[nouvelle] L'injuste périra

Ce Forum est dédié à être un recueil pour les histoires que les Forumistes rédigent dans le monde de L5R.

Modérateurs : Magistrats de Jade, Historiens de la Shinri

Avatar de l’utilisateur
Doji Satori
Adhérent
Adhérent
Messages : 1379
Inscription : 07 mai 2002, 23:00

[nouvelle] L'injuste périra

Message par Doji Satori » 10 mai 2006, 16:48

L’injuste périra


Mirumoto Uraka fit une pause sur la route poussiéreuse menant à l’école d’escrime de shiro Mirumoto. A l’ombre d’un cryptomère, il épongea la sueur de son visage en contemplant les heimin qui travaillaient aux rizières dans la chaleur moite.
Cinq paysannes avançaient de front en repiquant le riz, marchant du même pas tout en scandant un chant joyeux. Il admira la coordination des jeunes filles qui travaillaient dans un bel ensemble. Avec l’œil de l’escrimeur, il décomposa leurs gestes : plonger la main dans la boue pour y insérer le plant, se redresser tout en prenant un autre plan dans la besace, extirper la jambe droite de la vase pour la replonger un shoku plus loin, lever la jambe gauche pour l’amener parallèle à la jambe droite et dans la continuité du mouvement, s’abaisser pour planter.
Son regard fut plus particulièrement attiré par l’une d’entre elles. Non pas que c’était la plus jolie mais, bien que le jeune homme n’étendait rien à la culture du riz, il avait perçu intuitivement que c’était celle qui imprimait le rythme et la fluidité de ses mouvements le fascinait. Il s’attacha à la suivre et mentalement, il se mit à compter en suivant la respiration de la planteuse de riz. Au bout de quelques temps, il réalisa que le cycle était immuable, sans transition, sans heurts. Uraka resta pantois devant cette insolente maîtrise.
Il lui vint alors à l’esprit une réflexion de son sensei, Mirumoto Arashi :
“ Le bon mouvement est en harmonie. ”
La jeune fille croisa le regard du samuraï et lui sourit. Surpris, Uraka lui renvoya un salut solennel incongru, comme on salut un aîné ou un professeur.
Les autres femmes, qui n’avaient rien perdu de la scène, éclatèrent de rire, se méprenant sur leur relation.
Il sourit d’un air embarrassé et, laissant la paysanne interloquée à ses compagnes moqueuses, il reprit sa marche d’un pas soutenu. Il ne voulait pas être en retard pour sa première leçon avec maître Mirumoto Ito.

Dès son plus jeune âge, Uraka avait été l’un des meilleurs éléments de l’école de bushi Mirumoto. Il avait toujours surclassé ses compagnons d’étude. Sa facilité à maîtriser le sabre était déconcertante et sa capacité de progression semblait sans limite.
Pourtant, Uraka ne se considérait pas comme un duelliste accompli, il ne retenait pas tant ses réussites éclatantes que ses erreurs quand bien même celles-ci ne portaient que sur de simples détails. Il cherchait continuellement à progresser. Etant conscient de ses manques, son attitude se voulait toujours humble.
Cependant, il était perçu tout autrement par ses condisciples : sa timidité qui le tenait à l’écart des autres passait pour de la fierté, sa candeur à considérer son don pour le sabre comme une bénédiction des kami passait pour de la suffisance, la franchise de ses critiques envers les erreurs de ses camarades passait pour du mépris et sa quête perpétuelle de l’excellence qui le poussait à continuer de s’entraîner bien après les autres passait pour du zèle afin de se faire bien voir des professeurs.
Les rapports avec ses pairs avaient toujours été difficiles. Aussi, il avait fini par s’en faire une raison. Prenant leur attitude pour de la jalousie, il les ignorait.
Après tout, il n’avait jamais vraiment cherché à s’attirer leur amitié. La considération de ses condisciples lui était en définitive bien égale, seul lui importait d’étancher sa soif de savoir.
Peu à peu, il n’avait appris à compter que sur lui-même et sur quelques professeurs, en s’isolant dans l’étude des sabres.
A l’issue de son gempuku, il avait reçu une affectation de hohei à shiro Mirumoto. Il avait été promu depuis à la qualité de nikutai ce qui lui avait permis d’obtenir une petite maison à un ri du château. Bien que ses capacités lui auraient permis de prétendre à des fonctions plus élevées, cette position le satisfaisait entièrement. Les patrouilles sur les terres du clan du Dragon étaient rarement de tout repos et il profitait des périodes de garnison pour s’entraîner à l’académie Mirumoto.

La route que suivait Uraka serpentait entre les cultures en terrasses implantées à flanc de colline et remontait la vallée menant à shiro Mirumoto. Il connaissait bien ce chemin pour l’avoir emprunté à maintes reprises mais aujourd’hui était un jour particulier.
La veille, un messager l’avait informé que l’académie l’estimait prêt à recevoir l’enseignement de “ l’injuste périra ” auprès de maître Mirumoto Ito.

Nul ne savait précisément de quelle école venait ce sensei mystérieux au style si peu académique et aux méthodes non conventionnelles. Les rumeurs les plus folles couraient sur lui. Certains murmuraient qu’il avait étudié avec les Togashi eux-mêmes, d’autres affirmaient qu’il avait erré à travers Rokugan apprenant seul les techniques de l’école Mirumoto à travers la méditation et l’étude de l’ouvrage Niten.
Uraka était honoré de la décision du conseil des maîtres de l’académie, peu de samuraï avaient eu le privilège d’étudier avec Ito.
Néanmoins, il eut préféré que ce soit son sensei de toujours, Mirumoto Arashi, qui soit chargé de cette tâche. Ce n’est pas tant que la réputation de sévérité et de froideur d’Ito l’indisposait, mais Arashi lui avait appris tout ce qu’il savait et il portait un profond respect à ce maître qui depuis son enfance suivait avec intérêt sa progression.

Uraka atteignait les faubourgs du village qui abritait les nombreux serviteurs de shiro Mirumoto. Il traversa le bourg pour arriver enfin au pied du château, là où se trouvait la plus ancienne des académies enseignant le style Niten, la plus réputée d’entre toutes.
Il salua les gardes de faction et franchit les portes de l’école, passa devant les réfectoires et traversa une nouvelle enceinte pour se diriger vers le cœur de l’école.
Arrivé devant le dojo, il s’arrêta pour contempler le grand bâtiment ocre et rajusta son daisho. Uraka eut un claquement de langue agacé. Ce geste incontrôlé trahissait son trouble et sa distraction.
D’aucun découvrirait ce tic ne manquerait pas d’en tirer avantage.
Il déduisit de ce geste mécanique qu’inconsciemment, il appréhendait l’inconnu et qu’il n’était pas aussi serein qu’il l’aurait voulu.
Il consacra un moment à reprendre la maîtrise de ses nerfs, à rendre son esprit libre, à l’affût tel que l’enseigne le Niten et pénétra alors dans le dojo.

Uraka attendit que Ito le convoque en regardant des adolescents qui s’entraînaient au boken sur des mannequins de paille dans la cour intérieure. A l’appel de son nom, il suivit un étudiant pour se rendre dans une petite pièce au décor spartiate où l’attendait son professeur. Après l’avoir salué respectueusement, il s’assit face à lui et attendit poliment que l’aîné prenne la parole. Celui-ci lui rendit son salut et le dévisagea, scrutant son visage avec attention.
Au bout d’un long moment de silence troublé par le bourdonnement d’une grosse mouche qui tournait follement dans la pièce et par les cris des élèves dans la cour intérieure, Ito lui demanda brusquement :
“ Quelque chose me dérange. Fais cesser ce trouble immédiatement. ”
Uraka prit un moment pour analyser la situation. Qu’est-ce qui pouvait indisposer le maître ? Le bourdonnement et les circonvolutions de la mouche, le brouhaha provenant de la cour, l’odeur acre de sueur qui flottait dans la pièce confinée, la chaleur étouffante qui y régnait ou tout autre chose ?
Ne voulant pas commettre d’impair, il se risqua à poser une question :
“ Sensei, quelle est la nature de ce trouble ? ”
Ito répondit sèchement :
“ La leçon est terminée pour aujourd’hui. ”
Décontenancé, Uraka salua et quitta la pièce.

Il franchit d’un pas rapide les différentes enceintes. Intérieurement, il bouillait de fureur, les pensées se bousculaient dans sa tête. Ito l’avait-il prit en grippe ? Pourquoi ? Il ne connaissait pas vraiment Ito, ne l’ayant croisé qu’au cours de quelques réceptions officielles. A travers lui, Ito visait-il à discréditer l’enseignement de Arashi dont il était l’élève ? Existait-il une rivalité entre Ito et Arashi dans une lutte d’influence au sein de l’école ?
Une fois à l’extérieur, il hésita sur la conduite à tenir pour finalement redescendre la route et se diriger vers le sanctuaire dédié à Mirumoto, premier du nom. La méditation et la réflexion en ce lieu lui avait permis de nombreuses fois de ramener le calme dans son esprit et de faire le point.

Uraka sortit du sanctuaire au bout de plusieurs heures, l’esprit enfin apaisé.
Il croisa 3 samuraï de ses anciens compagnons d’école, Komitsu, Juniko et Seijo qui discutaient à voix haute sur le parvis. Ce dernier l’apostropha :
“ Bonjour Uraka san. Alors, cette première leçon avec Ito sama s’est bien passé ? ”
Uraka s’arrêta pour saluer. La figure de Seijo était rubiconde, la conversation qu’il venait de tenir l’avait visiblement mis dans un intense état d’énervement.
“ Instructive ” répondit-il laconiquement. Il allait pour partir mais Seijo fit un pas pour lui barrer le passage :
“ Ah bon ! On m’a dit qu’elle a été particulièrement courte. ”
“ Ce que “ on ” dit m’indiffère. J’ai mon analyse et vous en avez une autre. Chacun est libre de penser ce qu’il veut à partir de ce qu’il croit savoir. Seul le fou est persuadé que tout le monde partage la même vision que lui des choses. ”
Seijo marqua un temps pour considérer la réponse d’Uraka et reprit :
“ Il semblerait que vous n’êtes pas un escrimeur aussi fort qu’il le paraît. ”
“ Effectivement, le talent que vous pouvez me prêter n’a de valeur que pour vous et il est possible que vous me créditiez de beaucoup plus d’aptitude que j’en ai réellement. Je suis sincèrement désolé de vous avoir déçu en la matière, mais l’important n’est-il pas que je connaisse ma force réelle ? ”
Seijo resta un moment coi, cherchant visiblement d’autres arguments. Juniko, profita alors de ce silence pour tenter une diversion :
“ Seijo san, il serait peut être temps de rentrer à la citadelle. Il sera bientôt l’heure de prendre notre service. ”
Estimant la conversation close, Uraka salua d’un bref signe de tête les 3 samuraï, contourna Seijo et s’éloignait quand celui-ci, ignorant la remarque de la jeune femme, lança d’un ton rempli de sous entendus :
“ C’est plus difficile qu’avec sensei Arashi, neh ? ”
Uraka fit demi tour et se rapprocha de Seijo :
“ Que voulez-vous dire par là ? ”
“ Que vous bénéficiez de l’attention de maître Mirumoto Arashi davantage pour vos prouesses sur l’oreiller que pour vos qualités martiales. ”
Uraka fixa Seijo dans les yeux et répondit d’une voix froide :
“ Jusqu’ici, je n’avais pas donné suite à vos provocations car vous n’êtes pas un adversaire à ma mesure mais vous allez trop loin, Mirumoto Seijo san. ”
“ C’est à mon tour de vous demandez ce que vous entendez par là ? ”
Uraka considéra Seijo d’un air dédaigneux :
“ Certes, vous avez quelques aptitudes aux sabres, mais vous vous surestimez. Il est clair que vous n’avez aucune capacité d’analyse et de jugement sur nos forces comparées. Si vous doutez de mes compétences, j’ai des certitudes sur les votre pour vous avoir observé à maintes reprises et encore récemment. Vous combattez avec application mais sans envie et réel talent. Il vous manque l’étincelle, la volonté de tuer qui fait les grands duellistes. ”
L’indignation et la fureur contenue de Seijo faisait vibrer sa voix :
“ Vous n’êtes qu’un lâche doublé d’un prétentieux. Battez-vous si vous avez quelque honneur ! ”
Pour toute réponse, Uraka sortit ses sabres.

Quelques badauds intrigués par l’agitation s’approchaient. Il fallait que le duel se déroule rapidement avant qu’un samuraï de rang supérieur n’intervienne. Juniko et Komitsu s’écartèrent, agissant de facto en qualité de témoin.

Chacun ayant publiquement mis en cause leur compétence respective en nitokenjutsu, le duel avait tacitement débuté dans le style Mirumoto. Uraka se mit en position, le pied droit en avant, le katana dans la main droite haut levé au dessus de la tête, le wakisashi baissé dirigé vers l’arrière dans le prolongement du corps. Ses paroles avaient eu l’effet escompté, Seijo avait perdu de sa maîtrise alors que lui avait réussi à se dominer pour ne pas réagir aux insultes. En conservant un rythme cardiaque égal, il eut plus de temps à se préparer à l’affrontement alors que Seijo, déstabilisé, perdit un temps précieux à contrôler son souffle.
Uraka avait sciemment choisi une garde qui laissait une ouverture possible sur sa gauche, il comptait que Seijo, qui le sous estimait, en profite pour s’y engouffrer.
Son adversaire choisit une garde à hauteur moyenne. Le katana tendu vers sa gorge, le wakisashi légèrement plus élevé, la pointe dirigée vers le tsuba du katana d’Uraka.

Quelques secondes s’égrenèrent et Seijo passa à l’attaque. Il avança vers sa droite, armant son katana pour effectuer un coup latéral tout en élevant son wakisashi pour se protéger d’une frappe éventuelle du katana d’Uraka.
Au lieu de reculer, Uraka s’avança de deux pas mettant ainsi hors de position l’attaque du katana de Seijo et du sien écarta le wakisashi de son opposant. Seijo ramena son bras droit trop tard, le wakisashi d’Uraka était déjà remonté au niveau de la poitrine de Seijo. Uraka fit encore un pas et en fléchissant sa jambe droite, ramena la lame de haut en bas vers lui, ouvrant une large brèche dans le torse de Seijo.
Seijo cracha un flot de sang et s’écroula sans un cri. Son corps eut quelques soubresauts avant de s’immobiliser. Seijo gisait étendu sur le dos dans une mare de sang, un rictus étonné sur sa face. Une foule disparate composée d’élèves de l’école, de moines et de serviteurs du sanctuaire se pressait déjà pour contempler le cadavre en échangeant des commentaires excités, les premiers arrivés informant les arrivants du déroulement du duel.

Uraka resta tête baissé le temps de calmer les battements de son cœur, l’exaltation de la victoire passé, il lui venait un goût amer dans la bouche. Quand il la redressa, il vit que Komitsu, qui avait assisté à la scène sans intervenir, l’observait avec attention. Ce dernier le salua en souriant.
Uraka réalisa à ce moment que Seijo n’avait pas suffisamment d’envergure et d’ambition pour qu’il le défie de lui même. Quelqu’un lui avait monté la tête pour l’inciter à le faire, quelqu’un qui savait sans doute que Seijo avait peu de chance de remporter l’affrontement, quelqu’un qui avait influencé celui-ci dans le but de pouvoir étudier Uraka dans un duel létal. Juniko avait essayé de tempérer Seijo mais Komitsu s’était bien gardé de le faire. Visiblement, Komitsu n’avait pas été surpris par la tournure des événements, il en semblait même plutôt satisfait et il était d’une autre trempe …
Uraka répondit au salut par un sourire insolent d’une impolitesse extrême, en montrant ses dents.
Le sourire de Komitsu s’effaça et ils se jaugèrent.
Au bout d’un moment, Komitsu tourna les talons et disparut dans la foule. Uraka eut une grimace de contentement. Il avait pris un risque conséquent en provoquant Komitsu mais celui-ci n’y avait pas répondu, reconnaissant par là son infériorité. Uraka avait renversé l’avantage et prit l’ascendant.
Aucun mot n’avait été échangé mais l’un comme l’autre savait qu’ils étaient désormais des ennemis mortels. Un jour, ils seraient amenés à se rencontrer.

Uraka quitta à son tour la place alors que les eta enlevaient le corps et que les shugenja intervenaient pour purifier le sol sacré souillé par le sang. La foule s’écarta pour le laisser passer en murmurant. Cette altercation n’allait pas améliorer sa réputation au sein de l’école.

Il dépassa le torii marquant les limites du sanctuaire et redescendit la route pour rentrer chez lui.
Quelques centaines de mètres plus bas, il rencontra Mirumoto Arashi, accompagné de 5 adolescents armés de daï kyu. Le maître s’arrêta et fit signe aux élèves de l’école de poursuivre leur chemin. Une fois ces derniers éloignés, il s’étonna de ce qu’Uraka ne se trouvait pas avec maître Ito.
Uraka raconta en détail son entrevue avec Ito. Il mentionna qu’il en était sorti courroucé et en désarroi, qu’il avait ensuite recherché dans la méditation au sanctuaire de Mirumoto, réconfort et conseil.
Il omit soigneusement de rapporter son combat avec Seijo, il l’apprendrait bien assez tôt. Surtout, il n’aurait pu alors taire le motif du duel, ce qui aurait été embarrassant pour lui comme pour son sensei et il ne pouvait pas lui mentir.
Une fois son récit effectué, il attendit respectueusement que l’aîné prenne la parole.
“ Et qu’as-tu tiré comme enseignement de ton recueillement ? ”
“ Que j’ai agit bien sottement. En vérité, j’ai bien mal agit. ” Uraka marqua une pause avant de reprendre :
“ Quand maître Ito m’a dit : “ quelque chose me dérange. Fais cesser ce trouble immédiatement ”, je n’ai pas soupesé et mesuré le contenu de ses paroles. S’il avait eu besoin de préciser la nature de ce trouble, il l’aurait fait. C’est donc qu’il pensait que j’avais à ma disposition tous les éléments pour mettre fin à ce problème. En posant ma question, je n’ai fait qu’illustrer mon ignorance, ce qui a motivé son désappointement. ”
Arashi n’eut aucune réaction à l’écoute de son analyse, pas plus qu’il n’émit d’observation à son issue et Uraka n’en attendait pas. Il savait que son sensei ne prendrait pas le risque de pervertir l’enseignement de Ito en influençant Uraka d’une quelconque façon.
Mais Arashi savait qu’Uraka avait besoin de lui parler pour l’aider à organiser ses pensées, pour voir plus clairement les choses.
Entre eux, nul besoin de mots pour se comprendre.
Arashi eut néanmoins une parole de réconfort :
“ Si Ito san estimait que tu n’as aucune aptitude pour apprendre “ L’injuste périra ”, il aurait définitivement suspendu son enseignement. ”
Cette perspective raviva l’esprit combatif d’Uraka qui affirma d’une voix forte :
“ Hai, sama ! ”
Arashi sourit et dit d’un ton badin :
“ Je dois rejoindre mes troupes. Ces jeunes sont si empruntés, qu’ils risqueraient de se perdre en route. Bonsoir Uraka san. ”
“ Bonsoir Arashi sama. ” Uraka regarda son maître s’éloigner et repartit d’un pas plus léger vers sa maison.

Le lendemain, Uraka repartit en début d’après midi pour l’académie, Ito avait d’autres fonctions à assumer le matin. Certes, il aurait pu profiter de la fraîcheur des premières heures de la journée pour s’entraîner à l’école mais tant que la tension ne serait pas redescendue, il préférait y être vu le moins possible.
Uraka remontait la vallée en songeant aux événements de la veille.
S’il avait seulement rencontré Seijo en sortant de l’académie, nul doute que, dans l’état d’énervement où il se trouvait à ce moment, il aurait réagit promptement aux insinuations perfides de Seijo et c’est lui qui aurait perdu la maîtrise de ses nerfs. L’issue du combat aurait été alors beaucoup plus aléatoire. La vie et la mort se jouait décidément à peu de chose.
Le rouge de la honte lui monta au front en constatant qu’il était loin d’être un samuraï accompli. Il gaspillait trop facilement son ki, il perdait trop facilement sa maîtrise. L’indifférence qu’il affichait envers l’opinion d’autrui n’était elle qu’une façade ? Regard des autres, amour propre, propre estime de soi, confiance en soi, tout ceci se brouillait.
Malgré sa volonté de rester de marbre aux provocations, il avait été touché plus qu’il n’aurait voulu par les paroles de Seijo non pas que l’homosexualité soit en soi même scandaleuse, mais qu’elle puisse interférer dans les devoirs du samuraï était inconvenant. Considérer qu’il doive sa position aux relations privilégiées qu’il entretient avec maître Arashi lui était intolérable.
Aussi, sa première réaction face à Ito était indigne d’un samuraï. Un samuraï doit rechercher ses fautes et non les imputer à autrui.
Il marmonna entre ses dents comme s’il avait besoin d’entendre les mots pour se convaincre lui même et exorciser ces pensées de mortification :
« Un samuraï n’existe que par ses actes, pas par ses paroles. Ce que je suis, c’est l’ensemble de mes actes. La conscience que les autres en ont ou que j’en ai importe peu. »

Un chant le tira de ses réflexions. Il identifia à la voix, les paysannes qu’il avait vu la veille auprès du vieux cryptomère. Le ton en était mélancolique, ce qui l’étonna quelque peu, cela manquait de rythme pour accompagner le repiquage du riz. Il ralentit le pas pour comprendre les paroles et identifia un air en vogue, tiré d’une célèbre pièce Kabuki racontant les amours impossibles et clandestins d’un samuraï et d’une bonge : “ Les amants d’Imakawa ”. Récit tragique comme on l’aime tant dans le Kabuki ; par amour, la belle se suicidait par noyade pour délier son amant de son serment de fidélité et lui permettre de se marier avec une femme de son rang.

A un détour du chemin, il découvrit les paysannes au travail.
La chanson était reprise par quatre d’entre elles. La cinquième restait silencieuse, le visage fermé.
Uraka s’arrêta, frappé par l’acuité de la scène. La conduite de ces jeunes paysannes qui étaient parti d’un simple échange de salut pour supputer une relation amoureuse, n’était pas sans lui rappeler l’attitude de ses pairs qui considéraient ses liens étroits avec Arashi comme une preuve de leur liaison homosexuelle.
Décidément, qu’ils soient bonge ou samuraï, les êtres humains partagent le même amour pour le commérage et les médisances. La différence est qu’un samuraï est sensé ne pas prêter attention aux vaines paroles. Il grimaça à cette pensée.

Se sentant observée, la jeune femme leva la tête. Uraka lut dans son regard la même souffrance qu’il éprouvait aux regards jetés à la dérobée et aux murmures de ses condisciples et eut un sourire empathique. Elle lui renvoya un sourire lumineux et se remit au travail, reprenant le chant de ses compagnes. Ceci les désarçonna, et elles marquèrent un temps d’arrêt, la regardant avec surprise. Uraka sourit à la manœuvre de la jeune femme et la détailla davantage. Elle était plutôt grande pour une femme, ses habits légers fonctionnels laissaient entrevoir un corps mince aux muscles longs et vigoureux et son teint était halé par le soleil. Elle correspondait assez peu aux standards de beauté rokugani mais les traits de son visage étaient fins et ses gestes gardaient cette grâce et cette maîtrise qui avaient éveillé son attention la veille.
Un faux mouvement trahit la gêne qu’elle éprouvait à se sentir scrutée de la sorte. Uraka se morigéna. A quoi jouait-il ? Non seulement par sa conduite, il accréditait la thèse de ces heimin cancanières mais il risquait de bercer la jeune femme d’illusions trompeuses sur ses sentiments.
Il se détourna et reprit la route, bien déterminé à la chasser de son esprit.

Il s’éloigna en fredonnant en cœur avec les jeunes femmes, les derniers vers de la complainte :
“ … Sur l’onde flottait
sa chevelure étoilée
noir astre brillant
que son amant contemplait
tel jadis sur l’oreiller. ”
En cherchant la voie, vous trouverez le vide. Dans le vide est la force sans le mal.

Avatar de l’utilisateur
Doji Satori
Adhérent
Adhérent
Messages : 1379
Inscription : 07 mai 2002, 23:00

Message par Doji Satori » 10 mai 2006, 16:50

Uraka arriva devant l’entrée principale de l’académie. Les gardes ne lui accordèrent qu’une attention distraite et s’écartèrent pour le laisser passer. Apparemment, le duel de la veille n’avait eu aucune répercussion ou les shugenja du sanctuaire ne s’étaient pas encore plaint auprès des responsables de l’école et du Taisa du château.
Il franchit rapidement les différentes enceintes, l’agitation habituelle régnait dans l’école.

Devant les portes du dojo, il vit Juniko, Komitsu et trois autres samuraï qu’Uraka ne connaissait que de vue, qui discutaient assis sur un petit muret.
Ces quatre derniers se levèrent soudainement à la vue d’Uraka, portant ostensiblement la main sur la garde de leur katana en le dévisageant fixement, les sourcils froncés.
Uraka les dépassa en les ignorant. Il s’arrêta pour saluer Juniko toujours assise sur le muret. Celle-ci se leva pour répondre à son salut et hésitante sur la conduite à tenir se mordit les lèvres en regardant Komitsu du coin des yeux. Visiblement, elle avait quelque chose à lui dire. Se ravisant, elle se rassit en baissant légèrement la tête.
Komitsu contemplait la scène en souriant ironiquement.
Uraka arracha distraitement un brin d’herbe qui dépassait du muret et se tourna vers Komitsu, le regardant nonchalamment. Celui-ci soutint son regard, son sourire s’effaçant progressivement. La tension était palpable entre eux deux et les trois compagnons de Komitsu se déployèrent nerveusement à ses cotés.
Uraka balaya du regard les 4 hommes qui lui faisait face et remarqua d’un ton amusé :
“ Vos phalanges sont blanches de serrer vos sabres. Craignez-vous qu’ils s’envolent que vous les tenez si fermement ? ”
Embarrassés, deux d’entre eux retirèrent leur main.
Uraka profita de cet instant de flottement pour leur tourner le dos et pousser la lourde porte du dojo. II pénétra avec une lenteur calculée dans l’édifice et se retournant vers le groupe pour fermer le battant constata avec amusement qu’ils s’interrogeaient encore du regard sur la conduite à adopter. Il patienta quelques instants derrière la porte close mais nul n’osât être le premier à le suivre pour demander des explications sur sa conduite. Ils n’ignoraient pas qu’en cas de combat ils ne pourraient pas profiter de l’avantage du nombre dans le couloir étroit.

Komitsu avait cru qu’il serait en position de force en s’adjoignant des acolytes, qu’il pourrait mener le jeu à son aise. Uraka l’avait pris de court en changeant le terrain.
En n’osant pas aller le provoquer seul, Komitsu avait perdu cette nouvelle confrontation et n’avait fait que de renforcer son sentiment d’infériorité.
Il se souvint d’une réflexion de maître Arashi :
“ Etre plusieurs contre un adversaire ne multiplie pas le courage mais le divise. ”
Le combat est déjà commencé songea Uraka. Il chassa ces pensées de sa tête, il aurait bien le temps plus tard de s’y arrêter. Maintenant, il avait rendez-vous avec sensei Ito.

Ito l’attendait dans la même endroit que la veille. Une forte odeur de liniment flottait dans la pièce. La vue de chiffons tachés abandonnés dans un coin confirma à Uraka qu’un entraînement s’y était tenu récemment.

Il s’assit face à Ito après l’avoir salué, celui-ci lui rendit son salut et le scruta intensément. Au bout d’un moment, il lui reposa la même question que la veille :
“ Quelque chose me dérange. Fais cesser ce trouble immédiatement. ”
Uraka ne répondit pas, entrant en méditation.

Ito laissa passer quelques instants avant de remarquer :
“ Hier, tu as cherché avec tes sens, aujourd’hui tu te coupes de tes sens. C’est un progrès car tu as compris que tu es la source de mon trouble. Mais ce n’est pas en te fermant de moi que se trouve la réponse, le détachement n’est pas le recueillement contemplatif. ”

Uraka baissa la tête et dit d’une voix forte, la voix que l’on prend pour s’excuser :
“ Maître, je ne comprends vraiment pas ce que vous attendez de moi. Êtes-vous sûr que je sois capable de suivre votre enseignement ? ”

Ito répondit d’un ton acerbe :
“ Il ne t’appartient pas de juger. Tu as été élu parmi de nombreux élèves car le conseil estime que tu es apte à apprendre. Un samuraï se doit d’être humble mais il doit aussi être confiant dans ses capacités. Le doute éclaire, permet de se remettre en cause, il n’est pas une excuse à l’échec. ”
Il reprit, moins revêche :
“ Dans toute discipline, il y a une phase d’apprentissage où le professeur montre, observe et corrige l’élève. Mais tu as dépassé ce stade, il est temps pour toi de progresser seul. Je ne suis pas là pour être ton guide, pour te montrer la voie. Si j’ai un enseignement à te donner c’est que je n’ai rien à t’apprendre ! ”

Uraka eut un sourire contrit à l’énoncé de ce paradoxe :
“ Dois-je comprendre que ceux qui croient que le chemin vers l’excellence est une route droite tournent en réalité en rond ? ”

“ Absolument ! ” Ito marqua une pause :
“ De la même façon qu’il y a plusieurs chemins vers l’illumination, il y a plusieurs chemins dans la voie du sabre. Le niten en est un et, comme tu viens de le remarquer, il est parsemé d’embûches, de voies sans issues. ” Il eut un léger sourire à ces mots avant de citer le niten :
“ Mais en connaissant la Voie, tu la retrouveras en tout. Tu arriveras alors à penser aux choses avec largeur, et choisissant le Vide comme Voie, verras la Voie comme étant le Vide. Dans le Vide est la force sans le mal. ”

Ces mots évoquèrent singulièrement à Uraka la paysanne repiquant le riz. Il opina lentement de la tête.

Ito reprit :
“ La voie du sabre n’est pas différente de la voie vers l’illumination, souviens-toi du Tao : Ce chemin peut être parcouru en trois pas. Le premier tue tes parents, Le second me tue. Le troisième te tuera. Es-tu prêt à suivre ce chemin ? ”

Uraka resta muet, le visage sans expression.

Ito examina de nouveau Uraka attentivement, puis il lâcha d’un air satisfait :
“ La leçon est terminée pour aujourd’hui. ”

Uraka hésita sur la conduite à adopter pour sortir du dojo. Il existait plusieurs portes annexes qu’il pouvait emprunter. Mais si quelqu’un l’observait sortir à la dérobée, ne risquait-on pas de le traiter de lâche ?
Il marcha d’un pas assuré jusqu'à la porte principale et poussa le lourd battant, les sens aux aguets. Il sortit en pleine lumière et maudit son imprévoyance le temps d’accommoder sa vue.

“ Ne cherchez pas vos amis, Mirumoto Uraka san. Ceux-ci n’ont pu vous attendre, ils avaient à faire. ”

Uraka se tourna vers l’endroit d’où venait la voix en se protégeant les yeux des rayons crus du soleil. Il vit une samuraï-ko à peine plus âgée que lui, portant un kimono orné d’un mon représentant un dragon entourant de son corps un éclair tenu dans ses pattes.
“ Bonjour Kitsuki sama, vous semblez me connaître mais je n’ai pas ce bonheur. A qui ai-je l’honneur ? ”

La jeune femme lui rendit son salut et s’approcha de lui pour lui présenter une lettre d’accréditation :
“ Mon nom est Kitsuki Kochiyo, Mirumoto Uraka san. Je suis Yoriki en fonction à shiro Mirumoto et chargée d’une investigation conjointement par le vénérable Benkei, abbé du monastère du Niten-ji et par l’honorable Mirumoto Tomoaki sama, Taisa de shiro Mirumoto. Vous devez vous doutez du motif de cette enquête ? ”

Araka fut aussitôt sur ses gardes et n’examina que d’un œil le parchemin, prenant le temps de la réflexion pour préparer sa réponse :
“ Il doit s’agir sans doute de mon duel avec Mirumoto Seijo ”

La magistrate n’eut aucune réaction au changement d’attitude de son interlocuteur :
“ Précisément et j’aurai quelques questions à vous poser à ce sujet, si vous permettez ? ”
“ Bien entendu. Je vous en prie Kitsuki sama, faites. ”
“ Puis-je connaître les raisons de votre duel avec le défunt Seijo ? ”

Une fois encore, Uraka eut soin de ne pas parler trop vite pour éviter d’en dire trop sans pour autant être impoli :
“ Malheureusement ma Dame, je ne peux vous répondre sur ce point. Le motif de notre duel nous était personnel et pour une question d’honneur je ne peux vous en dire davantage. ”

“ Vos scrupules vous honorent Uraka san et en toute sincérité je m’attendais à une telle réponse : Pour la même raison, vos camarades présents lors de ce duel n’ont pu m’éclairer … ” Elle laissa flotter ces derniers mots. Puis, elle ajouta avec un sourire engageant :
“ Sans vouloir vous offenser, cette réponse ne peut me satisfaire. Comprenez, les autorités veulent être sûres que le sang ne coulera plus en ces lieux. J’aurai besoin de savoir si le litige est éteint avec la mort de Seijo. ”

Uraka répondit d’une voix lente, pesant chaque mot :
“ Le différent avec Seijo était strictement personnel et n’engageait pas nos familles. Je ne pense pas qu’il risque de se poursuivre en vendetta. ”
“ J’en suis heureuse. Mais vous n’avez pas répondu exactement à ma question : Ce litige s’est-il éteint avec la mort de Seijo ? ”

Il prit soin d’étudier les termes de sa réponse :
“ Je ne peux vous répondre avec une totale certitude, nul ne peut certifier de quoi sera fait l’avenir. Mais pour ma part, l’affaire est close. ”

Kochiyo hocha la tête d’un air satisfait :
“ Vous me rassurez, mes supérieurs ont besoin d’un rapport en ce sens. Juniko san et Komitsu san m’ont affirmé que c’est Seijo qui vous a provoqué. ” Uraka eut un léger mouvement de surprise au nom de Komitsu. “ Ces deux témoignages vous lavent donc de toute responsabilité dans ce duel non autorisé par les autorités. ”

Sans sembler porter attention à lui, elle poursuivit :
“ Sans rapporter les termes qu’a proféré Seijo, Komitsu m’a informé que celui-ci était remonté contre vous avant même de vous rencontrer et qu’il vous a interpellé clairement dans le but de vous défier en duel. Je dois dire qu’il a été pour beaucoup dans ma décision. Il doit être agréable de pouvoir compter sur un tel ami. ”
Uraka resta muet, le regard froid.
Elle reprit derechef en souriant :
“ Certes, il a dû convenir avec regret que malgré toutes vos qualités vous étiez comme beaucoup de samuraï d’un tempérament bouillant et prompt à sortir le sabre. ”
“ Je ne sors pas mon sabre inconsidérément. J’ai fait tout mon possible pour éviter ce duel. ”
“ Bien sûr, mais tout samuraï ne doit il pas réagir quand son honneur est en jeu ? ”
“ Il ne s’agit pas de mon honneur mais … ” Il se tut soudainement, réalisant que la magistrat avait posé ses questions très rapidement, comme si elle connaissait d’avance ses réponses et il avait été entraîné dans son flot.
“ Vous n’êtes pas homme à perdre sa maîtrise, n’est ce pas ? ”
“ Je ne répondrai plus à vos questions Yoriki sama si elles pour objet de découvrir les raisons de ce duel. ”
Ce fut au tour de la jeune femme de se taire.
“ Si vous n’avez plus d’autres questions à poser, je vais devoir vous quitter. Moi aussi, j’ai d’autres occupations pour cet après midi. ”
Presque à regret, elle lâcha :
“ Bien sûr. Je m’en voudrai de perturber votre enseignement, je vous en prie, vous pouvez vaquer à vos activités. ”
“ Au revoir, Kitsuki Kochiyo sama ”
Il salua et d’un pas rapide s’en alla,. sentant sur son dos le regard aigu de la Kitsuki.
Il rentra directement chez lui, il avait besoin d’être seul.

Uraka consacra le reste de l’après midi et une grande partie de la nuit à méditer les paroles d’Ito.
Il se leva néanmoins comme d’habitude à l’aube pour pouvoir s’entraîner aux armes aux heures où la température était encore clémente. Puis, il effectua sa toilette et passa la fin de la matinée à se promener dans les bois environnant sa demeure.
Il prit une légère collation avant de prendre la route pour l’académie Mirumoto. Le chemin miroitait sous l’effet de la chaleur, encore plus importante que les jours précédents et il s’accordait de fréquentes haltes pour s’abreuver. Il passa devant le groupe de paysannes qui poursuivaient leurs plantations sans leur accorder un regard. De même, arrivé aux les faubourgs du château, il resta sourd aux sollicitations des colporteurs qui vantaient la protection de leurs chapeaux de paille et la fraîcheur de leurs melons gorgés d’eau et de sucre.
Il effectua une dernière halte à une fontaine située aux portes de l’académie pour se laver la tête de la poussière et de la sueur accumulées et refit sa coiffure avec soin. Parvenu dans l’enceinte de l’école, il ne vit nulle trace de Komitsu et de ses sbires en traversant les différentes cours intérieures. L’intervention de la magistrate Kitsuki Kochiyo avait au moins le mérite de les tenir à l’écart, ce qui lui libérait l’esprit sur ce point.

Après quelques temps d’attente dans le déambulatoire du dojo, il rejoignit Ito dans la salle habituelle, le salua et s’assit. Le sensei lui rendit son salut et l’examina soigneusement.
Les heures s’égrainèrent sans qu’un mot ne soit prononcé, le maître regardant l’élève, l’élève regardant le maître.
La lumière déclinait dans la pièce, un serviteur vint allumer les lampes et repartit aussi silencieusement qu’il était venu.
Depuis un bon moment, le dojo ne raisonnait plus de l’activité bourdonnante de la journée, tout était calme quand Ito ramassa la tasse qui se trouvait devant lui, but une gorgée de thé froid et déclara :
“ La leçon est terminée. ”
Après un échange de salut, Uraka sortit. Parvenu à l’extérieur du dojo, il constata que d’épais nuages noirs s’étaient amoncelés dans le ciel mais que, malgré l’heure tardive, la chaleur était toujours aussi étouffante.

Le concierge, dérangé en plein repas, lui rouvrit de mauvaise grâce les portes de l’académie déjà closes pour la nuit. Uraka jeta un coup d’œil interrogateur vers les cieux avant de s’élancer d’un bon pas dans le crépuscule naissant, l’orage menaçait.

Uraka redescendit la route. Parvenu à une croisée de chemin, il vit une silhouette familière qui attendait assis sur la borne indiquant les directions et les distances.
“ Mirumoto Arashi sama, quelle bonne surprise de vous trouver ici. ”
Arashi sourit en se relevant :
“ Quand j’ai ramené mes “ troupes ” à l’académie, j’ai appris que tu te trouvais encore avec maître Ito. J’ai donc décidé de t’attendre afin de prendre des nouvelles par ta bouche. Si avec l’âge, on peut devenir plus patient, la curiosité, elle, ne diminue pas. J’ai hâte d’entendre ce que tu as appris ces deux derniers jours. Faisons quelques pas ensemble. ”

Uraka opina et ils empruntèrent le chemin qui descendait la vallée.
Le jeune homme prit un moment pour rassembler ses pensées avant de prendre la parole d’une voix lente :
“ Il n’est pas facile pour moi de parler de ces choses, elles se vivent plus qu’elles se racontent …
… Cela peut paraître étrange, mais il y a deux jours de cela, je marchais sur ce chemin pour recevoir ma première leçon avec maître Ito. En regardant des paysannes repiquant le riz, les gestes de l’une d’elles m’ont accroché le regard, j’ai vu comme jamais je n’avais vu. J’ai ressenti la perfection, l’harmonie dans l’exécution de son mouvement. Je me suis corrigé aussitôt de ce que croyais être un moment de rêverie pour reprendre une veille active telle que le préconise le Niten. C’est seulement hier quand Maître Ito m’a dit qu’en connaissant la Voie, je la retrouverai en tout et que j’arriverai alors à penser aux choses avec largeur, que je me suis rendu compte que je me fourvoyais. En contemplant cette paysanne, j’avais approché inconsciemment un état d’éveil, de détachement. ”
Uraka fit une pause, attendant une remarque de son maître.
Arashi hocha la tête :
“ Continue. ”
“ Ito sama m’a dit aussi que pour progresser, il fallait que je sois capable de me remettre en cause, de remettre en cause ce que j’ai appris. ” Il reprit d’un ton hésitant, ayant du mal à trouver ses mots :
“ L’école Hojatsu enseigne qu’il faut apprendre à l’esprit d’être toujours libre, à l’affût. J’ai toujours appliqué ce principe en essayant d’être prêt au combat en permanence, d’être attentif au moindre détail, d’étudier chaque être humain comme un adversaire potentiel, de vivre chaque instant comme une lutte. Mais, l’état de veille que préconise le niten n’est pas un état spécifiquement martial. Il n’est pas une observation hostile de l’extérieur. Il faut au contraire embrasser le tout, s’ouvrir vers l’extérieur. Il fallait que je remette mon esprit dans les mêmes dispositions qu’avec les paysannes.
Hier soir et ce matin, aidé par la méditation et en essayant de “ percevoir ” l’entour autrement, j’ai pu atteindre fugitivement cet état. Cela m’a été difficile, si le détachement doit être naturel, ce n’est pas une démarche volontaire. Il me faut occulter des années d’apprentissage.
Aussi, cet après midi, au cours de ma dernière leçon avec sensei Ito, j’ai pu ressentir ce qu’il ressentait, sa présence, j’ai pu lire en lui et comme il a pu lire en moi, nous éprouvions notre ki mais pas comme dans un combat, autrement. Cela a été un intense instant de fusion, non plutôt d’échange … ”

La pluie creva les nuages d’abord en de larges gouttes éparses qui soulevaient des volutes de poussière puis devint rapidement dense en s’intensifiant. Uraka se tût le temps de rajuster son large chapeau de paille pour s’abriter.

Uraka ne vit pas venir l’attaque, son assaillant avait eu soin de maîtriser son souffle pour ne pas se démasquer. il aurait été trop tard pour réagir au bruit du sabre glissant hors du saya.
Mais il avait pressenti la brutale volonté de tuer exercée contre lui et avait spontanément tiré sa lame tout en pivotant sur sa gauche vers l’origine du danger ; avait effectué une rotation inverse du bassin en portant sa main gauche sur le mune de la lame pour appuyer le coup de tout son corps et dans la continuité du mouvement, avait frappé de taille à l’horizontale, touchant le flanc de son adversaire s’apprêtant à abattre son katana de haut en bas. Son agresseur recula d’un pas et tomba à la renverse.
Uraka se précipita à son chevet. Le sang coulait abondamment, il avança les mains pour essayer d’arrêter l’hémorragie mais le blessé saisit son poignet pour l’en empêcher.
“ Arashi sama ! Pourquoi m’avez-vous attaqué ? ”
Arashi répliqua d’une voix amère, la bouche tordue par la douleur :
“ Pourquoi t’ont-ils accordé ce qu’ils m’ont toujours refusé ? A toi ! Mon meilleur élève ! ”
Il reprit d’une voix haletante :
“ J’aspire à bénéficier du Détachement depuis de longues années. Et toujours, ils me l’ont refusé. Quand j’ai appris qu’ils estimaient que toi, tu en étais digne, mon cœur a été dévoré de jalousie. J’étais persuadé d’être victime d’une injustice, que j’étais supérieur. En te battant, je voulais prouver qu’ils s’étaient trompé. ”
Il poursuivit plus calmement :
“ Aussi, depuis toujours je lis l’admiration dans ton regard et j’en étais fier. L’idée que tu deviennes supérieur à moi, que je ne te sois plus utile, lire la déception dans ton regard, m’était insupportable. ”
“ Maître, permettez que je soigne votre blessure. Elle est profonde mais elle n’est pas fatale. Nous raconterons que c’était un accident. ”
Les dents serrées, Arashi secoua farouchement la tête en signe de négation et esquissa un sourire. Uraka comprit que son sensei n’était pas dupe de ses paroles, qu’il était conscient de la gravité de son état. Ce dernier reprit en phrases courtes, entrecoupées de respirations lourdes :
“ J’ai perdu et cette vie m’est devenue insupportable … je ne désire que la mort.
Et c’est justice que je la reçoive de ta main … je t’ai attaqué du mieux de mes capacités … au meilleur moment.
Je suis tellement heureux que tu m’ais vaincu … je suis fier de toi … mon élève.
Maintenant … à l’heure de mourir … je suis en paix avec moi même … tout est clair désormais … Ecoute ma dernière leçon. ”
Il s’accrocha à la manche d’Uraka, se redressant dans un dernier effort pour pouvoir murmurer :
“ J’ai dédié ma vie au niten, lui sacrifiant tout. J’ai perdu ma fleur, mon ambition m’a aveuglée. Ne commet pas la même erreur que moi. La voie du sabre est une maîtresse capricieuse et exclusive. Maîtrise la comme un moyen de devenir meilleur, de t’élever, pas comme une finalité. Maîtrise la mais ne te laisse pas dominer par elle. ” Il retomba sur le dos, épuisé.
La vie s’écoulait de son corps. Il était devenu trop faible pour parler. Toute l’énergie qu’il conservait était concentrée dans ses yeux qui plongeaient dans ceux d’Uraka.
Son regard devint fixe et il sombra dans le coma. Uraka lâcha la main d’Arashi et se redressa, il percevait une présence.

A quelques pas se tenait la jeune heimin, droite sous la pluie battante.
Il s’approcha d’elle pour la questionner, le katana ruisselant d’eau rougie de sang à la main :
“ Que fais-tu là ? Tu es là depuis le début ? Tu as tout entendu ? ”
“ Oui, seigneur. ” Elle le regarda attentivement, lut sur sa figure la froide résolution et ajouta : “ Vous allez partir, n’est ce pas ? ”
Il acquiesça, le visage sombre :
“ Je n’ai pas d’autre choix. ”
“ Mais, c’est lui qui vous a attaqué. Vous n’êtes pas responsable. ”
“ Si je reste, je serai contraint de raconter tout ce qui s’est passé. J’ai déjà pris la vie de mon maître, je ne veux pas lui prendre son honneur. Mais pourquoi je te raconte cela, tu ne peux comprendre ces choses. ”
Elle se jeta à genoux à ses pieds, la tête inclinée.
Il la contempla, un temps surpris de sa réaction :
“ Que fais-tu ? ”
“ J’attends que vous me tuiez, seigneur. ”
“ Pourquoi donc je te tuerai ? Ceci est ridicule, relève toi ! ”
“ Il n’y a pas d’autre solution seigneur, j’ai tout vu. ”
“ Il n’y a aucune raison que tu sois inquiétée, tu n’apparais pas dans cette histoire. ”
Elle redressa la tête, un sourire mi-figue mi-raisin sur les lèvres :
“ Mais moi je vous connais, Mirumoto Uraka sama.
Vous autres samuraï, vous vous préoccupez si peu des paysans que vous croyez que notre vie se résume au travail de la terre, que nous sommes comme des objets. Mais dès que mes compagnes apprendront ce qui s’est produit, elles iront informer le château de ce qu’elles croient savoir. Quand bien même il n’y aurait pas de récompense à la clé, elles sont tellement jalouses qu’elles le feraient par pure malice.
Il faudra trouver un coupable. Si vous partez, quoi que je dirai aux magistrats, je serai votre complice toute désignée. ” Elle baissa à nouveau sa tête, attendant sa décision.

Il resta silencieux, frappé par la franchise la jeune femme et par la justesse de son analyse. Il venait de remettre en cause sa capacité à comprendre des concepts d’honneur et voilà qu’elle remettait sa vie entre ses mains !
Effectivement, il ne s’agissait plus d’un simple duel entre étudiants en mal d’action mais du meurtre d’un sensei estimé de l’académie de bushi Mirumoto. Un tel crime ne pouvait rester impuni. Il était évident que Kitsuki Kochiyo aurait cette fois les pleins pouvoirs pour mener à bien cette enquête et elle n’était pas femme à lâcher sa proie.
Il reprit d’une voix plus douce :
“ Tu as sans doute raison, mais je n’ai aucun grief à te reprocher. Quand bien même mon intérêt le voudrait, je ne te ferai pas de mal. ”
Elle releva la tête, le considérant d’un regard brillant :
“ Alors, emmenez-moi avec vous. ”
“ C’est folie, je ne peux pas t’emmener là où je vais. ”
“ C’est me condamner, seule je n’ai aucune chance. Je ne connais pas la région au delà de mon village. En définitive, autant me tuer tout de suite. ”
IL fronça les sourcils et dit d’un ton irrité :
“ Tu es bien une femme pour m’imposer ce choix ! Je ne veux pas être responsable de toi. ”
Elle rougit violemment à ces mots et répondit vivement :
“ Il ne s’agit pas de ce genre de choix, sama. Je vous demande juste de pouvoir vous accompagner le temps de sortir des terres du clan du Dragon. En aucun cas, je ne désire être une charge pour vous. ”
Lui même embarrassé par la portée de ses paroles nettoya son sabre et le remit au fourreau le temps de reprendre une contenance avant de lâcher :
“ Soit ! En ces termes, tu peux venir avec moi. Mais, nous n’avons que trop parlé, il faut partir sans tarder. ”
Elle se releva.
“ Je suis prête. ”
“ Bien, allons-y. ”
Elle acquiesça et ils partirent d’un pas rapide. Ils marchèrent silencieusement, la pluie rendait le chemin boueux et glissant.

De la conversation qu’ils venaient de tenir, Uraka avait le sentiment diffus d’avoir pris le dessous, de ne pas avoir tenu une place de supérieur face à un inférieur quand bien même elle s’était adressé à lui avec la déférence qui lui était du. L’avait-elle délibérément placé devant des alternatives dont elle savait à l’avance l’issue ? Non, elle ne le connaissais pas suffisamment pour pouvoir le faire. A l’évidence, elle avait agit sans calcul, naturellement, elle avait été prête à recevoir la mort de sa main sans arrière pensée. Il était troublé qu’elle assume ses décisions comme un samuraï le ferait, ou plutôt devrait le faire, il connaissait de nombreux buke qui seraient incapable d’une telle noblesse.
Il songea à redemander à la jeune femme pourquoi elle se trouvait sur cette route à une heure aussi tardive, mais il ne trouva aucune formulation satisfaisante ménageant les convenances et quelque part, il craignait de recevoir une réponse qui l’indispose. Aussi, il abandonna cette idée et lui demanda :
“ Tu connais mon nom mais je ne sais pas le tien. ” Il l’arrêta d’un geste : “ Non, ne me le dis pas. Je n’ai pas à l’apprendre puisqu’il te faut désormais en choisir un autre. ”
Elle réfléchit rapidement et s’exclama avec un plaisir enfantin :
“ Naora ! Mon nom est Naora. ” Elle le regarda, attendant qu’il lui donne le sien mais il resta coi.

Ses pensées étaient déjà ailleurs :
J’ai consacré tout mon temps à l’étude du sabre négligeant famille et amis, j’ai fait le premier pas.
Je viens de remettre en cause l’enseignement que j’ai reçu, je viens de faire le deuxième pas.
Il me faut maintenant maîtriser le sabre sans qu’il me domine. Je dois tuer mes ambitions, mes désirs vains de renommée, mes illusions. Je dois maîtriser le sabre sans appétence, sans envie. Je dois faire le troisième pas. Il se corrigea à voix haute : “ je ferai le troisième pas ”.
Surprise, elle se tourna vers lui :
“ Est-ce là votre nouveau nom, sama ? ”
“ Comment ? Ah, oui. ” Et avec un sourire il ajouta : “ “ Sanpo-me ” mon nouveau nom, pourquoi pas ? C’est un nom qui en vaut un autre. ”
En cherchant la voie, vous trouverez le vide. Dans le vide est la force sans le mal.

Répondre