
Tulip Inn Hotel, Amsterdam, dix heures du soir.
Par la fenêtre ouverte de la chambre où je viens d’arriver, arrive un air tiède complètement inhabituel pour l’endroit et la saison, mêlé de ces indéfinissables effluves que j’associe à la Hollande : humidité omniprésente et vaguement iodée, relents de friture, odeurs de carburants venant des installations portuaires.
Je pose ma valise, procède aux automatismes d’arrivée : brancher l’ordinateur et le blackberry, vérifier mon portable, la connexion Internet, suspendre les affaires pour le lendemain, mettre dans la salle de bain le sachet en plastique qui me tient lieu de trousse de toilette depuis le renforcement de la sécurité dans les aéroports.
Je prends une douche, m’allonge sur le lit. Un vertige me saisit, un mélange de faiblesse – la seule chose que j’ai dans le ventre depuis cinq heures du matin, c’est un plateau petit déjeuner d’Air France – d’exaltation et d’immense fatigue. Malgré la couette et la douceur de l’air, je tremble convulsivement, incapable de m’interrompre, le contrecoup de l’adrénaline qui est la seule chose qui me fait tenir depuis quinze jours.
Comment aurais-je pu deviner, quand j’ai quitté Ryoko Owari il y a six mois, que je me retrouverai en plein milieu d’une guerre plus féroce que toutes celles que j’ai pu vivre sur les Terres du Scorpion.
Pour expliquer comment j’en suis arrivée là, il me faut revenir un peu en arrière.
J’ai déjà relaté dans la Bibliothèque Céleste mon arrivée dans l’Empire Enchanté – comment, ambassadeur du clan du Lion, je me suis retrouvée six mois plus tard magistrat d’Emeraude à Ryoko Owari, avec des devoirs à rendre au gouverneur Hyobu, Avec en pratique trois tâches, deux offices, quatre seigneurs à satisfaire, et des objectifs contradictoires, dans une ville dont la réputation sulfureuse n’est nullement usurpée. Et, de façon complètement providentielle, le soutien occulte du Fils du Ciel.
J’ai aussi relaté comment, au départ de Hyobu, j’ai brigué le poste de gouverneur de la ville, et comment suite à diverses intrigues des Bayushi et des Shosuro, j’avais été évincée. Le Fils du Ciel avait finalement estimé, au regard des différentes pressions exercées, que même si j’étais tout à fait capable d’occuper le poste, c’était plus prudent de mettre un Scorpion plutôt qu’un Lion à la tête de la plus grande ville Scorpion de l’Empire.
Un Bayushi est donc arrivé comme gouverneur. Bayushi Eiki, visage tranchant comme une lame, traits acérés, sourire carnassier, grand corps anguleux et nerveux. Un tueur, qui dès son arrivée a établi un règne de terreur dans la ville.
Nous nous sommes immédiatement entendus.
L’un comme l’autre, nous étions des combattants. Et il faisait partie de cette catégorie de personnes qui n’estiment que ceux qui leur résistent. Je n’avais pas peur de lui, et n’hésitais pas à lui tenir tête publiquement en plusieurs occasions. Quand il entreprit de s’approprier mon travail des mois passés, je le confrontai, et lui prouvai que mon sabre valait largement le sien. A la suite de cela, il me proposa de devenir son bras droit.
Cette proposition m’intéressait. Mais cela n’était possible, à l’évidence, que si les Lions et le Champion d’Emeraude acceptaient de me relâcher de mes devoirs. Or cette situation, qui était supposée ne durer que trois mois, durait à présent depuis un an et demi, et ne donnait pas de signe de s’achever, et pour cause : je réussissais, au prix d’un grand écart permanent et d’une charge de travail écrasante, à donner satisfaction à tous, et à résoudre bon nombre des conflits larvés entre le clan du Lion et le clan du Scorpion.
A chaque fois que je lui en parlais, le Champion d’Emeraude m’écoutait et me promulguait des paroles lénifiantes : j’oeuvrais pour le bien de l’Empire, ma valeur était reconnue, il fallait que je prenne patience.
De son côté, Bayushi Eiki devait également faire approuver par son clan mon embauche à son service. Et les mois passaient.
Aussi, quand une ambassadrice des Terres Brûlées vint me trouver pour me dire qu’ils souhaitaient me proposer un poste important, je lui prêtais attention, en dépit des mots gaijin qui épiçaient sa conversation et la rendaient difficilement intelligible.
Elle organisa une rencontre avec le Khan du Royaume des Guetteurs – ainsi que s’appelait ce territoire, ainsi qu’avec deux autres de ses notables.
Kurûkiba Khan était un homme grand et massif, qui avait la carrure et les manières directes d’un bushi Hida, et de façon plus déconcertante des yeux d’un bleu très clair et un sens de l’humour à froid tout à fait inattendu.
Je rencontrai également Doji Kohin, une des principales daimyo, une femme aux manières exquises et d’une rare intelligence, avec laquelle j’eus une entente immédiate. Enfin, je rencontrais un Otomo, qui s’occupait des relations extérieures : un petit homme mince, d’allure timide mais à l’intelligence aigue, qui sous son allure modeste et effacée avait de vastes responsabilités.
Ces différents contacts se concrétisèrent par une offre : ils souhaitaient m’embaucher comme shokan – général - afin de procéder à une complète refonte de leur armée. Cela me demanderait de nombreux voyages dans les différents domaines, et de conseiller ceux-ci dans l’utilisation de leurs hommes et de leur matériel. Le statut et les émoluments proposés étaient largement supérieurs à ceux dont je bénéficiais à Ryoko Owari.
Dans la même semaine, Bayushi Eiki m’indiqua que malheureusement, il ne pouvait me nommer au poste proposé pour raisons budgétaires.
Je revins donc voir le Champion d’Emeraude, auquel j’expliquai que je ne voyais pas d’amélioration se présenter à l’horizon. Il commença à procéder comme à son habitude. Je l’interrompis et lui signalai que j’avais une offre. Sa réponse : « Oh shit » (enfin, l’équivalent rokugani).
Je sollicitais, et obtins, une entrevue avec le Fils du Ciel, auquel j’expliquai que j’avais une offre, et qu’à l’heure actuelle je ne voyais pas pourquoi je ne l’accepterais pas. Il m’observa de son air sagace, me demanda deux choses : quand je devais leur répondre, et si je pouvais rencontrer son frère cadet, qui venait de le rejoindre en qualité de shogun. « Je ne vous promets rien…mais rencontrez-le demain matin. »
Ce que je fis.
Après un bref entretien, le shogun me proposa de travailler directement pour lui – mais, en lisant entre les lignes, je compris qu’il voulait en fait me proposer le poste de kaishakunin – l’exécuteur officiel du shogun.
L’accepter, c’était devenir instantanément la personne la plus haïe de l’Empire, ce que je ne souhaitais pas. Malgré la réputation de brutalité des Matsu, je suis une bushi, pas un bourreau ; et je ne voulais pas m’exiler de façon définitive de l’Empire Enchanté. Je le remerciai avec toute la politesse nécessaire, et l’assurai que si je partais, c’était pour pouvoir mieux revenir. Des changements en profondeur étaient nécessaires, et je pourrai davantage les aider à l’étape suivante. Le shogun, bien que déçu, accepta ma décision, mais me dit que si jamais mon nouvel emploi ne me satisfaisait pas, de lui faire signe, ce qui était d’une générosité inattendue de la part de cet homme que je ne connaissais pas huit jours plus tôt.
C’est donc dans les meilleurs termes que je quittai l’Empire Enchanté pour ces terres inconnues.
Pour des raisons pratiques, j’allais être hébergée au sein du domaine gouverné par Doji Kohin, ce qui me convenait fort bien.
Néanmoins, mon arrivée ne se passa sans quelques menus désagréments de démarrage.
Tout d’abord, ils m’avisèrent à mon arrivée que j’étais attendue dès le lendemain pour une revue des armées Otaku, à de nombreuses lieues de là. Je n’eus donc pas le temps de défaire mes bagages et dus partir dans la foulée.
Ensuite, ils limitèrent « pour le moment » mon périmètre d’intervention à l’intérieur des terres – si l’armée intervenait à l’extérieur, cela ne me concernait pas. J’acceptais cette limitation de bonne grâce, il y avait suffisamment à faire avec les dix domaines. Quand j’en aurais terminé de réorganiser l’armée, il serait toujours temps de se pencher sur la défense des frontières.
Ils m’avaient prévu pour mes déplacements un lourd palanquin de cérémonie – alors qu’à l’évidence, un palanquin de taille plus restreinte, ou une bonne monture, étaient plus adaptés en raison des nombreux déplacements que requérait ma charge. Je réclamai à corps et à cri quelque chose de plus adapté et finis par l’obtenir après deux autres tentatives pour me fournir quelque chose qui assurément ne devait leur servir à rien, mais ne me convenait aucunement.
Le premier mois, ils omirent de me verser un tiers de mes émoluments (ce qui fut rattrapé le mois suivant).
Ils m’avaient alloué une luxueuse résidence de façon temporaire (en attendant qu’une ‘digne de moi’ soit disponible), mais quand je voulus me faire confectionner un sceau et un bâton de commandement tel qu’en usaient les shokan, je fus avisée par un message écrit du Khan que ce n’était pas quelque chose qui se faisait au royaume des Guetteurs, et que je devais me contenter d’un insigne d’aide de camp.
Il était évident qu’avec un grade d’aide de camp, je n’avais aucune chance de me faire respecter par les officiers en charge. Je ne pipai mot, et attendis de voir le Khan, que je priai courtoisement de bien vouloir définir ses attentes à mon égard, puis lui démontrai que pour les atteindre, il était nécessaire qu’il me donne le grade qu’il m’avait promis. Il tenta de m’expliquer les vertus de l’humilité, et autres manœuvres similaires, puis en fin de compte finit par accepter ma demande, en mettant l’emphase sur un certain nombre de résultats qu’il attendait à très court terme. C’était de bonne guerre.
Je compris plus tard à quoi rimait la manœuvre : en gros, il avait tenté – tenté de voir si je me laissais faire. J’en pris bonne note pour le futur. Sous ses apparences cordiales, ce n’était pas un homme auquel je pouvais me fier.
Les mois suivants se passèrent sur les routes. J’inspectais les différents corps d’armées. Deux domaines – les Licornes et les Grues – constituaient quatre vingt pour cent des troupes, et étaient raisonnablement bien organisés, même s’il y avait des lacunes ; les autres domaines comportaient des troupes hétéroclites, à l’équipement pitoyable, qui le plus souvent n’avaient pas la moindre idée de ce qu’était une armée efficace ou de la logistique impliquée.
Ce qu’il apparut également aussitôt, c’est qu’en la personne de Otaku Beika, l’officier commandant les forces Otaku, j’avais un problème.