L’injuste périra
Mirumoto Uraka fit une pause sur la route poussiéreuse menant à l’école d’escrime de shiro Mirumoto. A l’ombre d’un cryptomère, il épongea la sueur de son visage en contemplant les heimin qui travaillaient aux rizières dans la chaleur moite.
Cinq paysannes avançaient de front en repiquant le riz, marchant du même pas tout en scandant un chant joyeux. Il admira la coordination des jeunes filles qui travaillaient dans un bel ensemble. Avec l’œil de l’escrimeur, il décomposa leurs gestes : plonger la main dans la boue pour y insérer le plant, se redresser tout en prenant un autre plan dans la besace, extirper la jambe droite de la vase pour la replonger un shoku plus loin, lever la jambe gauche pour l’amener parallèle à la jambe droite et dans la continuité du mouvement, s’abaisser pour planter.
Son regard fut plus particulièrement attiré par l’une d’entre elles. Non pas que c’était la plus jolie mais, bien que le jeune homme n’étendait rien à la culture du riz, il avait perçu intuitivement que c’était celle qui imprimait le rythme et la fluidité de ses mouvements le fascinait. Il s’attacha à la suivre et mentalement, il se mit à compter en suivant la respiration de la planteuse de riz. Au bout de quelques temps, il réalisa que le cycle était immuable, sans transition, sans heurts. Uraka resta pantois devant cette insolente maîtrise.
Il lui vint alors à l’esprit une réflexion de son sensei, Mirumoto Arashi :
“ Le bon mouvement est en harmonie. ”
La jeune fille croisa le regard du samuraï et lui sourit. Surpris, Uraka lui renvoya un salut solennel incongru, comme on salut un aîné ou un professeur.
Les autres femmes, qui n’avaient rien perdu de la scène, éclatèrent de rire, se méprenant sur leur relation.
Il sourit d’un air embarrassé et, laissant la paysanne interloquée à ses compagnes moqueuses, il reprit sa marche d’un pas soutenu. Il ne voulait pas être en retard pour sa première leçon avec maître Mirumoto Ito.
Dès son plus jeune âge, Uraka avait été l’un des meilleurs éléments de l’école de bushi Mirumoto. Il avait toujours surclassé ses compagnons d’étude. Sa facilité à maîtriser le sabre était déconcertante et sa capacité de progression semblait sans limite.
Pourtant, Uraka ne se considérait pas comme un duelliste accompli, il ne retenait pas tant ses réussites éclatantes que ses erreurs quand bien même celles-ci ne portaient que sur de simples détails. Il cherchait continuellement à progresser. Etant conscient de ses manques, son attitude se voulait toujours humble.
Cependant, il était perçu tout autrement par ses condisciples : sa timidité qui le tenait à l’écart des autres passait pour de la fierté, sa candeur à considérer son don pour le sabre comme une bénédiction des kami passait pour de la suffisance, la franchise de ses critiques envers les erreurs de ses camarades passait pour du mépris et sa quête perpétuelle de l’excellence qui le poussait à continuer de s’entraîner bien après les autres passait pour du zèle afin de se faire bien voir des professeurs.
Les rapports avec ses pairs avaient toujours été difficiles. Aussi, il avait fini par s’en faire une raison. Prenant leur attitude pour de la jalousie, il les ignorait.
Après tout, il n’avait jamais vraiment cherché à s’attirer leur amitié. La considération de ses condisciples lui était en définitive bien égale, seul lui importait d’étancher sa soif de savoir.
Peu à peu, il n’avait appris à compter que sur lui-même et sur quelques professeurs, en s’isolant dans l’étude des sabres.
A l’issue de son gempuku, il avait reçu une affectation de hohei à shiro Mirumoto. Il avait été promu depuis à la qualité de nikutai ce qui lui avait permis d’obtenir une petite maison à un ri du château. Bien que ses capacités lui auraient permis de prétendre à des fonctions plus élevées, cette position le satisfaisait entièrement. Les patrouilles sur les terres du clan du Dragon étaient rarement de tout repos et il profitait des périodes de garnison pour s’entraîner à l’académie Mirumoto.
La route que suivait Uraka serpentait entre les cultures en terrasses implantées à flanc de colline et remontait la vallée menant à shiro Mirumoto. Il connaissait bien ce chemin pour l’avoir emprunté à maintes reprises mais aujourd’hui était un jour particulier.
La veille, un messager l’avait informé que l’académie l’estimait prêt à recevoir l’enseignement de “ l’injuste périra ” auprès de maître Mirumoto Ito.
Nul ne savait précisément de quelle école venait ce sensei mystérieux au style si peu académique et aux méthodes non conventionnelles. Les rumeurs les plus folles couraient sur lui. Certains murmuraient qu’il avait étudié avec les Togashi eux-mêmes, d’autres affirmaient qu’il avait erré à travers Rokugan apprenant seul les techniques de l’école Mirumoto à travers la méditation et l’étude de l’ouvrage Niten.
Uraka était honoré de la décision du conseil des maîtres de l’académie, peu de samuraï avaient eu le privilège d’étudier avec Ito.
Néanmoins, il eut préféré que ce soit son sensei de toujours, Mirumoto Arashi, qui soit chargé de cette tâche. Ce n’est pas tant que la réputation de sévérité et de froideur d’Ito l’indisposait, mais Arashi lui avait appris tout ce qu’il savait et il portait un profond respect à ce maître qui depuis son enfance suivait avec intérêt sa progression.
Uraka atteignait les faubourgs du village qui abritait les nombreux serviteurs de shiro Mirumoto. Il traversa le bourg pour arriver enfin au pied du château, là où se trouvait la plus ancienne des académies enseignant le style Niten, la plus réputée d’entre toutes.
Il salua les gardes de faction et franchit les portes de l’école, passa devant les réfectoires et traversa une nouvelle enceinte pour se diriger vers le cœur de l’école.
Arrivé devant le dojo, il s’arrêta pour contempler le grand bâtiment ocre et rajusta son daisho. Uraka eut un claquement de langue agacé. Ce geste incontrôlé trahissait son trouble et sa distraction.
D’aucun découvrirait ce tic ne manquerait pas d’en tirer avantage.
Il déduisit de ce geste mécanique qu’inconsciemment, il appréhendait l’inconnu et qu’il n’était pas aussi serein qu’il l’aurait voulu.
Il consacra un moment à reprendre la maîtrise de ses nerfs, à rendre son esprit libre, à l’affût tel que l’enseigne le Niten et pénétra alors dans le dojo.
Uraka attendit que Ito le convoque en regardant des adolescents qui s’entraînaient au boken sur des mannequins de paille dans la cour intérieure. A l’appel de son nom, il suivit un étudiant pour se rendre dans une petite pièce au décor spartiate où l’attendait son professeur. Après l’avoir salué respectueusement, il s’assit face à lui et attendit poliment que l’aîné prenne la parole. Celui-ci lui rendit son salut et le dévisagea, scrutant son visage avec attention.
Au bout d’un long moment de silence troublé par le bourdonnement d’une grosse mouche qui tournait follement dans la pièce et par les cris des élèves dans la cour intérieure, Ito lui demanda brusquement :
“ Quelque chose me dérange. Fais cesser ce trouble immédiatement. ”
Uraka prit un moment pour analyser la situation. Qu’est-ce qui pouvait indisposer le maître ? Le bourdonnement et les circonvolutions de la mouche, le brouhaha provenant de la cour, l’odeur acre de sueur qui flottait dans la pièce confinée, la chaleur étouffante qui y régnait ou tout autre chose ?
Ne voulant pas commettre d’impair, il se risqua à poser une question :
“ Sensei, quelle est la nature de ce trouble ? ”
Ito répondit sèchement :
“ La leçon est terminée pour aujourd’hui. ”
Décontenancé, Uraka salua et quitta la pièce.
Il franchit d’un pas rapide les différentes enceintes. Intérieurement, il bouillait de fureur, les pensées se bousculaient dans sa tête. Ito l’avait-il prit en grippe ? Pourquoi ? Il ne connaissait pas vraiment Ito, ne l’ayant croisé qu’au cours de quelques réceptions officielles. A travers lui, Ito visait-il à discréditer l’enseignement de Arashi dont il était l’élève ? Existait-il une rivalité entre Ito et Arashi dans une lutte d’influence au sein de l’école ?
Une fois à l’extérieur, il hésita sur la conduite à tenir pour finalement redescendre la route et se diriger vers le sanctuaire dédié à Mirumoto, premier du nom. La méditation et la réflexion en ce lieu lui avait permis de nombreuses fois de ramener le calme dans son esprit et de faire le point.
Uraka sortit du sanctuaire au bout de plusieurs heures, l’esprit enfin apaisé.
Il croisa 3 samuraï de ses anciens compagnons d’école, Komitsu, Juniko et Seijo qui discutaient à voix haute sur le parvis. Ce dernier l’apostropha :
“ Bonjour Uraka san. Alors, cette première leçon avec Ito sama s’est bien passé ? ”
Uraka s’arrêta pour saluer. La figure de Seijo était rubiconde, la conversation qu’il venait de tenir l’avait visiblement mis dans un intense état d’énervement.
“ Instructive ” répondit-il laconiquement. Il allait pour partir mais Seijo fit un pas pour lui barrer le passage :
“ Ah bon ! On m’a dit qu’elle a été particulièrement courte. ”
“ Ce que “ on ” dit m’indiffère. J’ai mon analyse et vous en avez une autre. Chacun est libre de penser ce qu’il veut à partir de ce qu’il croit savoir. Seul le fou est persuadé que tout le monde partage la même vision que lui des choses. ”
Seijo marqua un temps pour considérer la réponse d’Uraka et reprit :
“ Il semblerait que vous n’êtes pas un escrimeur aussi fort qu’il le paraît. ”
“ Effectivement, le talent que vous pouvez me prêter n’a de valeur que pour vous et il est possible que vous me créditiez de beaucoup plus d’aptitude que j’en ai réellement. Je suis sincèrement désolé de vous avoir déçu en la matière, mais l’important n’est-il pas que je connaisse ma force réelle ? ”
Seijo resta un moment coi, cherchant visiblement d’autres arguments. Juniko, profita alors de ce silence pour tenter une diversion :
“ Seijo san, il serait peut être temps de rentrer à la citadelle. Il sera bientôt l’heure de prendre notre service. ”
Estimant la conversation close, Uraka salua d’un bref signe de tête les 3 samuraï, contourna Seijo et s’éloignait quand celui-ci, ignorant la remarque de la jeune femme, lança d’un ton rempli de sous entendus :
“ C’est plus difficile qu’avec sensei Arashi, neh ? ”
Uraka fit demi tour et se rapprocha de Seijo :
“ Que voulez-vous dire par là ? ”
“ Que vous bénéficiez de l’attention de maître Mirumoto Arashi davantage pour vos prouesses sur l’oreiller que pour vos qualités martiales. ”
Uraka fixa Seijo dans les yeux et répondit d’une voix froide :
“ Jusqu’ici, je n’avais pas donné suite à vos provocations car vous n’êtes pas un adversaire à ma mesure mais vous allez trop loin, Mirumoto Seijo san. ”
“ C’est à mon tour de vous demandez ce que vous entendez par là ? ”
Uraka considéra Seijo d’un air dédaigneux :
“ Certes, vous avez quelques aptitudes aux sabres, mais vous vous surestimez. Il est clair que vous n’avez aucune capacité d’analyse et de jugement sur nos forces comparées. Si vous doutez de mes compétences, j’ai des certitudes sur les votre pour vous avoir observé à maintes reprises et encore récemment. Vous combattez avec application mais sans envie et réel talent. Il vous manque l’étincelle, la volonté de tuer qui fait les grands duellistes. ”
L’indignation et la fureur contenue de Seijo faisait vibrer sa voix :
“ Vous n’êtes qu’un lâche doublé d’un prétentieux. Battez-vous si vous avez quelque honneur ! ”
Pour toute réponse, Uraka sortit ses sabres.
Quelques badauds intrigués par l’agitation s’approchaient. Il fallait que le duel se déroule rapidement avant qu’un samuraï de rang supérieur n’intervienne. Juniko et Komitsu s’écartèrent, agissant de facto en qualité de témoin.
Chacun ayant publiquement mis en cause leur compétence respective en nitokenjutsu, le duel avait tacitement débuté dans le style Mirumoto. Uraka se mit en position, le pied droit en avant, le katana dans la main droite haut levé au dessus de la tête, le wakisashi baissé dirigé vers l’arrière dans le prolongement du corps. Ses paroles avaient eu l’effet escompté, Seijo avait perdu de sa maîtrise alors que lui avait réussi à se dominer pour ne pas réagir aux insultes. En conservant un rythme cardiaque égal, il eut plus de temps à se préparer à l’affrontement alors que Seijo, déstabilisé, perdit un temps précieux à contrôler son souffle.
Uraka avait sciemment choisi une garde qui laissait une ouverture possible sur sa gauche, il comptait que Seijo, qui le sous estimait, en profite pour s’y engouffrer.
Son adversaire choisit une garde à hauteur moyenne. Le katana tendu vers sa gorge, le wakisashi légèrement plus élevé, la pointe dirigée vers le tsuba du katana d’Uraka.
Quelques secondes s’égrenèrent et Seijo passa à l’attaque. Il avança vers sa droite, armant son katana pour effectuer un coup latéral tout en élevant son wakisashi pour se protéger d’une frappe éventuelle du katana d’Uraka.
Au lieu de reculer, Uraka s’avança de deux pas mettant ainsi hors de position l’attaque du katana de Seijo et du sien écarta le wakisashi de son opposant. Seijo ramena son bras droit trop tard, le wakisashi d’Uraka était déjà remonté au niveau de la poitrine de Seijo. Uraka fit encore un pas et en fléchissant sa jambe droite, ramena la lame de haut en bas vers lui, ouvrant une large brèche dans le torse de Seijo.
Seijo cracha un flot de sang et s’écroula sans un cri. Son corps eut quelques soubresauts avant de s’immobiliser. Seijo gisait étendu sur le dos dans une mare de sang, un rictus étonné sur sa face. Une foule disparate composée d’élèves de l’école, de moines et de serviteurs du sanctuaire se pressait déjà pour contempler le cadavre en échangeant des commentaires excités, les premiers arrivés informant les arrivants du déroulement du duel.
Uraka resta tête baissé le temps de calmer les battements de son cœur, l’exaltation de la victoire passé, il lui venait un goût amer dans la bouche. Quand il la redressa, il vit que Komitsu, qui avait assisté à la scène sans intervenir, l’observait avec attention. Ce dernier le salua en souriant.
Uraka réalisa à ce moment que Seijo n’avait pas suffisamment d’envergure et d’ambition pour qu’il le défie de lui même. Quelqu’un lui avait monté la tête pour l’inciter à le faire, quelqu’un qui savait sans doute que Seijo avait peu de chance de remporter l’affrontement, quelqu’un qui avait influencé celui-ci dans le but de pouvoir étudier Uraka dans un duel létal. Juniko avait essayé de tempérer Seijo mais Komitsu s’était bien gardé de le faire. Visiblement, Komitsu n’avait pas été surpris par la tournure des événements, il en semblait même plutôt satisfait et il était d’une autre trempe …
Uraka répondit au salut par un sourire insolent d’une impolitesse extrême, en montrant ses dents.
Le sourire de Komitsu s’effaça et ils se jaugèrent.
Au bout d’un moment, Komitsu tourna les talons et disparut dans la foule. Uraka eut une grimace de contentement. Il avait pris un risque conséquent en provoquant Komitsu mais celui-ci n’y avait pas répondu, reconnaissant par là son infériorité. Uraka avait renversé l’avantage et prit l’ascendant.
Aucun mot n’avait été échangé mais l’un comme l’autre savait qu’ils étaient désormais des ennemis mortels. Un jour, ils seraient amenés à se rencontrer.
Uraka quitta à son tour la place alors que les eta enlevaient le corps et que les shugenja intervenaient pour purifier le sol sacré souillé par le sang. La foule s’écarta pour le laisser passer en murmurant. Cette altercation n’allait pas améliorer sa réputation au sein de l’école.
Il dépassa le torii marquant les limites du sanctuaire et redescendit la route pour rentrer chez lui.
Quelques centaines de mètres plus bas, il rencontra Mirumoto Arashi, accompagné de 5 adolescents armés de daï kyu. Le maître s’arrêta et fit signe aux élèves de l’école de poursuivre leur chemin. Une fois ces derniers éloignés, il s’étonna de ce qu’Uraka ne se trouvait pas avec maître Ito.
Uraka raconta en détail son entrevue avec Ito. Il mentionna qu’il en était sorti courroucé et en désarroi, qu’il avait ensuite recherché dans la méditation au sanctuaire de Mirumoto, réconfort et conseil.
Il omit soigneusement de rapporter son combat avec Seijo, il l’apprendrait bien assez tôt. Surtout, il n’aurait pu alors taire le motif du duel, ce qui aurait été embarrassant pour lui comme pour son sensei et il ne pouvait pas lui mentir.
Une fois son récit effectué, il attendit respectueusement que l’aîné prenne la parole.
“ Et qu’as-tu tiré comme enseignement de ton recueillement ? ”
“ Que j’ai agit bien sottement. En vérité, j’ai bien mal agit. ” Uraka marqua une pause avant de reprendre :
“ Quand maître Ito m’a dit : “ quelque chose me dérange. Fais cesser ce trouble immédiatement ”, je n’ai pas soupesé et mesuré le contenu de ses paroles. S’il avait eu besoin de préciser la nature de ce trouble, il l’aurait fait. C’est donc qu’il pensait que j’avais à ma disposition tous les éléments pour mettre fin à ce problème. En posant ma question, je n’ai fait qu’illustrer mon ignorance, ce qui a motivé son désappointement. ”
Arashi n’eut aucune réaction à l’écoute de son analyse, pas plus qu’il n’émit d’observation à son issue et Uraka n’en attendait pas. Il savait que son sensei ne prendrait pas le risque de pervertir l’enseignement de Ito en influençant Uraka d’une quelconque façon.
Mais Arashi savait qu’Uraka avait besoin de lui parler pour l’aider à organiser ses pensées, pour voir plus clairement les choses.
Entre eux, nul besoin de mots pour se comprendre.
Arashi eut néanmoins une parole de réconfort :
“ Si Ito san estimait que tu n’as aucune aptitude pour apprendre “ L’injuste périra ”, il aurait définitivement suspendu son enseignement. ”
Cette perspective raviva l’esprit combatif d’Uraka qui affirma d’une voix forte :
“ Hai, sama ! ”
Arashi sourit et dit d’un ton badin :
“ Je dois rejoindre mes troupes. Ces jeunes sont si empruntés, qu’ils risqueraient de se perdre en route. Bonsoir Uraka san. ”
“ Bonsoir Arashi sama. ” Uraka regarda son maître s’éloigner et repartit d’un pas plus léger vers sa maison.
Le lendemain, Uraka repartit en début d’après midi pour l’académie, Ito avait d’autres fonctions à assumer le matin. Certes, il aurait pu profiter de la fraîcheur des premières heures de la journée pour s’entraîner à l’école mais tant que la tension ne serait pas redescendue, il préférait y être vu le moins possible.
Uraka remontait la vallée en songeant aux événements de la veille.
S’il avait seulement rencontré Seijo en sortant de l’académie, nul doute que, dans l’état d’énervement où il se trouvait à ce moment, il aurait réagit promptement aux insinuations perfides de Seijo et c’est lui qui aurait perdu la maîtrise de ses nerfs. L’issue du combat aurait été alors beaucoup plus aléatoire. La vie et la mort se jouait décidément à peu de chose.
Le rouge de la honte lui monta au front en constatant qu’il était loin d’être un samuraï accompli. Il gaspillait trop facilement son ki, il perdait trop facilement sa maîtrise. L’indifférence qu’il affichait envers l’opinion d’autrui n’était elle qu’une façade ? Regard des autres, amour propre, propre estime de soi, confiance en soi, tout ceci se brouillait.
Malgré sa volonté de rester de marbre aux provocations, il avait été touché plus qu’il n’aurait voulu par les paroles de Seijo non pas que l’homosexualité soit en soi même scandaleuse, mais qu’elle puisse interférer dans les devoirs du samuraï était inconvenant. Considérer qu’il doive sa position aux relations privilégiées qu’il entretient avec maître Arashi lui était intolérable.
Aussi, sa première réaction face à Ito était indigne d’un samuraï. Un samuraï doit rechercher ses fautes et non les imputer à autrui.
Il marmonna entre ses dents comme s’il avait besoin d’entendre les mots pour se convaincre lui même et exorciser ces pensées de mortification :
« Un samuraï n’existe que par ses actes, pas par ses paroles. Ce que je suis, c’est l’ensemble de mes actes. La conscience que les autres en ont ou que j’en ai importe peu. »
Un chant le tira de ses réflexions. Il identifia à la voix, les paysannes qu’il avait vu la veille auprès du vieux cryptomère. Le ton en était mélancolique, ce qui l’étonna quelque peu, cela manquait de rythme pour accompagner le repiquage du riz. Il ralentit le pas pour comprendre les paroles et identifia un air en vogue, tiré d’une célèbre pièce Kabuki racontant les amours impossibles et clandestins d’un samuraï et d’une bonge : “ Les amants d’Imakawa ”. Récit tragique comme on l’aime tant dans le Kabuki ; par amour, la belle se suicidait par noyade pour délier son amant de son serment de fidélité et lui permettre de se marier avec une femme de son rang.
A un détour du chemin, il découvrit les paysannes au travail.
La chanson était reprise par quatre d’entre elles. La cinquième restait silencieuse, le visage fermé.
Uraka s’arrêta, frappé par l’acuité de la scène. La conduite de ces jeunes paysannes qui étaient parti d’un simple échange de salut pour supputer une relation amoureuse, n’était pas sans lui rappeler l’attitude de ses pairs qui considéraient ses liens étroits avec Arashi comme une preuve de leur liaison homosexuelle.
Décidément, qu’ils soient bonge ou samuraï, les êtres humains partagent le même amour pour le commérage et les médisances. La différence est qu’un samuraï est sensé ne pas prêter attention aux vaines paroles. Il grimaça à cette pensée.
Se sentant observée, la jeune femme leva la tête. Uraka lut dans son regard la même souffrance qu’il éprouvait aux regards jetés à la dérobée et aux murmures de ses condisciples et eut un sourire empathique. Elle lui renvoya un sourire lumineux et se remit au travail, reprenant le chant de ses compagnes. Ceci les désarçonna, et elles marquèrent un temps d’arrêt, la regardant avec surprise. Uraka sourit à la manœuvre de la jeune femme et la détailla davantage. Elle était plutôt grande pour une femme, ses habits légers fonctionnels laissaient entrevoir un corps mince aux muscles longs et vigoureux et son teint était halé par le soleil. Elle correspondait assez peu aux standards de beauté rokugani mais les traits de son visage étaient fins et ses gestes gardaient cette grâce et cette maîtrise qui avaient éveillé son attention la veille.
Un faux mouvement trahit la gêne qu’elle éprouvait à se sentir scrutée de la sorte. Uraka se morigéna. A quoi jouait-il ? Non seulement par sa conduite, il accréditait la thèse de ces heimin cancanières mais il risquait de bercer la jeune femme d’illusions trompeuses sur ses sentiments.
Il se détourna et reprit la route, bien déterminé à la chasser de son esprit.
Il s’éloigna en fredonnant en cœur avec les jeunes femmes, les derniers vers de la complainte :
“ … Sur l’onde flottait
sa chevelure étoilée
noir astre brillant
que son amant contemplait
tel jadis sur l’oreiller. ”