名刀 Meitô – Un travail d’artiste
A nouveau, les apprentis suaient très fort, maniant les poignées des grands soufflets. Dans le fourneau de la forge, les charbons ardents passèrent progressivement du rouge à l’orange vif puis au jaune très clair. Le maître surveillait le bloc d’acier déposé au cœur du foyer. Lorsque ce dernier fut enfin devenu d’un blanc si intense qu’il devenait pénible de le regarder, sa pince le saisit et il entreprit de marteler le bloc sur l’enclume.
Le processus fut répété plusieurs fois et les apprentis se relayèrent pour attiser le fourneau. Enfin, le maître décida que cette opération était terminée et, par des coups soigneusement placés, se mit à aplatir le morceau d’acier avant de fragmenter l’ensemble en petites pièces plates.
Les morceaux furent empilés sur le tekodai [1] et, encore une fois, les apprentis reprirent leur danse infernale pour porter le métal à blanc. Lorsque le maître eut le sentiment que la couleur atteinte était celle qu’il désirait, un jeune homme s’approcha et répandit sur le bloc de l’enclume des cendres de paille de riz avant de s’emparer du seau de bois contenant l’eau glaiseuse dont il aspergea légèrement celle-ci. Entre temps, le forgeron avait saisi son marteau et retiré du feu le tekodai et l’acier en feuilles. D’un rythme apparemment lent, il se mit à marteler encore une fois le métal. De temps en temps, l’artisan remettait son ouvrage dans le fourneau et son ouvrier en profitait pour renouveler son humidification de l’enclume. Puis les coups reprenaient, forgeant peu à peu les unes aux autres les plaques d’acier qui devinrent ainsi une sorte de lingot rectangulaire.
A l’entrée de la forge, deux hommes se tenaient en silence. Le contraste entre eux était frappant : alors que le premier était clairement un bushi en armure, de très forte carrure et aux lèvres pincées dans un visage aussi dur que son corps, le second portait un kimono qui n’aurait pas dépareillé à la cour du Fils du Ciel, et derrière l’éventail que maniait une main blanche élégante, un sourire éclairait son visage. L’expression ne touchait toutefois pas ses yeux qui demeuraient sans expression. Finalement, le premier se tourna vers son compagnon et, d’une voix rauque, demanda :
« Combien de temps faudra-t-il ? »
La réponse, sans inflexion aucune, fut tout aussi vide de chaleur que le regard de l’homme en habits de soie :
« Le temps nécessaire… Vous ne voudriez pas qu’une lame inférieure honore votre côté ? »
Les lèvres du soldat se pincèrent un peu plus, mais il fit un léger geste d’assentiment de la tête avant de s’incliner et de s’éloigner.
Le courtisan reporta son regard en direction de l’épée en cours de fabrication. Peu à peu, ses yeux froids se mirent à briller, mais personne ne le regardait.
*****
Une dernière fois, le forgeron marqua une saignée dans la largeur du bloc chauffé à blanc, puis il replia le métal sur lui-même avant de ressouder à coups de marteau les deux moitiés ensemble. Lorsque cette manœuvre fut arrivée à son terme, le morceau de métal fut déposé sur un banc de pierre voisin. Le maître s’essuya lentement le front : le kawagane [2] était prêt.
S’étant désaltéré à la louche de l’eau claire et fraîche qui avait été puisée dans un ruisseau des montagnes extérieures, l’artisan se tourna vers les apprentis. Ceux-ci comprirent immédiatement : la forge était un animal jamais rassasié, toujours avide d’air pour atteindre et maintenir les températures requises pour le travail minutieux de leur maître.
Ce dernier se dirigea vers l’entrée de la forge, où l’homme élégant se tenait comme toujours. Lorsque l’artisan le rejoignit, le courtisan déroula amoureusement un morceau de soie grise et tendit le bloc de métal qui s’y trouvait vers le heimin. Ce dernier s’inclina très respectueusement et, saisissant l’acier dans ses mains calleuses, le porta vers le foyer.
Le forgeron patienta tandis que la température du fourneau montait, gouttant régulièrement de la langue l’air chaud qui s’en échappait. Enfin, il plaça l’acier à l’intérieur de la fournaise puis attendit à nouveau, cette fois à l’affût de la couleur du morceau de métal. Guidé par des indices indiscernables pour le non-initié, il retira le bloc et se mit à le frapper avec vigueur, à le plier, puis à reprendre ses coups. Sitôt que la couleur redevenait trop foncée, il le remettait immédiatement à chauffer.
Inlassablement, la procédure se répéta, l’acier perdant peu à peu de sa masse qui s’échappait sous les coups qui lui étaient asséné. Après qu’environ la moitié de la matière eut été ainsi éliminée, le forgeron la mit de côté et ramena près de lui le kawagane qu’il plongea de nouveau dans le feu.
Lorsque l’acier chaud devint suffisamment mou, l’artisan le plia, formant une sorte de U à l’intérieur duquel il déposa la seconde pièce travaillée. Tout était prêt pour la phase suivante : shingane [3] à l’intérieur du kawagane, la mise en forme de l’épée pouvait commencer. Une barre, plus épaisse mais moins longue que la lame désirée, prit doucement forme sous les coups de marteau qui résonnèrent sur le bloc chaud.
Puis, veillant à ce que la température du métal ne devienne jamais ni trop haute, ni trop basse, travaillant de la pointe vers la base, le forgeron donna sa forme quasi-définitive à son œuvre.
Ces opérations avaient pris de nombreux jours, et le féroce bushi était revenu plusieurs fois. Et il était reparti chaque fois plus impatient, se comportant toujours avec brusquerie et sans grâce. Ce soir, il tenait à peine en place, son poids passant sans cesse d’un pied sur l’autre. Son regard féroce, même s’il ne voyait jamais vraiment les apprentis et l’ouvrier, les rendait néanmoins nerveux. Seuls le maître artisan, penché sur son ouvrage, et le courtisan, toujours aussi impeccablement vêtu et pommadé, semblaient insensibles à cette impatience.
Soudain, d’un geste sec, l’éventail se referma avec un léger « clac ! » dans les mains fines et manucurées :
« Trois jours. Dans trois jours, la lame pourra être trempée. Il ne restera plus alors à Tetsuwan qu’à graver sa marque. Même les maîtres Tsi ne pourraient forger une meilleure épée pour porter haut votre nom.
- Trois jours ? J’aurai rendez-vous avec… », commença le bushi. « Je veux être présent à cet instant. Je serai là ! », se reprit-il bien vite avant de quitter les lieux avec son manque de tact habituel.
Suivant du regard son interlocuteur qui s’éloignait à grands pas, le courtisan sourit puis poussa un petit gloussement :
« Nul doute que vous serez ici, Ichirô-san… Il serait tellement dommage que vous ne le soyez pas. »
*****
Le grand bushi fixait avidement des yeux les mains du forgeron. Sur une palette de bois usée, celui-ci avait préparé un mélange d’argile, de poudre de charbon et de pierre finement pulvérisée qu’il était en train de déposer sur la lame vierge, variant les épaisseurs. Une fine couche recouvrit tout d’abord le tranchant puis, petit à petit, la lame entière en vint à être entourée d’une gangue d’argile.
« Demain, Ichirô-san, la lame sera trempée demain. Il faut laisser sécher la glaise d’ici là. »
La voix cultivée avait rompu la fascination qu’éprouvait le bushi qui se détourna. Ses yeux fiévreux étaient aujourd’hui la seule marque de son impatience. Plus rauques encore qu’à l’accoutumée, ses paroles étaient clairement audibles de tous quand il s’adressa à son interlocuteur :
« Et vous serez prêt pour invoquer les kami ?
- Soyez-en certain. Rien alors ne s’interposera plus entre vous et votre destin. »
A ces mots, un éclair sembla parcourir le regard du bushi du Clan du Sanglier. Pour la première fois depuis de longues semaines, il s’inclina respectueusement devant le shugenja dont l’élégance le faisait passer par comparaison pour un rustre :
« Dômo arigatô. »
*****
Heichi Ichirô avança vers la forge où des bâtonnets d’encens envoyaient déjà vers les cieux leur fragrance. Son visage était pourpre mais aucune goutte de sueur ne le marquait malgré l’effort physique, preuve que la couleur sur sa joue et son front était bien plutôt le résultat de la colère.
Avant qu’il ait pu prononcer un mot, le shugenja se redressa, cessant son chant atonal. Aucune émotion ne semblait l’habiter, et c’est d’une voix égale et presque indifférente qu’il s’adressa à l’arrivant :
« Je vois que votre rencontre avec l’héritier ne s’est pas bien déroulée… »
Comme si une digue s’effondrait soudain, des vitupérations s’échappèrent de la bouche du bushi, avant qu’il n’enchaîne à peine plus calmement :
« Ce petit insolent a eu l’audace de me dire que ressortir à la violence était la marque d’un esprit faible et apeuré. S’il n’était pas l’héritier unique, il n’aurait…
- Cela n’a plus d’importance. Bientôt, ce soir, vous ne ferez qu’un avec votre destin, et rien ne pourra plus vous arrêter. Mais pour cela, il faut vous calmer, les… kami ne répondent pas aux appels des hommes qui ne se maîtrisent pas. »
Ichirô eut bien du mal à tolérer cette nouvelle remontrance. Toutefois, après un instant de silence, il inhala une grande goulée d’air, puis une seconde, et son visage perdit un peu de son ton puce.
« Suivez-moi, et ne dites pas un mot ! », ordonna le shugenja en pénétrant dans la forge en agitant un encensoir de sa main gauche.
Soudainement incertain, le grand bushi du Clan du Sanglier se carra et suivit son compagnon, ne remarquant même pas les deux solides heimin qui se positionnèrent dans son dos de part et d’autre.
A l’intérieur, les apprentis actionnaient les bras du grand soufflet de forge sur un rythme lent et régulier, tandis que leur maître surveillait l’épée dans sa cage d’argile posée au milieu des braises.
Le forgeron s’écarta respectueusement lorsque le shugenja s’approcha. Celui-ci lui lança un regard interrogateur auquel il se contenta de hocher la tête en réponse.
Le shugenja posa l’encensoir à gauche de l’enclume et sortit de sa manche un rouleau qu’il ouvrit. Il se mit alors à chantonner d’une voix forte. Une brise froide se mit alors à tournoyer autour du groupe. Se tournant soudainement, d’un seul geste, le prêtre tira son wakizashi de son saya et en frappa le bushi, la pointe pénétrant au niveau du nombril et remontant dans le corps de la victime jusqu’au-delà du cœur.
Alors que son corps s’affaissait, Heichi Ichirô sentit les deux heimin qui l’avaient suivi le saisir sous les bras pour le maintenir en position verticale. Ses yeux sans compréhension se portèrent sur le shugenja et il essaya de lui poser une question. Mais aucune parole ne parvenait à s’échapper de sa bouche.
Entre temps, le shugenja, se désintéressant apparemment de sa victime, s’était retourné vers le brasier après avoir laissé son arme dans le corps du bushi. Plongeant la main droite au milieu des braises, il se saisit de l’épée dans sa prison d’argile.
Rapidement, il reporta son attention vers le mourant. D’un geste rapide mais non brusque, il saisit le wakizashi et le dégagea du corps et plongea dans la blessure sanguinolente l’épée et sa coque de terre. Ce n’est qu’alors qu’il regarda le visage de Heichi Ichirô. Continuant le chant qu’il n’avait jamais interrompu, Asahina Yajinden conclut alors son rituel :
« Abreuve ton âme, ô lame bénie, et fais tienne l’ambition qui guide ce sacrifice. Ambition je te nomme, et puisse-t-elle toujours te guider. »
Vocabulaire
[1] tekosai : instrument à long manche muni d’une extrémité aplatie
[2] kawagane : acier dur qui forme l’extérieur du katana
[3] shingane : acier doux qui forme le cœur de la lame