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par Kõjiro » 25 mai 2010, 11:02
Je me suis regardé Invictus ce we.
C'est beau. C'est un film sur la fin de l'apartheid en fait. Ou plutôt un film sur la manière dont Mandela a pu essayer de gérer la transition entre le régime de l'apartheid et un régime nouveau. La question centrale du film est celle posée par Matt Damon la veille du match contre les All Blacks après la visite de Robben Island : "comment un type qui a été enfermé dans une cellule de 2 m2 pendant 30 ans peut il pardonner à ses geôliers en sortant" ? Et d'une manière générale comment est ce que les noirs d'Afrique du Sud peuvent pardonner aux blancs ? Comment faire un pays de ce "truc" immonde que fut l'Afrique du Sud ?
Le film aborde un peu l'aspect real-politik de ce choix de Mandela : tout "raser" serait mettre à genoux le pays, le renvoyer aux limbes (sont donc évoquées les contraintes, principalement d'ordre économique). Mais il insiste surtout sur le choix moral de Mandela. Choix quasi incompréhensible d'ailleurs. Quand on a ne serait-ce qu'une petite idée, même fragmentaire, de ce qu'est un régime comme celui de l'apartheid il est difficile sinon impossible d'envisager qu'un type comme Mandela puisse seulement exister. Une telle capacité de pardon (même assortie des éléments de real-politik précédemment cités) est juste inconcevable. Dans un scénario de fiction cela ne semble d'ailleurs généralement guère crédible et fait souvent hausser un sourcil dubitatif sur le choix scénaristique. Mais bon là c'est la vraie vie (certes romancée dans le film mais au delà de ça certains faits sont là) alors...
Donc ce film raconte cette aberration historique qu'est Mandela et offre à Morgan Freeman le rôle de sa vie. Au plan symbolique du moins, pas en terme d'offre de jeu d'acteur. Outre le fait d'avoir été un compagnon habituel d'Eastwood (Impitoyable ou Millions Dollar Baby) Freeman fait partie de ces acteurs qui incarnent la question noire dans le ciné US : il a été Malcom X, il a joué dans Amistad, et son premier film en tant que réalisateur était déjà consacré à l'apartheid. Jouer Mandela donc, what else... Luther King ? (même genre d'énigme humaine que Mandela, la foi en plus pour la caractérisation du personnage).
Bref, donc Mandela veut créer un pays et le film nous raconte comment il essaie de s'y prendre via l'exemple de l'équipe de rugby nationale. Equipe de rugby qui fait partie de ces symboles forts de l'oppression et de la dichotomie raciale de l'Afrique du Sud et dont il va s'acharner à en fait l'objet d'une réconciliation nationale.
Formellement le film est strictement organisé autour de cette idée. Déjà par le rôle principal de Mandela qui finalement est une sorte de voix off animée qui nous explique, parfois de manière un peu trop explicite même, ces choix, ces objectifs et qui donne du sens à tout cela. Ensuite par le rôle de Damon qui sert d'identifiant au public (blanc principalement j'imagine mais je n'en suis pas sûr). Le personnage de Francois Pienaar n'est pas particulièrement défini. Il n'a pas de trait saillant, on ne sait pas trop comment il vivait la question de l'apartheid ou comment la fin de ce régime l'a affecté. C'est une sorte d'ardoise quasi vierge, un paysage. Il n'est défini que par son acceptation du rôle que Mandela veut lui donner dans son projet et la prise de conscience progressive qui l'accompagne. Le jeu de rôle entre les gardes du corps de Madiba et ceux du Président sert de fil pour mesurer l'évolution de l'impact de la méthode Mandela. Au passage la scène du début où le chef des gardes du corps noirs va voir Mandela à propos des gardes du corps blancs qui se sont présentés et que ce dernier lui demande "qu'est ce que vous avez fait ?" ou un truc du genre est juste hilarante et extrèmement profonde. Le rôle de la fille de Mandela ne sert qu'à montrer ce qui devrait être, ce qu'aurait été la réaction de tout individu noir normalement constitué (et c'est aussi un bref rappel que les braises couveront longtemps et que le feu pourrait bien prendre de manière terrifiante si la stratégie de Mandela s'avérait un échec). Le père, ou le beau-père j'ai pas bien compris, de Pineaar et la "relation" à la bonne montrent le chemin parcouru par certains blancs, leur peur dissimulée sous la colère et la haine notamment. Et comment ne pas avoir peur quand on est un blanc, minoritaires, dans un pays qui a pratiqué la barbarie à l'égard des noirs, majoritaires. Cet usage des personnages comme purs éléments de la narration du "plan" de Mandela est même parfois un poil empesée comme dans les scènettes finales pdt le dernier match entre les flics blancs et le gosse noir. Mais c'est quand même beau.
Il n'y a pas tant de scènes de rugby que cela par ailleurs. Mais, globalement, les matchs ont une sacrée intensité, alors qu'on en connait le résultat, qui leur est conférée par la charge symbolique de l'espoir de réconciliation. J'ai surtout apprécié qu'ils soient filmés sans effets ostentatoires, sans volonté de magnifier les actes par une mise en scène superlative. C'est simple et ça convient parfaitement. De même pas de pathos, de retournements de situation "héroïque", bref pas de dramatisation de l'objet match.
On pourra qualifier certaines séquences de "faciles" comme celle où les joueurs vont dans un township jouer avec des gosses noirs. Mais c'est juste la simple description d'une réalité simple elle aussi : l'apartheid c'était avant toute chose, avant même l'oppression brutale et systémique, la séparation. Simplement évoqué par la découverte du township par les joueurs dans leur bus. Passage dans un monde inconnu. C'est simple mais pas simpliste. C'est épuré, ça va à l'essentiel. Eastwood ne s'embarrasse pas de questionnements compliqués, son cinéma va de plus en plus à l'essentiel et, sérieux, il le fait très bien.
On pourra dire que le film a un petit côté bisounours et joue sur la corde sensible ; c'est ne rien comprendre. Avec un tel sujet il y avait moyen d'obliger n'importe quel spectateur à bouffer à lui seul une boîte complète de kleenex... Et pourtant le film ne suscite que rarement cet effet. J'ai vu des docu bien plus lacrymaux. Le film a un côté presque didactique voire méthodique dans sa narration. Eastwood nous prend par la main et nous dit : "regarde, ça c'est important et voilà pourquoi".
Ce film fait aussi un peu écho à Gran Torino : quelle que soit l'échelle, micro comme avec Walt Kowalski ou macro avec Nelson Mandela, les individus sont confrontés à ce choix de la réaction face à la haine, la colère, le sentiment de vengeance. Les actes ont des répercussions. Simple mais pas simpliste encore une fois.
Après Eastwood ne prend pas parti sur les conséquences : il montre un chemin et des premiers résultats encourageants, le début d'un changement. Il met en avant le choix moral de Mandela et le qualifie d'un point de vue moral également. Il n'en conclu par pour autant que ça "marchera".
D'ailleurs c'est toute la question de ce symbole qu'est devenue l'Afrique du Sud. Que va-t-il se passer ? L'observateur, même lointain, devrait surtout avoir peur que tout ceci ne soit qu'un échec retentissant. C'est ce que l'histoire nous racontera et c'est peut être ça le message qu'Eastwood veut essayer de transmettre au travers de ses derniers films : que tout ceci ne soit pas vain. Parce que si cela s'avérait vain que resterait il ? Qu'espérer voire éclore après Mandela ?
Plus qu'une sorte d'optimisme béat, ces derniers films d'Eastwood sont peut être un appel à la concrétisation de ce qu'il doit considérer comme une sorte de "last hope". A l'aube du dernier voyage il veut peut être se persuader que ça peut encore marcher...
Edit : syntaxe.

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Les impôts sont le prix à payer pour une société civilisée. Trop de citoyens veulent la civilisation au rabais" - Henry Morgenthau, remettant son rapport sur l'utilisation abusive des paradis fiscaux par les contribuables au président Roosevelt en 1937.