CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'EMERAUDE
Leur offrande collective ayant été acceptée, nos héros s'inclinèrent ensemble devant le noble Isawa Masanaga, daimyo de la Cité du Chêne Pâle.
Tous les courtisans se levèrent alors, juste après le maître des lieux.
Son intendant, l'honorable shugenja Isawa Naoshige, un homme de grande taille, élégant, annonça aux invités qu'ils étaient invités au jardin d'hiver, en l'honneur des présents qu'ils venaient d'offrir au daymio. Ce dernier pour sa part se retirait, laissant ses invités aux bons soins de Naoshige-san. Masanaga-sama ouvrirait sa cour d'hiver au début du mois du Rat, et alors seulement il paraîtrait devant ses invités comme maître de la réception.
Cette année, les festivités avaient été ajournées de plus d'un mois, ce qui avait causé de grands émois, et nombre de rumeurs sur le fils du Ciel. Etait-il malade ? Avait-il des préocuppations extraordinaires ?
Le clan du Phénix avait été choisi au dernier moment pour accueillir Hanteï 39 Sotorii, et nombre de courtisans avaient passé le mois du Sanglier claquemurés dans leurs grandes demeures, à dépérir d'ennui en attendant l'annonce des festivités.
C'est donc avec un vif plaisir qu'enfin ils pouvaient commencer à jouir de la vie hivernale rokugani. Et l'arrivée de ces jeunes courtisans, qui offraient ensemble leurs cadeaux spontanés à Masanaga, cela promettait de bonnes surprises. Certains se promettaient déjà de ne faire qu'une bouchée de ces prétentieux jeunes samuraï, d'autres espéraient qu'ils apporteraient de l'air frais dans le monde fermé des cours.
Nos héros n'avaient pas mis les deux pieds dans le grand jardin d'hiver qu'ils furent apostrophés par un courtisan. Ce dernier, avec forces exclamations d'admiration, se dirigeait vers Kakita Hiruya. Devant tout le monde, il félicita Hiruya-san pour sa prestation, puis se fit présenter à nos autres héros, les félicitant à leurs tours. Il se nommait Doji Itto. Notre Grue le connaissait au moins de réputation : bon vivant, séducteur, beau parleur, c'était un vétéran des cours, un animal de palais d'hiver, rompu à cette vie d'apparence.
Il s'avérait fort bavard, très dissert à complimenter les jeunes samuraï pour leur oeuvre. Ce ne pouvait être un geste gratuit de sa part... Déjà, l'avisé Doji avait remarqué la très belle Mirumoto Ryu, et il commençait une avancée directe vers elle, semblable à une approche tactique au champ de bataille. Il la félicitait de sa maitrise de l'art floral, le Ikebana : elle avait réalisé une véritable merveille avec ce bouquet !
Et Itto-san se montrait très intéressé par cet art si original. Il voulait tout savoir de l'école Dragon où l'on apprenait, si Ryu-san consentirait à lui confectionner un tel bouquet en échange d'un cadeau etc. Malheureusement, comme naguère un autre ami de Hiruya (lors d'un dîner à Heibetsu), Itto-san se heurta à un mur. Ryu-san répondait en effet qu'elle avait agi sous le coup d'une inspiration quasi-divine, qu'elle ne pourrait jamais refaire cela une seconde fois. C'était une oeuvre unique. Et elle ne se montrait pas intéressée par les présents que pouvait lui apporter Itto-san.
Ce dernier, l'appétit aiguisée par cette jeune femme, prit Hiruya à part.
- Voyons, vous savez sans doute ce qui lui ferait plaisir. Elle me résiste, et j'aime cela. Mais toute femme a un désir dans son coeur. Et moi, je me fais fort de le combler. Que savez-vous sur elle ?
Prudemment, Hiruya tenta de dissuader le courtisan. Puis, comme cela ne faisait que le renforcer dans son envie de séduire Ryu, il dit carrément :
- A vrai dire, Itto-san, je ne sais pas quel cadeau lui ferait plaisir. Je ne l'ai jamais vue si heureuse que quand elle tapait des bandits...
Itto-san fit une moue franchement surprise, puis déçue. Allons, il parviendrait bien à ses fins... Une samuraï du Dragon, d'une beauté si perçante, adepte de l'Ikebana... non, il ne pouvait pas la laisser passer, une telle perle rare ! Sa réputation fleurirait, pour le coup, comme jamais, s'il pouvait l'ajouter à son tableau de chasse !
Il la regarda en coin, d'un air entendu, hochant la tête, préparant déjà ses plans. Elle serait là pour la cour d'hiver. Et lui, Doji Itto, serait prêt.
Ayame-san reçut les compliments, modérés toutefois, de son daymio, Akitoki-sama. Disons que ce dernier ne la réprimanda pas. Ayame-san s'inclina, puis s'approcha de Rosanjin-senseï. Ce dernier était en grande discussion avec une femme d'un certain âge, arborant les couleurs de la Grue. Quand le senseï calligraphe le jugea bon, il fit signe à Isawa Ayame et Shiba Ikky d'approcher, et il leur présenta Asahina Masumi, grande artiste de l'école Kakita. Celle-ci fit chorus aux compliments donnés à Ayame. Elle avait reconnu une grande qualité d'exécution dans la calligraphie de la shugenja, et dans la musique et la poésie d'Ikky. Caressant sa longue barbe pointue, Rosanjin-senseï fit remarquer à Asahina Masumi-sama qu'Ayame avait (presque) tout appris de lui ! La shugenja dit qu'elle n'était pas digne de ces compliments. Mais la grande artiste Masumi insista : la jeune femme se plairait tellement sur les terres de la Grue. Elle pourrait découvrir tellement de choses, elle pourrait découvrir l'école Kakita par exemple. Ayame, qui ignorait quels arts pratiquait Masumi-sama, dit qu'elle serait honorée d'assister à une création de cette dernière.
Les deux Phénix laissèrent Masumi-sama et Rosanjin-senseï à leurs discussions. Dans le jardin, plusieurs dignitaires Phénix se trouvaient là, en discussion avec un important Licorne, dont Soshu et Kohei écoutaient la conversation sans intervenir.
Suzume Yugoki, le jeune Moineau, qui n'avait pas oublié la rencontre manquée avec Ayame-san, vit que celle-ci et sa yojimbo étaient libres de conversation. Prudemment, il commença à s'approcher d'elles, s'intéressant soudainement aux pierres d'un bassin, ou aux feuilles qui tombaient du prunier... Son manège n'avait pas échappé à Ikky-san, qui laissa sortir cette remarque :
- Voici votre petit ami.
Le rouge de la gêne monta aux joues de Yugoki-san, comme la séve dans l'arbre au printemps. Il se détourna et alla observer plus loin un oiseau imaginaire sur sa branche... Plusieurs courtisans retinrent leurs rires. Crispée, Ayame-san remit à plus tard les réprimandes pour la gaffe d'Ikky-san.
Mais le Moineau n'allait pas se laisser décourager. Peut-être que cette yojimbo était jalouse. Il lui vint une idée. Il alla se présenter à Kakita Hiruya, et échangea avec lui quelques mots polis, puis en vint à dire qu'il aimait particulièrement la calligraphie, que lui même pratiquait. Et il avait beaucoup aimé la composition d'Ayame-san. Il se rendait compte qu'il n'avait jamais été présenté à elle dans les formes. Hiruya-san, souriant d'un air entendu, accepta d'introduire Yugoki-san. Il laissa là sa discussion avec Doji Itto, puis alla parler à la shugenja, et fit les présentations dans les règles de la politesse. Suzume Yugoki se disait très honoré. Il bafouillait quelque peu, lui pourtant connu pour son éloquence...
Il dit à Isawa Ayame combien il avait apprécié sa calligraphie. Puis, il lui dit que son père, le daimyo Suzume Kashira, avait coutume d'inviter chaque année un shugenja pour bénir les récoltes du clan, au début du printemps. Quel honneur ce serait, pour les braves samuraï-paysans du Moineau, de voir leurs terres sous la protection des Fortunes, et qui plus est, grâce à une shugenja de la maison Isawa !
Sans doute, si Akitoki-sama faisait cet insigne honneur, Kashira-sama, dans la mesure de ses maigres moyens, ferait tout pour rendre cet honneur au clan du Phénix.
Ayame dit qu'elle était d'accord pour venir sur les terres Suzume. Tout émoustillé, Yugoki-san dit qu'il ferait de son mieux pour persuader l'ombrageux Isawa Akitoki d'accepter ce voyage.
La soirée se termina agréablement.
Dès le surlendemain, nos héros repartaient sur les routes. Ide Soshu et Shinjo Kohei se rendaient à une bibliothèque sur la côte, afin que le magistrat puisse y étudier des textes de lois, avec plusieurs de ces frères d'école. Les deux Licornes furent placés par Akitoki-sama sous la responsabilité d'Ayame. Quant à Mirumoto Ryu et Kakita Hiruya, ils devaient retrouver le passeur clandestin Gempachi sur la côte. Riobe aussi était du voyage, car il avait toujours mission de retrouver le criminel Hiro.
C'est ainsi que tous nos héros partirent vers la côte du Phénix, en direction de la Cité de la Forêt des Ombres...
La 5e Réincarnation : 8e Episode
Mois du Sanglier (fin de l'automne)
TOUS CEUX QUI VIVENT DANS LA NUIT (ET DANS LES OMBRES QUI RAMPENT...)
"Croyez-vous aux coïncidences ?... Moi pas." -Emmon.
Sur les chemins du Phénix
Nos héros partirent de bonne heure, comme à l'habitude. Ils voyageaient ensemble dans l'Empire d'Emeraude depuis plus de trois mois. Depuis la fin de l'été, et leur rencontre au tournoi de Yamasura, jusqu'à maintenant, alors que l'Empire s'enfonçait doucement dans l'hiver, comme un ours qui s'apprête à s'endormir jusqu'au printemps.
La journée avant le départ, Ayame avait passé plusieurs heures en bibliothèque, impatiente d'en apprendre plus sur le Gozoku, cette organisation qui s'était formée pendant une période troublée de l'Empire.
Ce qu'elle lut lui appris que la sécheresse frappa massivement Rokugan, sous le règne de Hanteï V. Les trois clans les plus touchés, le Phénix, la Grue et le Scorpion, demandèrent des pouvoirs exceptionnels afin de prévenir la famine sur leurs terres. Les dirigeants des trois clans ne tardèrent pas à réunir leurs pouvoirs pour former le Gozoku. Ils entreprirent de grands travaux dans tout l'Empire, des routes, des puits, des relais marchands... Le Gozoku, bénéficiant de l'appui de Hantei V parvint à sortir Rokugan de la crise engendrée par la sécheresse.
Les bienfaits qu'il avait apporté à l'Empire étaient très grands.
Le manuscrit que Ayame consultait était sérieux, écrit par un historien connu pour sa sévérité dans la recherche des faits historiques. La shugenja reposa le manuscrit. Pourquoi ce document faisait-il une histoire si élogieuse du Gozoku, alors que le senseï Kanera en parlait avec honte, comme d'une époque deshonorante pour les trois clans en question ? Evidemment, tout historien glorifie son clan... Que savait donc de plus le senseï du Vide que les historiens ?
Le voyage se déroula agréablement. Isawa Akitoki avait exigé de la shugenja qu'en chemin, elle fasse halte dans un petit village, à l'entrée de la forêt des Ombres. Les paysans se plaignaient d'esprits effrayants dans la région. Cependant, rien de grave ne semblait à redouter... Les braves cultivateurs avaient seulement dû être effrayés par des créatures magiques qu'ils ne connaissaient pas. Le daimyo avait beau donner le change, parler d'une affaire bénigne : Ayame redoutait le pire.
Elle s'excusa par avance auprès du magistrat Licorne de devoir retarder leur voyage. Mais Ide Soshu dit qu'il était honoré de voyager sur les terres du Phénix, et ajouta qu'il serait trop heureux d'aider Ayame-san dans sa mission, s'il le pouvait.
Le village qui requérait l'aide d'un shugenja était semblable à des centaines d'autres à Rokugan. Il était bien situé à la lisière de la grande Forêt des Ombres, objet d'incalculables légendes, superstitions et récits fantastiques. Dans ces conditions, croire qu'on discerne la nuit des créatures inconnues dans ces lieux, cela n'avait rien d'étonnant... Les paysans expliquèrent, certains tremblants de peur, que des créatures des bois avaient montré de l'hostilité contre plusieurs hommes des champs. D'autre part, il y avait des bandits, bien humains et pas du tout fantastiques qui rôdaient dans la région -toujours prêts à se réfugier dans la Forêt en cas de retraite précipitée...
Pendant que Kakita Hiruya et Shinjo Kohei, entre amis, allaient s'occuper des bandits, le reste du groupe pénétra dans la Forêt des Ombres...
Ils se mirent à suivre un petit sentier, où les paysans avaient rencontré les êtres mystérieux. Nos héros ne tardèrent pas à trouver ces derniers.
La froidure de la fin d'automne devenait plus sensible sous le couvert végétal. Les arbres se dépouillaient peu à peu de leurs feuilles, que le vent arrachait lentement mais sûrement. Alors qu'ils avaient bien avancé, ils virent approcher d'eux des créatures végétales, ressemblant de loin à des humains. Ils avançaient sur des racines, et se composaient de différentes sortes de plantes, l'ensemble leur donnant un air fantastique, sans doute effrayant pour un paysan, quoi que dans le détail, ils fussent parfaitement communs.
C'était des créatures intelligentes, qui firent preuve d'une maîtrise du langageRokugani. Ayame alla au-devant de celui qui venait en tête. Quand la shugenja exposa la situation, les créatures se plaignirent qu'au contraire, c'était les paysans qui les avaient attaqués. Il y avait un malentendu entre les deux espèces. Ayame engagea les pourparlers, pour tenter d'en apprendre plus.
C'est alors qu'arriva un jeune homme. Vêtu d'un haut de pantalon, coupé aux genoux, de grosses sandales et d'un tissu rustre sur le corps, une étrange lame dans le dos, vaguement semblable à un katana, une tignasse ébourriffée, un air sûr de lui et obstiné...
En plus d'être bizarrement habillé, ce qui pouvait encore passer, il parlait un langage... bien à lui.
- Hé le vieux, c'est qui ceux-là ?
Il s'adressait à l'émissaire des créatures avec qui parlait Ayame. Aussitôt, Ikky et Riobe mirent la main sur la garde... Comment ce heimin osait-il s'adressait à eux ?
- Qu'est-ce qu'ils viennent foutre dans notre forêt ?... Tiens, je me suis occupé des paysans qui vous embêtaient, et puis j'ai pris de quoi manger dans leurs champs...
La yojimbo et le rônin fulminaient déjà de rage. Il n'avait pas froid aux yeux, cet ahuri ! Quand à Ryu, en mission pour son daymio, elle choisit d'ignorer le nouveau venu.
- Salut, j'm'appelle Mugen et vous ? Qu'est-ce que vous faites là ?
"Le vieux", comme l'appelait le dénommé Mugen, montrait plus de politesse dans les propos : du moins essayait-il de comprendre les usages d'Ayame et ses amis avant de les brusquer. Mugen, volontairement ou non, ignorait complétement la politesse rokugani. Pourtant, il était bien humain... Quoi qu'à observer son comportement, c'était à se demander...
Mugen-no-jutsu !
Alors que les défis lancés par Mugen se poursuivaient, Ayame tentait de parler avec le chef des créatures sylvestres. Celles-ci étaient apparus dans Morikage [la forêt des ombres] de nombreuses lunes auparavant. Auparavant – c’est ce qu’Ayame comprit – elles avaient vécu dans Shinomen Mori, où elles avaient fréquenté les Nagas. Mais elles étaient ignorantes de l’existence des humains. Leur esprit collectif se réincarnait selon des cycles. Et maintenant, Morikage était leur nouvelle résidence.
La shugenja essaya patiemment de faire comprendre au chef que la coexistence avec les Rokuganis demanderait de respecter des règles précises. Mais la créature n’y était pas opposé. La vraie difficulté venait plutôt du dénommé Mugen. Il continuait à interpeller Ikky et Riobe. Il les poussa à bout par ses paroles insolentes, blessantes et grossières. C’était à se demander s’il était bien humain, malgré les apparences.
- Bon, vous foutez quoi ? Pffff… on s’ennuie avec vous ! Vous êtes nuls ou quoi !
Mugen s'était assis par terre et faisait mine de s'endormir.
Ikky, n'y tenant plus, se lança au combat.
Mugen, qui se releva au dernier moment, combattait selon une technique parfaitement non-Rokugani. Il esquivait les coups avec une facilité déconcertante, sans même dégainer son étrange épée. Ikky para de sa lame, et d’extrême justesse, un coup porté par Mugen, qui avait dégainé à la vitesse de l'éclair, avant de s’avouer vaincue et de laisser la place à Riobe. Celui-ci se mit cérémonieusement en position de duel devant Mugen. Ce dernier, ignorant des règles honorables du iaijutsu, s’était rassis par terre. Il se grattait, baillait, attendant que Riobe dégaine. Il parlait souvent au chef des créatures végétales, qu’il appelait « le Vieux ». Il semblait qu’il tirait son enseignement au combat de ce Vieux.
- Dis-donc le Vieux, ils ne m’ont pas l’air si forts que ça. Regarde comment j’ai battu facilement la fille. Et maintenant, lui il n’a pas l’air plus dégourdi.
Dénué d’élégance, rustre au possible, la technique du Mugen-no-jutsu était pourtant des plus percutantes. Riobe, bouillant d’une colère contenue, priait Mugen de bien vouloir dégainer, mais celui-ci attendait toujours.
- Alors, le p’tit, qu’est-ce que tu fais ? Tu m’avais l’air bien, et là, tu fais plus rien ! Allez, on s’ennuie là…
Riobe finit par faire jaillir son katana. Mugen esquiva rapidement, se releva, et répliqua par un coup de pied dans la joue de Riobe. Celui-ci se mit à saigner légèrement.
Il avait perdu. Mugen n’en tira aucune gloire. Il accepta seulement de laisser passer nos amis. Quand il apprit que très loin vers le sud-est se trouvait un grand mur qui protégeait l’empire de créatures hideuses et très puissantes, il trouva un regain d’intérêt à parler avec nos héros. Ainsi, il y avait des monstres auxquels il pourrait se mesurer… Aussitôt, il demanda le chemin vers cet endroit fabuleux, et promit de se mettre en chemin.
Restait à savoir comment il allait traverser tout Rokugan, et surtout s’il y parviendrait… Mais le mieux que lui souhaitait Ayame, ainsi que Riobe et Ikky, c’était encore de mourir au combat face aux hordes de l’Outremonde !
Mugen s’en alla de ce pas, aussi vite qu’il était venu. Les créatures, toujours curieuses et diplomates, continuaient à entourer nos héros, mais seul le chef parlait. Arrivèrent alors Hiruya et Kohei, qui revenaient de la chasse au brigand. Ils avaient rappelé à quelques malfaiteurs de bas-étage des rudiments de savoir-vivre…
Les deux Phénix et Riobe expliquèrent alors en quelques mots qui étaient ces créatures de la forêt, et leur rencontre avec le dénommé Mugen. Ryu restait en retrait, toujours silencieuse et méditative, comme à son habitude. Elle n’avait en tête que la mission confiée par Akuma-sama. Le reste lui importait peu.
Apprenant que Mugen se battait à mains nues, Kohei laissa alors sortir de sa grande bouche de Licorne l’interjection la plus malheureuse qui soit :
- Ah ouais, il se battait à mains nues… tu te souviens, Hiruya, comme ces imbéciles du Dragon !
Il y eut un grand silence de mort dans Morikage. Un oiseau s’envola brusquement de sa branche.
Les regards consternés qui tombèrent sur le pauvre Kohei lui firent aussitôt prendre conscience de sa gaffe énorme. Cela eut au moins pour effet de sortir Ryu de sa « méditation ». Brusquement ramenée à la réalité, elle répliqua vertement, mais en direction de Soshu, qui n’avait rien dit, en insultant sans détour son alcoolisme.
On envisageait déjà un duel entre les deux. Du reste, il y avait déjà failli en avoir un, quand Ryu, dans la ferme de Ikoma Yoko, avait insulté les Licornes, on ne savait pas bien pourquoi.
Soshu intervint rapidement avant que la crise ne dégénère. Ses talents de diplomate étaient plus qu’urgemment souhaités.
- Je crois que nous sommes nous un peu fatigués après cette longue journée, et il est possible d’avoir des mots malheureux et irréfléchis. Cependant, je suis sûr que Kohei-san ne pensait pas à mal, et que Ryu-san a juste eu une réaction un peu brusque face à la saillie inattendue de Kohei-san. Je pense qu’un échange d’excuses mutuelles serait acceptable, et nous pourrions oublier ce fâcheux échange.
Le pauvre Kohei, à cette heure, ne savait plus où mettre sa grande carcasse. Il aurait souhaité être plusieurs lis sous terre, ou très loin d’ici. Il sentait son honneur en prendre un coup…
Il s’avança d’un pas, se pencha bien en avant, et demanda le pardon de Ryu-san. Sa langue avait fourché, et cela ne se reproduirait plus. A son tour, Ryu-san prononça des excuses pour sa réplique insultante.
Ainsi, pour tous, l’affaire était close.
La vengeance du Crabe
La discussion avec les créatures de la forêt pouvait reprendre.
- Etes-vous seuls dans cette forêt, ou y a-t-il d’autres créatures comme vous ? avait demandé Ayame.
- Nous pensons qu’il y a d’autres créatures vivantes dans cette forêt… nous en avons croisé une, il y a peu.
Aussitôt sur le pied de guerre, nos héros décidèrent d’un commun accord d’aller chercher cette créature. Qui pouvait bien habiter au cœur de Morikage ? C’était pour le moins bizarre…
Ayame-san pria les créatures de les emmener plus vers le cœur de la forêt, là où ils avaient aperçu cette autre créature. Elles acceptèrent, et commencèrent à ouvrir un chemin parmi les buissons épais, les taillis jamais piétinés par l’homme, sous l’épais feuillage noir qui se balançait lentement dans la brise de l’hiver.
Après une bonne heure de marche, nos héros avaient complètement perdu de vue le sentier forestier habituel. Ils ne pouvaient que s’en remettre aux créatures sylvestres pour se retrouver dans ce labyrinthe inextricable de végétation. Après leur avoir indiqué le chemin à suivre, les habitants de Morikage leur dirent qu’ils n’iraient pas plus loin, mais qu’ils n’étaient plus loin du but. Nos héros arpentèrent encore la forêt, avant d’arriver en haut d’une butte. En contrebas, une clairière s’ouvrait à eux. Ils aperçurent alors une large silhouette, allongée à terre. C’était un homme de forte taille, haletant après une longue course.
Nos héros descendirent prudemment vers lui, la main sur la garde.
Quand ils entrèrent dans la clairière, à la lumière du soleil d’hiver, ils le reconnurent.
C’était Sotan le rônin, qui s’appelait encore Hida Sotan à Heibetsu.
Très surprise, Ayame s’approcha de lui.
- Voyons, Sotan, mais que faites-vous là ?
Aussitôt, le puissant bushi se remit sur ses pieds – et l’on aurait dit un chêne abattu qui se redresse sur ses racines. Il assista, médusé, à l’arrivée de tous nos héros, qu’il connaissait bien.
Plutôt affolé que rassuré, il se jeta alors aux pieds d’Ayame, larmoyant, plein de détresse et de remords :
- Pitié ! honorable shugenja ! Pitié, Ayame-sama, laissez-moi vous expliquer tout ! Je ne suis qu’un misérable ! Je ne mérite pas votre attention, et j’ai mille fois mérité mon sort !...
- Que faites-vous donc dans cette forêt, Sotan ?
- Mais je la poursuis, elle ! Je la poursuis depuis Heibetsu !
La colère reprenait le dessus sur les larmes.
- Qui ? Mais elle voyons : cette putain sans honneur de Nahoko ! Elle qui est la cause de ma déchéance, et de la mort de mes compagnons d’armes !
Sotan s’assit par terre, et commença à expliquer son histoire.
A Heibetsu, il avait espéré trouver des œufs de poisson miraculeux, qui auraient permis de guérir la souillure de l’Outremonde parmi le clan du Crabe. On lui avait fait miroiter la possibilité d’élever des poissons et de préparer des cures avec leurs œufs. Mais pour cela, Sotan avait été amené à s’associer avec le sinistre individu surnommé
Tsuru Makkuro [la Grue Noire]. Ce dernier, criminel notoire sur les terres de la famille Daidoji, gravissait les montagnes du Dragon jusqu’à Heibetsu, pour accomplir sa basse besogne : faire taire à coups de sabres plusieurs de ses anciens complices, des rônins et des gaijins réfugiés dans les montagnes. Besogne à laquelle Sotan ne répugnait pas de s’associer.
Seulement, la Grue Noire, et sa complice Nahoko, avaient l’âme bien plus noire que leurs victimes. La nuit, peu avant que nos héros n’arrivent au village des deux Temples des Oiseaux, Sotan et ses bushis étaient allés parler en face à la Grue Noire. Ils refusaient de s’associer plus longtemps avec cet assassin. Ils avaient été dupés, et rompaient leur association. Mais
Tsuru Makkuro n’était pas décidé à laisser ses complices partir ainsi.
Sotan et les trois Hida s’étaient reculés de quelques pas puis s’étaient mis en garde devant la Grue Noire. Celui-ci, froid et silencieux, avait lentement amené sa main sur la garde son katana, fixant ses quatre adversaires d'un regard impitoyable.
Dans une explosion de colère, les quatre Crabes sonnèrent la charge. C’était sans compter sans les réflexes, la rapidité, la souplesse terrifiantes de la Grue Noire. Il évita les quatre sabres qui allaient le terrasser, et répliqua en quelques passes d’armes précises. Une foudre glacée s’abattit sur les Crabes, qui les coupa en deux comme des feuilles de parchemin.
Ils s’écroulèrent lourdement à terre, ensemble.
La Grue Noire rengaina posément, rejoignit sa complice Nahoko et partit avec elle en direction des Temples jumeaux, où nos héros les découvrirent.
Seul Sotan avait survécu d’extrême justesse à la mort.
Mais il était coupable de la mort de ses hommes, et d’avoir aidé un homme sans honneur. Il savait qu’il n’avait même pas droit au seppuku. Il n’était plus digne du clan du Crabe. Pendant de longues semaines, accueilli chez les braves paysans des montagnes d’Heibetsu, il se remit de ses blessures. Heureusement, il savait qu’un peu du sang d’Osano-Wo, Fortune du Tonnerre et patron des bushis, coulait dans ses veines. La vie reprit le dessus sur ses blessures. Dans le long sommeil douloureux de sa convalescence, il oublia peu à peu la Grue Noire. Il songeait d’abord à vivre. Quand il fut sur pied, il aida les paysans à rebâtir les deux temples calcinés. Un gaillard comme lui ne répugnait pas à la tache : il portait à lui seul des poutres bois que deux paysans ne soulevaient pas.
Alors qu’il vivait paisiblement à Heibetsu, il fut rattrapé déjà par ses actions passés. Un magistrat du nom de Kitsuki Hanbeï – celui-là même qu’Ayame et Ikky avaient croisé sur la route du retour au pays -enquêtait sur les criminels qui avaient sévi avant les fêtes des vendanges. Tenace, imperturbable, pragmatique jusqu’à la dureté, Hanbei-sama était bien décidé à faire toute la lumière sur ce qui s’était passé. A contrecoeur, tiraillé entre son devoir et son désir de vivre paisiblement parmi les paysans, Sotan avait avoué ses fautes au magistrat, puis était parti avec lui à la poursuite de Nahoko et de la Grue Noire. Peu à peu, l’instinct de vengeance reprenait le dessus. La traque reprit dans les montagnes, pendant plusieurs semaines, longues, épuisantes. Le magistrat Dragon pensait que les deux criminels allaient passer sur les terres du Phénix. Peu après, venaient se superposer à cela les enlèvement d’enfants, et le criminel Hiro entrait en scène.
Une fois, plein de lassitude, Sotan eut un mot déplacé à l’égard du magistrat. Furieux, ce dernier renvoya le rônin comme un malpropre. Il se passerait de lui désormais.
Depuis, Sotan avait patiemment gagné son passage sur les terres du Phénix. Il savait que Nahoko essaierait de fuir par les côtes du Phénix, grâce à un passeur du nom de Gempachi. C’est pourquoi il avait marché jusqu’à Morikage Toshi [Cité de la Forêt des Ombres].
Sotan avait entendu parler de Hiro. Il pensait que lui et Nahoko avaient fait un bout de chemin ensemble. Mais si Nahoko ne tarderait pas à fuir par la mer – si ce n’était déjà fait, Hiro allait se terrer dans les bas-fonds de Morikage Toshi.
Quant à Sotan, implorant de nouveau nos héros, leur promit de tout faire pour les aider, s’ils acceptaient sa présence.
Réfléchissant à ce que Sotan venait de dire, nos héros se concertèrent. Hiruya proposa de se séparer : lui-même, avec Riobe et Sotan, iraient trouver ce Gempachi, puisque c’est déjà ce qu’ils se proposaient de faire en partant d’Heibetsu. Quant aux deux Phénix, ils accompagneraient comme prévu Ide Soshu et Shinjo Kohei à la bibliothèque de Morikage Toshi ; Ryu les accompagnerait, afin d’enquêter sur Hiro, et si possible de le retrouver.
Ide Soshu proposa alors son aide dans la traque du criminel. C’était son devoir d’aider à arrêter une telle canaille. Ses recherches en bibliothèque pouvaient attendre un peu. Lui et Kohei s’arrêteraient à la Cité. Isawa Ayame remercia les deux Licornes pour leur aide.
Les deux groupes se séparèrent, l’un pour trouver Nahoko et le passeur Gempachi, l’autre pour mettre la main sur Hiro, le traître de la Cité de la Grenouille Riche.
Morikage Toshi, Cité de la Forêt des Ombres
Isawa Ayame, sa yojimbo Shiba, accompagnant Ide Soshu et son yojimbo Shinjo Kohei, et accompagnées de Mirumoto Ryu, entrèrent dans Morikage Toshi. Les vols et les cris des mouettes dans le ciel, l’agitation populaire des rues marchandes et des docks des bas quartiers, le ronflement lourd de la mer et des vagues qui s’échouent sur le rivage, les maisons de bois noir, le parfum de l'océan, les brumes humides, l'afffairement sur le port, tout cela composait le décor vivant de la Cité de la Forêt des Ombres.
La délégation des samouraïs se rendit chez la plus haute autorité des lieux, le magistrat Shiba Tadamischi. Homme dans la force de l’âge, les traits tirés par la fatigue, le magistrat reçut les nouveaux venus, et s’entretint de la raison de leur présence. Isawa Ayame présenta alors tous les membres du groupe, et expliqua la raison de la venue des Licornes : le magistrat Ide Soshu désirait compulsait des parchemins de droit de la bibliothèque. Tadamischi-sama acquiesça : il avait été prévenu que des Licornes séjourneraient durant tout l’hiver sur ces terres.
En revanche, il n’était pas prévenu de l’arrivée de Mirumoto Ryu –mais qui n’a jamais été surpris par la venue d’un membre du clan du Dragon ?
Celle-ci expliqua alors, avec tout le pathos de la vengeresse, qu’elle poursuivait un terrible criminel nommé Hiro, que ce dernier avait humilié son clan, qu’il l’avait frappé de la manière la plus cruelle qui soit. Et maintenant, elle le poursuivait, sur ordre de son daimyo, Mirumoto Akuma.
Shiba Tadamischi comprit la raison de ce voyage. Il assura à Ryu-san que ce Hiro serait capturé sous peu. La bushi n’avait pas à s’inquiéter.
Ryu-san insista alors, à l’encontre de la politesse et du respect de l’autorité supérieure du magistrat. Hiro était très dangereux, dit-elle d’un air de sombre menace. Tadamischi-sama répéta, cette fois avec une nuance de colère dans la voie, que le clan du Phénix était capable d’assurer la paix sur ses terres. Si ce Hiro se cachait en ville, il serait capturé sous peu.
Et Ryu d’insister à nouveau, sur le danger représenté par Hiro.
De guerre lasse, le magistrat accorda à Ryu l’autorisation de rester en ville le temps de l’enquête. Il se promettait déjà
in petto de l’expulser dès qu’Hiro verrait sa tête se désolidariser de ses épaules…
Les deux Phénix et les deux Licornes allèrent prendre leurs quartiers dans le palais du magistrat. Quant à Ryu, elle avait droit à l’hospitalité d’une auberge de la ville.
Elle ne tarda pas à démarrer son enquête. Il ne fallut pas une journée pour que la Cité dans son entier soit au courant que Mirumoto Ryu, bushi de la vallée d’Heibetsu, recherchait le criminel Hiro. Tout le petit peuple murmurait depuis ses échoppes dans le dos de la bushi Dragon. Elle faisait pour le moins sensation dans la paisible Cité, elle qui venait de si loin. Son enquête la mena dans une maison de jeu. Elle attira l’attention d’un petit malin, à côté de qui elle s’assit. Débrouillard et un peu filou (évidemment…), ce dernier entraîna Ryu dans le jeu, lui délestant sa bourses de quelques poignées de zenis. Puis, quand Ryu, dont la beauté fatale aurait frappé un aveugle, eut obtenu du joueur des informations satisfaisantes, elle le planta sur place, en lui conseillant de filer doux.
Le joueur s’en alla, en se maudissant de s’être laissé avoir par une pareille allumeuse !
Mirumoto Ryu, surveillée par des centaines de paires d’yeux, arriva sur le port, où elle discuta avec des samouraï du clan de la Mante, qui surveillaient des chargements et déchargements de leur bateau. Eux aussi firent un brin de causette à cette jolie bushi. Ils revinrent vite de leurs illusions : c’est tout juste si Ryu ne les soupçonnait pas de dissimuler Hiro !
Elle ne fut pas plus chanceuse avec un brave pêcheur, le premier venu, quand ce dernier fondit en larmes, insulté que Ryu lui pose des questions sur Hiro –comme s’il s’associait à ce genre de criminels, lui qui n’avait jamais volé le moindre zeni !
Ce soir-là, Shiba Ikky rejoignit le Temple des Vagues Blanches, un asile paisible, dans une région presque sauvage sur la côte, où l’on n'entendait que le rouleau des vagues et la sérénité profonde du grand océan sans fin. Accueillie par les braves moines, Ikky-san passa une heureuse nuit grâce à l’hospitalité sans fard des bons moines. Au matin, elle retourna au palais, en paix avec elle-même.
Ayame-san avait passé une nuit moins pieuse. Travaillée par le besoin de drogue, la shugenja, privée depuis plus d’une semaine, se rendit dans le « meilleur » établissement de la ville : « Le pays des Merveilles ».
Elle fut discrètement accueillie, et on lui offrit un tatami, une pipe et la résine qu’elle attendait tant. Elle partit doucement en direction du royaume des songes, dans les épaisses vapeurs apaisantes et traîtresses de l’opium. Tandis qu’elle voyageait comme dans les délires continuels du rêve, il lui sembla entendre distinctement le nom de Hiro.
Etait-ce un effet de l’opium ? Il lui semblait pourtant que ce nom avait réellement était prononcé près d’elle.
Par acquit de conscience, elle tenta de glisser le nom à la patronne des lieux. Si ce Hiro revenait, qu’il sache qu’Ayame désirerait le rencontrer. La patronne promit qu'elle transmettrait le message si jamais un Hiro se présentait. Impossible de savoir si elle était persuadée qu'Ayame avait déliré ou si elle prenait la requête au sérieux.
A l’heure d’Akodo, les deux Phénix retrouvèrent les deux Licornes et Mirumoto Ryu dans une excellente auberge. Avec autant d’amabilité que d’ironie, Ayame demande à Kohei-san s’il n’était pas trop privé de viande depuis son départ des terres de la Licorne. Il soupira qu’il essayait de s’acclimater à nouveau au régime alimentaire du nord de Rokugan, mais qu’un excellent poisson valait bien une bonne viande rouge bien rôtie.
Pendant qu’ils mangeaient, les samouraï ne purent manquer de parler de Hiro. Mirumoto Ryu n’avait pour le moment aucune piste. Elle piétinait, et pourtant les ordres de son daimyo ne pourraient souffrir de retard. Tant les Licornes que les Phénix se proposaient de l’aider, mais eux non plus ne pouvaient user de divination pour détecter le criminel !
Le repas terminé, un marchand ambulant vint proposer des biscuits aux honorables samouraï. Ils contenaient tous des billets avec une petite prédiction. Nos héros se prêtèrent au jeu.
Les deux Licornes lirent avec amusement leurs billets ; celui de Ryu faisait allusion la lutte pour le bien ; celui d’Ikky lui suggéra une piste.
Quant à celui d’Ayame, il ne lui avait pas été donné par hasard : « La vérité dort parfois au pays des merveilles… » La shugenja sut où elle irait passer la prochaine nuit…
Elle ne souffla mot de son billet à ses camarades.
Tous se quittèrent, et la journée passa, chacun vaquant à ses occupations.
Shiba Ikky demanda à parler au magistrat Tadamischi-sama. Elle demanda s’il y avait des membres du clan du Crabe en ville. Le magistrat réfléchit : à sa connaissance, il y avait bien un marchand de la famille Yasuki, qui venait traiter avec le clan de la Mante. Ikky-san demanda humblement à pouvoir l’interroger.
Le magistrat n’y vit pas d’inconvénient et fit convoquer sur l’heure le marchand.
Celui-ci fut amené rudement par deux samouraï. C’était un honorable commerçant du nom de Yasuki Mitsuhirato, qui avait dans les manières tout ce qu’il faut de souplesse, de ruse, de tromperie, pour faire un bon marchand. Cette honorable crapule était bien sûr disposé à répondre à toutes les questions des nobles Phénix.
Ikky lui demanda, sans trop user de détours, s’il n’avait pas, de temps en temps, à traiter avec des individus peu recommandables. Après tout, le commerce étant ce qu’il est… Et puis, cela ne mettait en rien en cause son honneur, lui assura Ikky.
Pressé de répondre par le magistrat, Mitsuhirato finit par avouer qu’il avait à traiter avec les Frères de la Côte, une honorable organisation de contrebandiers qui sévissait sur toute la côte de Rokugan. On ne pouvait rêver meilleure fréquentation…
Quand le marchand eut prononcer le nom des Frères de la Côte, Tadamischi-sama intervint, puis décida qu’il en avait assez entendu.
- Tu peux disposer, Mitsuhirato. Tu ne seras plus dérangé dans tes occupations !
Et il fut renvoyé aussi vite qu’on l’avait convoqué.
Ayame au Pays des Merveilles
Le soir, la shugenja retournait vers le quartier des fumeries. Elle toqua à la porte du Pays des Merveilles. La patronne lui ouvrit, puis ne la surprit pas en lui annonçant que quelqu'un l’attendait pour parler de Hiro. Elle fut poliment guidée vers le jardin intérieur. Cela avait de quoi surprendre dans ce quartier de la ville, mais il était plutôt élégamment conçu. Un style austère, toutefois. Austérité rendue plus sensible par la présence de deux samouraï agenouillés devant un grand kiosque, le daisho bien disposé à la ceinture.
Ayame s’assit en tailleur là où on lui indiqua, sur une natte juste à l’endroit où un rayon pâle de seigneur Lune venait frapper l’herbe.
Un homme sortit du bâtiment face à Ayame, et passa sous le kiosque disposé juste devant. Il portait un kimono noir et blanc. Il s’assit à la limite de l’ombre. L’obscurité ne dissimulait que son visage. Ayame put voir de longs cheveux noirs qui tombaient jusqu’aux épaules.
L’homme parlait d’une voix qui laissait deviner son jeune âge. Il pouvait être né la même année qu’Ayame, ou à peu près.
- Bienvenue au Pays des Merveilles, Ayame. Je me nomme Emmon.
Aussitôt, ce nom sonna familier aux oreilles d’Ayame. Emmon : c’est de lui qu’avait parlé la vieille Kitabakate !
Kitabakate, 7e récit a écrit :Il y a plusieurs années, du temps du 38e Empereur, j'ai connu un jeune acteur talentueux du clan loyal. Il se nommait Emmon, et avait un frère du nom de Takashi. Ce frère eut le visage effacé par l'Ombre Vivante. Mais Emmon résista à l'appel lancinant de cette chose sans nom. Takashi mourut, et Emmon disparut peu avant le coup d'Etat. J'ignore à présent ce qu'il est devenu, mais s'il est encore en vivant, je suis sûr qu'il pourrait nous en apprendre beaucoup sur cette entité.
Bien sûr, il y avait peut-être d’autres Emmon dans l’Empire, mais dans le cas présent, Ayame se refusait à croire à une coïncidence. Non, l’homme qui se tenait à moitié dans l’ombre, dans le jardin de cette fumerie, c’était bien lui. Emmon, celui qui avait eut un contact direct avec l’Ombre et était encore en vie pour le raconter.
- C’est étrange, commença Ayame, il y a peu de temps, une vieille femme m’a parlée d’un samouraï nommé Emmon…
En peu de paroles, la shugenja eut la confirmation de son intuition. Le Emmon qui se tenait assis devant elle essaya de biaiser : il y avait d’autres Emmon, il ne connaissait pas de Kitabakate… Il finit par admettre que son frère avait bien été Takashi, avant de –c’est le cas de le dire – perdre la face…
Pour un début de conversation, Ayame frappait fort. Emmon l’avoua : elle avait une longueur d'avance sur lui. Quoique visiblement atteint, il ne perdit pourtant pas contenance. Mais il ignorait que Kitabakate était encore en vie. Et surtout, il se demandait bien pourquoi la vieille samouraï de l’école Shosuro avait cru bon de révéler l’histoire d'Emmon à une petite shugenja du Phénix.
Il avait peine à croire que la vieille femme soit devenue gâteuse, qu’elle perde la tête. Non, elle avait parlé intentionnellement à Ayame.
Emmon proposa alors d’inviter Ikky et Ryu. Qu’ils puissent discuter ensemble du sujet initial qui amenait Ayame au Pays des Merveilles : le traître et criminel Hiro.
Un serviteur fut dépêché au palais et à l’auberge. Poliment, il pria Ikky et Ryu d’accepter l’invitation d’Ayame, qui les attendait sur l’heure.
Les deux samuraï-ko ne tardèrent pas à venir s’asseoir autour d’Ayame.
Ryu mit peu de temps à déballer son histoire à Emmon. Or, comme on l’avait deviné, le maître des Frères de la Côte était d’une autre trempe, et d’une autre politesse qu’un magistrat Phénix.
Il accueillit avec un rire contenu l’histoire pitoyable du clan du Dragon se faisant humilier sur ses propres terres par une bande de gredins de bas étages. Ryu en avait vraiment gros sur le cœur après Hiro. Sans parler de Kishidayû, un impitoyable Scorpion qui avait assassiné le mari de Ryu, Matsu Isamu. Et pour Ryu, ce Kishidayû pouvait être n'importe qui, pouvait se cacher derrière n'importe quel complot. C'en était devenu une obsession au cours des années.
Derrière le fin rideau d’ombre qui masquait son visage, on put deviner le sourire d’Emmon :
- Voulez-vous que je vous aide à retrouver ce Kishidayû, Ryu ? Je ne le connais pas, mais qui sait ? En me renseignant, je peux peut-être découvrir quelque chose sur lui. Je vous le dirai, et je vous donnerai alors mon prix. Il vous en coûterait… disons une somme raisonnable. Je ne vais pas accabler le malheureux clan du Dragon, déjà mal en point à vous entendre. Disons 20 kokus.
- Hélas, je ne possède pas cette somme d’argent.
- Qui sait si votre daimyo n’accepterait pas de payer cette somme pour retrouver un ennemi de la famille...
Autant il ne connaissait pas ce Kishidayû (et ne s'y intéressait pas), autant Emmon était disposé à mettre la main sur Hiro, ce pantin au service de l’Ombre Vivante. Il était sans doute venu à Morikage Toshi par défi pour Emmon. Pourquoi n’avait-il pas tenté de fuir ailleurs ?
- Mais Hiro n’était qu’un assassin sans cervelle, et il a commis une erreur fatale en s’attaquant à moi, dit Emmon.
- Qu’est-ce qui vous fait croire que vous êtes supérieur à lui, Emmon ? demanda Ayame.
Au cours de la conversation, la voix du samouraï tapi dans l’ombre s’était alterée. Elle laissait maintenant transparaître une colère contenue, noire, comme celle d’un prisonnier reclus qui n’a pas vu le jour depuis des lustres, et que la captivité rend fou. Une colère froide et tranchante, qui ne demandait qu’à se consumer de haine. Seul un mince filet d’honneur devait séparer Emmon de Hiro.
Emmon répéta qu’il mettrait la main sur le serviteur de l’Ombre et lui ferait payer cher de servir l’entité sans nom.
Il se leva, souhaita une bonne fin de nuit aux samuraï-ko. Ils ne tarderaient pas à se revoir. Et c’était plus qu’une intuition : c'était une promesse. Emmon se retira dans ses ténèbres. La patronne de la maison vint, toujours avec la politesse de rigueur, raccompagner les visiteuses à la porte.
Les deux Phénix rentrèrent au palais, et Ryu-san à l’auberge.
Les habitants de la terreur
Ayame se réveilla, après une série de pénibles cauchemars, agitée d'une peur froide. Elle frissonnait et transpirait à la fois. Qui plus est, elle eut l'impression très vive, et c'était extrêmement désagréable, qu'il y avait quelqu'un d'autre dans la pièce. Elle ne pouvait chasser cette idée. A côté d'elle, Ikky respirait régulièrement, légérement agitée, comme quelqu'un en train de rêver.
Mais il y avait une troisième personne dans la pièce. Quelqu'un de trop, quelqu'un présent et obsédant. Par la fenêtre, Onnontangu le Seigneur Lune faisait passer ses rayons pâles, qui n'éclairaient que peu l'obscurité de la chambre, la teintant d'une lueur bleutée. Ayame se leva, tout en chuchotant à Ikky de se réveiller. Elle fit quelques pas dans la pièce. Soudain, elle recula.
Devant elle, une forme apparaissait en relief sur le mur ! Une forme en train de se matérialiser dans la pièce. Une lueur très légère passait par dessous le panneau de la porte. La peur gagnait de plus en plus Ayame. Elle secoua Ikky, qui se réveilla.
Maintenant, c'était le sol qui prenait forme. Il devenait mou sous la pression de quelque chose qui passait au travers. Ayame se plaqua dos au mur, à côté d'Ikky, qui avait perçu l'affolement contenu de la shugenja. Devant les deux Phénix, une silhouette de forme humaine traversait le mur. Pas en le déchirant.
Non : en passant au travers. Et sur le sol de même. La forme d'une tête, puis une épaule, apparurent.
Et soudain, le mur derrière les deux femmes commença à remuer à son tour. Il se déforma et une main au bout d'un bras tendu se créa brusquement entre elles d'eux.
- Sortons d'ici, dit Ayame d'une voix blanche.
Elles se précipitèrent vers le panneau, l'ouvrirent, et sortirent de la pièce, l'abandonnant aux horreurs qui s'y matérialisaient.
Les deux femmes regardèrent des deux côtés du couloir. Pas un bruit, tout le monde dormait. Détail troublant : le couloir leur paraissait plus long qu'à l'habitude. Effet de nuit sans doute... Soudain, elles entendirent une exclamation : "Teyandee !"
C'était la voix de Kohei, "teyandee" étant une expression typiquement Licorne... "Teyandee", "Teyandee"... Kohei le répétait. Du moins c'était sa voix.
Les deux Phénix virent le panneau de la chambre des Licornes, contiguë à la leur, ouvert. Soshu ronflait très fort. Très très fort, à un point inhabituel, inquiétant. Kohei était debout, près de la fenêtre. Il venait de se couper le bout de l'index, il le suçait pour arrêter le sang.
- Kohei-san, dit Ayame, qui ne masquait pas sa peur, il se passe des choses bizarres ici. Voulez-vous venir avec nous ? C'est plus prudent...
- Venir avec vous, Ayame-san. Mais c'est impossible voyons, dit-il, sur le ton de l'évidence.
- Pourquoi donc, Kohei-san ? dit la shugenja, la lèvre tremblante.
- Mais parce que Soshu-san est en train de dormir.
Le Licorne ne parlait pas tout à fait de sa voix habituelle. Pas tout à fait. Puis, avec le sang qui coulait de son doigt, Kohei se mit soudain à tracer sur le mur plusieurs signes.
Ces signes rougeoyants et dégoulinants disaient : Gozoku !
Effrayée, Ayame recula.
- Vous vous intéressez au Gozoku, Ayame-san ? demanda alors Kohei, la fixant d'un regard sombre, inhabituel. Kohei d'habitude si amical, si grand enfant, si simple, il apparaissait sombre, agressif.
Les deux Phénix reculèrent dans le couloir. Ikky non plus ne comprenait pas ce qui arrivait à Kohei. Elle ne le reconnaissait plus.
Soudain, elles sentirent un frisson dans leur nuque. Il y avait quelqu'un derrière elle !
Elles se retournèrent : Emmon était là.
Mais elles ne discernaient pas sa tête, pas plus que dans le jardin du palais des merveilles. La même ombre qui le dissimulait alors le dissimulait encore. Il était immobile, presque fantomatique. Ikky se mit devant la shugenja et toisa Emmon. Ce dernier parlait avec la même voix assurée et inquiétante. La yojimbo lui sauta brusquement dessus. Elle le plaqua au sol.
- Vous êtes folle, Ikky-san, dit Emmon, sans vraiment se débattre.
Lentement, il s'enfonça dans le sol et passa au travers, en liquéfaction... A ce moment, les deux Licornes sortirent enfin de leurs chambres.
C'était bien leur corps, mais ils avaient maintenant la tête d'Emmon. Plus exactement : le même rayon d'ombre qui lui couvrait sa tête. C'était comme irréel. Les deux Phénix reculèrent, et s'enfuir dans le couloir. Couloir qui leur parut long, très long. Elles arrivèrent à l'escalier qui descendait. Une grande lumière de lune baignait les marches, très brillantes. En bas, Ayame et Ikky virent une affreuse vieille qui commençait à grimper les marches. Et la vieille grinçait autant que les marches, des colifichets nombreux cliquetant comme des machoires de squelette à chaque pas. Ikky voulut aider la vieille femme. Celle-ci, tremblant comme un pendu par grand vent, répondit qu'elle n'avait pas besoin d'aide. Ses phrases étaient disloquées par le tremblement qui la secouait. Par l'autre bout du couloir, arriva alors la bushi du Dragon.
- D'où venez-vous, Ryu-san ?
- Nous sommes à l'auberge là.
- Non, nous sommes au palais.
- Ah non, c'est le couloir de l'auberge où je dors, dit Ryu, avec la certitude habituelle des enquêteurs Dragons.
Les trois femmes ne pourraient pas se mettre d'accord. Du reste, ce n'était pas l'heure. Kohei était à côté d'elles. Son doigt saignait de même. Il était appuyé nonchalamment sur le mur. Il traça soudain sur le mûr d'autres signes ensanglantés : "Kishidayû".
- Vous le connaissez ! s'exclama Ryu.
- Bien sûr, c'est l'assassin de votre mari. C'est l'homme que vous poursuivez. Tout le monde connaît Kishidayû à Rokugan, voyons...
Ayame, Ikky et Ryu en avaient assez entendu. Elles dévalèrent les escaliers, sans plus se soucier de la vieille qui n'en finissait pas de monter les marches. Elles arrivèrent dans la cour d'honneur du palais. Là, Ikky s'empara prestement d'un yari, le prit à deux mains, et se tint prête à défendre la shugenja. Il y avait dans la cour plusieurs ashigaru de veille. Ils n'étaient que des silhouettes dans un coin du palais. C'est alors qu'ils se mirent à avancer vers les trois samuraï-ko. Ou plutôt à ramper : ils tombèrent à plat ventre, et avancèrent dans une lente reptation, comme des salamandres, resserrant un cercle autour des trois samuraï. C'étaient plus que des ombres, car ils étaient plus épais, mais moins que des hommes, car ils n'avaient ni visage, ni peau. Ce n'était que des épaisseurs d'ombres, coagulés dans une forme rappelant les humains. Ils étaient de la nuit agglutinée.
Surgissant d'un des couloirs, pourfendant plusieurs ennemis de leurs katanas aux coups cinglants, Hiruya-san et Riobe arrivèrent en courant au milieu de l'assemblée des ombres, en soutien pour les samuraï-ko. Dos à dos, les deux bushi, assurés et fiers, se préparèrent à affronter les ennemi. Ryu prêta le concours de son sabre : frappés par ses deux lames, les adversaires rampants disparaissaient en silence dans le sol. Mais quand Hiruya et Riobe frappaient, les horreurs nocturnes poussaient des cris de douleurs inhumains, des cris comme échappés du pays des morts, et s'évaporaient rapidement.
On entendait, venu de nulle part, le bruit d'une troupe de cavaliers au galop qui approchaient. Une armée pénétrant dans la ville aurait produit le même bruit. Guidés par la Grue et le rônin, les trois samuraï-ko revinrent vers l'escalier qui menait à l'étage. Accoudés à la balustrade de l'escalier, se tenaient là Kohei, et Nahoko... Tous deux, baignés par l'intense lumière d'Onnontangu, ricanaient comme des Scorpions, en considérant nos héros. Hiruya ne se laissa pas impressionner. Suivi de Riobe, il commença à remonter les marches, sans se soucier des deux complices. Dans le couloir, Emmon était encore; sa tête appartenant encore à l'Ombre. A côté de lui, se tenait un autre homme. Sur un ton déclamatoire, Emmon dit :
- Et alors Takashi eut le visage dévoré par l'Ombre Vivante.
Et Emmon arracha le visage de l'autre silhouette, comme on arrache un papier.
A l'étage, ils montèrent encore un escalier qui menait sur une grande terrasse.
Là, à l'air libre, la terreur qui avait grandi en Ayame, comme une plante-vampire, achevait de se réaliser. La shugenja retrouvait hors d'elle la peur qu'elle avait nourri. Une silhouette humaine se tenait debout, agité de tremblements compulsifs. Perçant la nuit, un soleil noir darda ses rayons tout puissant, tandis que le ciel blanchissait. Ciel blanc, couleur de mort, soleil d'ombre, le monde où se meuvaient nos héros leur étaient parfaitement étrangers. Eux qui avaient toujours eu confiance en Rokugan, en l'Empereur, ils réalisaient soudain qu'ils vivaient dans un pays inconnu -et cette contrée inexplorée, c'était Rokugan, c'était ces terres qu'ils croyaient familières depuis toujours.
Hiruya osa s'approcher de la silhouette tremblante. Son visage changeait en permanence. Chacun de nos héros y reconnut plusieurs personnes. Ikoma Akira, Kakita Yobe, Isawa Kanera, Nahoko, Isawa Akitoki, Iuchi Shizuka, Honzo, Mirumoto Akuma et d'autres encore... Puis Hiruya plaqua sa main sur le visage. Alors, à travers le visage maintenant dévoré par l'Ombre passa un rayon doré, merveilleux, un rayon de Dame Soleil.
Et Ayame se réveilla, en sueur, le visage baigné par la douce lumière du matin.
COURAGE ET HONNEUR, SAMURAI !