Shosuro Kurenaï
Rouge Sang.
J’ai toujours aimé cet endroit, aussi loin que remontent mes souvenirs. La source chaude où mon père avait l’habitude de m’emmener depuis ma plus tendre enfance. Malgré tout… La septième. Celle de trop peut-être. Il me tolérait . Septième fille, tel était mon nom. Il y a longtemps. Où peut-être était-ce dans une autre vie. Parfois il m’arriverait de le souhaiter.
Tu as raison de penser cela. Et tu sais que je ferai rien pour te détromper. Tes pitoyables inquiétudes et ton indécente nostalgie sont tes entraves, septième fille. Et pourtant…
Un endroit seul connu de moi aujourd’hui… et de ces singes. Des animaux singuliers que ces macaques. Viennent-ils ici pour y réchauffer leur corps ou y viennent-ils pour se décharger du fardeau de leur conscience ? Comme moi, ils affectionnent cette cascade mais jamais ne m’approchent. Il n’y a personne pour voir cela…
Ces viles créatures t’ont toujours attirées. Elles nous ressemblent, aimais-tu à dire… Quelle folie. Ils se protègent du froid voilà tout.
-Qu’est-ce qui peut t’obséder à ce point ?
-Pourquoi me fixes-tu comme cela ?
-Tu n’as pas répondu à ma question…
J’avais cru rêver un instant. Mon père m’avait parfois parlé des vertus exceptionnelles associées à cet endroit. Quoique j’ignorais jusqu’ici que les vapeurs de la source puissent devenir hallucinogènes. Personne n’aurait pu venir ici et empoisonner l’air. Je l’aurais senti. On m’avait élevée pour sentir de genre de choses.
Alors qu’attends-tu ?
En un clignement d’œil, il se tenait devant moi et me fixait de son regard sombre. Jamais je n’avais vu telle expression. Et jamais personne ne s’était tenu aussi près de moi… Quelle indécence.
Tiens donc…
Raconte-moi ton histoire. Septième fille.
Pour la première fois de ma vie, j’étais vraiment prise au dépourvu. J’avais alors l’impression que la vapeur dégagée à la surface de l’eau n’était plus naturelle. Je me sentais comme passée de l’autre côté d’un miroir. Si ce macaque m’avait adressé la parole, ne comptez pas sur moi pour le jurer. Il posa sa main sur son menton et continua à me dévisager. Il était le seul être vivant à avoir contemplé mon visage démasqué depuis des années et lui seul l’a vu depuis… Mon masque est la plus redoutable de mes armes mais d’autres pourraient vous en parler mieux que moi, pourvu que vous puissiez communiquer avec les morts.
Mon histoire n’a aucun intérêt. Et je ne discute pas avec les singes.
Qui te parle de discuter ? Tu lui parleras et il fera semblant de t’écouter. Ces enfantillages sont ridicules.
Je m’apprêtai à quitter le bassin dans lequel je m’étais trop longtemps prélassée. Je devenais folle. Encore un de tes sales tours, vieux fou. Je suis plus forte que toi et tu as eu l’occasion de t’en rendre compte. Tes dernières paroles furent à la hauteur de ta bêtise. Tué par le sabre de ton père que tenait ta fille honnie. Vivant, tu me haïssait. Mort, tu n’es même plus digne de mon mépris.
Je me levai puis me drapai dans un linge blanc. Un étrange frisson me parcourut mais la bise n’y était pour rien. Enfin, je remis mon masque, prête à retourner à mes affaires. Ce dernier tomba au moment où je tournai le dos à la cascade, se brisant en mille morceaux qui me renvoyaient le reflet de mon visage.
Assieds-toi et parle moi. J’ai tout mon temps et tu ne partirais pas sans ton masque, samouraï du clan du scorpion. Pas sans ton bien le plus précieux. J’étais nue et la source chaude un refuge… et après, j’étais seule sans personne pour me voir me couvrir de ridicule.
-Bien, je vais te dire ce que tu désires entendre. Tu comprendras alors pourquoi mon existence n’a aucun intérêt.
Je suis née il y a environ 20 ans, au cœur de l’hiver, au jour le plus froid de l’année selon les dires de ma nourrice dans Ryoko Owari Toshi, la ville que nous nommons « la cité des mensonges ». La dernière de sept enfants d’un homme influent de la famille Shosuro et celle qui conduisit sa mère au bûcher funéraire. Ce fut la première raison qui poussa mon père à me haïr car il aimait ma mère. La seconde était que je fus une fille. Ma première question était : pourquoi étais-je en vie ? je ne le compris que plusieurs années plus tard, quand le temps fut venu pour moi de quitter le cocon de l’enfance et la demeure familiale.
J’avais passé beaucoup de temps à apprendre de mes sœurs qui avaient rejoint les écoles de courtisan de la famille Bayushi et celle des acteurs de notre famille. Une d’elle ne se montrait que trop rarement : nul ne savait ce qu’apprenait ma troisième sœur. Mon père me tenait systématiquement à l’écart de ses autres filles. Il entendait m’élever comme son fils et c’était à l’assouvissement de ce plan que je devais ma survie. Je n’ai pas compté les coups que j’ai reçus de sa propre main. Chaque punition ou brimade ne faisait que renforcer ma haine contre ce misérable chien. Ce fut sa première leçon.
Et il y en eut d’autres, mais tu ne peux encore le comprendre.
Ce fut vers l’âge de sept ans que je partis au dojo de la grue rouge pour y subir l’apprentissage pour lequel j’avais été programmée. Je serais un bushi, avec de la chance un maître de la technique des masques parmi les masques. Cependant, les seules dispositions dont j’avais fait preuve jusqu’ici était une certaine maîtrise de l’art du déguisement. Le sabre n’avait aucun intérêt pour moi et les principes de son maniement m’échappaient, faisant de moi une des élèves les moins douées. Mon père dut user de son influence pour que je puisse continuer mon apprentissage. Au fil des mois vinrent la compréhension du kenjutsu et mes premiers progrès. Je n’étais ni la plus rapide, ni la plus intelligente, mais aucun de mes adversaires n’arrivait à savoir qui j’étais. Mes adversaires ne me connaissant pas, ou ne me connaissant que partiellement, ma tâche était simplifiée et la victoire me souriait.
Lors de mes retours à la demeure familiale, mes sœurs et moi nous engageâmes dans un plan dont le but était très simplement la mort de notre père. Et je lui donnerais le coup final. Les convaincre fut plus facile que prévu. La façon dont le plan fut échafaudé ne mérite pas sa place dans ce récit…
Après plusieurs années d’enseignement, j’étais prête pour mon gempukku. Je choisis alors de me nommer Kurenaï. Mon père m’offrit la lame de son père. Une lame sombre qui avait la particularité de ne pas refléter la lumière. Etait-ce de la fierté dans son regard ? A cet instant, je fus à deux doigts de le laisser vivre. Ce fut à cette époque qu’il m’emmena ici pour la dernière fois. Je ne le vis plus pendant plusieurs mois car je rejoignis ma sœur à la capitale. Je lui servait de yojimbo et parfois d’espionne, tantôt sous les traits d’une heimin ou sous ceux d’une geisha…
Mon père aimait les maisons de geisha et ce fut la cause de sa perte. Un soir, alors qu’il était dans une maison de geisha d’Otosan Uchi et que j’étais repartie vers les terres familiales, il fit une mauvaise rencontre. Une charmante jeune femme accepta de partager sa couche avec cet homme qui ne fut pas capable de reconnaître sa septième fille. Il était trop tard lorsque je lui enfonçai mon katana dans la poitrine. Ses seuls mots furent : « tu seras un homme ma fille. » Il trouva encore la force de défaire mon chignon. Nue, sur son corps ensanglanté, je savourai mon triomphe et goûtai enfin aux parfums de la vengeance et de la mort.
Depuis cette nuit, j’ai cessé de compter mes victimes mais la voie que mon père a choisi n’est pas la mienne. Un jour homme, un jour femme, je sers et j’exécute.
Le reste est accessoire.
-Mais toi, qui es-tu ?
-Peu importe. Il n’est pas dans nos habitudes de parler à des hommes qui ne peuvent nous comprendre mais parfois, nous prenons le temps d’écouter les petites filles qui choisissent une voie qui n’est pas la leur.
Pour la dernière fois, je sortis de cette eau chaude pour me draper dans ce drap blanc que l’humidité de mon corps rendait transparent. La bise venue de l’est me fit frissonner une seconde fois mais l’inquiétude faisait désormais place à la certitude. A cet instant, je compris que j’étais née pour combattre et que la voie que mon père m’avait jadis imposée m’appartiendrait à l’avenir.
Désormais, j’étais prêt.
Tu es enfin digne de moi… mon fils.
Père ?