
Nous avons attaqué les troupes du Clan du Crabe. Comme je l’avais prévu, la bataille n’a pas duré longtemps. Dans le dernier carré, il y avait trois samouraï Hida et une rônin, d’allure plutôt piteuse à coté des combattants Crabes grands et massifs. J’ai demandé à ce qu’on m’amène les survivants.
Le samouraï du Clan du Crabe est stoïque, le regard calme, impavide malgré sa blessure. Je le jauge du regard. Celui-ci se laissera tailler en petits morceaux plutôt que de céder. Dommage…
D’un geste, je leur fais signe de l’achever.
Je me tourne vers la rônin, l’autre survivante. Sa cuirasse est en miettes, son kimono brun en lambeaux, elle est couverte de sang des pieds à la tête – probablement le sien et celui des autres. Une large coupure lui a ouvert le flanc, d’où émerge le blanc de ses côtes brisées. Son épaule gauche ne vaut guère mieux. Dans son visage dur marqué par la guerre et les années, sa joue est à moitié dévorée par la souillure, mais au-dessus son regard sombre flamboie d’une fureur volcanique.
Je souris. Sa colère est mon alliée.
Enfin, une recrue potentielle.
Mon sourire produit l’effet habituel. La colère disparaît de ses yeux, comme une flamme qu’on souffle, remplacée par une sourde inquiétude.
- Qui êtes-vous ? » souffle-t-elle, les dents serrées.
Premier aveu de faiblesse.
- Je suis ton nouveau seigneur. »
Je souris un peu plus largement, la dominant de la taille et du regard, imposant, exigeant la terreur qui est mon dû. Mais sa réaction est différente, et intéressante. Elle se débat avec sauvagerie, réussit à libérer son bras et plonge brutalement son tanto dans son ventre.
Les deux sbires qui l’encadrent s’efforcent de le lui arracher des mains. Ils ne croisent pas mon regard pour ne pas encourir plus avant mon déplaisir, et se tassent un peu sur eux-mêmes - ils savent ce qui les attend pour une telle négligence. La rônin lutte silencieusement, férocement, pour la possession du tanto.
La futilité de cette lutte m’amuse. Ceux qui veulent mourir sont les plus faciles à briser.
Je m’approche d’elle, et je plonge mes ongles dans la blessure béante du flanc. La souffrance déforme ses traits, elle gémit et relâche sa prise sur l’arme. Je sais comment un simple attouchement de ma part peut être douloureux pour autrui. Dans une blessure, c’est comme du feu liquide.
- Oh non, tu ne vas pas t’en tirer si facilement » murmuré-je à son oreille, presque avec tendresse.
D’un geste je referme ses blessures. Cette fois la peur, la vraie, l’envahit.
* * *
Elle a fini par craquer, bien sûr. Cela n’a même pas été très difficile. J’ai une longue expérience de ce genre d’exercice déplaisant, indispensable pour renforcer nos troupes. Et ce que je lui ai fait subir n’est rien par rapport à ce que j’ai enduré quand mon maître a fait de moi ce que je suis.
Les premiers temps, elle était hagarde, une somnambule marchant sans voir, son regard brouillé de larmes invisibles. Puis cette phase est passée, comme je savais qu’elle passerait, pour être remplacée par une sorte de sombre résolution. Elle ne dit pas un mot, mais obéit rapidement et efficacement à mes ordres.
De temps à autre, je surprends une expression d’indescriptible dégoût sur son visage. Elle se hait encore plus qu’elle ne me hait, moi.
C’est exactement là où je voulais l’amener. Je ne m’étais pas trompé sur son potentiel.
* * *
J’ai fait signe à mes troupes de s’arrêter. Il y a un avant-poste assez important de l’autre côté de la butte, et je veux étudier la situation avant l’attaque. La peur fait partie de nos armes les plus efficaces. Il faut que nos adversaires sentent venir leur mort. Cela demande un minimum de préparation - et de mise en scène.
C’est l’odeur de la fumée qui me tire de ma transe. Ca, et le vent glacé qui s’engouffre brusquement par le pan de la tente à la suite de la rônin. Elle fonce droit sur moi, sabre au clair. Derrière elle, un corps étendu.
Esquiver son attaque est un jeu d’enfant. Je suis plus intrigué qu’autre chose. Dehors, des cris d’alerte retentissent.
Après avoir esquivé une nouvelle attaque, j’intercepte son sabre de ma paume nue, et le lui arrache des mains avec un sourire presque tendre. Ses yeux s’écarquillent, elle se recule, se baissant pour ramasser son arme, sans me quitter du regard.
Mes troupes font irruption à cet instant et l’attaquent aussitôt, chagrinés d’avoir été pris en défaut.
Les cris à l’extérieur me font comprendre que la sentinelle n’est pas la seule à être passée de vie à trépas, et que pour faire bonne mesure, elle a dû mettre le feu aux tentes.
Le combat s’engage, inégal. Il faut lui reconnaître une vertu, elle sait se battre. Utilisant chaque avantage du terrain, elle fait voler son sabre de tous côtés et découpe bras, jambes et autres appendices plus ou moins déliquescents avec une facilité déconcertante. C’est une véritable boucherie, et j’en ai vu un certain nombre. S’il ne s’agissait pas de mes hommes, j’applaudirais presque la performance.
Puis l’oni aux yeux à facettes arrive, et c’est une autre danse. Elle se défend bien, le blesse à deux reprises, mais il finit par avoir le dessus et elle s’effondre – juste un autre tas de chair et d’os broyés.
Je m’avance, insoucieux de l’incendie. Cela fait longtemps que les flammes ordinaires n’ont plus d’effet sur moi.
Il faut qu’elle meure d’une façon ignominieuse, pour faire un exemple. C’est une question de principe. Pas question qu’elle donne des idées aux autres.
A mon approche, elle se redresse péniblement. Pas à dire, elle a du cran. Je lui accorde cet instant de dignité, avant de lui faire subir la souffrance que moi seul suis capable d’infliger. Du sang coule de sa bouche. Elle tient toujours son sabre.
Le sang qui obstrue sa gorge ne masque pas la joie sauvage de sa voix, ni la lueur de triomphe de son regard quand elle crache :
- Je ne sers…qu’un seul maître. »
Puis la lame de son sabre remonte vers sa gorge.
Tout autour de nous, le bruit de l’armée ennemie en marche.
* * *
Cela ne s’est pas arrêté là, bien sûr. Je n’ai pas vécu – survécu – aussi longtemps sans avoir appris quelques petites choses.
D’abord, il fallait s’occuper de nos adversaires.
Bien que nous n’ayons pas eu cette fois la surprise pour nous, la bataille a finalement tourné à notre avantage. L’avant-poste n’est à présent qu’un tas de ruines fumantes, et tous ceux qui le défendaient sont à présents à l’état de cadavres, même si nous avons eu pas mal de pertes.
J’ai veillé personnellement à ce qu’il n’y ait aucun survivant. Qu’ils aient eu l’audace de nous attaquer exigeait un traitement exemplaire.
Je suis revenu ensuite vers l’endroit où je l’avais laissée – roulée en boule, impuissante, tremblant de tout son corps, transpercée par la souffrance comme un papillon épinglé.
J’ai fait ce qu’il fallait, calmement, avec soin, avec précaution. J’ai pris mon temps. Ses cris ont résonné pendant des heures dans les collines désertes, jusqu’à ce qu’elle n’ait plus la force de crier et que l’on n’entende plus alentour que les craquements du brasier agonisant. Elle a mis très, très longtemps à mourir.
Je survole du regard mes troupes, aucun n’ose broncher, même la Licorne. Ils ont bien assimilé la leçon, l’objectif est atteint. Je plisse les yeux, satisfait.
Alors que nous quittons les lieux, ne laissant comme vestiges de notre passage que ces cadavres éventrés et noircis, ces tisons fumants, mes pensées vagabondent.
Je comprends la raison de son geste. Que je n’ai pas su l’anticiper me démontre à nouveau que j’ai toujours à apprendre de nos ennemis.
Bien qu’elle se soit réfugiée derrière le prétexte de son devoir à un seigneur absent, elle l’a fait pour rester fidèle à elle-même – à celle qu’elle était.
Cela n’a pas épargné une seule vie de nos adversaires, et tout juste causé quelques pertes supplémentaires de notre côté. Elle n’y a rien gagné, qu’une mort ignoble sous la torture.
C’était un geste parfaitement inutile.
Mais les choses qui ne sont pas nécessaires sont, par là-même, les seules essentielles.
Elle, en revanche, ne m’a pas compris. Si elle avait eu autant de respect pour moi que j’en avais pour elle, elle ne se serait pas rebellée, elle m’aurait aidé.
Après tout, sa tâche a été facile.
Il lui suffisait de suivre la voie montrée par ses pères, ce code qu’ils ont été jusqu’à graver – par crainte de l’oublier, peut-être – sur le fourreau des sabres que j’ai lancés dans les flammes. Trois caractères presque effacés qui ont terminé dans le brasier leur brève existence: Devoir, Honneur, Commandement.
Elle a eu la chance, au moins, de vivre son idéal, et de le regretter avec suffisamment de force pour faire ce choix suicidaire.
Ma tâche est autrement plus compliquée. Il me faut imaginer quelque chose que je n’ai jamais connu, à travers un jeu de miroirs déformants. Trouver mes propres réponses.
Un poisson peut-il rêver des nuages ? La lune peut-elle rêver de l’arc-en-ciel ?
Un instant, j’éprouve un sentiment de jalousie, ou peut-être de haine, une souffrance imprécise, une sensation de manque, comme un membre fantôme.
Cela ne dure pas, c’est juste un élément de réflexion complémentaire, que je note avec un peu d’étonnement. J’ordonne à mes troupes de se mettre en route.
Mon chemin n’est pas simple, je l’ai toujours su. Et je ne bénéficie pas d’un guide.
Il me faut inventer ma propre voie.