[Nouvelle] Doshi

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Pénombre
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[Nouvelle] Doshi

Message par Pénombre » 16 août 2007, 14:23

Elles chargent droit sur nous et je sens la nervosité de mes frères et sœurs, alors que nous assurons nos prises sur les hampes des lances pour recevoir les Shiotome comme elles le méritent.
Aucun de nous n'a le moindre doute sur l'issue de cette collision. Elles vont mourir par dizaines mais même à l'agonie, leurs montures nous piétineront et il restera assez de cavalières pour enfoncer notre ligne. Comme le général l'a expliqué hier soir, c'est inéluctable mais c'est également nécessaire. Elles vont nous tuer, écraser nos os avec leurs chevaux avant de filer comme le vent vers nos bannières qui dépassent de derrière la petite colline, les lèvres retroussées dans un sourire de loup.

Encore quelques centaines de pas et tout sera joué alors qu'elles se ruent sur nous sans un cri. Pour l'instant, nous ne disons rien non plus mais ça ne va pas tarder. C'est un moment nécessaire parmi la multitude de choses qui font la bataille.
Comme à chaque fois, je sens la peur se transformer en feu, un feu rageur qui m'emplit et me nourrit, qui éveille mon âme et l'apaise à la fois. Dans ces quelques instants hors du temps, alors que même le bruit de leurs sabots ne peut couvrir les battements de mon cœur dans mes oreilles, je sens la mort poser sa main sur mon épaule comme elle le fait toujours à ce moment là.

Je me souviens de l'impact du premier coup de boken que j'ai reçu en pleine figure, il y a bien longtemps. Aucune des blessures que j'ai reçu par la suite ne m'a fait autant souffrir, même si plus d'une m'a longtemps maintenu cloué au lit. Je me souviens du regard de ma fille ainée, il y a quelques semaines. Quand elle est revenue de son premier entrainement, la figure bleuie par un coup similaire à celui que j'avais reçu bien avant elle. Je l'ai regardé sans un mot, le visage imperturbable. Elle m'a souri malgré les traces de larmes et elle m'a dit fièrement
"Yukiko-chan est restée par terre jusqu'à ce qu'on lui jette de l'eau sur la figure"

Et là, j'ai su que je n'avais pas failli au nom de Matsu et que je pouvais mourir l'âme sereine. Que j'avais été à la hauteur des attentes de ma mère et de mon père, de leurs mères et de leurs pères. Et que ma fille serait à la hauteur de mes attentes. Plus que chaque victoire, plus que chaque bataille, plus que chaque guerrier que j'ai tué, c'est le regard de ma fille et sa fierté qui m'ont prouvé que j'étais un vrai samurai.

Encore quelques dizaines de pas. Je vois déjà le reflet des yeux de nos ennemies. Certaines d'entres elles sortent à peine du gempukku mais elles sentent le vent dans leurs cheveux et l'odeur du cheval qui se rue vers son destin et elles n'ont pas peur.
Voilà pourquoi après nous avoir massacrés elles iront droit à la défaite. A quelques centaines de pas derrière moi, lorsqu'elles franchiront l'éminence herbeuse pour s'apercevoir que nos bannières les attendent seules… sans personne pour les défendre.

A ce moment là, elles comprendront mais il sera trop tard pour empêcher nos guerriers qui ont contourné leur armée de broyer leur état-major. Oui, nous avons sacrifié nos vies et nos bannières pour cette victoire… mais ce soir, nos camarades relèveront nos étendards déchirés et les raccommoderont. Ils chanteront nos noms et s'agenouilleront devant notre bucher. Ils prendront mes épées et les ramèneront à mon épouse. Ils prendront mes cendres et les donneront au temple.
Et il n'y aura personne pour relever les bannières de la Licorne. Il n'y aura personne pour ramener les cendres des Shiotome à leurs familles. Lorsque leurs enfants et leurs petits-enfants viendront ici, c'est devant des mémoriaux dressés par le Lion qu'ils s'agenouilleront pour prier leurs courageuses mères.
C'est cela, la vraie signification du mot victoire.

Elles sont presque sur nous. Je peux distinguer les mempo et les décorations des armures. Je sens le feu de mon âme s'embraser et rejoindre les âmes brûlantes de mes frères et de mes sœurs. Je sens chaque souffle, chaque frémissement des deux cent neuf hommes et femmes à mes côtés. Chaque coup de sabot sur le sol, chaque battement de cœur, chaque soupir, chaque hampe serrée à deux mains avec fermeté me sont connues, comme le seraient mes propres mains, mon propre souffle, mon propre coeur.
Et je retrousse les lèvres en même temps que les autres. Et la peur nous quitte alors que la mort retire sa main de nos épaules et se prépare à sa moisson.
Presque, presque…

Sur ma droite, quelqu'un fredonne une vieille berceuse et je l'entends comme si elle sortait de ma propre bouche malgré le vacarme des chevaux de la Licorne. Elle était déjà presque oubliée avant ma naissance et nous sommes très peu à nous en souvenir, même dans le clan du Lion.

Je souris à pleines dents, en sachant que nous serons bientôt morts et que le souvenir de cette berceuse disparaitra avec nous. Nos légendes et nos noms nous survivrons longtemps mais nous, nous ne serons plus là et tout ce que nous étions disparaitra en même temps.

Mon frère cesse de fredonner et nous prenons tous la même profonde inspiration alors que les Shiotome franchissent les derniers mètres qui les séparent de nos lances.

"MATSU !!" retentit à travers l'éternité, brisant toutes les barrières, abattant toutes les illusions.

Nous sommes Un. Et tant qu'il restera sur cette terre un seul guerrier à porter les couleurs du Lion, nous serons toujours Un. Nous serons toujours là. Tant qu'un seul d'entres nous vivra, nous vivrons tous et nous serons le Lion.
Le passé, le présent, l'avenir… tout cela est Un.

Au moment de l'impact, alors que la jeune Shiotome meurt sur ma lance et que les sabots de son cheval enfoncent ma cage thoracique jusqu'à ma colonne vertébrale, je vois enfin la vérité une fraction d'éternité avant l'oubli.

Et je sais qu'après avoir brûlé mon cadavre, mes frères se souviendront longtemps du sourire qu'ils vont trouver sur mes lèvres.

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