[Récit de partie] Shosuro Akae et Mirumoto Iezan

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Seppun Kurohito
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[Récit de partie] Shosuro Akae et Mirumoto Iezan

Message par Seppun Kurohito » 12 oct. 2004, 15:01

Prologue 1 : Mirumoto Iezan

Fille de l’Hiver...
La petite Sakura attendait les premiers froids avec impatience. Lorsque les cimes revêtaient le manteau blanc de l’hiver, le palais se repliait sur lui-même et accueillait des dignitaires venus parfois de contrées lointaines, au grand émerveillement de l’enfant. Ce n’était pas la seule raison de sa préférence.
Lorsque les premiers flocons tournoyaient dans les vents glacés venus des hauts cols, sa mère, conviée par le Seigneur à servir d’hôtesse aux invités, était libérée d’une grande part de ses devoirs d’intendance dans la maison de son époux, Mirumoto Shirei, et lui accordait davantage d’attention.
La froide distance de son père, capitaine dans les armées du Clan, plongeait l’enfant dans des abîmes de perplexité, que la solitude prolongée dans laquelle elle était laissée ne faisait qu’accroître.

Ce dernier automne, Kohaitsu avait séjourné dans leur demeure, sur les terres Mirumoto.
De douze ans son aîné, son frère était un homme rude comme les pentes des hauts cols, si rustre qu’on l’avait nommé dans les armées du Clan, pour être sûr qu’il ne mit jamais un pied dans une cour quelconque. Sakura détestait son frère, autant que ce dernier semblait détester sa mère. Fils d’un premier mariage de Mirumoto Shirei, Kohaitsu n’avait jamais considéré la douce et raffinée Akohime comme sa seconde mère, et la traitait avec un mélange de crainte et de mépris.
Sakura ne s’expliquait pas un tel mépris ; sa mère était si attentionnée, si silencieuse...
La crainte, elle, était bien plus justifiée. Mirumoto Akohime, née parmi les descendants du seigneur Agasha Kitsuki, était une cousine du daimyo Yasu-sama, et avait représenté le clan dans la Cité Impériale durant plusieurs années avant la naissance de Sakura. Une remarque bien placée de sa part avait jadis causé la chute d’un diplomate Scorpion, lui valant par la même sa nomination permanente à Otosan Uchi, sur l’ordre du seigneur Togashi en personne...

Ce matin-là, sa mère portait un long kimono de velour vert sans ornement, fermée par un large obi cousu d’étranges motifs imbriqués rappelant un puzzle dont on aurait percé le secret. Le froid mordant la poussa à rabattre son lourd manteau sur ses épaules, mettant ainsi en valeur la fibule de jade, présent ancien d’un courtisan dont elle réprimait jusqu’au souvenir...

Akohime observait sa fille approchant de sa démarche caractéristique, et sentit une douce chaleur l’envahir. Si la petite Sakura avait le teint nacré et les yeux de sa mère, la finesse de ses traits et sa grâce naturelle avait quelque chose de plus affirmé. Elle ne tenait assurément pas cela de son père si brutal, avec lequel elle ne partageait d’ailleurs aucune ressemblance. Cette évidence aurait pu faire naître nombre de rumeurs, si elles n’avaient pour cible la mordante Akohime, à la langue si dangereuse...

Sakura était heureuse. Bien que peinant dans la neige épaisse, elle ne se laissait guère distancer par sa mère qui, partie dans ses explications, ne faisait pourtant aucun effort pour marcher plus lentement. Comme à chaque fois, l’enfant buvait chaque mot prononcé par sa mère, tentant d’appliquer les disciplines d’observation que cette dernière tenait de sa famille d’origine, les Kitsuki. Aujourd’hui, elle s’appliquait à lui nommer chaque élément végétal du paysage qui les entourait, lui expliquant l’équilibre délicat de la nature et les processus qui amenaient chaque fleur à percer la croûte neigeuse pour s’épanouir dans l’ombre de la montagne. Arrivée au sommet du sentier, sa mère se tut soudain, en ralentissant le pas. Surprise, Sakura la rattrapa et suivit son regard.

A quelque pas, sur un rocher granitique, un homme méditait en lotus.
S’il n’avait cligné des yeux à leur approche, l’enfant aurait pensé à une statue de glace, tant il était figé, le gel commençant à se fixer sur son corps musculeux. Chauve, l’homme portait un long hakama noir cintré à la taille par une simple cordelette de chanvre. Son torse, nu, était recouvert de tatouages colorés d’une beauté sans égale. Sakura avait déjà vu, quelquefois, les énigmatiques moines de la Montagne Togashi, aussi sa surprise fut-elle rapidement remplacée par de la méfiance.
La voix claire de sa mère vint glisser sur le vent.

“- Je te salue, Togashi-sama, puisse la rigueur des éléments t’amener ce que tu es venu chercher, fit-elle avec un hochement de tête respectueux.

L’homme ne bougea guère durant un long moment. Seul son regard, jusqu’alors absent, se posa sur la femme. Puis, lentement, il descendit et vint se ficher dans celui de l’enfant. Sakura sentit la force de la montagne dans les yeux perçants de l’ise zumi, et ne put que s’agenouiller en bredouillant un salut.
Le gel se fissura autour de ses lèvres, alors que sa voix grondante emplit l’air sans qu’il ait besoin de crier.

“- Ce que l'on cherche est toujours devant soi, Mirumoto Akohime-san... Il appartient à chacun d'en prendre conscience...”

Akohime plissa des yeux un instant, prenant une attitude soucieuse et concentrée. Sakura n’était peut-être qu’une enfant, mais le sang du Dragon coulait dans ses veines. Elle sut qu’un dialogue qui lui échappait complètement avait lieu en ce moment même, et fit la seule chose qu’il convenait de faire : elle demeura agenouillée dans la neige, le regard baissé, et appliqua toute sa concentration à ne pas trembler.

“- J’entends tes paroles, Togashi-sama. Ta route a dû être longue jusqu’aux basses terres. Je suis honorée de l’attention que me porte la famille Togashi.”
Ses paroles étaient empreintes d’une humilité qui ne lui ressemblait guère.
“- L’arbre doit-il être honoré parce qu’il sort de terre et pousse vers le ciel, Akohime-chan ?”
Le ton du moine, plus doux, demeurait néanmoins parfaitement neutre. A l’expression de sa mère, Sakura devina un compliment.
Pourtant, le ton d’Akohime demeurait grave et inquiet.
“- Le Seigneur Yokuni-donô attend-il quelque chose de moi ?”
La voix de l’ise zumi reprit dur comme l'acier, alors qu’il se redressait avec une souplesse surnaturelle, faisant glisser la neige accumulée sur ses cuisses et ses épaules.
Son regard se perdit dans le vide, “loin par-delà le monde des apparences”, comme disait quelquefois Akohime à sa fille en parlant de l’art du Regard, le Nazodo.

“- Tes victoires et tes erreurs, pesés dans la balance, n’ont pas encore trouvé d’équilibre. Il a déjà intercédé en ta faveur plus qu’Il en est coutumier, et le passé réclame son dû dans le présent...
Croyais-tu que ton audace n’engendrerait nulle autre conséquence ?...”
Le regard de l’homme tatoué s’abattit avec lourdeur sur la petite Sakura, qui sentit un frisson glacé la parcourir.
“... elle doit partir pour que la famille Mirumoto retrouve la sérénité dans les temps troubles qui s’annoncent.”

La sentence s’abattit, aussi tranchante qu’un sabre. Le vent se tut un instant, alors que la magistrate faisait un pas vers sa fille. Sa voix avait perdu son contrôle lorsqu’elle brisa finalement le silence.
“- Mais le Seigneur...
-... A choisi pour le bien de tous, dans sa grande sagesse. Mais Il t’épargne une nouvelle fois... Des représentants des Clans du Phénix, du Lion et de la Grue honoreront le Palais d’Hiver de Shiro Kitsuki, et le Seigneur Togashi a décidé que tu en serais l’hôtesse, auprès du seigneur Yasu.
Si tu parviens à trouver un nouveau foyer pour ta fille jusqu’à l’âge d’être femme, tu auras racheté tes fautes. Elle pourra alors revenir et montrer qu’elle peut être digne de servir le Clan. Cela ne sera plus alors de ton ressort.”

Le moine s’approcha lentement d’Akohime, qui avait baissé le regard en mordillant ces lèvres. Toujours changeant, le Togashi finit par poser une main affectueuse sur la joue de la dame, les yeux brillants et un tendre sourire sur les lèvres.
“- Regarde dans ton cœur, Akohime-chan, et tu trouveras la sagesse. Tu sais que cela doit être fait...”
Sakura avait levé la tête. Une seule larme s’écoula un instant sur la joue immaculée de sa mère, avant de glacer et de choir sur le sol.
La petite fille regarda longuement le petit éclat dans la neige...


Nouvelle saison, nouvelle vie...
Jamais les mois n’étaient passés avec tant de lenteur. Sakura méditait dans l’étroite cellule qui lui tenait lieu de chambre, l’encens brûlant devant les effigies de ses ancêtres, Mirumoto et Kitsuki. Il lui semblait avoir abandonné les majestueuses montagnes de son enfance depuis plus d’une vie. Son dernier hiver auprès des siens avait été une épreuve, certes, mais pas aussi grande que celle qu’elle devait surmonter depuis son arrivée à Shiro sano Ken Hayai. Sa mère avait habilement joué le jeu que l’on attendait d’elle lors de cette saison fatidique, égayant les invités du clan du Dragon, négociant des compromis et discréditant les ennemis du clan. Elle avait obtenu d’Ikoma Satsune, représentant du Lion, un échange d’otage dont Sakura avait été l’enjeu. LA rumeur affirmait que la tractation avait été appuyé depuis la Cour d’Hiver Impérial par un prince Otomo très influent.
Sakura n’imaginait pas que sa mère eut tant d’influence. La froide indifférence de son père et les mauvais traitements de son frère étaient les seules choses qu’elle ne regrettait guère...

Ici, tout était différent. Bien qu’austère, le Clan du Lion était tout entier mêlé à la vie politique de l’Empire. L’agitation incessante et l’état de guerre permanent dans lequel elle évoluait étaient à l’opposé du serein détachement que prônait son propre Clan.

Sakura se sentait souvent seule. Les étudiants d’un des dojos les plus prestigieux de la famille Akodo, ses “doshi”, étaient pour la plupart les enfants de samurai bien nés, et n’avaient eu pour elle qu’un froid mépris pour le mieux, ou une agressivité mal dissimulée pour le pire.
Silencieuse, Sakura avait d’abord lutté contre son sentiment d’isolement en aiguisant son sens de l’observation, analysant longuement chaque événement qui ponctuait ses journée dans l'auguste dojo. Ses seuls plaisirs résidaient dans la lecture d’antiques textes, tous traitant de l’art de la guerre et de batailles historiques anciennes.
Comprendre les leçons des échecs militaires lui paraissait facile et forçait l’admiration des instructeurs Ikoma et la jalousie des autres élèves du dojo. Si elle s’en montrait digne, elle pourrait un jour poser les yeux sur les textes de Commandement d’Akodo le Borgne ou encore du Livre de Sun Tao.

Le vieux maître Akodo Numo-sensei, qu’elle tenait en grande estime, était le seul qui lui démontrât par moments une attention particulière et encourageante. C’est avec elle, pourtant, qu’il se montrait le plus cruel et implacable durant les entraînements. Les Lions étaient décidément plus déroutants que leur apparente simplicité ne semblait le montrer.

Mais sa méditation ce soir avait d’autres objectifs. Un trouble avait gagné son cœur, depuis sa rencontre avec un jeune prince de la famille Doji, le fils cadet du Champion d’Emeraude en personne. Sa présence semblait incongrue en ces lieux, et pourtant, il forçait le respect et l’admiration de ses pairs des familles Matsu et Akodo.

Sakura avait longuement observé le jeune homme avant son départ, et avaient même échangé quelques mots. Elle l’avait vu répondre à la force par la force, aux insultes par les insultes, et aux bassesses par un respect féroce des règles du bushido. Elle avait longuement songé à sa condition en comparaison. Si elle voulait avoir sa place dans son nouveau dojo et faire honneur à sa famille, ce serait par la persévérance de ses efforts. Sa mémoire était entraînée. Il s'agirait de son meilleur atout.
Elle connaîtrait les règles du bushido à la lettre et les appliquerait plus qu’un Lion par le sang. En honorant son dojo, elle surmonterait l’épreuve.

Après de longs exercices de respiration, elle sortit sans trembler le tanto caché sous son futon. Fermant les yeux, elle saisit sa longue natte sombre et la trancha d’un coup sec. Avec la mèche tombant sur le sol, c’était tout une partie de son éducation qui s’écoulait.
Balayant la douceur des souvenirs d’antan, elle récita les premiers mots de la prière à Bishamon, Fortune de la Force, que tous les élèves murmuraient chaque matin.
Elle en comprit à cet instant toute la profondeur.

Souriante, Sakura se redressa en lâchant le poignard. Toute expression quitta alors son visage, qui devint aussi lisse que du marbre.

Elle serait châtiée pour avoir une lame dans sa chambre.
Elle se présenterait demain à son sensei en avouant sa faute, et subirait le fouet sans ciller.

L’avenir lui sembla soudain moins obscur...
Dernière modification par Seppun Kurohito le 23 avr. 2005, 17:03, modifié 1 fois.

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Message par Seppun Kurohito » 12 oct. 2004, 15:40

Un petit mot pour indiquer que la leçon du maître Akodo Kage est une reprise tel quel d'un passage de la Voie du Samurai, que j'avais estimé parfait pour faire ressentir à ma joueuse la teneur de l'enseignement des écoles du Lion...


Premier achèvement...

Un silence absolu régnait parmi la cinquantaine d’élèves réunis.
Sakura redressa le torse et fixa un point dans le lointain. La jeune femme approchait désormais de Gempukku.
Leur faisant face avec impassibilité, un homme altier à la longue chevelure noire trônait. Son regard avait la force d’un millier d’ancêtres.
Sakura savait reconnaître cela.
Akodo Kage-sama, que même le Clan de la Grue appelait “le Noble Lion”, était un des maîtres les plus révérés de Rokugan. Ancien cousin de l’Empereur par mariage, il leur ferait le suprême honneur de leur dispenser son savoir durant cette dernière année au dojo.

Sa voix, grave et inflexible, emplit la salle baignée par la lumière du soleil.

“- Le sensei de chacun d’entre vous pense que vous constituez les meilleurs éléments du Clan du Lion. De fait, vous êtes ici, au Château de la Voie du Sabre, pour découvrir les secrets d’Akodo le Borgne. Je suis Akodo Kage, votre sensei. Quels que soient les talents dont vous vous croyez dotés, il y a une chose que je puis vous assurer.”

Kage s’arrêta un instant pour observer le groupe, dévisageant avec insistance plusieurs jeunes samurai. Son regard glissa sur Sakura.

“- J’ai déjà vu meilleurs samurai que vous.”

Le sensei laissa ses paroles flotter un instant.

“- Vous commencerez dès ce matin par le kata du flocon de neige fuyant, puis continuerez avec ceux de la feuille caressant l’onde et de frappe comme la pierre. Ces trois katas constituent un ensemble appelé le doux sabre de l’hiver. Il s’agit de l’un des plus difficiles et seul un élève sur mille parvient à en maîtriser toutes les subtilités. Echouer dans son apprentissage est un déshonneur pour soi, quoique pardonnable, mais ne jamais entamer son étude constitue un déshonneur jeté à la face des ancêtres. En garde !”

Un bruit sec résonna dans la cour alors que les élèves dégainaient leur sabre de concert. Sakura effectuait les gestes machinalement, ne faisant qu’un avec le Clan du Lion et l’ensemble de ses doshi.

Kage-sama poursuivit :
“- Tout en réalisant le kata, vous réciterez le premier acte de la pièce L’Honneur avant tout, d’Ikoma Kyoko. Allez !
- En l’an quatre du règne de Hantei XXV...”, commencèrent-ils en chœur.
Sakura aimait déjà Akodo Kage-sensei...

Mirumoto Iezan, désormais adulte et détentrice d'un certificat d'aptitude au style Akodo-ryu, traversait d’un pas franc le long corridor qui menait aux salles de méditation de la famille Kitsu.
Le Château de la Voie du Sabre faisait nominativement partie des terres ancestrales de la famille Kitsu, mais toutes les familles du Lion s’y retrouvaient.
Depuis les archives militaires de la famille Ikoma jusqu’à l’école de guerre Akodo que ces derniers fréquentaient tout autant que les Matsu, Iezan avait eu à loisir de rencontrer des représentants de chaque famille, et y avait trouvé à chaque fois autant d’amis que de rivaux.
Seuls les Kitsu demeuraient énigmatiques à ses yeux.

Elle avait hérité de ses années sur les terres du Lion un respect inébranlable de ses ancêtres et une crainte révérencieuse des sodan-senzo. L’ancien Kitsu Suzuro et son second Goden en étaient les seuls représentants en ces murs... et avaient demandé à la voir.

Gempukku était encore frais dans son esprit avec son lot de difficulté.
Elle avait réussi chaque épreuve, vaincu deux de ses doshi et prouver qu’elle avait retenu la leçon de sa défaite contre le troisième.

Numo-sama, son sensei et père par l’esprit, lui avait solennellement remis un wakizashi ouvragé issu des forges Akodo, témoignage de son allégeance, alors qu’elle avait fait le serment de couvrir son dojo de gloire jusqu’à son dernier souffle.
A la surprise générale, elle n’avait accepté qu’un sabre jeune de qualité modeste, arguant qu’elle ne porterait qu’un katana de son clan, fait de l’acier légendaire des Agasha, symbole de la samurai-ko qu’elle était devenue.
Les Lions n’avaient pu qu’approuver, mais certains ruminaient depuis. Elle s’acquittait pourtant de ses tâches de garde et de patrouille avec le souci de perfection qu’on lui avait enseigné.

A moins que... Les dernières lettres de sa mère semblaient présager un changement prochain...

Arrivant devant le panneau de riz brun qui la séparait du sanctuaire, elle envoya un servant et attendit patiemment, humant les odeurs fortes de santal et d’opium médicinal. Elle entra finalement dans le saint des saints. Dans la pénombre, une figure voûtée, dans un haori ocre et jaune impeccablement porté, l’observait d’un œil unique, félin et perçant. Sans attendre, Iezan s’agenouilla dans la posture rituelle, usant du salut d’usage pour un tel entretien.
Un peu plus loin, Kitsu Goden, un homme distant bien avancé dans la trentaine, allumait quelques mèches huilées qu’il recouvrait de capuchon de papier.
Iezan eut l’impression qu’elle venait interrompre les débuts d’une cérémonie.
“- Soyez la bienvenue, Mirumoto-san”.
La voix du vieil homme, rauque et sépulcral, avait quelque chose de dérangeant. Iezan n’avait guère l’habitude d’être appelé par son nom de famille. “Approchez, approchez... Ne soyez pas effrayée...”

A ces mots, Iezan se redressa et dit, du ton le plus respectueux possible :
“- Je ne le suis guère, vénérable Kitsu Suzuro-sama.”
Le vieil homme sourit, comme s’il attendait une telle réaction. Iezan remarqua alors la forme étrange de ses dents, toutes pointues.
“- Evidemment... Je ne voulais guère vous offenser, samurai-san. Je sais que cette invitation a dû vous paraître... surprenante. Il faut que vous sachiez que, ayant achevé votre service ici, votre retour dans le Clan du Dragon ne saurait tarder. Nous avons reçu une demande en ce sens. Aussi ai-je exprimé le souhait de vous bénir selon nos formes, comme le veut l’usage pour les membres de notre Clan.”

Connaissant le traditionalisme du Clan du Lion, Iezan resta un instant surprise de l’honneur qui lui était fait. Aucun mot ne pouvant exprimer la gratitude suffisante pour un tel geste, Iezan se prosterna, le front au sol, devant le vieux sodan-senzo.
Pour la première fois depuis longtemps, son cœur battait la chamade. Retourner chez elle... Un sentiment étrange s’était emparé de son coeur. Tant de choses avaient été laissées de côté. Que trouverait-elle devant elle?
Puis, son visage se referma brutalement. La force du bushido la guidait, et elle avancerait sans crainte. Après tout, elle allait rentrer sur la terre de ses ancêtres.

Après s’être purifiée le visage et les mains, Iezan s’était assise sur une natte en osier.

Déjà, le maître Kitsu entonnait des prières dans une langue rauque et ancienne, lançant une poignée de pétale devant lui, alors que des odeurs entêtantes s’élevaient dans les airs.
Kitsu Goden était en tailleur sur son côté pour “garder la Voie” avait-il dit, alors que le vieux shugenja rejoindrait le chemin des ancêtres.

Sous les yeux ébahis d’Iezan, Suzuro se redressa, comme en transe, et marcha dans la pénombre. Le sol devint sombre sous ses pas, et ses contours devinrent flous, jusqu’à ce que sa forme fantomatique s’évanouisse.
Goden priait sans relâche près d’elle, et ses yeux étaient désormais vitreux.
La jeune samurai-ko osait à peine respirer.
La demi-heure suivante dura une éternité.
Puis, l’air se glaça alors que le vieux maître entrait à nouveau dans la pièce... chancelant.

Goden cessa brusquement sa litanie, et se leva, les yeux ronds.
Sentant quelque chose d’anormal, Iezan mit machinalement la main à son obi, pour se souvenir aussitôt qu’elle était venue sans arme.
Kitsu Suzuro la fixait d’un regard pénétrant. Aidé par Goden, il reprit son souffle, puis, recomposa son visage parcheminé, visiblement marqué par son “voyage”.
Iezan finit par se détendre, puis s’excusa en s’agenouillant à nouveau. Suzuro, silencieux, ne l’avait guère quitté du regard. Iezan sentit une sourde peur poindre au fond d’elle. Elle inspira pour ne pas perdre la face, et prit son air le plus arrogant.

Le vieil homme intima l’ordre à son second de sortir, ce que ce dernier fit de mauvaise grâce. La jeune Mirumoto avait désormais son air de défiance habituel, qui lui avait valu quelques duels dans les murs de Ken Hayai.

Suzuro se rassit, avant de s’éclaircir la gorge.
“- Longue sera ta route vers la vérité, jeune Dragon. Il te faudra plus que ton sang Kitsuki pour résoudre les canevas d’un tel karma. Sache cependant qu’un sang divin coule dans tes veines, assez brûlant pour couvrir ton nom de gloire, mais porteur d’un malheur probable pour l’Empire tout entier... Laisse-moi, je te prie. Ce fut un étrange voyage”

Iezan demeura interdite, incapable de garder son on pour la première fois depuis longtemps.
Ce genre de cérémonie, elle le savait, se terminait habituellement par une longue discussion avec le shugenja, qui donnait au jeune samurai des conseils sur son avenir et les espoirs que ses ancêtres mettaient en lui.

Tant bien que mal, elle salua par trois fois et sortit précipitamment. Se ressaisissant, elle franchit le corridor en frappant du pied, jusqu’à revenir à sa chambre. Poussant le shoji, elle chancela soudain et s’appuya contre le mur, insouciante de la présence éventuelle de témoins. Une sourde terreur la submergea.

Face à elle, dans la petite niche, la statuette de Kitsuki se devinait.

Celle de Mirumoto, brisée, gisait en mille éclats sur le sol...

Seppun Kurohito
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Message par Seppun Kurohito » 12 oct. 2004, 16:33

Femme de l'été...

Le voyage s’était déroulé dans les brises tièdes de la saison chaude. Mirumoto Iezan avait tenté d’oublier son tourment dans la beauté et la douceur estivale, sans véritablement y parvenir. Impatiente de retrouver les siens, et surtout sa mère, son appréhension avait fini par laisser place à une vive impatience.

Son bref séjour à Kyuden Tonbo lui avait redonné de l’entrain.
Le Clan de la Libellule, petit frère du Dragon, se chargeait des invités de ce dernier, et tous ceux qui souhaitaient y être reçu attendaient ici l’aval du seigneur Togashi. Ce Clan, qui formait des shugenja aux voies peu traditionnelles, avait des rapports rien moins que glacés avec le Clan du Lion, pour de vieilles querelles qui remontaient à sa fondation.

Mais passé le premier trouble, ils l’avaient accueilli chaleureusement.

Elle avait fait ici un bien étrange rencontre.
Le jour de son arrivée, on lui avait appris qu’un courtisan impérial était l’invité d’honneur du daimyo, afin d’étudier quelques textes possédés par ce Clan mineur.
De surprise en surprise, Iezan avait reçu une invitation formelle pour visiter le dignitaire Otomo avant son départ.

Celui-ci logeait dans une suite spacieuse, et jouissait d’un confort qui faisait honneur à ses hôtes. Iezan y avait été reçue la veille de son départ.
Otomo Masehito était un homme dans la force de l’âge, élancé et gracieux. Son visage long mettait en valeur la profondeur de ses yeux émeraude.
De fines moustaches retombaient sous le coin de ses lèvres.
Il portait un ample kimono de cérémonie en soie fine, sur lequel dansaient de longs dragons sinueux brodés en fils dorés.
De nombreux netsuke d’ambre et de jade fermaient son obi large, et le mon de la Famille Impériale ornait son large haori, ainsi que son chapeau laqué de lin, apanage des fonctionnaires d’Otosan Uchi.

La formation de Iezan la poussait à se méfier de cette sorte d’homme, mais il n’en était pas moins un cousin de l’Empereur.
Elle se plia au long protocole de salut, et attendit patiemment, les mains sur le sol, que le seyiaku lui adresse la parole.
Depuis son entrée, le courtisan l’avait observé d’un regard dur et pénétrant, tout empreint de l’autorité dont il était investi.

Mais Iezan n’avait pas pour coutume de se laisser impressionner par ce genre de chose. On la jugeait même souvent présomptueuse dans ce genre de situation.
D’un revers de la main, Otomo Masehito fit sortir l’ensemble de ses domestiques, alors que son yojimbo Kakita se retirait derrière un shoji.

“- Relevez-vous, Mirumoto-san. Soyez la bienvenue dans mes appartements, puisse le Fils du Ciel bénir la bonne fortune de notre rencontre.”

Iezan savait qu’elle serait loin de maîtriser l’étiquette au degré qu’une telle présentation devait requérir, et préféra donc en dire le moins possible.

“- Konnichiwa, Otomo Masehito-sama. C’est un véritable honneur d’être re
çu en votre auguste présence.” La jeune samurai-ko n’avait guère l’habitude de flatter ses interlocuteurs.
“- Venez plus près, Iezan-san. Partageons le thé, voulez-vous ?”

La Dragon nota le ton familier du représentant impérial, mais s’exécuta sans rien dire. Elle s’assit face à lui, bomba le torse et le regarda dans les yeux.
Ce dernier continua, de sa voix si douce, si contrôlée, mais jamais mielleux. Cet homme savait parler à un Lion, c’était certain.

“- J’ai entendu parler de vos performances au sein de la famille Akodo. Vous honorez votre dojo, Iezan-san. Nul doute que désormais, vous couvrirez le nom de vos ancêtres de gloire...”
Masehito avait infléchi la voix sur ce mot, mot que Iezan n’entendait plus depuis ce jour fatidique qu’avec douleur.
Un éclat brillant passa dans le regard du seigneur.

“- Peut-être mon compliment est-il mal formulé ? Votre mère sera fière de vous...”

Le regard de l’homme guettait une réaction. Iezan sentait un profond malaise. L’homme faisait preuve d’audace et insultait son père par son oubli de tout évidence volontaire.

“- Mes parents, ainsi que tous ceux qui les ont précédé, sauront reconnaître ma valeur.”
Elle regrettait déjà d’avoir parlé de la sorte à un homme de son rang. Iezan marchait sur une pente glissante. Mais l’homme ne fit que sourire à son propos, avant de reprendre avec intensité.
“- Je n’en doute pas...

Les deux samurai burent quelques gorgées de thé parfumé, savourant son fumet. Après un silence long et pesant, il reprit.

- J’ai bien connu votre mère, vous savez. Lors de son office dans la Cité Impériale... Nous fûmes de grands amis. Je souhaite qu’elle ait connu depuis joie et félicité. Mais à vous voir,j’en suis sûr...
Pourriez-vous lui transmettre un message de ma part ? En main propre, bien sûr.”

L’homme était cavalier, mais Iezan se mordit la lèvre. Elle devait pour une fois mettre son arrogance de côté.
Et puis... cet homme avait attisé sa curiosité.

“- Je m’en ferai un devoir, Otomo-sama.”

Le courtisan sortit de sa manche ample un étui scellé qu’il lui tendit. Iezan hésita un instant, avant de le saisir. Le courrier n’arborait aucun mon... Une lettre informelle. Cet homme essayait-il de l’attirer au faux pas ?
Elle fit en sorte d’afficher une certaine incrédulité en prenant le rouleau.

“- Je vous remercie, Iezan-san. Je vous dois, je crois, une explication. Votre mère m’a, par le passé, rendu une grande faveur, qui n’a jamais reçu rétribution, et je crois qu’il ne me sera guère possible de ne jamais la revoir...”

Iezan crut deviner une certaine amertume dans ces dernières paroles. Mais le prince devait être habile à dévoiler uniquement ce qu’il désirait. Etait-ce une manière de lui faire comprendre quelque chose ?

“... et je serais indigne de mon nom si je ne payais pas mes dettes, n’est-ce-pas ? Je crois savoir que vous être son enfant unique ?”

Iezan acquiesça, en remettant de l’ordre dans ses pensées.

“- Aussi, en tant que telle, recevrez-vous le retour de faveur ancienne...”

Iezan sentit son malaise croître. Elle ne pouvait refuser une telle demande, mais tout en elle hurlait au piège...
Son âme de Lion avait du mal à garder sa contenance.

“- C’est un honneur si grand, seigneur... Et je n’ai guère prouvé, encore, que j’étais digne par ma valeur d’être la fille d’Akohime-sama.

Otomo Masehito sourit, appréciant visiblement l’esquive de la jeune fille comme un acrobate attendri regardant les pirouettes d'un enfant.

Elle n’était pas de taille face à lui, ils le savaient tous deux.

“- Hors de question que vous refusiez. Vous ne me laisseriez tous de même pas en si fâcheuse position, alors même que vous pouvez m'ôter ce poids... Il en va de l’Honneur de l’Empereur, jeune fille.”

Iezan sut qu’elle ne pouvait aller plus loin, et salua.
Sans attendre, le seyiaku glissa les mains sous le col de son haori, et détacha un collier, caché jusqu’à présent.

Au bout d’une longue chainette d’argent, un lotus ciselé dans du jade étincelait dans la lumière du soir. Le coeur de la fleur était une larme de cristal ciselée.
Un véritable travail d’orfèvre.
Il la lui tendit.

“- Je tiens ce talisman de longue date. Le père de mon grand-père se le vit offrir par un ambassadeur du Clan de la Licorne pour avoir soutenu le Clan de la Licorne alors de retour dans l'Empire...
Je ne doute pas qu’il vous sera bien plus utile qu’à moi désormais.
Prenez, j’insiste. Et voyez-y la grâce de ma bonne disposition à votre égard, pour les temps qui viendront.”

Iezan ne savait que penser. La valeur du présent lui semblait bien trop important, au-delà de ce qu’elle aurait imaginé.
Qu’avait bien pu faire sa mère à la Cour Céleste ?

Après les refus rituels, que la jeune fille décontenanca bredouilla, confuse, et auxquels Masehito répondit avec une bonté non dissimulée, la jeune samurai-ko se prosterna.

L'esprit d'Iezan travaillait frénétiquement, cherchant comment chaque pièce de ce mystère pouvait s'imbriquer les unes dans les autres. Il n’y avait que peu d’alternatives et pour l'heure, la jeune fille laissait libre cours aux pensées les plus extravagantes.
Ce courtisan l’avait-il plongé dans quelque terrible machination ? Aux frontières de sa conscience, Iezan avait l'intuition d'une terrible vérité que son esprit était incapable d'envisager...

Au dos du lotus de jade, vaguement discernable dans les ciselures du bijou, on devinait un serpent déroulé, qui se mordait la queue...

Un Dragon reste toujours un Dragon...


Dans l’année qui suivit son retour, Iezan servit les magistrats du Clan, patrouillant pour assurer la sécurité des routes, dans les basses terres.

Aux effusions de joie de retrouver sa mère et les terres de son enfance, suivit une nouvelle période difficile où elle dut affronter les suspicions de ses pairs.

Elle avait dû prouver sa loyauté indéfectible plus qu’aucun des jeunes samurai du Dragon.
Après avoir participé avec sa troupe à l’arrestation d’une bande de ronins qui sévissait sur les terres de la Grande Marche, elle fut honorée par le daimyo en personne et acquit cette confiance qu’elle avait chèrement désirée.

Ce jour-là lui fut offert le long sabre qu’elle avait attendu si longuement, issu des lointaines Fonderies Agasha.

Son frère Kohaitsu avait, par contre, tenté de discréditer ses actions à la moindre occasion.
Un jour, ils faillirent en venir aux mains. Seul le fait d’être alors dans la demeure de leurs ancêtres les avait retenus. Depuis, les deux étaient de farouches opposants.
Iezan avait appris qu’il fréquentait un jeune dignitaire du Clan, Agasha Toroki, suspecté par un petit nombre d’être l’instigateur des nombreuses rumeurs diffamatoires sur Mirumoto Akohime.
Ces deux-là devaient former un duo bien mal assorti...

La fière Mirumoto avait été blessée par l’évident soutien que Kohaitsu recevait de leur père, Shirei, taisa dans les armées du Clan.
Elle fut reléguée peu à peu à des manœuvres de seconde zone, loin des frontières.
Malgré les paroles réconfortantes de sa mère, Iezan bouillonnait chaque mois davantage.

Sentant une tragédie imminente, sa mère la convia un jour à la suivre sur les sentiers ravinés qui peuplaient ses souvenirs d’enfant.
Elle accepta avec grande joie. Ce périple lui rappela les longues discussions sur la philosophie de la famille Kitsuki, et la jeune samurai-ko se rendit compte avec tendresse qu’elle avait, toutes ces années, appliqué ces techniques d’observation et de déduction sans même s’en rendre compte.

Arrivées au sommet du col, la mère et la fille s’étaient assises dans l’herbe.
Akohime avait alors proposé un compromis à sa fille, d’un air grave. Grâce à ses nombreuses relations , Iezan pourrait être acceptée au Dojo de l’Œil Ouvert, qui formait les plus grands magistrats du Dragon depuis près de deux siècles.
Suprême honneur que de recevoir ce double enseignement... Comme en d'autres occasions, la jeune fille avait senti de l'amertume à recevoir tant de faveurs sans avoir jusqu'alors montré qu'elle pouvait les mériter.

Elle avait demandé une longue réflexion. Il lui semblait difficile de faire honneur à la famille Kitsuki sans désavouer celui que le Clan du Lion avait placé en elle. Les enseignements de la famille Akodo semblait peu compatible avec le mode de pensée qu'encourageait la famille de Magistrat au sein de ses écoles.

Mais finalement, se rappelant des nombreux mystères qui avaient ponctué sa jeunesse, elle finit par accepter. C'était comme si cet enseignement la rapprochait davantage d'une mère qui lui avait tant manquée...

Le printemps suivant, elle découvrait un nouvel univers, qui lui sembla immédiatement familier.
Les sciences de la famille Kitsuki attisaient sa passion, et rassasiaient sa curiosité naturelle. Sa formation initiale lui rendait la tâche difficile, mais lui donnait un atout de taille : elle était un des rares apprentis magistrats à porter le daisho.

Les saisons s’égrenèrent et Iezan retrouva peu à peu la sérénité de la Montagne, sans jamais déchoir aux principes du bushido.

Mais elle devinait que les dilemmes de sa double formation surgiraient tôt ou tard. L’adolescente arrogante avait laissé place à une jeune femme assurée mais plus réfléchie.

Elle aiguisa son esprit par l’apprentissage des arts de cour, les études naturelles et la déduction, et se mit à entretenir une correspondance très informelle avec le seigneur Otomo Masehito. Ses sensei estimaient son travail, bien que Iezan souffrît longtemps de la comparaison avec sa mère, qui avait excellé lors de son séjour au dojo. Elle trouvait réconfort auprès de son ami, le talentueux Agasha Hisojo qui fréquentait régulièrement l'école. L'homme était apprécié, et les bonnes grâces du Champion du Clan voisin du Phénix en faisait un personnage central de la diplomatie entre les deux Maisons du Nord.

Bien des similitudes les rapprochaient : Hisojo avait le physique et la grâce d’un membre du Clan de la Grue, avait été honoré par l’apprentissage de plusieurs dojos, et haïssait son frère... qui n’était autre que Toroki, l’ami de son propre frère Kohaitsu ! Un lien impalpable se créait peu à peu entre eux.

Un jour pourtant, alors qu’elle venait de réussir les épreuves faisant d’elle une magistrate à part entière, tout bascula.

Elle avait obtenu le droit de consulter les archives de la Famille, et son intérêt s’était porté, en accord avec son tempérament, sur le souci du détail.
Ainsi, plongée dans les registres familiales de sa famille, elle fut surprise de découvrir certaines irrégularités : la date de mariage de ses parents, soigneusement calligraphiée sur le vieux parchemin, précédait jour pour jour de sept mois la date de sa propre naissance, dont sa mère n'avait jamais fait mystère...

Un épais mystère entourait cette période pas si lointaine. Qui avait organisé l'union ? Pourquoi sa génitrice avait-elle été rappelée de la Cour Impériale, alors même que chaque rapport de cette époque louait sa remarquable habileté ?

Après avoir vérifié qu’aucune falsification n’avait été perpétrée, elle agit tel que son honneur le demandait.

Reçue en audience auprès du seigneur Kitsuki Yasu-sama, elle souligna l’incohérence de datation des archives.
Le daimyo la remercia pour sa promptitude et sa méticulosité, et l’assura qu’une vérification en profondeur serait effectuée.

Dès le lendemain, Iezan n’eut plus accès à la bibliothèque.

Dix jours plus tard, sa mère fut conviée à entamer “le dernier périple”, rejoignant le seigneur Togashi après s’être rasée le crâne.

Dans le mois qui suivit, Iezan eut l’honneur de recevoir sa demande d’entrée dans la Magistrature d’Émeraude, appuyée par le prestigieux juge et sensei Agasha Yakahito.

Dans cette avalanche de nouvelles qui bouleversait à nouveau sa vie, une unique certitude ne quitta guère son esprit :
Elle allait devoirune seconde fois quitter ses terres natales...

Seppun Kurohito
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Message par Seppun Kurohito » 13 oct. 2004, 08:42

Prologue 2 : Shosuro Akae

“Nombreux sont ceux qui voient l’obscurité comme l’espace où ne peut pénétrer la lumière. Qu’Amaterasu me pardonne, mais certains savent que la lumière peut être l’absence d’Ombre. Ceux-là ont choisi la Voie de tous les dangers, mais sont les héros anonymes sans qui l’Empire n’existerait pas. Il ne vous est jamais venu à l’esprit que nous étions aussi les enfants d’Onnotangu ?”
Soshi Kyuroko
Archives secrètes du Clan du Scorpion


Tant de souvenirs à perdre...
“- Ichime ! Ne t’éloigne pas trop !”
La voix péremptoire de sa mère ralentit un instant l’enfant dans sa course, mais il repartit de plus belle. Son ami Takashi avait déjà une longueur d’avance, et il arriverait certainement à la rivière le premier.
Si Takashi pouvait courir plus longtemps, et démontrait une force surprenante pour son âge, Ichime était plus rapide et plus souple. Lorsqu’ils jouaient dans les arbres, Takashi ne parvenait jamais à le rattraper.

Traversant les sous-bois sans se soucier des chocs et des écorchures, Ichime arriva quelques secondes après son compagnon, qui respirait bruyamment, plongeant ses mains dans l’eau.

Takashi se redressa soudain et lui fit face, en bombant le torse.
“- Quand je serai un homme, les ennemis du Scorpion me craindront pour ma force et mon courage, comme mon père.”
Le père de Takashi, Shosuro Sotono, était le yojimbo du seigneur Sekifu depuis de nombreuses années.
“- Et toi ?”
Le regard étrange d’Ichime se perdit dans le vague.
“- Je ne sais pas. Je marcherai peut-être dans les pas de mes ancêtres, en me vouant à l'art du théâtre...”
Evidemment, son désir était bien différent : il se rêvait puissant bushi, dans son armure rutilante, marchant sur une plaine nue en riant...
Cela lui plaisait plus...

Takashi baissa son regard sur son ami, l’air surpris.
“- Tu ne souhaites pas guerroyer aux noms des Bayushi, écraser nos ennemis et montrer le vrai visage du Scorpion à la face du monde ?”
Ichime baissa les yeux, embarrassé... Il ne savait que dire à son presque frère. Il ne voulait ni le vexer, ni lui mentir.
Sa mère lui avait dit un jour “L’art du mensonge, c’est de ne l’employer que lorsque la vérité n’est plus d’aucune aide.”
“- Un guerrier... oui... peut-être...”

Takashi lança une œillade vaguement méprisante à son camarade, avant de se détourner pour courir vers les bois. Ichime avait toujours la tête baissée.
Etait-il nécessaire de briser les illusions de son meilleur ami ?
De lui avouer que trois soirs auparavant, caché dans un bosquet, il avait aperçu Shosuro Sotono, sans sa belle armure laquée, glissant tel un serpent dans les ombres, en traînant le corps du dignitaire Doji invité par le seigneur Bayushi Sekifu-sama ?

Le corps avait flotté longtemps sur la rivière, avant de couler...

Le silence régnait dans le grand intérieur de la demeure.
Shosuro Akaeko, comme à chaque fois que son esprit était en émoi, brodait un mon stylisé sur une pièce de soie. Ce genre d’ouvrage, indigne de son rang, lui permettait pourtant de retrouver le fil de ses pensées. Le demi-masque d’ébène qu’elle tenait de son père ne l’aidait plus guère à voiler la tristesse empreinte sur son visage.
Deux hivers seulement étaient passés depuis la perte de son époux, Tojiro, face à ce samurai si atypique de la famille Hida...
La famille de Tojiro avait d’anciens et lourds griefs avec le Clan du Crabe, mais Akaeko en avait toujours été tenue à l’écart.

En deux ans, ses quatre enfants avaient tour à tour quitté la demeure familiale pour rejoindre les écoles du Clan.
L’aîné, Satsu, honorait la mémoire de son père auprès de la famille Bayushi, où il apprenait l’art de la guerre, tel que le Scorpion le pratiquait.
Sa fille Koike, avait intégré quant à elle la prestigieuse école de butei, perpétuant ainsi la tradition de sa famille maternelle. Peut-être rejoindrait-elle un jour “l’Eventail d’Ivoire”...

Mais ce qui troublait Akaeko, ce soir, était le sort destiné à ses deux derniers fils.
Le mois précédent, le seigneur lui avait annoncé que Suke ferait son apprentissage au dojo des Mensonges de Kyuden Bayushi, afin d’y apprendre les arts subtils de la cour.

Pourtant, moins d’une semaine plus tard, c’était un groupe de shugenja de la famille Soshi qui étaient venus le chercher, bien après le coucher du soleil. Akaeko les avait reçus sans montrer un seul instant sa surprise.
Les trois hommes, aux vêtements amples et noirs, portaient des masques intégraux et grimaçants.
Un seul avait parlé, d’une voix sifflante.
Alors que Suke s’agenouillait dans le grand hall, attendant sans ciller ses nouveaux maîtres, les shugenja croisèrent le petit Ichime regagnant sa chambre.
Le maître Soshi s’arrêta, suivant du regard la petite silhouette silencieuse. L’enfant finit par se retourner, sans gêne ni surprise.
Il regarda le sinistre prêtre de son regard si détaché, avant de s’incliner.

Dans un silence surnaturel, Soshi Hatoru dévoila une main diaphane et osseuse qu’il plaça sur l’épaisse chevelure sombre de l’enfant.
La température chuta brutalement. Quelque chose animait les ombres autour d’eux, fixant toute son attention sur la scène.
“- Tu n’as pas peur, enfant de Shosuro...” Le murmure du vieux shugenja était une constatation.
Un éclat brillant perça dans les fentes de son masque.

“- La peur est le lot de ceux qui ne connaissent pas leur chemin. J’appartiens au Clan du Scorpion...”

Un long silence suivit les paroles claires de l’enfant. Le maître recula d’un pas, visiblement surpris par l’aplomb et la réponse du garçon.
Se pouvait-il d'atteindre telle matûrité si jeune ?

Après un temps, la lumière sembla reprendre son dû.
Le vieux maître s’était tourné vers Akaeko.
“- Le jeune Suke partira pour Kyuden Bayushi très prochainement. D’autres viendront le chercher. Pour l’heure, c’est ton plus jeune fils qui doit nous accompagner.”
Akaeko avait senti tout son corps se raidir. Ichime lui avait toujours semblé le plus fragile de ses enfants, le plus énigmatique.
Elle connaissait les rumeurs concernant les “formations” des familles Shosuro et Soshi. Elle avait l’intuition qu’elle ne le reverrait peut-être plus jamais. Oubliant la règle, Suke s’était redressé, foudroyant son jeune frère du regard.
Sa mère lui saisit immédiatement l’épaule d’une main de fer, accusant le coup du sort avec difficulté.
Suke ne pardonnerait jamais à son frère une telle humiliation...

Akaeko s'était simplement agenouillée devant les maîtres shinobi, comme en assentiment...
Deux jours plus tard, Suke quittait à son tour la demeure familiale...

Akaeko était seule désormais...
Dans sa demeure et dans son cœur.
Les cauchemars qui l’avaient hantés toute sa jeunesse étaient revenus en force.
L’aiguille d’argent, traversant la soie, piqua son doigt sans même s’en rendre compte.
Elle regarda un instant le filet de sang s’écouler, tomber sur le sol.
Les ombres recommençaient, comme chaque soir, à lui parler.
Elle sut alors ce qu'elle avait à faire.

Ichime se laissait porter d’un lieu à un autre.
Plus rien n’avait de sens, depuis ce soir fatidique. Il se demandait encore ce qui lui avait pris.
Il voulait tellement faire la fierté des siens...

Bien sûr qu’il avait eu peur. Il avait même senti une indicible terreur nouer ses entrailles.
Mais il était l’héritier d’une longue lignée d'acteur et de dramaturge. Appliquant la technique du “masque de “l’indifférence” employé dans certains drames, il avait bêtement récité la réplique d’une pièce d’un obscur auteur de la famille Yogo.
Cet élan spontané, qui lui vaudrait la haine indéfectible de son frère Suke, venait de décider de son destin...

Gempukku, ou la Première Mort...

L’ombre glisse rapidement le long du mur de pierre avec la fluidité de la salamandre.
Arrivée au-dessus de la porte, elle en agrippe le chambranle et glisse.
La tête enturbannée scrute longuement l’obscurité avant de choir sur le sol, sans un bruit.
Devant lui, le dos d’une servante masque la faible lumière d’une lanterne. Ichime fait glisser le long dard dans sa main. Ne disposant d’aucune poche, il a dû le garder dans le creux de la main. Il s’est brisé...

Ichime sent une sourde frustration le gagner. Après le kagi-nawa qui a cédé sur le mur d’enceinte, c’est au tour de ses armes.
Il prend quelques secondes pour retrouver sa concentration.
Quelques secondes de trop...

La jeune femme, sentant une présence, commence à tourner sur elle-même. Machinalement, Ichime lève sa main libre, et la fait danser dans les mouvements hypnotiques du kuji-kiri.
Deux secondes supplémentaires... suffisantes pour donner le coup sec, sur la gorge de l’heimin, qui tombe, les yeux encore ronds.

Sa chute fait un bruit sourd. Il doit se hâter. Les sentinelles peuvent arriver d’un instant à l’autre. Les paupières mi-closes, il s’introduit dans la chambre, en réajustant ses gants.
Ses shinobi-shuko étant les seuls outils ayant tenu jusqu’ici, il va devoir s’en servir pour abattre sa proie.
Dans la pièce obscure, l’air est saturé d’encens. Au loin, il entend déjà les pas des gardes de la famille Yogo.
Le calcul est rapide : sans visibilité, et avec ses seules griffes, toucher un point vital s’avère trop improbable dans le délai qui lui reste.
C’est un carnage qu’il va devoir effectuer…

Ichime ferme les yeux, faisant le vide en lui.
Il se prépare à sa propre mort.
Rien ne doit laisser suspecter le Clan. Son sinistre ouvrage achevé, il lacérera son propre visage avant de se jeter par l’étroite fenêtre. Le fleuve en contrebas fera le reste...

Tremblant, il fait glisser le drap lève le bras... et sent une chaîne s’enrouler autour de son poignet.
Avant qu’il n’ait pu réagir, il est soulevé avec force d’un mètre au-dessus du sol. La silhouette sur le futon se redresse. Un éclat d’argent, et le ninja-to est sur sa gorge.

Abasourdi, Ichime observe son maître, Shosuro Komura, souriant avec son air carnassier sous le masque d’obsidienne qui voile son regard.
Au-dessus de lui, le ninja pendu par les pieds à la poutre de la chambre libère d’un coup sec son poignet et remonte sans bruit le manrikikusari. Puis, il se laisse retomber derrière Ichime.

Sans que nul n’ait encore réagi, les sentinelles finissent par pénétrer dans la pièce... Il s’agit de Takashi et Hichi, ses jeunes compagnons de dojo.
Ichime comprend alors toute l’affaire.
Il a échoué à l’épreuve du feu. Il est indigne de servir le Clan et va mourir maintenant.

Le ninja-to glisse sur sa gorge...

Chacun regarde l’exécution dans une indifférence absolue.
Ichime soutient le regard de son maître. Sa gorge se noue... Il avait rêvé de bien d’autres façons de mourir. Des songes enfantins...
Aujourd’hui, il accueille son destin en homme, avant même d’en être devenu un...

... la lame laisse échapper un mince filet de sang...

Il repense à sa vie, à l’entraînement implacable du dojo de la Dague du Tonnerre, la face invisible de l’école de guerre Shosuro.
Aux rencontres qu’il y a faites et qui lui ont donné le goût de réussir... à Takashi, retrouvé non sans surprise quelques mois après sa propre admission, à leur rivalité, leur amitié... à Hichi, la jeune Yogo si douée, arrivée il y a peu, la malice de son regard, la tendresse de son sourire, la douceur de sa peau...

... la pointe s’arrête au centre exact de sa pomme d’adam...

... Plus loin encore... Son père, si peu connu, si fier, brandissant Oshukari, la lame que son ancêtre a pris sur le corps sans vie du général Hida Kossori... et sa mère...sa mère... son regard si triste, actrice prometteuse, forcée à renoncer à la gloire pour un obscur mariage. Pour quelle raison?...
Ichime songe soudain qu’il ne lui a jamais montré son amour...
Trop tard...

... et se retire...

Dans un mouvement aussi rapide que gracieux, le vieux maître range le sabre court. Ichime ne comprend pas. Le regard de chacun demeure impassible.

“- Relève-toi, Shosuro-san”, la voix éraillée brise la chape de silence. Ichime entend son nom pour la première fois depuis longtemps.

“- L’échec est l’éventualité qui ne doit jamais quitter l’esprit du shinobi. Il fait partie intégrante de son devoir. L’accepter, c’est le bannir.
Relève-toi, mon fils. Tu as traversé l’épreuve du feu avec une ingéniosité qui dépasse nos attentes...
- J’ai... ai-je réussi, Shosuro-sensei ?” Ichime a du mal à le croire.
“- Gempukku n’est pas affaire de rituel, mais une épreuve.
La vie elle-même est une épreuve. Chacune de tes missions en sera une. Chacun de tes succès sera apprécié... Tes erreurs aussi...
Nous serons toujours derrière toi... jusqu’à ton dernier souffle...”

Ces derniers mots, murmurés, emplirent les ombres.
Puis, Komura se détendit.

“- Quel est ton nom, samurai ?
“- Je suis Shosuro Akae, sensei.” Le jeune homme avait répondu sans une hésitation, en bombant le torse. Cette réaction sembla surprendre ses congénères. Le maître reprit alors d’une voix solennelle.

“- Ichime a rejoint le Meido, peu avant l’épreuve de Gempukku de la Grue Rouge. Puissent ses ancêtres le recevoir avec honneur. Aujourd’hui, Shosuro Akae a rejoint le Clan du Scorpion, honorant les enseignements militaires du dojo de la Dague du Tonnerre.
Un enfant nous a quitté, un homme nous a rejoint.
Akae-chan, qui sers-tu ?
- L’Empire, sensei-sama.
- Comment le sers-tu ?
- Par ma loyauté, sensei-sama
- A qui va-t-elle ?
- Au Prince des Secrets, sensei-sama.

Chaque nouveau ninja prononçait les paroles rituelles à la lettre, sans même en comprendre le sens véritable.

Les témoins saluèrent respectueusement leur nouveau frère.

Ce soir, Akae brûlerait ses accessoires pour recevoir un équipement digne de son nouveau rôle.

Ce soir, il ferait le deuil d’Ichime.

Ce soir était son dernier soir de liberté...

Seppun Kurohito
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Message par Seppun Kurohito » 13 oct. 2004, 10:01

Joie et Douleur...

Shiro no Shosuro alliait l’élégance des palais de la Grue à la sobriété de ceux du Phénix.
Le visiteur n’aurait pu y apprécier les subtils changements qu’il connaissait chaque année, qui, en l’espace d’une décennie, lui aurait donné l’impression de découvrir un nouveau château.

Au nord du shiro, où siégeait l’Académie de comédie de la famille, la Cité Peinte, elle, semblait par contre animée d’une vie propre, reflet du spectacle de la vie.
Des samurais de toutes allégeances venaient s’y divertir... certains ne revenaient pas.

Akae n’avait que peu d’occasion de s’y rendre.
Les nombreuses missions assignées par ses maîtres l’avaient mené en des terres plus lointaines...
D’abord la surveillance anodine de ce marchand Yazuki, puis la substitution de documents sur cet arrogant magistrat de la famille Ikoma.
Chaque épreuve, croissante en difficulté, avait façonné sa froide détermination.
Il savait désormais que sa vie ne serait qu’une succession de défi, que l’échec, probable tôt ou tard, mènerait à l’inéluctable. Pourrait-il affronter son destin ?
La perte de sa vie n’était pour lui qu’une formalité. Il incarnait, avec toutes ses forces, l’âme de son Clan, sa loyauté et son sacrifice. Mais son âme... Que recevrait-elle pour prix de ses actes. Etait-ce ce que ses ancêtres attendaient de lui ? Jamais aucun signe ne lui avait permis de balayer ses doutes.

Il avait longuement travaillé son rôle de bushi, apprenant les subtilités du kenjutsu et le secret du iai.
Pourtant, rien ne l’avait préparé à ce qui avait suivi.

Finalement, il avait reçu l’ordre d’assassiner un jeune membre de la famille Kakita en laissant entre les doigts de sa proie une mèche de cheveux blond paille.
Sa victime, à sa grande surprise, n’avait été qu’un enfant d’une dizaine d’années. Akae avait eu besoin de toute sa concentration pour commettre son forfait, laissant ensuite scrupuleusement les marques caractéristiques et violacées d’une strangulation.

Ces maîtres attendaient beaucoup de lui, comme l’illustrait bien la difficulté de ses “devoirs”.
Mais il ne lui appartenait que d’obéir à la lettre.
Et Akae faisait cela fort bien...

L’an passé, le maître Komura était “rentré dans l’ombre”. Soshi Kyuroko-sensei avait pris sa place.
Akae admirait cette femme aussi belle qu’ambitieuse, maîtresse des arts du shinobi. Les rumeurs les plus folles couraient à son sujet dans les couloirs du dojo.
On allait jusqu'à dire qu'elle était l'élève du frère du Prince des Secrets en personne...

La nouvelle sensei lui avait transmis l’ordre de revenir au cœur des terres Shosuro.
Demain, il rallierait les basses montagnes du Toit du Monde, qui abritait les cavernes méandreuses de son “dojo”...

Mais pour l’heure, la Cité Peinte et ses délices étaient siens.
Bien qu’elle fut réputée pour les geishas les plus belles de l’Empire, Akae ne pensait qu’à une seule personne...
Elle aussi avait reçu l’injonction, et ils n’auraient sans doute qu’une soirée...

Dans un coin de la grande place, elle l’attendait.
Sa longue chevelure d’ébène, encadrant un étroit masque de nacre, retombait avec légèreté jusqu’à ses chevilles. Il y avait quelque chose de menaçant dans les filigranes noirs qui rehaussaient la soie de son kimono pourpre, ou dans le mouvement précis de son poignet alors qu’elle battait l’air de son éventail de papier fin.
Yogo Hichi... plus belle encore que dans son souvenir...

Il avait appris qu’elle servait désormais comme émissaire du Clan chaque hiver, avant de regagner au printemps les meilleures écoles de geisha, pour y former les jeunes agentes utilisées par les familles du Scorpion.

Dès que leurs mains s’effleurèrent, Akae sentit la chaleur de ses émotions et il se mit à frémir. Il pouvait sentir le sourire affectueux sous le masque éclatant de sa princesse du soir.
Elle parla sans ambages, empêchant un silence révélateur de s’installer.

“- Takashi-kun te salue. Sa main étant bienheureuse, il nous a préféré une partie de Vent et Fortune. Il devrait nous retrouver plus tard, à La Fleur d’Oranger...”

Ainsi, elle était venue avec lui... Il sentit poindre le dard de la jalousie, aussi vivace que s’ils ne s’étaient tous trois jamais quittés.
Hichi lui avait pris la main et l’entraîna dans la rue populeuse.

“... Mais sans doute ne nous y trouvera-t-il pas, une fois que la chance aura tourné...”

Tous les doutes d’Akae se dissipèrent dans la pureté de son rire cristallin...


Le vent glacé s’engouffre dans la salle caverneuse comme une plainte lugubre, échos d’âmes tourmentés en quête de repos.

Dans l’obscurité dansante, ils sont alignés, parfaitement droits, leurs regards brillants sous les masques aux formes variées.

Le vent tombe et un silence de plomb écrase l’assistance.
Depuis les ténèbres de l’entrée, Elle entre...
Maîtresse Kyuroko met un genou à terre dans un mouvement parfait.
Les ténèbres s’épaississent ... Elle s’approche de la sensei et caresse sa chevelure comme celle d’un chien obéissant.
Kyuroko se relève. Son visage reflète une indifférence absolue, ses traits figés comme ceux d’une statue, alors qu'elle se tourne vers la rangée de ses élèves, les présentant de la main.

Elle s’approche sans qu’un bruit ne s’élève, sans un mouvement perceptible. La peur est tangible, suffocante.
Un par un, chaque recrue est observée, puis délaissée.

Elle s’arrête devant Tsukoro. Sa main, blanche comme l’ivoire, lisse comme l’albâtre, sort des replis soyeux de son manteau de ténèbres, pour lui caresser le visage. Aussitôt, les yeux de Tsukoro s’agrandissent, son visage se plisse dans le paroxysme de l’effroi, et il tombe sur le sol dans un cri de démence.

Certains tremblent, vacillent à ce spectacle.
Elle n’a pas attendu et continue son chemin sans une attention vers le corps déformé du jeune comédien. Quand Elle passe près de Hyobuko, celle-ci sombre dans l’inconscience, tout à côté d’Akae, qui s’est arrêté de respirer.
Ce dernier récite les sûtras du Tao qu’il trouve d’ordinaire si désuet avec une foi nouvelle.
Il sent près de lui la respiration saccadée de Hichi, qui lui donne du courage.

Elle s’arrête devant lui...
Sous la capuche....
Le visage, d’abord lisse, se sculpte comme si la chair était vivante...
Sa mère le regarde avec une infinie tendresse, si ce n’est ses deux orbites vides qui ouvrent sur le néant. Il entend la berceuse qu’enfant, elle lui chantait pour l’endormir. Tout lui semble familier. Un rêve glacé, dans lequel il se dissout. Lentement, les souvenirs s’estompent, les visages, les noms, qui est-il d’ailleurs...

” - Non !...”
Le cri déchire le silence, les ténèbres, la torpeur.

Hichi.
Le premier nom qui lui revient en mémoire.
La caverne réapparaît autour de lui, le silence glacé.
Elle lui tient la main, et il s’est avancé d’un pas assuré.
Mais quelque chose est venu la troubler.

Le cri de la jeune Yogo a ravivé quelque chose de brûlant au fond de lui, quelque chose dont Elle a peur et son visage change, de l'envie à la colère, de la haine à la tristesse...

Elle se recule et Akae peut respirer à nouveau.
Il n’a pas le temps de se rendre compte de ce qui est en train de se passer sous ses yeux, sa propre identité refaisant peu à peu surface dans son esprit.
Yogo Hichi s’est avancé d’un pas, un éclat de terreur dans la voix perçante sous le masque.

Elle s’est brutalement tournée vers la jeune courtisane, qui semble soudain subjuguée et absente.
Akae voit la scène au ralenti, pétrifié : Hichi s’éloigne...
Il est le seul à voir son regard empli d’amour, sans peur, qui ne le quitte pas, alors que la présence obscure l’enveloppe dans son manteau de nuit.

Non loin, Takashi a fait un pas, mais il est arrêté par le regard foudroyant de dame Kyuroko... à moins que ce ne soit Elle...

Puis, Hichi disparaît, la suivant dans les ténèbres...


Le silence...
Quelques exclamations...
Dame Kyuroko médite sombrement.

Certains se penchent vers les corps inconscients de leurs congénères, ou vers celui, difforme, de Tsukoro.

Plus loin, l’un d’entre eux éclate en sanglot.
Lui aussi est perdu...

Akae n’arrive pas à comprendre ce qui vient de se produire.
Un vide s’est créé dans son cœur, que vient rapidement emplir une douleur toute nouvelle. Takashi, son ami, son frère, lui fait face.
Son regard est aussi sombre que ses vêtements.

“- Elle a été prise à ta place... Tu l’as condamnée !”

La voix de Takashi est empreinte de rage... et d’une indicible jalousie.

Akae voit le monde avec clarté, comme si la douleur élevait sa conscience. Il sait que les mots sont impuissants à apaiser son ami.
Pourtant, il aimerait tant lui expliquer...

Hichi l'avait privé d'un sort qu'il avait toujours attendu, et ce faisant, avec elle avait disparu sa dernière raison d'aspirer à un autre destin.
La vie lui était une ironie cruelle, et, l'esprit au supplice, un sourire amer naquit à l'embrasure de ses lèvres.

Takashi regardait Akae comme un étranger, un spectre cruel qui lui apparaissait enfin sous son vrai jour.
”- Tu paieras pour cela...”
Sa voix s’était emplie de venin.

Akae ressentait le danger dans chaque mot de Takashi.
Désormais, les ombres ne seraient plus un refuge pour lui, mais le siège du plus grand péril, et ce péril avait le visage de son meilleur ami...

“- Je sais...”

Ce furent les dernières paroles qu’ils échangèrent, avant de se tourner le dos.

Soshi Kyuroko regarda les deux ninjas quitter la salle, et la satisfaction se dessina sur ses lèvres peintes...


Nouvelle vie...

La lune baigne la clairière d’une lueur blafarde.
Au loin, les toits pentus du palais Bayushi se découpent sur le ciel étoilé. Soshi Kyuroko glisse entre les buissons sans un bruit, rejoignant son jeune élève.

Après les signes d’usage, Akae met rapidement un genou au sol.

“- C’est fait, maîtresse.”

Un vague contentement passe sur le visage de la belle Soshi.
Akae aime voir cette expression.
C’est sa récompense pour sa loyauté sans faille.

“ - Toshioka no Bayushi Shikiru sera mort avant l’aube...

- Bon travail, encore une fois, Akae-kun.
Shikiru était un incompétent, sa mort ne sera pas une perte cruelle.”

Kyuroko regarde son élève du coin des yeux, amusée.
Akae sent immédiatement que sa mission n’est pas achevée.

A peine l’idée a-t-elle germé dans son esprit que sa maîtresse se tient derrière lui. Sa main caresse sa nuque, glisse sur son épaule...et s’arrête sur sa gorge.
Ses ongles, longs et durs, appuie sur la peau nue...
Akae se souvient brutalement que l’un d’eux est toujours enduit d’un poison foudroyant.
Ses muscles se tendent...

“- Sais-tu pourquoi il méritait de mourir ?”

Le voilà pris de court, la respiration haletante.
Ne pas céder à la panique...
Jamais jusqu’alors il n’a été question d’autre chose que d’obéir.
Il s’agit d’une nouvelle épreuve. Il sait que la moindre mauvaise réponse signifiera une mort rapide, dans d’horribles convulsions.

“- Il... Shikiru-san a perdu la face devant un seigneur Akodo lors de la dernière cour d’hiver de Shiro Ide...
- Oui, et...
- Et... le Clan a dû, pour que l’affaire ne s’ébruite pas, offrir des concessions à la famille Ide sur les accords commerciaux concernant le trafic des marchandises qui transitent par Ryoko Owari...”

Akae réagit à l'instinct, répétant mot pour mot ce qu’il avait entendu pour gagner quelques précieuses secondes. Mais il y a quelque chose d’illogique...

“- Continue...”

Il n’entend qu’à peine son sensei, ses pensées s’enchaînant entre elles, mues par son instinct de survie.

“- La mort de Toshioka Shikiru ne justifiait pas une intervention de notre part. Le Champion aurait tout autant pu lui offrir une mort honorable ou le chasser du Clan... ce qui aurait dû être le cas, d’ailleurs...
Il voulait faire un exemple ! Montrer comment se récompense l’incompétence !”

Les doigts se crispent sur son cou. Akae sent son cœur battre à la chamade, croyant sentir le picotement de la mort.
La voix de Kyuroko n’est plus qu’un murmure.

“- Un exemple n’est jamais à négliger, mais seulement lorsque son exécution sert un autre dessein... Telle est la voie du Scorpion..."

Akae doit répondre, sans quoi il mourrai là, sans rien avoir accompli...
Un autre dessein...
Il faut prendre cette énigme à l’envers...

“- La mort de Shikiru aurait dû paraître accidentelle... En l’état, tout le monde saura qu’il s’agit d’un assassinat. Cela aura des conséquences... Sa famille réclamera des recherches, une juste vengeance...
Non... C’est une famille mineure. Sa mort...”

Ses pensées se cristallisent sur une pensée, mais il la réprime un instant. Cela parait absurde...
Mais le délai touche à sa fin, alors autant mourir sans regrets...

“- Sa mort jettera l’opprobre sur ceux qui étaient en charge de sa sécurité... C’est une autre personne que l’on cherche à abattre...”

Akae sent la main porteuse de son agonie se détendre, et respire avec soulagement.
Il s‘était souvenu des trésors de précautions qu’il avait dû prendre pour approcher sa victime.

Soshi Kyuroko le relâche brutalement et s’écarte sans bruit. Il lui semble qu’elle sourit sous son masque. Puis, elle prend la parole.

“- Shosuro Juri, le yojimbo de Toshioka Shikiru, vend les informations que collecte son maître durant l’hiver à des agents de la famille Doji.
Malgré ses nombreux défauts, la Grue ne manque pas de finesse, et nous devions nous débarrasser de Juri sans leur montrer que nous les avions mis à jour.
Ce serait reconnaître implicitement qu’ils nous avaient battus sur notre propre terrain...
Bayushi Tangen nous apprend que si l’ennemi est assez stupide pour placer une arme dans notre main, il n’y a nulle honte à s’en servir...
- Une arme ?
- L’honneur, Akae-kun, l’honneur... Des règles qu’ils ont eux-mêmes mises en place, siècle après siècle... Demain, Juri demandera l’autorisation de se faire seppuku, et sera exaucé. Nos adversaires ne se douteront jamais que nous éliminons leur espion en connaissance de cause. Nous aurons même leur entière compréhension, ce qui ne peut guère faire de mal à notre respectabilité si calomniée...
Le manque de compétence de Toshioka-san n’aurait pu mieux tomber...”

Sa dernière phrase flotte un instant, dans l’air.

Soudain, Akae entrevoit brièvement l’ampleur du plan.
L’élimination d’un espion, en même temps que celle de son maître incompétent, placé à un poste important, sans faire perdre la face à leurs familles.
L’exemple donné en guise d’avertissement aux émissaires du Clan par le Champion.
Des plans dans des plans.
Des opportunités saisies, des chaînes de causes et d’effets parfaitement maîtrisées dans les jeux de la politique et du pouvoir.
Une toile de manipulation qui faisait du Clan du Scorpion le maître invisible de l’Empire, au service de l’Empereur...

Il en a le vertige.

Son imagination est-elle trop fertile ?
Un regard échangé avec Soshi Kyuroko, complice, l'en dissuade.

Un moment magique qui prend fin aussi vite qu’il a débuté.
Akae perd le fil de ses pensées pour revenir dans le présent.

Kyuroko marche et il lui emboîte le pas.

“- Je n’ai plus rien à t’enseigner... pour l’instant. Le Seigneur Hametsu sera heureux d’apprendre ta réussite.
- Le Seigneur Hametsu-sama...”

Evidemment, le daimyo savait déjà tout ce qu’il y avait à savoir sur lui, sa valeur, les possibilités qu’il offrait, à quel degré il était sacrifiable, et bien d’autres choses encore.
Et pourquoi pas, peut-être avait-il même une place dans le réseau complexe du Prince des Secrets en personne ?...

Akae sourit de lui-même, mais sait qu’il y avait quelque chose de vrai dans ces réflexions.
La vérité est si... subjective...

“- Le Seigneur, oui. Et il t’ordonne par ma voix de rejoindre au plus tôt le service de Bayushi Yojiro-sama, qui était, tu ne l’ignores pas, l’un des hatamoto du Prince Shoju-sama avant d'être nommé dans la Magistrature Impériale. Tu le serviras en qualité d’assistant.”

Kyuroko le regarde de biais, consciente que le jeune assassin comprend désormais ce qu’ils sont, lui, elle, et chaque cœur battant pour le Scorpion.

Ainsi que l’honneur qui lui est fait, la valeur à laquelle il est estimé.

Shosuro Akae avait enfin trouvé sa place, une ancre solide dans les tourments qui avaient engloutis son esprit ce jour fatidique...

Il comprenait désormais ce que c'était "d’être un Scorpion", véritablement et pour la première fois de sa vie.
Cela décuplait la force de sa loyauté, et il en était de même pour tous ceux de ses frères et sœurs qui avaient atteint cette même compréhension.
La puissance cachée de son Clan lui apparaissait dans toute sa démesure.

Sa bouche sourit sous son masque, alors que ses yeux demeurèrent naturellement inexpressifs.

Shosuro Akae avait enfin trouvé une raison de vivre et de mourir. La peur était bannie, et son regard se portait déjà sur l'avenir.

Il était un digne fils du Clan du Scorpion...
Dernière modification par Seppun Kurohito le 22 févr. 2005, 17:05, modifié 1 fois.

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Message par Seppun Kurohito » 13 oct. 2004, 13:05

Transition...

Le jeune Shosuro servit quelques mois le magistrat Bayushi Yojiro avant d’être envoyé auprès du juge impérial Miya Hiroshigi, qu’il devait servir "en toute chose, avec toute sa loyauté, au détriment même des intérêts de son propre Clan"
Telles furent les instructions qu'il reçut...
Akae partit pour Mimura, porteur d’un étui scellé qu’il devait remettre au juge en même temps que se mettre à sa disposition. Sur le chemin, il finit, à force d'observation, par reconnaitre le sceau du grand courtisan Bayushi Goshiu. Il trouva particulièrement cruel de ne pas savoir ce qui y était dit à son sujet...
Il fut reçut dans la résidence d'hiver de Miya Hiroshigi, dans ce village frontalier des terres du Phénix et du Dragon qu'est Mimura.
Après la lecture de la missive, Miya Hiroshigi reste muet sur son contenu, et officialisa le jeune Scorpion au poste de yoriki.

Mirumoto Iezan, quant à elle, servit six mois durant Agasha Yakahito, éminent mais vieillissant magistrat impérial, principalement pour des querelles de frontières dans les terres centrales de l'Empire.
Lorsque le temps vint pour Yakahito de se retirer pour profiter d'une retraite méritée de l'avis général, la jeune samurai-ko reçut l'appui de son protecteur Otomo pour entrer au service du juge Hiroshigi, quittant une charge honorable pour une autre plus prestigieuse encore...
Munies de lettres de recommandation, elle fut prise au service du juge itinérant et rencontra, à l'automne de l'année 1120 selon le calendrier d'Isawa, le samurai du Clan du Scorpion...

Au milieu de l'automne, Miya Hiroshigi, Magistrat Impérial, quitta sa résidence secondaire dans le village de Mimura, dans les Marches du Clan du Dragon, pour répondre à l'invitation du Clan du Lion de passer l'hiver sur ses terres, accompagnée de ses trois yorikis et de l'ensemble de sa suite.
Son chemin l'amena à traverser la très contestée Vallée Kintani où il profita quelques temps de l'hospitalité de la Maison Tsume, vassale des Doji.



1er chapitre :
Le Voile de l'Honneur


Shiro Kyotei, 3ème mois de l’automne, en la 17ème année du règne d’Hantei XXXVIII.

Le vent froid, annonciateur de l’hiver, s’engouffrait dans la vallée Kintani par vagues. Des hauteurs de Shiro Kyotei, Miya Hiroshigi observait la cour, en contrebas.
Plusieurs formations de piquiers de la famille Tsume étaient sur le départ. Bannières et sashimono flottaient dans cette mer de pointes, chacun apprêté pour protéger dans le sang les possessions du Clan de la Grue.

Le juge impérial, vêtu d’un ample kimono de cérémonie vert et or, mit ces quelques minutes à profit pour faire le vide en lui.
C’était un homme élancé et gracieux, le corps et le visage façonné par les exercices que la Cour imposait sans relâche.
Ses cheveux, coiffés à la mode traditionnelle, grisonnaient sur les tempes et sa courte barbe avait pris récemment la couleur de la cendre.

Depuis son arrivée dans la vallée, la semaine avait été mouvementée. Jouant avec l’orbe de jade, insigne de sa fonction, il se remémora les derniers événements.
La nuit même de son arrivée, après de tardives libations, leur hôte, le daimyo Tsume no Doji Retsu, avait rejoint le vide, frappé dans son sommeil par un coup de tanto. Certes, le daimyo Tsume était plus craint qu’aimé de ses sujets, et Hiroshigi lui-même devait bien reconnaître que le seigneur de guerre, brutal et tyrannique, avait jeté des années durant le désarroi au sein de son propre Clan.

Dans ses jeunes années, fraîchement nommé à la tête de la famille vassale de la Grue, il avait mené l’un des sempiternels conflits contre le Clan du Lion, et son audace avait porté ses fruits. De victoires en victoires, il avait outrepassé ses ordres et pris d’assaut la Cité des Apparences. Toshi Ranbo avait fini par céder, et était depuis sous le contrôle de la famille Doji. La réussite de sa campagne lui avait valu tous les honneurs, et l'indulgence de ses supérieurs mais tous, dans les cours de l’Empire, avaient finalement eu vent de sa réputation de boucher.
La vieillesse n’avait guère entamé sa détermination et plus d’une fois, le Clan de la Grue avait tenté de le ramener à l’ordre, en vain.
Récemment, des rumeurs prétendaient que Tsume Retsu massait ses forces dans les collines à l’est de la vallée, sur les frontières des terres du Clan du Phénix.

Le soir du meurtre, Hiroshigi avait patiemment détaillé les invités du château : Ikoma Ujiaki, ardent opposant de la Grue dans toutes les cours de Rokugan, un représentant de la famille Shiba, qu’il s’était bien gardé d’approcher, et le général Daidoji Uji, à la place d’honneur, venu en visite chez le daimyo mineur.
Une présence qui n’avait pas manqué d’attiser sa curiosité...

Dès le lendemain, l’annonce du meurtre de Tsume Retsu jeta la citadelle dans la stupeur.
Ses talents de juge avaient immédiatement été mis à contribution et il avait assuré le seigneur Daidoji, ainsi que Tsume Takashi, l’héritier de la victime, que la justice de l’Empereur serait appliquée.
Dans les jours suivants, il s’était escrimé à obtenir des audiences et confondre les témoignages des différentes personnalités de la vallée.

Tous trouvaient un intérêt dans le décés du seigneur Tsume, mais aucun suspect n’était envisageable.
Suivant son intuition, le maître Miya avait envoyé ses yoriki vérifier certains témoignages, et visiter le village de Chikuzen, au pied du château. Une sorte d’épreuve du feu pour Shosuro Akae et Mirumoto Iezan…
Leurs preuves étaient encore à faire.
Il les avait nommé tout récemment comme assistants, bien qu’il répugnait à penser qu’il n’avait guère eu de choix en l’affaire.. Sous sa silencieuse surveillance, les deux jeunes samurai avait appris à se connaître dans le voyage qui les avaient menés du village de Mimura, où Hiroshigi avait sa résidence hivernale, à la vallée Kintani.
Le juge se permit un sourire du coin des lèvres. Leurs discussions, autant que leurs silences, étaient révélateurs.

“Seigneur Miya-sama…, le seigneur Daidoji va vous recevoir.”
La voix du jeune aide de camp sortit Hiroshigi de ses pensées. Son visage se referma alors que, sans un mot, il pénétra dans le petit intérieur des appartements.
D’un geste de la main, il indiqua à Fujihari, son fidèle yojimbo, de l’y attendre…

La chambre mise à la disposition du seigneur Uji était d’un confort tout militaire, mais élégante de simplicité.
Dés son entrée, le magistrat sentit la tension du général.
Vêtu d’une armure complète et joliment ouvragée, Hiroshigi aperçut sous le do et les kode un gilet de cuir noir riveté de clous métalliques.
Il eut la pensée incongrue que l’armure était fort peu traditionnelle.
Dans le large obi de soie bleu, le tessen, d’un acier brillant, indiquait clairement l’autorité du personnage.

Daidoji Ui était sur le départ et le message, très clair : l’entrevue serait bref.
Dans la cour, le cri de Tsume Takashi annonça le départ des armées.
Le général choisit cet instant pour saluer le magistrat et l’invita à s’asseoir. Après lui avoir proposé un verre de sake, il fixa Hiroshigi d’un regard pénétrant, avant de briser le silence qui menaçait de s’installer. Si ses yeux avaient la couleur bleutée du métal, sa voix en avait le tranchant.
En lui couvait un feu ardent.

“Soyez le bienvenu, Miya Hiroshigi-sama”

Le magistrat ne lui avait jamais parlé, bien qu’ils se furent déjà croisés en quelques occasions. Il adopta le ton le plus formel, mais plaça dans le timbre de sa voix la douceur posée d’un lac de sérénité, le délié d’un cour d’eau sinueux.

“Je vous remercie de prendre le temps de me recevoir, Daidoji-sama. Je n’ignore pas que votre temps est très précieux…”

Le visage du guerrier demeurait fermé, mais Hiroshigi perçut une vague inquiétude dans les mouvements secs de son interlocuteur.

“C’est un plaisir, Miya-sama. Je me devais de vous exprimer toute ma gratitude pour la rapidité avec laquelle vous avez réparé l’affront fait à l’honneur de la famille Tsume.”

Le juge reçut le compliment en saluant. Il savait qu’il lui fallait faire vite.

“Vous êtes venus ici en porte-parole de votre Champion, Doji Satsume-sama…” Daidoji Uji se figea dans son mouvement “… et en tant que tel, je tenais à mettre à votre connaissance les résultats de mes investigations, afin de montrer à la Grue que les représentants de l’Empereur ont grand soin de son bras gauche…”

Le seigneur Daidoji resta silencieux, et Hiroshigi détourna pudiquement le regard vers un fusuma peint en continuant.

“Je dois reconnaître que les jours qui ont suivi cet horrible méfait m’ont mis dans l’embarras. L’arme devait bien avoir été tenue par quelqu’un.
Il était impensable qu’un des honorables samurai invités du regretté Tsume Retsu put en être l’auteur.
Ni Ikoma Ujiaki-san, pour lequel un tel acte serait hors de propos, malgré sa haine évidente envers les vôtres…
Ni Shiba Katsuda-san, dont le Clan est réputé pour sa sagesse et son pacifisme, et ce, malgré que son voisin ait massé des forces importantes à leurs frontières communes…
Et il ne me vint évidemment pas à l’esprit de vous demander ne serait-ce qu’un témoignage, Daidoji-sama…” son regard revint sur le bushi, “…qui étiez ici porteur d’un message, d’un avertissement pour le défunt daimyo, dont les actes menaçaient de jeter l’opprobre sur la réputation du Clan tout entier…”.

Le juge s’arrêta un instant et prit l’initiative de resservir du sake dans les verres de porcelaine. Regardant le sol, il sentit la raideur de son hôte, dont il connaissait la réputation.
A la réflexion, il se pouvait qu’il ait sous-estimé le danger de sa manoeuvre. Reprenant sa concentration, il chassa la crainte naissante, et placa les derniers éléments sensibles de son propos du même air affable.

“Je me dois de vous signaler à ce propos que j’ai encouragé le seigneur Takashi à châtier certains serviteurs du donjon pour leur impudence et leur manque de discrétion. L’une en particulier, qui n’a pu s’empêcher de rajouter à son témoignage la mauvaise tournure de votre entretien avec Retsu-sama, et son insolence à vous tenir tête ; encore que vous n’ayez pas manqué de lui rappeler ce qu'il risquait à ne pas se soumettre…”

Le seigneur Grue se leva brusquement, la mâchoire serrée.
Hiroshigi cessa de respirer, affontant le regard brillant sur lui et feignant une surprise indignée qu’il espérait convaincante.
Il s’en voulait de s’abaisser à de telles manoeuvres, mais dans la situation, il était inattaquable…
Encore que l’adversaire était plus imprévisible que prévu. Après une bruyante expiration, Daidoji Uji parut reprendre son calme.

“Je vous remercie pour cette explication, magistrat-sama, mais j’ai l’habitude de rapport plus concis. Votre exposé me semble comme une plaine sans vent.”

Le juge se détendit. Tout était placé.

“Veuillez me pardonner pour ce souci de détail, je ne fais qu’abuser de votre temps. A la réflexion, je ne vais peut-être pas vous déranger davantage”.

Il y eut un éclat brillant dans le regard d’Uji.
Ces manières tortueuses, ces échanges de cour le répugnait. Mais s’il laissait partir ce fonctionnaire maintenant, son rapport laisserait planer le doute sur les véritables commanditaires de ce meurtre.
Après tout, le remplacement de Retsu par son fils Takashi n’aurait pu mieux tomber. Uji savait comment l’imagination des hommes pouvaient servir ou desservir celui qui en joue. Il s’en servait lui-même, dans la bataille.
Et il savait aussi que les victoires majeures de son Clan étaient rarement militaires... La véritable force de la Grue était ailleurs...

Se faisant violence, il afficha un léger sourire et invita le Miya à se rasseoir. Il lui restait à savoir contre quoi le magistrat échangerait un rapport clair et conforme aux intérêts de son Clan…

La rumeur des soldats sur le départ s’était dissipée.
Le magistrat avait pris d’abord un air contrit, puis assurée. Regardant le général dans les yeux, il reprit la parole.

“J’ai appris que des troupes du Lion s’étaient mise en marche dernièrement… Une force assez importante, en fait la plus importante qui ait été levée ces dernières années.”

Impassible, le général répondit d’une voix glaciale, machinalement.

“Le prince Akodo Arasou a promis l’hiver dernier à la dame des Matsu qu’il lui offrirait Toshi Ranbo avant que leur mariage ne soit prononcé. Il l’a promis, il le fait.”

Il y avait dans sa voix un mélange de colère… et de respect.
Le juge reçut la nouvelle tranquillement, mais son esprit s’emballait déjà dans d’improbables déductions.

“Les troupes ont pris la route il y a peu, n’est-ce-pas ?”
“Elles sont au complet depuis deux jours… à ce qu’il semble, et ont marché vers le nord. Elles arriveront à Toshi Ranbo ce soir au plus tôt, ou demain.”
“Deux jours… bien sûr.”

Miya Hiroshigi comprit soudain ce qui le troublait depuis le début.
La présence de Daidoji Uji en personne, pour avertir le vassal du seigneur Doji. Bien que le défunt Retsu ne comprit que la force, cette tâche aurait facilement put être déléguée à un autre.
Mais le général des armées de la Grue…

Tout devint clair… La vallée Kintani s’ouvrait tout naturellement sur la Cité des Apparences, à moins d’une journée au nord…
Le passage fréquent de coursiers, les hommes de la famille Daidoji, arrivés et repartis en petits groupes, les fréquentes absences du seigneur Uji…

Et ce dernier était là depuis plus d’une semaine. Une semaine de préparation…
Hiroshigi avait mésestimé certaines ressources du Clan des Doji…

“Nul doute que votre semaine a dû être chargée, Uji-sama”, ne put-il s’empêcher de rajouter.
Le daimyo demeura telle une statue de glace.
Son regard brûlant attendait quelque chose, et le magistrat sentit son impatience croissante. Il ne pouvait s’aventurer plus loin
.
“Mais je me suis égaré, Uji-sama, pardonnez-moi. Je vous dois une explication. Sachez que le meurtrier était une femme, une geisha du village. Un ronin des environs l’avait pris sous sa protection, et l’avait préparé à appliquer ce qu’il qualifiait de vengeance.
Voyez-vous, il a jadis servi sous les ordres de la famille Damasu, que Tsume Retsu exécuta dans sa totalité lors de la prise de ces murs où nous devisons, il y a une vingtaine d’années…
La jeune hinin avait séduit un samurai du château, où elle avait soigneusement préparé son attaque. Elle n’a fait que profiter des festivités de la semaine passée…”

Daidoji Uji observa son interlocuteur.
Pouvait-il le sous-estimer à ce point ?
Ses propres hommes lui avaient confirmé depuis quelques jours déjà que la jeune femme disposait des faveurs exclusives de Tsume Takashi, le nouveau seigneur des lieux.
Un jeune daimyo acceptable, au demeurant…

“Mais rassurez-vous, les coupables ont été châtié, leurs têtes placées sur un pique, et le samurai abusé puni à la mesure de son erreur. Soyez assuré que mon rapport sera complet et clair comme un jour de printemps. L’honneur des Tsume et de la Grue sont saufs…”

Le magistrat termina cette phrase le regard lointain. Daidoji Uji se leva.

“Je rends hommage à la Magistrature d’Emeraude et vous remercie de votre célérité en cette affaire. Cela évitera bien des préjudices…”
“- C’est trop d’honneur, Uji-sama. Je tiens à souligner que les principales découvertes de cette enquête ont été faites par mes deux nouveaux assistants, qui ont découvert les coupables, et les ont exécutés : Shosuro Akae-san et Mirumoto Iezan-san.”

Uji aquiesca de la tête. Ils seraient personnellement remerciés pour leurs efforts...

Son départ n’avait été que trop retardé. Remerciant encore le membre de la famille Miya, il le raccompagna personnellement à l’entrée de ses quartiers.
Il s’attarda un instant à observer l’homme quitter hâtivement le dernier étage du donjon. Il lui faudrait faire dès que possible un rapport de cet entretien au seigneur Satsume…

Miya Hiroshigi observait la cour pavée depuis l’étroite fenêtre de ses appartements. Les serviteurs s’activaient en tous sens, préparant son départ sous les directives d’Iuchi Kyoko.

Le juge ne put empêcher un sourire de naître sur ses lèvres.
Il devait rejoindre les terres du Clan du Lion dans les plus brefs délais. Ses déductions sur les manoeuvres de la Grue laissaient présager une issue inattendue de la bataille à venir.
Il lui fallait utiliser rapidement la primauté de ses informations.
Il remercia mentalement Shosuro Akae et Mirumoto Iezan pour leur admirable travail. En bas, dans le dojo ouvert de la cour, les deux yoriki s’entraînaient, inconscients des échelons supérieurs de la machination dont ils étaient l’instrument…

Déjà, au nord, des volutes de fumées noirâtres venaient faire écran aux rayons bienfaisants de Dame Soleil…

La guerre entre le Lion et la Grue avait recommencée...
Dernière modification par Seppun Kurohito le 30 déc. 2004, 15:43, modifié 1 fois.

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Message par Seppun Kurohito » 13 oct. 2004, 14:01

La promesse des ténèbres

Quelque par dans le sud de la vallée Kintani, 3ème mois de l’automne, en la 17ème année du règne d’Hantei XXXVIII

La vallée est déserte.

Trop déserte.

Loin, au nord, les hommes ont commencé à verser le tribut du sang, pour l’honneur et la gloire.
Dans le silence porté par la brise, seuls les sabots des chevaux sur le sentier boueux viennent rythmer la danse des éléments.

Quelques flocons, les premiers de l'année qui s'achève, virevoltent un instant dans l’air glaçé, et meurent avant même de toucher terre, larmes d’un monde qui s’endort.

Quatres cavaliers, drapés dans de longs manteaux épais, escortent en silence le palanquin au tissu vert, sur lequel flotte le chrysantème impérial.

Quatres paysans, les yeux baissés vers le sol, portent leur lourd fardeau depuis de nombreuses heures maintenant.
Alors que Dame Soleil, couverte d’une robe de nuages cendrés, s’étend derrière l’horizon, le chemin pentu s’achève au bord d’un étang aussi lisse qu’un visage de geisha, un miroir troublé seulement par les gouttes d’une pluie hésitante.
Sur les rives, quelques buissons épars, mélange d’ocre et de safran, résistent avec ténacité aux rigueurs saisonnières.

Le cri d’arrêt du dignitaire, bien que brisant l’harmonie de l’instant, est accueilli avec un soulagement tangible par la petite troupe.
Un fois le palanquin posé, les heimins s’activent, sortant toiles, cordes et coffrets pour préparer le camp.
Kaze, le plus jeune des quatres, se hâte au devant des rideaux de soie malmenés par le climat, ouvrant l’ombrelle de papier qui protégera le seigneur Miya Hiroshigi.

Démontant, Fujihari accourt auprès du magistrat.
Le vieux ronin impassible, anonyme maître du sabre, le visage masqué par les bords descendants de son large chapeau d’osier, salue silencieusement son maître, la main sur la tsuka de son sabre et vient se placer à la droite de ce dernier. Seul son regard brillant traverse les mailles élargies du couvre-chef.

La voix autoritaire du juge reprend.
“- Nous établirons notre campement ici. J’ai bien peur que cette nuit ne soit pas des plus confortables, mes amis. Il nous faudra nous remettre en route avec l’aube. Si nous voulons apercevoir Shiro Akodo avant le crépuscule prochain, nous devons traverser la frontière du Clan du Lion et rejoindre la route impériale avant l’heure du Dragon.
Kyoko-chan, veille à ce que notre soirée soit la moins désagréable possible.
Akae-san, Iezan-san, faites une inspection des environs avant que la nuit ne soit trop noire. Musai vous accompagnera.”

“Hai, Miya-dono”

Les deux samurai encapuchonnés saluent dans un même geste, sec, martial.
Mirumoto Iezan jette un coup d’oeil vaguement répugné au budoka, qui aide les heimin dans leurs labeurs incessants. Attrapant ce bref éclat d’attention au vol, Musai, le manteau effiloché trainant dans la boue, lui répond par l’un de ses énigmatiques sourires édentés.
Iezan contient un brusque accés de colère, et tourne son attention vers son compagnon.
Capuche baissée, le visage de porcelaine de Shosuro Akae accueille la pluie avec un plaisir non dissimulé. Les yeux plissés, autour desquels dort un scorpion de nacre, son masque favori, il observe les alentours.

“Je vais remonter le chemin jusqu’à cette colline, là-bas, puis je reviendrai vers l’est.”

Iezan acquiesce en tournant son attention vers le sud. Elle reviendra par l’ouest, cela coule de source.

“Akae-san…Musai n’a qu’a vous accompagner.”

Le Scorpion la regarde un instant avec un air indéchiffrable.
Est-ce de l’amusement? Peut-être…
Puis, sous le regard dur de sa partenaire, il rejoint le paysan, déjà en train de saluer bassement son seigneur, la main sur son tonfa.

Miya Hiroshigi observe les trois silhouettes qui s’éloignent dans l’obscurité.

Prenant abri sous la tente déja dressée, il regarde la jeune Licorne parler à l’oreille de sa monture encore fraiche, en lui flattant l’encolure.

La plus ancienne de ses trois yoriki, Iuchi Kyoko, au passé si douloureux, le traite comme un père. Remarquant l’attention soutenue de son maître, elle baisse immédiatement le regard et retourne à ses tâches.
Posant un sac de toile, elle descend vers les rives du lac, en ôtant ses sandales. Son coeur est toujours plus léger lorsque le visage angélique du bushi Shosuro est loin d’elle.
Elle écarte immédiatement ses pensées lorsque ses pieds nus entre en contact avec l’eau glacé. Fermant les yeux, elle serre dans sa main nerveuse l’amulette d’ambre, et sent un apaisement salvateur l’envahir. Au bout d’un instant, sa voix claire entame dans une langue ancienne une prière de salut et de respect aux esprits du lac…

La nuit est tombée, épaisse et glaciale.
Shosuro Akae, loin de tous regards, glisse dans les ombres.
Longeant une forêt de bambou, il revient lentement vers le camp, tous les sens aux aguets. Il remonte un petit ru d’eau dont l’écoulement couvre les bruits quoique légers, de son armure laquée.
Finalement, il aperçoit au loin Seigneur Lune, pâlement refleté dans la mare opaque.
Sur la rive, le camp est monté. Deux tentes se font face et sous un affleurement rocher plus clair, les heimin ont installé d’épaisses couvertures où ils passeront la nuit. Une chance pour eux que la pluie ait cessé.
Au centre, dans un trou creusé à même le sol, un petit feu crépitant tente vaillamment de s’épanouir d’un bois encore humide.
La jeune shugenja de la Licorne apparaît clairement face au foyer, les mains ouvertes et les yeux fermés.
Akae aperçoit Musai, quittant la tente du magistrat.
S’étant assuré que la zone était sûre, il a ordonné au budoka d’aller rendre compte à leur seigneur, alors qu’il cherche un endroit discret pour monter la garde, non loin de la troupe. Sur une dune surpomblant le campement, appuyé contre un rocher, le jeune Shosuro cesse tout mouvement, régule sa respiration, et attend… Son esprit s'égare un instant, interrogateur.
Pourquoi leur seigneur a-t-il évité la large route impériale, où ils auraient certainement pu descendre dans un relais confortable ?

Iezan termine son riz rapidement.
Le budoka est revenu sans Akae, et le seigneur Miya lui a assuré que ce dernier veillait, non loin.
Il viendra vous réveiller au milieu de la nuit, lui a-t-il dit, afin de se reposer à son tour.
La samurai-ko est nerveuse. Ne peut-il donc venir s’installer dans la lumière ? Si la troupe venait à subir une embuscade et qu’il soit le premier visé, n’importe quel rôdeur disposerait de leurs corps endormis.
Lorsqu’elle a commencé à protester, le magistrat a levé la main d’un air préremptoire et lui a affirmé avec autorité qu’elle n’avait aucun souci à se faire.
Et puis, Fujihari ne dort jamais vraiment… Ainsi l’avait-il congédié, sur ces énigmatiques paroles.

Mirumoto Iezan nettoie ensuite cérémonieusement son sabre, et après une courte prière aux Fortunes, s’allonge enfin dans la pénombre de la seconde tente laissée entrouverte, où Iuchi Kyoko dort déjà.

Plus loin, les heimin, leurs corps chauds serrés les uns contre les autres, ronflent. Le froid pénétrant promet une nuit difficile…

Une brume opaque, lentement, s’éveille sur les rives du lac.
Par volutes, elle glisse langoureusement sur le monde endormi.
Epaisse, elle envahit les lentes respirations, étouffe les bruits de la vie et s’étend sous le clair de lune.

Shosuro Akae réprime les frissons qui menacent de le parcourir.
En contrebas, dans l’habile jeu des ombres, un arbre noueux et dénudé semble soudain le regarder, le désigner de ses branches torves.
Le regard glissant sur les rides torturés du bois grisâtre, sa vue se trouble.

N’est-ce pas un corps, lascivement enchevêtré dans ces obscures racines?

Le corps d’un femme…
Un visage de poupée qui se redresse, les traits empreints de la tristesse d’une vie gâchée. Hichi le regarde, et son regard est un gouffre d’obsidienne dans lequelle rien ne vit. Ses bras fins, branches opalines et sèches, glissent sur le sol, et le sang s’écoule de ses poignées ouverts, mare de ténèbres dont la nuit n’a rien a envier.

L’instinct refait brutalement surface, comme une décharge qui traverse tout son être, l’arrachant à sa morbide contemplation.
Sans réfléchir, le Shosuro bondit en poussant un kiai strident qui dissipe l’horrible spectacle.
Un cri d’avertissement…de chagrin…de folie ?
Peu importe, il bondit et dévale la colline de saut en saut.

Déjà, une vague a pris naissance dans le brouillard, alors que l’esprit d'Akae était absent, et elle frappe de ses ardeurs éthérées le camp de toutes parts.
En son sein, des silhouettes avancent sans bruit, prêtes à frapper.

Devant la tente principale, Fujihari s’abîme dans un sommeil sans rêve. Soudain, au travers de ses paupières closes, un souffle glacial vient briser l’harmonie du vide.
Le geste précédant la pensée, les muscles se tendent et il se redresse en un éclair, le saya en main. Les yeux toujours fermés, alors que le cri du jeune scorpion déchire le silence, l’ennemi surgit sur sa droite. En appui sur sa jambe gauche, le sabre est libéré, dans un tintement d’une pureté fatale, tranchant muscles, chairs et os.
Ouvrant les yeux, le vieux ronin regarde au-delà du corps drapé de noir qui s’effronde en deux parties.
Pas une seule gerbe de sang, rien qu’un masse de matière qui s’écroule.

Autour, le camp est en effervescence. Les assassins surgissent de tous côtés, et il est impossible de les dénombrer.
Avec la vivacité du tigre, Fujihari s’écarte sur la droite, posant le pied là où aurait du se trouver le corps de son assaillant. La lame mate d’un second assassin effleure son bras gauche, mais Fujihari ramène déjà son katana dans un ample mouvement qui décapite le ninja d’un coup sec.

Face au feu éteint, Mirumoto Iezan a réagi au cri d’Akae.
Mue par l’instinct, elle s’est levée en tentant d’éviter une attaque.
Un sabre court, droit, et ébréché lui traverse l’épaule comme la morsure d’un serpent. Dans son mouvement, elle déséquilibre l’homme en noir, dont seuls les yeux sont visibles : des éclats de flamme sombre, de joyeuse démence.
Sans réfléchir, elle pare le coup suivant avec le bois de son saya, puis dégaine. Son opposant glisse d’un pied sur l’autre avec une grâce féline, l’empêchant de sortir. Derrière elle, la jeune shugenja tente fébrilement de déchirer l'arrière leur tente avec un tanto à lame courbe. Dans cet espace exigu, elle ne saurait soutenir un combat.
Oubliant la douleur, la jeune samurai-ko joue de son sabre par petits mouvements secs, menacants, empêchant toute ouverture à l’ennemi. Celui-ci, après quelques frappes inefficaces, s’est replié sur lui-même, prêt à bondir.
Profitant de l’instant, Iezan lance une attaque droite, le corps parallèle au katana, avec un rugissement.
L’assassin s’empale littéralement sur la lame, avec un rire dément qui refroidit les ardeurs de la jeune Dragon.
Sans attendre, faisant taire son angoisse, elle bondit hors de la tente qui s’effondre derrière elle, et fait siffler l’air d’un large moulinet.
Une ombre esquive en glissant au-dessous, une autre bondit par dessus.
Dans un mouvement tactique, Iezan termine son ample mouvement en tournant sur elle-même, frappant l’assassin abaissé.
La lame traverse le corps comme s’il s’agissait de bois mort.
Avec un frisson, Iezan retire prestement l’épée pour recevoir l’assaut du second.

Un troisième la déborde facilement et descend, par petits sauts, vers le lac où s’est précipitée Kyoko.
La guerrière Mirumoto sait qu’elle ne peut plus l’atteindre. Face à elle, les ombres meurtrières s’écrasent sur le mur d’acier du maître ronin, toujours silencieux.
Ce dernier a commencé une danse macabre que rien ne semble ébranler.
Iezan se mord la lèvre. La douleur à l’épaule devient brulûre, et une vague de faiblesse la parcourt.
Trébuchante, elle reçoit une attaque de biais, qui vient se briser sur son plastron. Le poignard éclate, et l’assassin se retrouve désarmé.
Sans attendre, avec un bond de retrait, il ferme les mains et exécute un kata qui laisse apparaître de longues griffes sur le dos de ses poings. Erreur fatidique… Concentrée sur les mouvements de son adversaire, Iezan apprête son attaque avec toute l’attention apprise lors de sa formation Akodo.
Avant même que son adversaire n’ait terminé sa manoeuvre, elle a saisi son katana à deux mains, un pied devant l’autre, dans un équilibre parfait. Le coup est vif, de haut en bas. Le ninja esquive en un éclair mais elle change la courbe de son attaque, remonte la lame en cassant ses poignets, et vient le frapper dans les côtes, avec toute la force de sa fureur.
L’assasin s’écroule un mètre plus loin.
Haletante, Mirumoto Iezan utilise ses dernières forces pour crier son nom et bondir sur les adversaires de Fujihari, qui menacent de le vaincre à l’endurance.

Shosuro Akae entame son dernier saut en prenant appui sur un rocher saillant.
Sur sa gauche, deux masses sombres achèvent leurs sinistres ouvrages sur les corps désormais immobiles des paysans.
Musai en affronte une troisième.
Nul ne lui prêtant attention, il jaillit dans les airs en lançant d’un coup sec un shuriken.
Sur les couvertures ensanglantées des heimin, le ninja de droite reçoit l’étoile de fer dans la gorge avec un bruit sourd, sans broncher.
Akae retombe sur le sol en roulant, terminant son enchaînement en dégainant. Le sabre remonte dans la continuité de sa manoeuvre, et traverse la gorge de son ennemi, qui tombe sans un bruit.
Le second, ses yeux déformés et plissés comme dans une parodie de sourire, retire lentement le shuriken.

Akae empêche son esprit de s’emballer.
Les jambles fléchies, il guette la réaction de son adversaire.
Celui-ci, tenant négligemment un ninja-to dans la main gauche, observe le Scorpion.
Puis, en un clignement de paupière, le voilà sur le Shosuro, la lame frappant l’air frénétiquement.
Akae esquive avec souplesse, une attaque, une seconde.
Pas après pas, il recule en tentant de trouver une ouverture.
La vitesse de la créature n'est pas humaine. La quatrième attaque vient déchirer la manche de son kimono et laisse une zébrure de sang sur son avant-bras. Akae ressent immédiatement le feu du poison. Son ennemi ne semble guère ressentir la fatigue.
Redoutant la nature de ce dernier, Akae sait qu’il ne faut attendre aucune logique dans ses coups, aucun répit.
Alors que le ninja-to s’abat à nouveau, il tente une manoeuvre délicate. Son katana frappe dans un va-et-vient fulgurant, comme l’attaque d’un cobra. Sa lame croise celle de son adversaire, chacune glissant à quelques centimètres de l’autre. Deux coups, un choc.

Le sabre traverse le crâne, ouvre en deux le visage à l’expression de surprise figée dans la mort.
Le corps choit mollement.

Derrière, Musai, le corps tendu et ruisselant de sueur, résiste à deux adversaires en multipliant les coups. Son bras levé vient parer le tranchant d’un lame. Profitant que le sabre soit fiché dans le bois du tonfa, le budoka fléchit sa jambe d’appui et porte un coup de pied circulaire qui frappe de plein fouet la mâchoire de son adversaire le plus massif.
Déséquilibré, celui-ci tombe au sol. Sans attendre, Akae bondit et le frappe avant qu’il n’entame un roulé-boulé.
Le regard du Scorpion croise celui du paysan, et chacun trouve un peu de force dans l’assurance de l’autre.
Le dernier assaillant se retrouve en tenaille, et subit les assauts conjugués des deux hommes alors qu’il tente de rompre le combat.

Laissant derrière elle le tumulte de l'attaque, Iuchi Kyoko court vers les rives de l’étang.
La brume, moite, glace son kimono de coton. Avant même qu’elle n’aperçoive les joncs et les hautes herbes, une courte fléchette se fiche dans le tronc sec d’un arbre mourant.
Sursautant, Kyoko glisse dans la terre humide, alors qu’un cliquetis métallique résonne non loin d’elle. Encore au sol, elle regarde, terrifiée, le brouillard alentour.
Derrière elle, une silhouette noire la rattrape à vive allure, alors que plus près, une autre joue d’un kama qu’il fait danser au bout d’une chaîne.

Etreignant de toutes ses forces l’amulette d’ambre de son oncle, Kyoko prie avec toute la ferveur de la peur, animée d’une foi que seule offre la certitude de vivre ses derniers instants.
Les deux assassins se sont rassemblés, face à elle, et s’approchent lentement, comme des prédateurs jouant avec leur proie.
La brume s’écarte, et Kyoko aperçoit sous le tissu sombre les visages déformés, les expressions haineuses, inhumaines.

Les prières de Kyoko se font plus claires, plus fortes. A quelques pas, le premier fait glisser la chaîne prometteuse de mort.
Le kama danse dans l’air, tournoie lourdement en prenant de la vitesse, se dresse telle la patte d’une mante religieuse…

...et reçoit la chape lourde du rideau d’eau de l’étang éveillé.
Entendant les supplications de la jeune fille, les kami de l’étang se sont dressés, leur ire s’est abattu sur la terre, lavant le monde de ces abominations sans noms.
Le mur d’eau frappe de toute sa force les deux créatures, les écrase, puis, dans le violent reflux d’une nature qui reprend sa place, les attire dans le lit du lac qui retrouve peu à peu sa sérénité.

Kyoko, agenouillée dans la boue, adresse un salut respectueux aux esprits.

Le chaos du combat laisse place à un silence hébété.

Le magistrat est sauf, bien qu’un assassin se soit glissé dans sa tente par l’arrière, un meurtrier dont le seigneur Miya s’est occupé lui même.
Il n’en dira pas plus.

Un meurtrier dont il ne reste aucune trace, comme tous les autres.
Malgré les recherches, rien ne subsiste qui puisse prouver que tout cela n’ait pas été un mauvais rêve.
Si ! Une seule chose, un élément que Mirumoto Iezan expose triomphalement : un shuriken retrouvé non loin des cadavres des heimin.

Chacun, ou presque, prie secrètement devant cette sorcellerie…

Les paysans sont morts, et les blessures d'Iezan et d’Akae doivent recevoir des soins rapides.
Kyoko, sanglotante, s’y applique, appliquant sa médecine étrange et appelant les faveurs des kamis.
Chacun fait mine d’ignorer cette manifestation d’émotion si intense.
Akae regarde les étoiles en silence, et Iezan détourne les yeux avec dégoût.

Miya Hiroshigi, lui, observe la jeune Licorne avec un air curieux.

De toute évidence, les événements de cette soirée ont éveillé en elle de vieux traumatismes.

Finalement, Musai sert du sake chaud, prêt du feu ranimé. Après que Kyoko ait retrouvé son calme dans la prière, le juge empêche le silence de s'installer en donnant pragmatiquement les ordres pour la journée à venir.
Nul ne regarde les corps sans vie des serviteurs.

Jamais la fin d’un nuit ne fut si longue, ni le retour de Dame Amaterasu tant attendu...
Déjà, avec les premiers rayons de l'aube, les souvenirs s'estompent dans la mémoire de chacun, comme au sortir d'un cauchemar.

Seuls Kyoko et Akae, hantés par leurs démons personnels, gardent une image précise de cette terrible nuit...

Seppun Kurohito
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Message par Seppun Kurohito » 06 janv. 2005, 14:24

Shosuro Akae...

Image

......par lui-même.

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