Message
par Pénombre » 11 juin 2004, 11:33
Les kami remarquèrent sans guère y attacher d'importance une petite anomalie qui venait de se produire…
L'instant précédent, il n'y avait aucun homme allongé dans l'herbe et maintenant, il y en avait un.
La curiosité des kami s'éveilla légèrement parce qu'ils sentaient qu'aucun d'eux n'avait été sollicité pour provoquer cette subite apparition. L'homme immobile n'avait pas été transporté ici par l'intervention d'un shugenja, les Dragons et les Fortunes n'avaient pas fait appel à leurs nombreuses prérogatives pour faire intervenir les esprits inférieurs et pour tout dire, tout ça n'aurait même pas du avoir lieu.
Pendant un temps indéterminé, l'homme demeura froid et absolument sans vie. Puis, ce qui aurait pu sembler être un cadavre se mit à respirer doucement tandis que les yeux de l'homme se mettaient à bouger sous ses paupières closes.
Finalement, les paupières s'ouvrirent et dévoilèrent deux puits d'absolue et infinie noirceur.
Alors les kami comprirent en partie de quoi il retournait et décidèrent pour des raisons complexes de retourner à leurs petites affaires et d'oublier l'incident au plus vite.
L'homme aux yeux d'ébène pur s'étira de manière grotesque puis ses mouvements devinrent plus fluides comme si son corps se souvenait de ce qu'il était capable de faire.
Il resta un long moment assis car il n'éprouvait pas le besoin de faire autre chose.
J'existe… et je n'existe pas la pensée surgit tout à coup dans l'esprit vierge et elle l'emplit pendant un instant qui pouvait également être une éternité avant de disparaître. Cette simple pensée provoqua un phénomène étrange et donna naissance à d'autres pensées qui s'entremélèrent, se bousculèrent, se heurtèrent dans une clameur silencieuse jusqu'à ce qu'un ordre impératif rétablisse le silence.
Les pensées se mirent à s'ordonner d'elles-mêmes bien qu'elles ne sachent pas pourquoi.
A défaut d'avoir un sens, les choses eurent alors une certaine cohérence
Finalement, l'homme se leva et s'approcha du petit étang près duquel il était allongé
Il se pencha vers la surface de l'eau, le regard attiré par son reflet… et tomba dans l'étang.
L'eau n'était pas profonde mais il ne se souvenait pas qu'il savait nager et il fut submergé par des émotions étranges en même temps que par le liquide. Il se débattit mais l'eau pénétra dans sa bouche et son nez pour s'accumuler dans ses poumons.
Il suffoqua et ne tarda pas à mourir.
Le corps demeura quelques instants à moitié immergé dans l'étang avant de devenir de plus en plus évanescent pour finir par disparaître.
Les kamis notèrent cette disparition et l'apparition d'un autre homme absolument identique au précédent, allongé à l'endroit même ou le noyé s'était réveillé.
Le nouvel homme ouvrit lui aussi les yeux et se leva. Il s'approcha de l'étang, fasciné par son reflet…
Il s'accroupit et sa main descendit jusqu'à l'eau pour la toucher.
Il demeura un instant là et finalement, il dit
"Eau"
Puis
"Etang… Lac, Mer, Rivière, Océan, Mare, Marécage, Flaque, Pluie, Soleil…"
Il leva alors les yeux par réflexe vers l'astre majestueux au dessus de lui. Et les baissa aussitôt, son corps frissonnant d'une sensation étrange et plutôt désagréable.
Il préféra s'absorber dans la contemplation de son propre reflet tout en surveillant discrètement celui du soleil, à toutes fins utiles…
Il réfléchit un long moment et il comprit enfin ce qui n'allait pas.
Les ténèbres au cœur de son regard se dissipèrent en partie et finalement, ses yeux eurent des pupilles et des iris, comme ceux de n'importe qui.
Pour le reste, il semblait jeune, d'apparence relativement banale et était vétu comme un ronin qui gagnait suffisamment bien sa vie pour se permettre une tenue correcte.
Cette pensée l'amena à considérer autre chose… qui manquait ?
Il se retourna.
Le daisho gisait toujours dans l'herbe près de l'endroit ou il s'était éveillé.
Il se leva et récupéra les deux armes qu'il passa à sa ceinture dans un mouvement témoignant d'une très longue pratique qu'il ne possédait pas vraiment mais qui ne demandait aucun effort.
Sous le coup d'une inspiration inexpliquée, il dégaina brutalement la lame la plus longue et frappa le vide, découvrant le son de l'acier qui n'en était pas lorsqu'il fendait l'air, suivi par le petit claquement métallique lorsque ses mains qui n'étaient pas de vraies mains replacèrent l'arme dans son fourreau d'un geste qu'il réalisait pour la première fois bien qu'un observateur extérieur puisse penser qu'il avait passé un ou deux siècles à pratiquer le sabre tant le mouvement apparaissait fluide et naturel.
Il demeura à nouveau immobile, comme s'il gardait la pose avant de réaliser un kata. Puis, sa voix se fit à nouveau entendre
"Katana"
Et ensuite
"Wakizashi, Daisho, Bushido, Vie, Mort, Honneur, Samurai, Clan, Ronin, Nom…"
Ce dernier mot l'arréta et il considéra sa situation. Longtemps. Son regard errait librement tandis qu'il s'habituait à penser et à ordonner cette pensée.
Lorsque ses yeux virent le bosquet de saules et l'ombre qu'ils projetaient, il eut son premier sourire et se déplaça jusqu'à l'abri frais des arbres.
Il se retourna et considéra à quelques pas de lui l'herbe brillante sous le soleil tandis qu'il demeurait à l'ombre. En sécurité. Là ou il devait être ?
Le temps passa mais il découvrait tout juste que le temps existait alors il le regarda passer sans rien faire. Fasciné. Il vit les libellules, les moucherons, le vent dans les herbes et les branches des saules.
Il découvrit la chaleur écrasante du Soleil et la fraicheur rassurante de l'Ombre.
Il entendit au loin l'aboi d'un loup et le reconnut comme tel bien qu'il n'ait jamais entendu de loup auparavant
Il découvrit l'instant, la durée, la vie et le mouvement. Il se rappelait être mort ici même un peu plus tôt et l'accepta pour ce que cela signifiait. Et il ne fit rien. Ne dit rien. Il resta là immobile.
Lentement, la lumière finit par décroitre tandis que dans les cieux, Yakamo poursuivait son éternel parcours.
Puis, les ténèbres lui succédèrent et pendant un bref instant, il songea qu'il allait disparaître.
Mais ce ne fut pas le cas.
Alors, il trouva enfin son nom.
Et le ronin Pénombre se mit en route, cherchant un sentier ou un chemin qui le ménerait à d'autres hommes. Il savait que la plupart n'aimaient pas voyager de nuit mais lui, il n'en avait cure car l'obscurité ne le génait pas.
Il sentit cependant qu'on l'observait avec attention et il leva la tête.
Au dessus de lui, la Voie Lactée se déployait dans toute sa magnificence mais il n'avait pas encore appris à l'apprécier. L'instant d'avant, il ne se souvenait même pas qu'elle existait. Il devinait la présence du Néant au cœur de la nuit mais le Néant n'était pas la source de cette étrange sensation d'être observé.
Finalement, il comprit.
Il scruta longuement Dame Lune dans le ciel et il reconnut le lien qui les unissait depuis toujours.
Alors, il sourit à l'astre d'argent et reprit son chemin sous les étoiles.