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par matsu aiko » 21 avr. 2008, 00:14
La jeune courtisane s’est offert, la veille, une longue séance de soins du corps, des cheveux et du visage.
Mais il y a autant de similitude entre les soins dont elle a bénéficié dans les bains publics, et l’attention dont elle fait l’objet à l’Etoile du matin, qu’entre une gargote de quartier et l’hospitalité du Palais du Gouverneur.
Elle s’est immergée avec volupté dans le bain fumant semé de pétales de fleurs – des roses et des camélias, ne peut-elle s’empêcher de remarquer, amusée, et consciente de façon aiguë tout le luxe qui l’environne. Autant profiter de l’occasion…
La masseuse a regardé son corps nu étendu d’un air approbateur ; puis elle commence sa tâche, en partant de la plante des pieds, et en remontant méticuleusement le long des jambes, en utilisant alternativement pressions, tapotements, huiles et parfums, jusqu’à ce que chaque pouce de sa peau soit devenu délicieusement sensible, et qu’elle se sente envahie d’une exquise langueur.
Tsukiko se laisse faire ; bien qu’elle soit familière du délassement d’un bon massage, les mains fortes et habiles qui s’occupent d’elle en ce moment font preuve d’un savoir-faire inégalé, stimulant autant que délassant chaque partie de son corps. L’espace d’un moment, elle oublie où elle se trouve, ses craintes sur ce qui l’attend, et laisse son esprit dériver.
Puis une autre femme arrive dans la pièce, plus âgée. Les autres la saluent avec révérence. Tsukiko relève la tête, intriguée. La nouvelle venue a des cheveux blancs étroitement liés en chignon, des yeux noirs et perçants, un visage sillonné de fines rides ; elle porte une boite en bois, qui se révèle être un nécessaire de peinture. Elle s’installe confortablement à côté de la planche de massage, et adresse à la jeune fille un fin sourire de ses lèvres minces, en commençant à diluer ses encres.
- D’abord, préparer le chemin, débute-t-elle sans préambule.
Sa voix est singulièrement basse et musicale – une voix vibrante comme un instrument de musique, plutôt qu’une voix humaine.
- Donne ta main.
Etrangement, le tutoiement impératif de l’inconnue ne la dérange pas. Est-ce sa nudité, l’effet du massage, mais c’est très naturellement qu’elle lui tend sa main, curieuse de ce qui va suivre. La vieille la retourne, paume vers le haut la masse quelques instants, puis prend son pinceau, et en quelques traits habiles dessine une fleur de lotus stylisée. La fleur est d’un rose nacré, à peine discernable. Elle effectue la même manœuvre sur l’autre main.
- Concentre-toi sur le lotus, et ne bouge pas.
Elle appuie ensuite à la base de son épine dorsale, avec force, et Tsukiko sent la chaleur brûlante de ses paumes, suivie d’un délicieux chatouillis quand le pinceau caresse sa peau nue.
La manœuvre se répète, à plusieurs endroits de sa colonne vertébrale, jusqu’à sa nuque. Aux endroits où elle a opéré, Tsukiko sent une douce chaleur se diffuser, paresseusement. L’effet est plutôt agréable.
- Bien, conclut la vieille avec satisfaction.
Puis elle fixe Tsukiko de son regard perçant.
- Quand le lotus sera pourpre, le serpent sera éveillé.
Elle utilise le terme ancien, qui signifie à la fois Serpent, et Dragon.
Tsukiko se rappelle alors certains des enseignements de son dojo. Il existe des points spécifiques sur le corps, par lesquels circulent les énergies. La médecine les utilise pour guérir ; les shinobi, pour paralyser ou tuer un adversaire.
Les points de pression utilisés ce soir ne sont pas exactement les mêmes ; mais elle sait qu’il existe une discipline particulière – Reiki, le contrôle des énergies – qui s’attache à développer l’énergie vitale. L’Etoile du matin a semble-t-il réussi à s’attirer les services d’une pratiquante de cet art – peut-être pour ranimer les énergies défaillantes de certains, pense-t-elle avec malice.
- A présent, étendre les ailes.
Sur son avant-bras, la vieille dessine en quelques traits un papillon aux ailes turquoises, si réaliste qu’on croirait qu’il va s’envoler. Elle effectue un autre dessin sur son omoplate, puis un troisième – encore un papillon – à la naissance de son sein droit.
Tsukiko devine le pourquoi de ces motifs dès qu’on amène le kimono qu’elle va revêtir. Il est d’un bleu très sombre, un bleu de crépuscule, ou d’orage, semé de corolles de fleurs d’un rose délicat et de papillons bleus, d’un turquoise à peine moins vif que celui de ses yeux. Quand on lui passe le kimono aux longues manches, largement échancré sur la nuque, avant de le ceindre d’un obi rouge-rose, il semble que les papillons du kimono se sont posés sur la peau nue, invitant à l’exploration et à la découverte.
Ses cheveux noirs sont relevés en un élégant chignon semé de fleurs fraîches, puis le maquillage est appliqué, avec un art consommé, mettant en valeur l’extraordinaire couleur de ses yeux, la délicatesse de son teint, la courbe sensuelle de sa bouche.
Un manteau de soie carmine, de la même couleur que l’obi, de la même couleur que ses lèvres, décoré de motifs de fleurs, et aussi aérien qu’une brise d’été, parachève l’ensemble.
Une servante lui présente un grand miroir. Elle peine à se reconnaître dans la spectaculaire beauté qui lui fait face. Puis avec un bel ensemble, toutes s’inclinent, et le shoji du fond s’ouvre, sur un long couloir sombre.
Le cœur de Tsukiko bat plus vite. Maintenant, elle ne peut plus reculer.
Elle s’avance dans le couloir. A chacun de ses pas, elle sent, avec acuité, la caresse de la soie, comme une douleur exquise. Elle est prête, et plus que prête, à ce qui va suivre.
Elle sent aussi une vibration sourde, qui naît à la base de son échine, et monte le long de son dos comme une vague de feu. La vibration résonne le long des parois, revient vers elle, décuplée, assaillant ses sens, comme une cataracte, une clameur de métal en fusion.
Elle s’avance, et le shoji devant elle s’ouvre silencieusement, en dévoilant un autre, qui s’entrouvre de même. Elle devine, à la chaleur dans ses paumes, que la couleur du pigment a foncé.
Le serpent est en train de s’éveiller.
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matsu aiko le 21 avr. 2008, 16:21, modifié 1 fois.