[Nouvelle courte] L'instant

[Seppun Kurohito]

Lentement, le vieil homme bougea enfin.

Deux heures déjà qu'il méditait, assis dans la seconde position préconisée dans le sûtra du diamant. La maladie ne cessait jamais de ronger son corps, mais Yoshida parvenait quelques rares instants à oublier la douleur persistante, cruelle et pernicieuse.

L'aube naissait lentement sur l'horizon fragile, invoquée des limbes par le chant du rossignol. Le froid se fit mordant, et la rosée purifiait le monde renaissant. Un sourire se dessina sur les lèvres craquelées du moine mendiant. Il goûtait inlassablement la saveur particulière de ce moment où la nature puisait ses premières forces dans la lumière régénératrice de Dame Soleil. Les nuances de bleu se déroulaient par vagues sous la voûte céleste, alors que déjà, les premiers dégradés rosés découpaient le relief des lointaines montagnes, géantes immuables.
Une brise timide se leva, douce caresse sur sa peau usée, chassant lentement la fraîcheur. Accompagnant le bruissement des feuilles du saule, le chant du bambou reprenait la mélodie du vent.

Ces sens étaient inhabituellement éveillés ce matin.
La pensée lui apparut telle une évidence, jaillissant, limpide, dans son esprit serein.

C'est aujourd'hui… Mon dernier lever de soleil…

Le souffle des dieux gagnait en force, rajoutant le mouvement à la symphonie. Les troncs se balançaient avec arrogance, et les roseaux dansaient, soumis aux caprices de l'air.
Tant d'harmonie, tant de beauté… L'émotion menaçait de gagner le cœur de Yoshida. Redressant la tête, son regard se perdit dans le ciel. Les nuances de rose se dissipaient dans la clarté jaunâtre du jour, jetant leur reflet mauve sur les tapis de nuages clairs qui narguaient les cimes enneigées.
Yoshida sentit l'émotion le submerger, incontrôlable, comme un torrent de joie. Oublieux de la discipline qui avait dirigé sa vie, il s'abandonna à ce flot de reconnaissance. Les traits ravagés de son visage se tordirent dans une grimace de bonheur, alors que des larmes salées naissaient au coin de ses yeux. Saisi par l'impérieuse nécessité de capturer l'instant, il referma les yeux pour retrouver dans sa mémoire le paysage merveilleux…

Durant un bref silence, le battement des ailes du rossignol le ramena brutalement des décennies en arrière. Les paroles de son maître résonnèrent dans sa mémoire. Les larmes cessèrent, et le flot disparut. Seul demeurait la lumière de la joie, et la gratitude…

Nous dominons l'oiseau, vois-tu, tant qu'il est à nos pieds. Mais s'il s'envole, Yoshida-kun, ah… s'il s'envole !… Il nous ouvre l'espace et fausse nos mesures.

Alors, dans la clarté nouvelle du jour, Yoshida atteignit l'illumination.