Mirumoto Kurushima n’était pas n’importe quel maître. Homme calme et austère aux traits burinés, kensai de son état, il avait créé son propre style. Celui-ci se fondait sur l’usage d’un seul sabre, le katana. Pour beaucoup, ce style était pour le moins dérangeant : se réclamer de Mirumoto et n’utiliser qu’un seul sabre… On l’avait parfois même accusé de trahir le maître et de s’inspirer honteusement du style Kakita.
En réalité, rien n’était plus éloigné de la vérité. Kurushima s’était au contraire appliqué à revenir aux fondements même des enseignements de Mirumoto. Et une chose lui était apparue clairement : Le Nitten ne pouvait se réduire au simple fait d’utiliser deux sabres, même si c’était clairement le point saillant. Les enseignements du fondateur de l’école allaient beaucoup plus loin, mettant l‘accent sur l’état d’esprit du combattant, sur une confiance absolue en la victoire. La capacité à regarder son adversaire droit dans les yeux sans fléchir une seconde. Le fait de se savoir vainqueur avant même que les sabres soient tirés. A partir de là, un sabre ou deux, ça n’avait plus guère d’importance…
Et de fait, son dojo devînt très vite réputé, quoique suscitant certaines méfiances (même si les détracteurs prenaient toujours garde de ne pas dépasser certaines limites, de peur de devoir affronter le maître en duel…), ainsi que beaucoup de curiosité ce qui valait souvent au maître de recevoir une invitation à un tournoi pour présenter son art.
« Kamae to ! » fit le sensei de sa voix rauque, suivi du mouvement quasi-unanime de ses élèves qui se mettaient en garde.
« Hajime ! » Le signal du début du randori, au son duquel chacun s’élança vers son partenaire en criant. Neji se lança sans hésiter. Jouant de sa souplesse naturelle, il esquiva prestement le coup de son adversaire avant de bloquer son bokken avec le sien. Faisant quelques pas de côté tandis que l’autre essayait de se dégager, il le relâcha soudainement et, profitant de la surprise et du déséquilibre occasionnés chez son partenaire, il lui asséna un coup violent au genou avant de se reculer vivement, évitant de ce fait la contre-attaque.
« Mate ! » Les élèves se remirent en place. « Soremade » poursuivit le sensei, marquant la fin de l’entraînement et invitant ses élèves à se mettre en position de salut. Une fois celui-ci terminé, chacun se releva pour aller prendre un bain. Un petit sourire se dessina sur les lèvres de Neji. Il était satisfait. Satisfait de sa prestation, de sa victoire en randori, une de plus. Il quitta fièrement le tatami. Non pas en marchant simplement comme les autres, par les quatre vents, voilà qui eût été indigne, non, il s’efforçait de se déplacer avec grâce et élégance, ajustant les mouvements de son corps sur ses pas lestes et élancés, marche policée et gracieuse usuellement pratiquée à la Cour mais qu’il maîtrisait déjà étonnamment bien pour un kensai en devenir n’ayant jamais quitté les terres du Dragon.
C’était une constante chez lui que de s’efforcer de briller en toutes circonstances et de bien paraître. Et rien ne le fascinait tant que l’esthétique de la Cour, en témoignait sa façon de parler, toujours soigneusement pesée et faite de mots bien choisis. Cette façon d’être, narcissique et recherchant constamment à être remarqué, tranchait nettement avec celle de ses camarades au dojo, portés sur la recherche de l’harmonie et de l’illumination par la voie du sabre et lui avait valu le surnom de « Grue Ecailleuse ».
Après s’être lavé, il se rendit dans un petit salon de la maison. Assis dans un coin de la pièce se trouvait un autre jeune garçon au longs cheveux blancs et au kimono rouge vif. Neji reconnut celui qu’il cherchait et se dirigea vers lui.
-Konichiwa Saga-kun.
-Konnichiwa Neji-kun. Comment s’est déroulé l’entraînement, mon ami ?
-Fort bien. J’ai rappelé à l’un de mes camarades que vouer sa vie à l’harmonie du corps et de l’esprit par le Kendo ne signifiait pas nécessairement être un escrimeur de talent.
-Comme les fortunes sont parfois injustes… Que peut-il rester à ceux là qui ne sont même pas capable d’exceller dans le seul domaine que leurs maigres talents leur permettent d’approfondir ?
Neji sourit. Il ne connaissait Saga que depuis quelques mois et pourtant il passait le plus clair de son temps avec lui. Bayushi Saga était arrivé six mois auparavant avec son père, un diplomate du clan du Scorpion envoyé à Shiro Mirumoto et logeait dans une villa située à côté du dojo. Il s’y était rendu un jour, accompagnant son père qui venait rencontrer Kurushima. Les élèves se méfiaient de lui du fait de son appartenance au clan des secrets, ce à quoi Saga répliquait avec une ironie mordante. Un jeune samurai ne goûta guère ladite ironie et exigea des excuses promptes à Saga qui y allait de plus belle, d’autant que l’éloquence n’était guère le fort de l’offensé. Alors que la situation se tendait, Neji intervint, expliquant de manière courtoise mais ferme au samurai que ce n’était pas là une façon de se comporter vis à vis d’un hôte de Kurushima. Ce dernier maugréa, mais abandonna l’affaire. Reconnaissant et étonné de trouver en ce dojo un orateur ayant un tant soit peu de talent, Saga le remercia et loua son art rhétorique.
A partir de là naquit une amitié forte, fruit de la fascination de Neji pour cette personne qui avait fait de la Cour et de la maîtrise des mots sa voie, et de la reconnaissance de Saga. Fruit également du désir chez ces deux êtres de trouver une estime, une reconnaissance chez les autres. Saga était considéré comme un Junshin, un homme honorable ce qui lui valait au mieux moqueries, au pire mépris des autres Scorpions. Et pour la première fois, il trouvait quelqu’un qui ne le considérait ni comme un traître, ni comme un lâche.
***
Le soleil s’était couché, laissant place à la pâle clarté de la voûte étoilée et d’un fin croissant de l’astre lunaire, maigre arc de lumière qu’Onnotangu daignait darder sur les mortels. L’arrivée de la nuit avait rafraîchi l’atmosphère, mais, plongé dans ses pensées, il n’y avait pas prêté attention. Des pensées qui naviguaient entre des bribes de souvenirs confus. Ceux d’un enfant de deux ans, un âge où l’on a guère conscience de soit et de ce qui nous entoure. Les seuls qu’il avait de son passé et de ses origines. Non qu’il fût amnésique, mais, confié à Kurushima-sensei dès son plus jeune âge, il était orphelin et jamais il n’avait eu la moindre idée de qui étaient ses vrais parents, d’où ils venaient et pourquoi ils l’avaient abandonné. Les rares fois où il avait interrogé son sensei à ce propos, il n’avait reçu qu’esquives et paroles vagues. Tout ce qu’il avait n’était que des souvenirs, fragiles et nébuleux.
Ceux d’un homme grand et musculeux, aux cheveux noirs de jais, à la voix grave et vibrante, au regard profond mais tourmenté. Ceux de plaines, de collines, de rizières et de montagnes défilant à mesure qu’il voyageait entre les bras puissants de l’homme. Parfois la vision fugace d’autres hommes, portant d’autres mon, quelques fois amicaux, d’autres fois moins…
L’arrivée au Dojo. Sa première vision de Mirumoto Kurushima. Quelques paroles échangées, des bras qui l’abandonnent, d’autres bras qui le prennent. L’homme de dos qui s’en va, la porte qui se referme. Puis sa vie, telle qu’il la connaissait. La vie austère et méditative de son sensei, entre le tatami et la salle d’étude. Et au fond de lui un pincement au cœur, un manque, celui de savoir qui il était vraiment et quelle était sa place.
Un manque d’autant plus cruel qu’au fond de lui, il savait qu’il était différent. Différent de ses congénères, des autres enfants. Il ressentait des choses inconnues, une sensation d’appartenir parfois à un autre monde. Sensation qui lui donnait cette soif, cette quête de reconnaissance auprès des autres. Son narcissisme n’était qu’une façon d’ignorer ce sentiment de solitude qui lui pesait si cruellement. Etre reconnu des autres pour se convaincre qu’il était bien de ce monde, voilà qui résumait bien sa manière d’être.
La suite très prochainement si ça vous a plu. J'attends vos commentaires et vos critiques, pour que je puisse améliorer tout ça.
Edit de Hijiko : relecture & corrections par Agasha Takeshi
