et moi, maintenant, tous les deux, faisons un pas de plus en avant.
Et je vois que je suis venu pour rien.

Je lui adresse un signe de tête, empreint de courtoisie.
A nouveau, Vérité s'abat.
Je lache les doigts minuscules et je me relève.

Le vent se met à souffler, à peine perceptible. La-bàs, le hurlement de mon seigneur retentit si fort que les guerriers du Crabe se surprennent à lever la tête vers un ciel vierge de tout orage.
Moi seul entend les mots à travers ce qu'ils prennent pour le tonnerre.

TU DEVAIS LE RAMENER !!

J'acquiesce sans un mot en quittant la clairière pour m'en retourner vers lui. Vers ma punition.
Vers la souffrance.

TU DEVAIS LE RAMENER !!

Seigneur, lorsque votre colère se sera apaisée, il est fort probable que je ne sois plus en mesure de vous répondre. Mais dans le fond, il n'est pas besoin que vous sachiez ou est ma loyauté. Je le sais, moi, et c'est tout ce qui est nécessaire.
La peur me taraude, le désir de vivre me fouette. Et la corruption tente par un million d'impulsions contradictoires de me guider, vers la fuite-attaque-retraite-supplication-espoir-regret-douleur-amour-crainte-terreur-désir-cruauté.

Le Jigoku n'a aucun sens, n'est ce pas ?

Je trempe mon âme à l'aune de l'épreuve et je continue à avancer.

Je suis un instrument mais l'instrument doit accomplir son rôle indépendamment de la force qui l'a forgé. Mon maître est la main, je suis l'épée. L'épée doit accomplir son rôle, même si le maitre ne peut en percevoir la portée.
Combien de guerriers ont-ils été sauvés par la vertu intrinsèque de leur lame ?

Il ne dit plus rien mais ses silences sont bien plus terrifiants que le reste. Car tout ce qu'il ne concrétise pas par ses hurlements, il le fait par ses actes.
Et même si une partie de moi aspire à son joug, dans le fond, je n'ai aucune envie de subir ce qui m'attend.
Même si cela est inéluctable. Non pas parce qu'il a le pouvoir de m'y contraindre mais simplement parce que sa volonté me suffit.

Je ne sais pas s'il comprendra mais cela aussi est de peu d'importance.
J'ai vu les yeux de Shinsei et j'ai su que cette fois encore, nous ne parviendrions pas à le faire plier. Que ce vieux désir de vengeance restera une fois encore inassouvi. Et qu'il nous faudra le transcender ou nous y confire.
Mais cela, mon seigneur n'a jamais été en mesure de le comprendre.
Alors, il a fallu que l'acte soit plus décisif que les mots. Et tant pis pour les conséquences.
Non, mon maître, vous ne seriez jamais parvenu à le briser. Pas cette fois.

Ce qu'il représente et ce que nous représentons ne sont que deux facettes d'une même chose, deux forces égales. Jigoku existe pour corrompre le reste. Leur grandeur est à l'aune de notre puissance et notre raison d'être à l'aune de leur lumière.
Ca n'est pas un jeu, même si certains plaisirs peuvent s'y tapir. Bien des plaisirs…
C'est une guerre.

J'ai mesuré l'âme de Shinsei et j'ai su. Que le ramener auprès de vous n'aurait été que vous nuire. Car vous auriez attaché toute votre attention à cette bataille perdue d'avance. Cette fois encore, son âme vaut plus que la vôtre. Que la mienne.
Vous auriez gaspillé vos forces et nourri votre rancœur pour rien. A un moment ou toute votre puissance, tous vos calculs doivent se concrétiser.
La prochaine fois… peut-être.
Mais il n'est pas dit que je serais encore là pour le voir.

J'arrive, seigneur.
Prenez patience, car je serais bientôt devant vous. Pour subir le chatiment qui m'attend.

Ca n'est pas moi qui vous ai failli, seigneur. C'est vous qui êtes aveugle. Mais cela ne m'a pas empéché de faire mon devoir.
Mon devoir n'est pas de vous obéir comme un esclave, même si je ne cesserai jamais d'être le vôtre. Tant que vous n'en aurez pas décidé autrement.

Mon devoir est d'œuvrer à votre victoire.

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