[Nouvelle] Illusions

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Pénombre
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[Nouvelle] Illusions

Message par Pénombre » 31 août 2006, 10:13

Quarante ans. Quarante longues années de service, de devoir.
Et je suis toujours là.
Quarante années de mensonges, de faux-semblants. Quarante années passées à guetter dans l’ombre, à guetter en pleine lumière. A tuer et à faire tuer. Pour le Scorpion.
Durant tout ce temps, j’ai été bien des hommes. Des guerriers, des administrateurs, des artistes et même des moines, des colporteurs et des éboueurs. J’ai bâti des vies factices, élaboré des mensonges, assemblé des histoires et des souvenirs appartenant à d’autres pour leur donner le cachet de l’authentique, de la vérité. D’une certaine manière, j’en sais plus sur la vie de mes concitoyens qu’eux-mêmes car il a fallu que je l’imite, que je la fasse mienne. Toutes ces vies, non content de les créer il a fallu que je les incarne suffisamment bien pour que personne ne découvre qu’elles n’avaient en fait aucune substance.
Quarante longues mais intenses années, passées à feindre l’amitié, l’amour, l’honneur. A semer la discorde, à découvrir les secrets les plus noirs et à arranger les coïncidences qui seraient utiles à mon clan. Lorsque je touche mon visage, je touche le visage d’une multitude d’hommes très différents les uns des autres, une multitude de masques dont la plupart ne sont plus qu’un lointain souvenir.

Loin d’ici, il y a une femme. Fille de Doji, belle à se damner, elle refuse d’abandonner son veuvage et persiste à vivre dans le souvenir de son époux tombé au combat il y a dix-sept ans. Elle ignore que je ne suis pas mort et elle ne saura jamais la vérité. Elle honore le souvenir d’un homme que je connais bien, que j’estimerai presque si j’oubliai un instant qu’il n’a aucune existence réelle.

Loin d’ici, il y a deux jumeaux. Maintenant qu’ils sont adultes et qu’ils ont leurs propres enfants, ils honorent le souvenir de leurs parents morts dans un tremblement de terre. Ils invitent leurs enfants à se souvenir et à s’appuyer sur le passé pour préparer leur propre avenir. Telle est la voie du Phénix. Leurs visages rappellent le mien mais ils ne sauront jamais que leur père est toujours en vie. Même si j’ai bel et bien failli périr ce jour-là.

Loin d’ici, il y a sur une petite route un mémorial. Souvenir d’un vaillant guerrier du Lion qui remporta la victoire seul contre une horde de brigands. L’homme devint capitaine et apprit de nombreuses choses en restant dans l’ombre de son général alors qu’il préparait ses batailles. Et une des choses qu’il apprit ainsi causa la perte de l’homme qu’il servait.

Loin d’ici, il y a un seigneur du Crabe qui trinque parfois à la mémoire du bateleur dont les précieux renseignements lui permirent autrefois de démasquer son suzerain corrompu et de se voir offrir sa place. Et si parfois il se montre exagérément complaisant avec ceux qu’il pense être les parents de son informateur, ses hommes sont bien trop avisés pour parler aux étrangers de certains ballots remplis d’opium.

Loin d’ici, il y a bien d’autres souvenirs, bien d’autres personnes qui se rappellent d’un nom, d’un visage. Certains avec affection, d’autres avec haine. Mais il y a encore bien davantage de gens qui eux ne se souviennent de rien.

On pense souvent à tort qu’un bon acteur se doit d’être un bon comédien. Cela ne suffit pas. Il lui faut aussi une excellente mémoire. Surtout le genre d’acteurs que je suis. Un menteur doit toujours pouvoir se fier à sa mémoire.

Voilà pourquoi je me souviens de tout cela. Pourquoi je peux encore parcourir à ma guise ces tranches de vie que j’ai vécu sous d’autres noms.
La sagesse populaire, quand elle parle des acteurs, prétend qu’à force de jouer de trop nombreux rôles ils risquent de se perdre dans leurs personnages.

La sagesse populaire a tort. Il y a des imbéciles romantiques ou frustrés qui s’investissent tellement dans leur personnage que celui-ci finit par les engloutir. Il y a des idiots au caractère trop insignifiant pour qu’il acquière une véritable substance alors qu’ils passent d’un rôle à l’autre.

Ces gens là ne sont pas des acteurs. Leur vie ne dépend pas de leur aptitude à être à la fois eux-mêmes et leurs personnages. La voie d’un véritable guerrier, c’est d’être tout entier dans une chose, à chaque instant. La voie d’un véritable acteur, c’est d’être tout entier dans plusieurs personnes, à chaque instant.

Quarante ans plus tard, cela demeure aussi vrai qu’au premier jour. Même si cela est également devenu totalement inutile.

Finalement, malgré mes protestations, ils ont décidé que je me faisais désormais trop vieux pour continuer. Alors, je me suis rasé le crâne et je suis entré dans les ordres comme le veut la coutume. Honnêtement, cela n’a pas été un grand bouleversement. J’ai déjà vécu dans un monastère autrefois, sous un autre nom. Et les enseignements des autres moines ne m’éveillent pas plus que par le passé. Pourquoi ? Parce que je sais qui je suis.

Je sais qui je suis indépendamment des étiquettes, des définitions, des attentes et des illusions de mes semblables. Et combien d’hommes peuvent en dire autant ?

Et pourtant, pourtant, il est une question que l’âge m’a soufflé. Une question qui parfois me taraude. Une question idiote, qui montre à quel point le miroir que je suis peut se tromper lui-même. Les années passent, le moment ou je devrais quitter cette vie se rapproche. Dans un instant ? Demain ? Dans une semaine ?

Et j’attends, avec impatience parfois. Espérant connaître la réponse à ma question même si dans le fond sa teneur m’indiffère. Je veux simplement savoir.

Si ma vie n’est qu’un rêve, destiné à l’oubli. Une simple illusion, la conséquence de mes existences précédentes et la cause de mes existences à venir… alors…

Qu’en est-il de toutes ces vies factices que j’ai vécu ?

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