Gentilshommes et nobles dame, je vous demande votre attention.
Il y a exactement un an de cela, nous nous trouvions tous réunis ici même à l’occasion du concours de poésie de la fête du nouvel an.
Pour éclairer l’honorable assistance, le seigneur DOJI Hiroyuki citât le verset 617 du Tao de Shinsei :
“ Le sage se pose des questions dont il n'a pas la réponse. L'imbécile a des réponses aux questions qu'il ne s'est pas posées. ”.
Le seigneur AKODO Senzo objecta vivement que ce n’était pas les paroles exactes du petit Maître dans ce verset mais : “ Pendant que le sage se pose des problèmes, l'imbécile les résout. ”
En tant que témoin de la scène et disciple de l’académie ASAKO, vous me proposâtes de trancher le différent qui vous opposait. Je fus dans l’embarras de reconnaître ma méconnaissance du Tao. Comment aurais je pu prétendre avoir une meilleure connaissance du Tao que d’aussi nobles seigneurs ? Malgré tout le crédit que vous me prêtiez, je ne pouvais affirmer avec certitude lequel de vous deux avait raison.
Néanmoins sous votre insistance, je pris solennellement l’engagement devant vous tous d’arbitrer ce litige.
Sur instruction de DOJI Hiroyuki sama, j’ai examiné l’exemplaire du Tao de Shinsei en sa possession. Aux délicates incrustations d’or fin, au papier au filigrane élaboré, à la calligraphie élégante de KAKITA Isao, j’ai identifié l’ouvrage effectué sur l’ordre de HANTEI XVI et offert en cadeau à dame DOJI Shizoe sama pour service rendu au Trône d’Emeraude. Je pris de grand soins en manipulant cet inestimable trésor et j’ai pu vérifier que votre mémoire, puissant seigneur DOJI, ne vous a pas fait défaut. Il y était bien inscrit au paragraphe indiqué les mots que vous aviez proféré.
AKODO Senzo sama m’a, quant à lui, demandé que je consulte un ouvrage de famille qu’il tenait de son père AKODO Jurobei, qui lui-même le tenait de son oncle AKODO Hachemon qui le tenait en droite lignée de son grand père AKODO Taizo. Je vous prie de recevoir toutes mes excuses de ne pas avoir retenu la lignée de vos ancêtres jusqu’à HANTEI XII, seigneur AKODO mais soyez convaincu de mon profond respect du noble sang qui coule dans vos veines et qui a coulé sur les champs de bataille pour l’honneur de l’Empire. C’est avec une grande émotion que je vérifiais que le manuscrit correspondait mot pour mot à la citation du noble seigneur AKODO.
Je fus donc contraint de différer ma réponse. Par égard aux clans honorables et respectés qui étaient en jeu, ma réponse ne pouvait souffrir d’aucune erreur ou approximation et sa précision se devait de couper court à d’éventuelles contestations ultérieures. Je ne pouvais fournir une réponse complète qu’après docte vérification.
Je vais vous relater mon cheminement vers la vérité.
Par l’intermédiaire de mon vénéré maître, le seigneur DOJI Hiroyuki m’a suggéré de recueillir le jugement des shugenja du clan du Phénix dont je reprends vos dires “ La pensée éclairée brille au firmament de la Vérité pour l’avoir éprouvée à travers des siècles d’alliance indéfectible ”.
Toujours respectueux de l’avis de mon sensei je suivis ce judicieux conseil et parcourut avec avidité les ouvrages rapportant la sagesse de nos ancêtres. Je pus découvrir que conformément à mes souvenirs, les paroles du Petit Maître ne correspondaient ni à votre transcription ni à celle de AKODO Sama. Il est enseigné dans le clan du Phénix :
“ Le sage pose des questions mais ne donne pas la réponse. L'imbécile est là pour la fournir. ”
J’eus grand soin de ne pas faire part de la suite de mes démarches à ces seigneuries ici présentes car je ne voulais pas troubler davantage vos augustes personnes par d’incessantes hypothèses et supputations de mon insignifiante personne.
Cherchant le repos dans le calme d’un jardin isolé, j’eus le bonheur de rencontrer dame BAYUSHI Kimiko. Au cours d’une conversation impromptue, nous avons parlé du sujet qui me préoccupait et, grâce soit rendue à la fortune de la chance, BAYUSHI Kimiko sama m’informa que son clan détenait l’exacte transcription des paroles de Shinsei et qu’elle se faisait fort de m’en fournir un exemplaire original dès la nouvelle lune suivante.
En ces mêmes lieux et à la date convenue, dans le calme propice de la nuit, j’eus entre mes mains l’ouvrage promis et je pris un grand plaisir à le parcourir.
Dame Bayushi Kimiko me fournit à titre confidentiel toutes les explications établissant la fiabilité de cette source.
Il vous serait fastidieux que je vous répète tous ses propos mais soyez convaincus que ses paroles sonnent justes et que son argumentation est irréfutable. Comme je le lui ai affirmé, je suis personnellement certain de la justesse de sa version mais ceci ne reflète que mon avis d’être faible et limité et qu’en aucun cas mon opinion ne doit être considérée comme l’expression infaillible de la Vérité. Aussi, je suis sans doute un très mauvais rapporteur de ses paroles, peut être que dame BAYUSHI Kimiko désire reprendre devant cette assemblée toute son argumentation ? Non ? Vraiment ? Comme cela est dommage …
Néanmoins, dans un ouvrage digne de foi en possession du clan du Scorpion, je certifie la transcription fidèle et exacte au sutra 617 des paroles de Shinsei suivantes :
“ Le sage se pose des questions dont personne n'a la réponse. L'imbécile ne se pose pas de questions et n’en pose à personne puisqu'il a les réponses. ”
Par boutade sans doute, Dame BAYUSHI Kimiko me susurra à l’oreille : “ Lequel est le plus ridicule ? ”
Aussi, malgré mon intime conviction, force m’est de constater que cette citation n’est qu’une autre version de plus.
Devant le problème posé par autant de transcriptions différentes, je n’eus d’autre solution de visiter les autres clans principaux du Céleste Empire.
Je partis en premier pour les terres du clan du Crabe. Je suis extrêmement confus de devoir reconnaître que je m’attendais à davantage de difficultés. La famille HIDA m’ouvrit tout grand leur précieuse bibliothèque. Ils m'assurèrent que je pouvais y demeurer autant que je le voudrais. Afin de me mettre parfaitement à l’aise et de me signifier que je disposais de toute la latitude que je désirais, un dignitaire m’affirma qu’ils - les membres du clan du Crabe - avaient autre chose à faire que de farfouiller dans des vieux papiers. Après de nombreuses heures de recherche, je pus enfin découvrir le précieux ouvrage habilement dissimulé sous un tas de rapports obsolètes concernant les travaux de réfaction de la muraille Kaiu.
Emu comme à chaque fois que je lis l’œuvre de Shinsei, je découvris :
“ Le sage pose des questions insolubles. L'imbécile a des réponses aux questions insolubles. ”
Et dans la marge ce commentaire anonyme griffonné :
Qu'ils restent ensemble !
Je chevauchais vers les plaines du clan de la Licorne, convaincu que leur longue période d’isolement avait préservée la pensée de Shinsei et que je trouverais chez eux une traduction qui corrobore l'une des autres clans.
La famille SHINJO accorda une importance disproportionnée à ma modeste demande et prit un soin excessif de mon insignifiante personne. J’eus l’honneur de bénéficier d’une escorte personnelle de 5 cavaliers qui veillaient à jamais me laisser seul afin de pouvoir satisfaire le moindre de mes désirs.
Je parcourus d’est en ouest et du nord au sud les terres Licorne afin d’avoir le bonheur ineffable de rencontrer pas moins de 7 seigneurs soucieux d’entendre de ma bouche le « réel motif » de ma venue sur leurs terres.
Les entrevues suivaient peu ou prou le même rituel. J’étais accueilli par le seigneur et ses hatamoto dans la grande tente au cours d’un grand dîner. Après m’avoir écouté attentivement, ils me posaient de nombreuses questions et ils se retiraient pour un conseil privé. Le lendemain, le daimyô me remettait une lettre de recommandation pour le prochain dignitaire en s’excusant de ne pouvoir donner suite à ma demande.
Je profitais de ces heures de conseil pour discuter avec les autres invités et mes cinq yojimbo. Les enfants notamment furent pour moi une source intarissable d’intérêt. Je garde au fond de moi tous ces sourires, tous ces visages curieux qui s’empressaient autour de moi pour me questionner sur « là d’où je venais ».
Je m’amusais aussi à tester leur connaissance du Tao et c’est avec grande application qu’ils me récitèrent les paroles de Shinsei, n’hésitant pas à consulter l’ouvrage quand le doute leur venait. A chaque occasion, j’entendis la même transcription du passage qui m’intéressait :
“ Le sage pose des questions dont les réponses sont propres à chacun. Même l'imbécile possède sa propre réponse. ”
Quand j’exprimais mon désir de quitter les terres Licorne, je lu la consternation et la déception sur tous les visages. Mes hôtes inventèrent mille et un prétexte pour me faire bénéficier encore de leur hospitalité et de leur largesse. Je fus couvert de cadeaux, on me renouvela entièrement ma garde robe et le moindre de mes effets personnels.
Je vois à votre œil, SHINJO Kubilaï sama que le doute subsiste dans votre esprit sur la qualité de l’accueil que j’ai reçu. Soyez rassuré. En toute sincérité, la réputation de l’hospitalité du clan de la Licorne n’est pas usurpée …
Il me restait un clan à visiter. je gravissais les montagnes menant au clan du Dragon. Rongé par les questions qui me préoccupaient, je me plongeais dans mes réflexions.
Mon guide, un bavard impénitent, cherchait à me distraire en me racontant des anecdotes sur le clan de la Libellule. Il avait vu un émissaire du clan de la Grue passer plus de deux hivers à attendre l’autorisation de pénétrer sur les terres du clan du Dragon. L’ambassadeur avait fini par prendre femme au sein du clan de la Libellule et fonder un foyer.
J’eus pour ma part la chance de ne pas attendre un instant car j’eus l’autorisation de passer avant même de formaliser ma demande.
Arrivé dans la province Kitsuki, un shugenja du clan AGASHA m’attendait. Je lui fis part de ma demande et il m’informa qu’il était inutile de me rendre à Shiro AGASHA, l’ouvrage que je désirais consulter ne s’y trouvait plus, un moine en avait pris possession pour l’étudier seul dans la montagne.
Je m’étonnais d’une part que le clan du Dragon ne possède qu’un tao de Shinsei et d’autre part qu’il fut laissé à la disposition d’un simple moine.
Il coupa court à toute polémique en me disant que c’était l’exemplaire que je recherchais et que je cite : “ Le riz ne se soucie pas de qui le mange, le livre ne se soucie pas de qui le lit ”.
Toutefois, il était disposé à m’aider dans ma quête en me fournissant un guide pour retrouver cet ermite.
Je fus confié aux bons soins d’un Ise Zumi. Nous marchâmes pendant des jours et des jours sous la canicule de l’été, visitant les grottes susceptibles d’abriter l’anachorète.
Afin de ne pas lasser l’honorable assistance sur quelques détails insignifiants, je passerai outre les trois semaines de périple dans les montagnes qui s’ensuivirent.
Excédé par tant de manœuvres dilatoires, je finis par lui demander un soir : “ Mais quand ce jeu va t-il finir ? Quand vais-je enfin rencontrer cet ascète ? Existe t-il seulement ? ”
Il me regarda fixement pour enfin me dire “ Maintenant. C’est moi. ”. Et il sortit de sa besace des rouleaux de papier, le tao de shinsei !
Je le regardais éberlué : “ Mais pourquoi ne me pas l’avoir donné plus tôt ? ” lui dis-je.
Il sourit et me répondit “ Mais pourquoi ne pas l’avoir demandé plus tôt ? ”.
Fébrile, je déroulais les feuillets usés et écornés. Je trouvais enfin le sutra tant recherché. Je le lus à haute voix :
“ Le sage est là pour poser des questions. L'imbécile est là pour répondre aux questions ”.
Perplexe, je me tournais vers l’Ise Zumi et lui demandait ce qu’il entendait par cette phrase.
Il contempla longuement le feu de camp avant de me rétorquer d’un ton laconique :
“ Cherche en toi-même les questions et les réponses si tu n'es ni sage, ni imbécile ”.
Je dois avouer qu’à ce moment, je me suis laissé envahir par le découragement. J’avais épuisé toutes mes voies de recherche sans résultat probant.
Mais bien vite, je me ressaisis. Je décidais de profiter de la quiétude des terres du clan du Dragon pour analyser les différents aphorismes dont je disposais.
Je copiais sur une feuille les transcriptions que j’avais recueilli et leur origine.
“ Le sage se pose des questions dont il n'a pas la réponse. L'imbécile a des réponses aux questions qu'il ne s'est pas posées. ”. GRUE
“ Pendant que le sage se pose des problèmes, l'imbécile les résout. ” LION
“ Le sage pose des questions mais ne donne pas la réponse. L'imbécile est là pour la fournir. ” PHENIX
“ Le sage se pose des questions dont personne n'a la réponse. L'imbécile ne se pose pas de questions et n’en pose à personne puisqu'il a les réponses. ” SCORPION
“ Le sage pose des questions insolubles. L'imbécile a des réponses aux questions insolubles. ” CRABE
“ Le sage pose des questions dont les réponses sont propres à chacun. Même l’imbécile possède sa propre réponse. ” LICORNE
“ Le sage est là pour poser des questions. L'imbécile est là pour répondre aux questions. ” DRAGON
De cet examen, je dégageais plusieurs points.
Toutes sont composées de deux phrases ou propositions.
Toutes les premières phrases comportent les mots “ sage ”, “ pose ” et “ questions ”.
Toutes les secondes phrases comportent les mots “ imbécile ” et “ réponse ou répondre ”.
A la notable exception du clan du LION qui met “ problèmes ” pour “ questions ” et “ résoudre ” pour “ répondre ”. Ces mots peuvent cependant être considérés comme synonymes dans ce contexte mais j’y reviendrai.
Aucune n’a exactement le même sens.
Chaque transcription met en exergue des valeurs chères à chaque clan :
De l’importance de communiquer, d’aller l’un vers l’autre, même un sage peut apprendre d’un imbécile et l’imbécile peut s’accomplir grâce au sage pour la Grue.
La prééminence de l’action sur le verbe pour le Lion.
L’importance de la réflexion et de la remise en question. Nul n’est sur de rien pour le Phénix.
Philosopher et agir sans réfléchir donnent tous deux de mauvais résultats. Il faut réfléchir utilement pour le Scorpion.
Le pragmatisme du Crabe.
L’importance de l’individu pour la Licorne.
Chacun a sa place dans le monde et chacun a la réponse en soi-même. La culture de l’ambivalence et de l’ambiguïté pour le Dragon.
J’envisageais alors de reprendre mon bâton de pèlerin pour visiter les clans mineurs. Mais comment pouvaient-ils posséder la parole de Shinsei alors qu’ils sont si jeunes ? Quand bien même le sutra 617 d’un clan mineur serait identique à celui de l’un des clans majeurs, cela n’aurait aucune valeur probante aux yeux des autres clans majeurs.
Non, la réponse ne pouvait venir que des clans majeurs.
…
Vous dîtes DOJI Hiroyoki sama ? Qu’en est-il de la bibliothèque impériale ? Oui, en effet j’ai passé sous silence mes recherches en ce lieu pour la simple raison que je n’y ai trouvé que des Tao de Shinsei de la plume d’érudits de clans majeurs, du clan de Grue essentiellement.
…
A ma connaissance, seigneur, aucun rédigé par un membre de la famille impériale.
…
DOJI Tsubaru était bien le neveu de l’impératrice Mirisako en tant que fils illégitime d’un dignitaire de la famille DOJI. Mais il n’y a aucun lien de parenté directe entre la famille HANTEI et DOJI Tsubaru. Je m’étonnes d’ailleurs que vous connaissiez ce nom, je vous félicite pour votre érudition DOJI Hiroyoki sama. DOJI Tsubaru est plus connu sous son nom de moine, Tamura.
C’est après avoir prononcé ses vœux et renoncé à faire parti de l’ordre céleste qu’il a écrit le livre dont vous faîtes référence.
…
Oui, en effet cela est fort regrettable qu’une des transcriptions ne puisse être corroborée par la famille impériale, d’autant que je le conçois, cet hypothétique ouvrage aurait pu être proche du votre.
Je reprends donc mon récit. Fort de mes réflexions, je résolus de me rendre à la grande bibliothèque de Shiro IKOMA car la brillante famille IKOMA rivalise avec la mienne pour conserver la mémoire du passé. Elle a pour coutume de retranscrire l’histoire des autres clans. Je dois admettre qu’ils disposent de compilations et référencement d’ouvrages des plus accomplis.
Aussi, j’étais très étonné de constater que la transcription des paroles de Shinsei par le clan du LION est celle qui diffère le plus des autres.
Les portes de la grande bibliothèque me furent ouvertes, moins largement que celles du clan du CRABE mais suffisamment pour que je puisse y pénétrer.
Il est un mystère pour personne que les membres du clan du LION ne sont pas très impliqués dans l’étude du Tao de Shinsei. Aussi, les bardes IKOMA n’ont effectué que peu d’efforts pour collecter d’autres tao que les leurs. Je fus donc relativement déçu dans mes premières attentes.
Par contre, ils avaient conservé des centaines d’exemplaires du Tao écrits par leurs ancêtres. Après quelques temps d’attente liés à la nécessité de bien saisir le bien fondé de ma demande, j’ai pu accéder aux archives les plus rares et précieuses pour l’érudit.
…
Je regrette AKODO Senzo sama, je n’ai pas bénéficié d’un mandat impérial. On a dû mal vous renseigner.
…
Ah ! Je vois. Vous confondez avec les édits impériaux dont j’ai fait donation à la bibliothèque. Aucun lettré digne de ce nom n’aurait pu confondre de tels documents. Il s’agit d’un malentendu.
Je vois à votre œil que votre doute subsiste, IKOMA Kamotsu, le grand bibliothécaire de la famille IKOMA s’empressera de le dissiper.
…
Son prédécesseur, le seigneur IKOMA Kaoku a décidé qu’il était temps de quitter ce monde d’illusions et de rejoindre ses ancêtres.
Mes démarches passionnèrent l’érudit que je suis. Il me fallut effectuer des recoupements, des expertises de documents, des recherches biographiques, des analyses sémantiques. Mais tout ceci ne peut intéresser qu’un obscur lettré.
Une petite anecdote divertira cette cour de l’aridité de mes recherches. En consultant des manuscrits anciens, je suis tombé par hasard sur une demande d’arbitrage faite à la famille IKOMA pour trancher un différent entre la famille AKODO et MATSU concernant le Tao de Shinsei.
Messire AKODO Senzo sama et Dame MATSU Akiko sama, pourriez-vous vous rasseoir, je vous prie ? Je serai enchanté par ma modeste contribution de pouvoir mettre fin à cette situation conflictuelle.
La famille AKODO enseigne :
“ Pendant que le sage se pose des problèmes, l'imbécile les résout. ” Et c’est l’exacte citation que nous a transmise AKODO Senzo sama.
La famille MATSU retient :
“ Pendant que le sage se pose des problèmes, l'imbécile agit. ”
Le différent ne se situe pas tant sur l’écart de sens qu’induit chaque citation. Mais plutôt, chacun s’en tient à la transcription venant de ses ancêtres qu’il tient comme infaillible. Aucune famille ne veut perdre la face en considérant valable la version de l’autre ce qui a donné lieu à des échanges acerbes de correspondance et quelques duels.
Les bibliothécaires de la famille IKOMA n’ont pu résoudre ce problème. Il faut dire à leur décharge que les lettrés sont trop peu nombreux et surchargés de travail. Seuls des scribes de 3ème rang ont pu être affectés à cette tâche. N’ayant pas toutes les compétences et facilités d’accès aux immenses connaissances de la bibliothèque, ils se sont surtout consacré à l’envoi de courrier à chacune des familles en cause pour apaiser leur courroux sans parvenir à éteindre le litige.
J’eus la chance dans mes recherches de mettre la main sur un livre ancien. IKOMA Kamotsu sama a certifié qu’il s’agissait du “ maître ouvrage ” d’IKOMA Buto datant de la seconde période de la régence Kakura. Ce document a servi de base aux copistes de l’époque, toutes les transcriptions du Tao de Shinsei en usage actuellement au sein du clan du LION y font référence. Il y est inscrit :
“ Pendant que le sage se pose des problèmes, l’imbécile y répond. ”
Ainsi, aucune des familles AKODO et MATSU ne détient la véritable citation du Tao, du moins celle qui a été transmise par vos ancêtres.
Cette querelle est donc vidé de sa substance.
Stimulé dans cette enquête, je remontais davantage le passé en accédant aux archives les plus anciennes et je découvrais une transcription antérieure encore différente.
“ Pendant que le sage se pose des questions, l’imbécile y répond. ”
Je retrouvais les termes “ question ” et “ répond ” analogues à ceux des autres clans.
J’eus le bonheur de trouver de sources différentes la citation d’un manuscrit malheureusement disparu rédigé sous le règne d’Hantei IV :
“ Pendant que le sage se pose des questions, l’imbécile répond aux questions. ”
Je pensais n’être plus loin de la parole originale et c’est avec une certaine exultation que j’exhumais une œuvre copiée sous Hantei II par le petit fils d’IKOMA. Je pu déchiffrer :
“ Le sage se pose des questions, l'imbécile répond aux questions. ”
Je ne trouvais pas d’ouvrage de l’époque d’Hantei. Cette dernière transcription était-elle donc la bonne ou avait-elle subit d’autres altérations ?
La dernière alternative qu’il me restait, était de vérifier dans les restes du manuscrit original, celui écrit de la main de Shiba.
Je partais pour kyuden ASAKO. Chemin faisant, je réfléchissais aux aboutissants de mes récentes découvertes. Par recopies successives du Tao, par réorganisation de la structure de la phrase, par l’emploi de synonymes, par ajouts, les scribes ont volontairement ou non perverti le sens initial du texte. Si la transcription du sutra 617 avait à ce point évolué dans le clan du LION, il devait en avoir fait de même au sein des autres clans, siècle après siècle, recopie après recopie, mot après mot. J’espérai que la chance n’allait pas m’abandonner et que j’allais découvrir les paroles exactes qu’avait proféré le petit Maître. La plus ancienne transcription du clan du LION n’excluait aucune version des autres clans majeurs.
Dès mon arrivée, je sollicitais un entretien de mon sensei. Après lui avoir exposé toute la sollicitude et l’aide que m’avaient fourni les puissants clans fondés par les sept frères et sœurs de Hantei, je lui contais mon périple de presque une année. Je fus surpris qu’il agréée de me permettre d’avoir l’honneur de demander à consulter le manuscrit transcris par la main même de Shiba. Son appui et mes arguments parvinrent à convaincre le conseil des cinq. Il ne restait qu’une semaine avant l’échéance de cette soirée. A la nouvelle année, il faut payer ses dettes. Je ne pouvais me soustraire à mes obligations, ma crédibilité et par conséquent celle de ma famille et de mon clan était en jeu.
Il ne reste que peu de chose du manuscrit original. Quelques dizaines de feuillets et de rouleaux à moitié dévorés par le feu et à peine lisibles. J’étais angoissé à l’idée de pouvoir toucher de mes misérables mains ces parchemins mythiques écrits par le Kami Shiba. Néanmoins, une fois que j’eus accompli les rituels de purification, une profonde sensation de sérénité m’envahit et je parcourus avec respect ces pages.
Bien sûr, Shiba avait pris note des paroles de Shinsei de façon continue, sans les classer sous forme de sutras. Je lisais son compte rendu de la conversation de Hantei avec Shinsei juste avant le départ pour l’Outremonde avec les sept Tonnerres quand je découvris au dos d’un des feuillets quelques mots. Aucun doute possible ! C’était ceux passés à la postérité sous le sutra 617 :
“ Le sage pose des questions, l'imbécile répond aux questions. ”
A la lecture de ces mots, un frisson de plaisir mêlé à un intense sentiment de frustration s’empara de moi. Je disposais enfin de l’aphorisme de Shinsei mais je n’avais pas percé sa pensée, je ne disposais toujours pas de certitude.
Ses paroles étaient simplement notés au dos d’une feuille, aucun contexte n’éclairait les mots du petit Maître.
Quel clan a respecté sa pensée dans sa transcription ?
Est-ce qu’en proférant ces mots Shinsei, dans son infinie sagesse, avait conceptualisé l’ensemble des pensées reprises par les 7 clans majeurs ?
Ou est-ce que certains clans ont à ce point radicalisé leur traduction, qu’ils se sont appropriés la pensée de Shinsei et qu'ils citent leur transcription comme les propres mots de Shinsei ?
Ou est-ce que Shinsei voulait exprimer encore autre chose ?
Les paroles du petit maître permettent toutes ces interprétations et c’est peut être bien là que reposait sa volonté.
Quant à moi, ma mission s’arrête là. j’ai perdu trop de temps à bâtir des hypothèses et d’innombrables supputations, à chercher la vérité dans de simples mots.
Voilà ma conclusion, seigneurs et nobles dames, votre serviteur, ASAKO Kanote, conservateur de second rang auprès de la grande bibliothèque de Shiro ASAKO certifie que la transcription exacte du sutra 617 est “ Le sage pose des questions, l’imbécile répond aux questions ”.
… je vous demande encore un peu de votre attention nobles dames et puissants seigneurs.
Cette nuit, j’ai rêvé de Shinsei. Certes, je ne pense pas qu’il soit revenu d’entre les morts pour me parler. Quoi qu’il en soit, on prétend que les rêves ont leur vérité.
Et j’ai vu dans mon son songe le petit Maître aussi nettement que je vous vois. Il était vêtu d’une simple robe de moine couleur safran, ses mains tenaient le bâton de marche du pèlerin. Sa tête était légèrement inclinée sur la droite, il m’observait avec attention.
Je ne pu refreiner la question qui me brûlait les lèvres et dévorait mon esprit depuis une année.
Maître, quelle est la signification de cet aphorisme : “ Le sage pose des questions, l’imbécile répond aux questions. ” ?
Ses lèvres étaient ourlées d’un sourire bienveillant quand il me répondit :
“ Tu prétends retrouver la vérité. Mais toi qui a étudié le Tao, tu connais ce que j’ai pu dire à ce sujet. ”
Bien sûr, maître quand l’empereur vous a demandé : “ Dis-moi la vérité ” vous avez répondu : “ Je te dirai alors un mensonge ”. Mais n’avez vous pas aussi proféré que “ Toute chose a une signification ” et aussi “ Toute chose est connue à celui qui est sage ».
Il tapota le sol de son bâton, observant avec intérêt les trous qu’il faisait dans la terre.
“ On me prête tant de paroles que parfois, je ne sais plus très bien ce que j’ai pu dire. ”
Je le regardais avec surprise. Shinsei se moquait-il de moi ?
il releva la tête, m’observant d’un air malicieux,
“ Il n’est pire aveugle … ” commença-t-il attentant manifestement que je poursuive sa phrase.
Bien sûr, je connaissais la suite et affirmait sans hésitation d’une voix sûre :
“ … que celui qui ne veut pas voir. ”
Il grimaça en secouant la tête d’un signe de négation :
“ … que celui qui sait ce qu’il va voir. Il est plus facile de faire voir un aveugle que de détromper quelqu’un de ses certitudes.
Comme un vase rempli d’eau, tu es empli de tes propres convictions. Comme l’eau versée dans un vase plein déborde, ce que tu vois ne fait qu’effleurer la surface de ton esprit.
Tu entends sans écouter. Tu regardes sans voir. Tu connais sans savoir. ”
Il poursuivit d’une voix égale et douce, chaque mot m’imprégnant et me mortifiant davantage que s’il les avait hurlé à ma face :
“ Qu’as-tu appris durant cette année ? Tu t’es attaché à manipuler, à convaincre, à démontrer les erreurs des uns et des autres, à te glorifier de vaincre leurs illusions en te cachant derrière une fausse humilité.
Tu as le sentiment d’avoir entrepris ces recherches en vain, que la “ Vérité ” t’échappe car tu ne dispose pas de tous les éléments du puzzle. Mais tout ce que tu as appris n’est qu’une pièce du puzzle.
Les mots n’ont d’autres sens que ceux que l’on veut y mettre et tu ne fais qu’entrevoir ce qu’il y a derrière. Oui, dans ces mots, il n’y a pas LA vérité mais ta vérité. ”
Il me dévisagea, étudiant l’effet que ses paroles avaient produit. D’une voix toujours aussi posée qui me fut cette fois apaisante, il me dit :
“ Ecoute ce koan, tu n’y trouveras rien que ce que tu veux y chercher : ”
“ La réponse est dans la question. ”
A ces mots, je m’éveillais en sursaut. Le jour se levait.