On l’appelait Dent-Cassée. Et le plus étonnant, c’est que ce surnom ne lui venait pas de l’état de sa dentition. L’homme arborait une belle mâchoire carrée, ses dents n’étaient même pas gâtées et aucune ne manquait. Mais, sous le coup d’une malédiction depuis l’enfance, il était incapable d’avaler la moindre nourriture sans en ressentir une cuisante douleur qui partait de la pointe de ses incisives pour venir se réfugier, coquette, dans le creux de sa gencive.
Bien évidemment, le fait de devoir se nourrir exclusivement depuis l’âge de huit ans, de riz bouilli et de légumes marinés (en petites quantités cependant car le vinaigre utilisé pour les parfumer était aussi désagréable à son émail que le fait de mordre une étoffe de bon cœur), tout cela ne lui avait pas arrangé le caractère. Dent –Cassée était sujet à des crises de colère aussi intenses et furieuses que les rages de dents perpétuelles qui animaient sa bouche. Et cela avait fait de lui, un des guerriers les plus redoutés de tout l’Empire.
Il avait vu le jour au sein de la famille Kakita mais s’était vite retrouvé rônin. On ne savait pas exactement pourquoi. La faute, semblait-il, à ce caractère échauffé. Ses comparses murmuraient qu’il avait tranché la gorge d’un de ses cousins Doji qui se gaussait de lui, agitant sous son nez une pâtisserie sucrée, fourrée d’amandes et d’abricots. Depuis, les hommes qui suivaient Dent-Cassée se gardaient bien de manger autre chose que du riz bouilli en sa présence, à la rigueur des vermicelles de soja mais seulement s’ils pensaient être devenus de bons amis.
Compensant une voracité qui ne pouvait être sienne à table, il errait de territoire en territoire, semant la terreur et en récoltant le fruit : de belles pièces d’or brillant. Ses hommes évitaient de dépenser leurs parts en festins et beuveries. Dans son malheur, Dent-Cassée ne pouvait non plus supporter le saké qui brûlait son palais comme une infection purulente. Les hommes aux ordres de Dent-Cassée étaient donc toujours sobres et leurs armes parfaitement entretenues. Le seul luxe qu’ils s’autorisaient concernait les femmes, encore que luxe ne soit peut-être pas le mot approprié. Celles qui offraient leurs services aux rônin n’entraient pas particulièrement dans la catégorie luxueuse.
Mais leur ascétisme relatif leur offrait sur toutes les bandes de loups sauvages, une certaine suprématie.
Le second de Dent-Cassée se nommait Kari. Il était le seul à connaître l’histoire de leur chef et les raisons de sa malédiction. Tout s’était passé lors de la huitième année de Dent-Cassée. Celui-ci se rendait au temple de la Déesse Inari avec ses parents pour apporter sur leur maisonnée la prospérité tout au long de l’année. Tandis que sa mère priait pour l’abondance à leur table et que son père enflammait un bâton d’encens, le jeune garçon fut frappé de stupeur. Partout autour des pèlerins étaient alignées les offrandes. De la nourriture foisonnante. Inari était la Fortune du Riz dans toute sa signification. Les gens venaient à elle dans l’espoir de recevoir sa bénédiction, pour ne plus jamais avoir à s’inquiéter au sujet de la nourriture. Ils venaient au temple les bras chargés de plats tous plus succulents les uns que les autres. Les fidèles rivalisaient d’imagination et de virtuosité pour impressionner la Déesse. La plupart des choses que le jeune garçon voyait dans ces plats, il n’y avait jamais goûté.
Mais ce ne fut pas ce qui le frappa le plus.
Le pire dans tout cela, c’était de voir toute cette nourriture laissée à pourrir sur les dalles du temple. Les fruits dévorés par les vers, la viande piquetée de mouches, le riz noirci, le tofu noyé sous la moisissure.
Le jeune garçon regarda alors la statue d’Inari d’un air de défi.
- Il pue, ton temple !
Une prêtresse replète sursauta et le tira par une oreille. Il crut entendre un léger rire et aussitôt la douleur qui irradiait le lobe malmené de son oreille, étendit son flux jusque dans ses gencives. Il poussa un cri et se mit à geindre.
De retour chez lui avec ses parents contrariés, à peine essaya-t-il de mordre dans une belle figue mûre que la douleur éclata à nouveau. Ce fut le début de son calvaire.
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Kari regarda d’un air malheureux son chef terminer son bouillon de poule. Lui-même avait tous les chicots noircis mais il pouvait manger ce qu’il voulait... Dent-Cassée s’essuya les lèvres d’un geste sec et pointa sur la carte une nouvelle ville. Depuis deux ans qu’ils parcouraient les routes, pas une seule ne leur avait résisté.
- La cité de Dan-Chisuto
En plongeant son regard dans les prunelles terribles de Dent-Cassée, Kari en vint à se demander si le terrible Dieu qui gouvernait les armées de l’Outremonde ne souffrait pas lui aussi d’une rage de dents irrépressible, héritée de la susceptibilité mal placée d’une Fortune, depuis dix siècles. Parce que ça aurait pu expliquer bien des choses...