C'est une petite tour en ruine, détruite il y a longtemps. Autrefois, elle faisait face à l'ouest, se dressant au sommet d'une colline, un petit mamelon couvert de buissons secs. Les bushi qui y séjournaient portaient les couleurs du Lion et attendaient une éventuelle attaque de maraudeurs barbares, venus des plaines occidentales inconnues, parsemées de ruines antiques et non-humaines.
On pouvait passer des semaines entières au sommet de la petite tour à contempler le paysage en contrebas. Les bosquets d'arbres, les prairies aux reliefs à peine esquissés que le vent dans l'herbe et le soleil sur les feuillages faisaient changer aux grés de caprices incompréhensibles. La voute des cieux était le théatre des déploiements parresseux de nuages gigantesques, armées célestes aux formes fantasmagoriques qui traversaient l'azur dans leur monumentale et silencieuse indifférence.
Les guerriers du Lion attendaient l'ennemi avec patience. Parfois, l'un d'eux se laissait aller à un éclat de voix ou une discussion se révélait plus bruyante que les autres et des sons incongrus se répandaient dans les environs. Mais dans l'ensemble, les guerriers de la famille Ikoma demeuraient en harmonie avec le paysage, sereins et imperturbables. Un des bushi savait jouer de la flûte et les parages de la tour résonnaient à l'occasion d'accords paisibles ou mélancoliques. Plus rarement, un air entrainant retentissait dans l'après-midi, comme pour inciter la nature à sortir du sommeil des heures ensoleillées de la mi-journée.
Le soir venu, les constellations et le vent nocturne semblaient conspirer pour vous souffler des indices sur les mystères célestes, vous dévoiler furtivement des bribes de vérité sur l'éternité. Certaines nuits, la brise venue de l'ouest portait jusqu'aux hommes endormis les étranges sonorités que les voyageurs entendaient parmi les ruines lointaines et les guerriers se retournaient nerveusement dans leur sommeil, tandis que leurs compagnons de garde se rapprochaient inconsciemment du petit braséro et scrutaient plus attentivement les ténèbres tout autour de leur bastion solitaire.
L'ennemi que ces hommes attendaient n'est jamais venu. Et pourtant, ils ont combattu et sont morts bravement, comme devraient mourir des guerriers du Lion. Et nul ne s'en souvient. Nul ne se souvient de qui vint jusque là et fut vaincu par des guerriers anonymes qui périrent jusqu'au dernier pour accomplir la tâche qu'on leur avait confié.
Ils étaient là depuis des années et le plus simplement du monde, on les avait oubliés. La tour solitaire et en partie détruite demeura seule et jour après jour, les assauts silencieux du temps finirent par faire d'elle une simple ruine. Lorsque des siècles après la mort de ses défenseurs la tour en ruines fut trouvée par les samurai de la Licorne qui exploraient leurs domaines retrouvés, nul ne savait plus à qui ou à quoi elle avait bien pu servir.
Et pourtant…
Chaque nuit, les fantômes des guerriers défunts reviennent là ou ils sont morts. Ils tournent leurs regards vers l'ouest et à nouveau, ils attendent. Un ennemi qui ne viendra jamais. Un ennemi qui n'existe sans doute même pas.
Et les spectres ont le visage serein, dépourvu de haine, de peur ou de regret. Ils sont là parce qu'ils le veulent. Parce que leur fidélité a transcendé même la mort. Même l'indifférence de tous ceux qui les ont oublié.
Et si un jour un ennemi arrive, alors à nouveau les épées du Lion se dresseront. A nouveau les guerriers morts combattront.
Nul ne peut les en empécher.
Nul ne peut les en dissuader.
Telle est la voie du Lion.