[Nouvelle][Gozoku] Père et fils

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Seppun Kurohito
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[Nouvelle][Gozoku] Père et fils

Message par Seppun Kurohito » 08 févr. 2005, 22:55

La ruelle semblait déserte lorsque Shimato quitta la maison de saké. Réajustant son saya, il chancela et manqua de tomber sur une vieille caisse vide. L'excès d'alcool lui donnait la nausée. Retirant le vieux bandeau humide de sueur qui lui ceignait le front, il respira longuement, grattant sa barbe de plusieurs jours. Il lui fallait encore traverser la moitié de la Cité des Mensonges pour rejoindre la seule pension qui avait accepté de lui louer une chambre. Après un long soupir, il remonta la ruelle en titubant. Il parvint rapidement sur l'arrière d'une longue maison au toit rouge, sale et bruyante, de laquelle montaient de forts relents de poisson mort qui lui souleva à nouveau l'estomac.

C'est là, appuyé sur un tonneau, prêt à rendre jusqu'à la bile, qu'il le vit.
La petite chose le fixait d'un regard brillant, avec une foudroyante intensité qui le dégrisa en partie. Ravalant sa salive, Shimato se redressa et plaça machinalement la main sur la garde de son sabre. Son geste, maladroit, trahissait son manque de maîtrise de l'escrime. Quelque chose dans la petite forme en haillons, couverte de boue, puante et tremblotante, le fit frissonner.
Se pouvait-il que sous la masse hirsute de cheveux sombres infestés de vermines, cette peau hâlée, parsemée d'égratignures, de croûtes et de vieilles plaies, soit celle d'un enfant ? Ça en avait bien l'air… Comme un animal, le garçon, qui ne devait guère avoir plus d'une dizaine d'années, rongeait des restes de poissons jetés à même la rue avec l'application que l'on pouvait y prendre dans les temps de disette.

Shimato était paralysé, dans une sorte de morbide fascination, et il sentit naître une peur inexplicable dans ses entrailles. L'enfant avait avalé son infecte pitance sans le quitter du regard un seul instant. Tout en lui respirait l'ardeur et la violence, une force sauvage qui n'avait rien d'infantile, malgré son corps affaibli.
Lentement, le regard de la petite créature se détacha du sien, et Shimato put respirer à nouveau.
C'est alors que l'enfant vit le katana.
Le ronin assista alors, stupéfait, à une véritable transformation.
La chose frissonnante et craintive devenait, souffle après souffle, un prédateur aux muscles tendus, le regard brûlant d'une colère qui confinait à la démence. En un éclair, elle s'était dépliée, et se jeta sur lui avec un hurlement haineux.

Sans réfléchir, Shimato joua de la poignée du sabre…Mais celui-ci refusa de sortir du saya. Sa main moite, mue par une terreur indicible, glissa et il eut juste le temps de protéger son visage avant de recevoir le corps, lancé de tout son poids, de son étrange assaillant. Sous le choc de l'impact, ils chutèrent tous les deux. Mais Shimato n'eut aucun répit pour autant. De ses petites serres, le jeune garçon hystérique frappait, griffait, mordait frénétiquement, avec une force décuplée. Abasourdi, Shimato sentit une douleur sourde naître à différents endroits de son corps, sans comprendre ce qui lui arrivait. Rassemblant ses pensées, il balaya la vague de peur et de dégoût qui l'avait submergée, et dans un rugissement, il saisit comme il put le tissu loqueteux pour rejeter avec toute son énergie le petit monstre. Mais loin de voler dans les airs, ce dernier tint bon, avec une puissance surnaturelle, et Shimato ne parvint qu'à déchirer davantage les habits déjà pitoyables.

Il lui apparut alors clairement que sous cette pathétique enveloppe de rejeton humain brûlait l'esprit maléfique d'un monstre de Jigoku, venu se repaître de sa chair en châtiment de tous les méfaits de son existence. La terreur pétrifia alors tous ses membres, l'empêchant de se défendre efficacement devant l'enfant qui venait de le mordre à la gorge. Comme dans un horrible cauchemar, il vit la petite créature se redresser, les lèvres ruisselantes de sang… son sang..et, saisissant le manche de son katana de ses deux mains, le sortir sans difficulté du fourreau avec un cri déchirant de victoire. La lame traîtresse siffla dans l'air, à l'unisson de la voix de l'enfant, tourna un instant dans les airs, pour s'abattre finalement sur sa poitrine avec un bruit spongieux et un craquement sec…

Avant que les ténèbres n'engloutissent totalement Shimato, sa dernière vision fut celle du visage haletant du démon, un visage qui lui rappela soudainement, avec la lucidité du dernier souffle, un jour lointain sur la péninsule du Kenkai Hanto. Un jour de tempête où, écumant un champ de bataille, il avait achevé, au coeur du charnier, ce guerrier à l'amure couleur de ciel et de cendre auquel il devait son statut actuel.
Il avait devant lui le gaki, l'esprit affamé de sa proie, revenu d'entre les morts pour réclamer son dû…

Avec cette unique certitude, les yeux encore ouverts, Shimato, tour à tour paysan, détrousseur, brigand et ronin, quitta ce monde comme il y était entré, dans la souffrance et la misère…
Dernière modification par Seppun Kurohito le 24 mai 2005, 22:29, modifié 2 fois.

Seppun Kurohito
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Message par Seppun Kurohito » 21 févr. 2005, 04:52

Pas après pas, mouvement après mouvement, Hitashi était porté dans la danse mille fois répétée. Son corps, tendu à l'unisson de son esprit, exécutait enfin le kata complexe sans que sa pensée ne vienne occulter la fluidité du geste. Le bokken déchirait l'air par coups secs, frappant chaque adversaire invisible avec un cri cinglant.

À quelques pas, le vieux maître au corps chenu, aussi immobile que la statue de quelque Fortune guerrière, irradiait la force impassible de la Montagne.
Par contraste, l'élève brûlait des forces de la vie et de l'esprit indomptable du fleuve en crue.
À la fin de son dernier mouvement, Hitashi se tourna vers son maître, reprenant la position de garde de son école, la victoire dans le regard. Le sensei leva verticalement son éventail, signifiant la fin de la leçon.

Durant un court instant, la rumeur de la rue envahit le dojo silencieux. Le vieil homme caressa finalement sa longue barbiche grisâtre, congédiant Hitashi d'un simple regard.

Le disciple alla poser le sabre d'entraînement et retira sa veste d'entraînement. Lorsqu'il ôta son bandeau, son épaisse chevelure d'ébène retomba en cascade sur ses larges épaules. Effectuant machinalement chaque geste, il ne parvenait guère à calmer la sourde inquiétude que la gravité inhabituelle de son maître avait fait naître en lui.
Se rappelant les enseignements du sensei, il prit une généreuse louche d'eau fraîche qu'il se renversa sur la tête, et tenta de se ressaisir, en vain.
Il revint enfin dans la salle principale, s'assit en tailleur et attendit.

Sandô concédait à son âge avancé une affection pour son jeune disciple. Il aimait voir apparaître sur le visage d'Hitashi cette expression d'attente respectueuse, cette candeur chargée d'amour. L'époque où il avait trouvé l'enfant mourant, famélique, tremblant, agrippé à son sabre comme le marin au cœur de la tempête au mât de son navire, n'était pas si lointaine, et il avait dû déployer des trésors de patience et d'imagination pour discipliner le petit animal et lui rendre visage humain.
Hitashi gardait pourtant des séquelles de ses premières années, et à l'âge où les garçons apprenaient encore à devenir des hommes, Hitashi alliait déjà l'âpreté d'une enfance difficile à une implacable volonté de se forger un destin.
Par moments, Sandô voyait dans le garçon le reflet de son propre passé révolu, et remerciait alors les Fortunes pour ce trésor béni de ses dernières années.

Il savoura une dernière fois cet instant privilégié, goûtant pleinement la vanité de l'existence.

« - Voilà huit ans déjà que tu es avec moi, Hitashi-kun. Huit ans pour qu'aujourd'hui enfin, tu puisses montrer toute la mesure de ton humanité."

Comme à chaque fois que son maître lui rappelait ce jour lointain dans le quartier des tanneurs, son regard s'enténébra, prêt à s'abîmer dans la folie, mais se ressaisit vite, alors qu'il se prosternait en répondant avec sincérité.
« - Si vous êtes fier de moi, maître, alors je suis fier de moi… »
Un sourire naquit sur le visage marqué de Sandô, mais mourut aussitôt.
« - Tu dois encore apprendre à penser par toi-même, Hitashi. Tu apprendras que cette vérité élémentaire est bien plus ardue à appréhender qu'elle n'y paraît. »

D'un simple coup d'œil, Sandô aperçut par le volet ouvert le groupe de samurai en haut de la rue. Une dizaine de guerriers, dans leurs armures laquées, autour desquels tous s'écartaient avec révérence. Sur leur bannière rouge sang claquant au vent, un simple kanji investissait ces hommes d'une autorité supérieure… Fraternité.
Leurs rires grivois et leur assurance méprisante parlaient davantage à Sandô que l'évidente discipline de leur geste.

Plongeant son regard dans celui du garçon, il reprit d'une voix plus ferme et plus rapide
« - Tu dois apprendre à faire taire tes pensées pour atteindre ce que tu appelles Hitashi. Tu pourras alors jeter ce Moi encombrant pour que la lumière jaillisse telle une source claire. Tu dois te consumer entièrement dans chacun de tes actes, pour ne rien laisser derrière toi que des cendres. »
L'incrédulité se lisait sur le visage d'Hitashi qui releva la tête avec anxiété.
« - Je ne comprends pas, sensei…
- C'est un bon début. Car maintenant, tu vas devoir me prouver que je ne me suis pas trompé à ton sujet. Prends tes affaires et va-t-en. Passe par le petit porche et court sans te retourner. »

L'injonction de Sandô claqua comme un fouet dans la conscience d'Hitashi, qui se releva lentement, abasourdi par la violence du choc.
En quelques secondes son univers s'écroulait avec fracas, dévoilant le monde de ténèbres et de folie qu'il avait patiemment relégué, année après année, dans les profondeurs de son esprit. Son existence était devenue irréelle. Alors que Sandô demeurait immobile, le jeune homme se regarda tirer sa lame fidèle du râtelier principal et laisser la force de Kashikoi investir son corps, son âme, comblant le vide insondable de son désespoir par la fureur naissante, brute, sauvage.
Quelqu'un devait mourir…

C'est alors qu'il les vit, au milieu de la rue. Quelque part, une pensée s'ordonna.
Des miliciens du Shinsen-gumi…
En ralentissant, leur chef au visage masqué indiquait de la main les différentes entrées du bâtiment en aboyant des ordres. Mais Hitashi n'entendait rien d'autre que le battement de son sang dans ses tempes, ne sentait rien d'autre que la soie lisse sous sa main ferme.

La voix de Sandô résonna alors avec une force, mais aussi une douceur, qu'il ne lui avait jamais entendue.
« - Tout homme peut imposer sa volonté à autrui, Hitashi. Mais le vrai guerrier sait se l'imposer à lui-même. Va, mon fils, et pour la dernière fois, obéis-moi. Accorde-toi les moyens d'accomplir ta vengeance… »

Ce dernier mot frappa Hitashi plus que de raison, et Kashikoi vibra d'impatience dans sa main alors que le garçon la rengainait avec difficulté.
Il se rechaussa et traversa rapidement la pièce vers la cour arrière, sans que son regard ne quitte le vieux visage parcheminé qui avait été son univers jusqu'à présent, gravant dans sa mémoire chaque détail de cet instant qui était comme un rêve éveillé.

L'esprit en proie à la plus totale confusion, il franchit le petit porche alors que les premières gouttes de pluie tombaient, et que le milicien apparaissait à l'angle de la ruelle.

Hitashi laissa Kashikoi accomplir son chant de mort pour la seconde fois depuis qu'il la possédait, avant de disparaître dans les rideaux opaques de la pluie…

Un chant de mort qui ne faisait que débuter…
Dernière modification par Seppun Kurohito le 28 mai 2005, 21:39, modifié 2 fois.

Seppun Kurohito
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Message par Seppun Kurohito » 25 mai 2005, 22:05

La musique, lente et régulière, accompagnait les mouvements précis de l'acteur. Mis en valeur par le fond noir de la scène, il avançait, le masque impressionnant du guerrier farouche sur le visage. Vêtu d'un kimono d'un bleu profond rehaussé de gris, ses pas amples trahissaient sa formation de danseur traditionnel. Un médaillon ostentatoire, large crabe peint de la couleur du jade, se balançait avec régularité, achevant de présenter l'illustre personnage.

Yasuki Toyoshige observait avec admiration le talentueux comédien qui, non content de tenir un sabre factice dans la main droite, effectuait les pas étudiés de la chorégraphie en portant un homme sur l'épaule gauche. Ce dernier était jeune et léger. Pour avoir vu le second de la troupe avant la représentation, Toyoshige devinait que l'ample kimono rouge et jaune avait été rembourré pour simuler la corpulence nécessaire à son rôle. Le mempô en gueule de lion durcissait ses traits sinon délicats, et le maquillage lui donnait incontestablement un air plus sombre.
Au fond de la scène, entre les encensoirs crachant des fumées sombres à l'odeur entêtante, le reste de la troupe s'agitait derrière d'effrayants masques de démons grimaçants, hélant les deux héros de leurs chants discordants.
Chaque geste de l'acteur principal exprimait la force, le courage et la persévérance avec une authenticité déconcertante.

Toyoshige, le sourire aux lèvres, s'arracha à la pièce qu'il voyait pour le seconde fois et jeta un regard empli de satisfaction derrière lui. Les spectateurs, assis en tailleur sur de longues rangées inégales, contemplaient la performance avec fascination, dans un complet silence. Une foule de curieux moins fortunés s'agglutinaient debout, devant les entrées, bougeant sans cesse pour avoir la meilleure vue.
Le théâtre était plein ce soir.
Son théâtre… Toyoshige l'avait fait bâtir l'année dernière, sur la rive est de la ville. Il s'était évertué depuis à trouver une troupe digne de ce nom, capable d'attirer les foules et de faire la renommée de son établissement, contribuant incidemment à sa propre notoriété.
Ouvrant un éventail, son voisin se pencha légèrement pour murmurer quelques mots enjoués à son oreille.

« - Toyoshige-san, c'est l'interprétation du seigneur Tadaka la plus convaincante qu'il m'ait été donné de voir…

Toyoshige acquiesça avec suffisance, le visage empreint de fierté. Yasuki Tenji se replongea aussitôt dans le spectacle, le regard brillant. Si les deux hommes portaient le même nom, la ressemblance s'arrêtait là. Toyoshige portait ses origines en héritage, gracieux de traits, svelte de corps et le regard azur. Son cousin, quant à lui, cachait difficilement sous les larges pans de son kimono tendu les replis graisseux de son ventre, et ses doigts boudinés prenaient régulièrement d'une main nerveuse de petits mouchoirs parfumés, afin d'essuyer la moiteur de sa face ronde et luisante, sur laquelle il avait le mauvais goût de laisser pendre une longue barbiche noir. Si le poussah n'avait pas été, comme Toyoshige, le proche parent de l'un des membres du conseil marchand régnant sur la ville, il ne le compterait assurément pas dans ses fréquentations.

La pièce arrivait à son terme. Avec un sourire lumineux, le puissant Champion du Clan du Lion, entouré de jeunes danseurs vêtus de blanc, lançait sa dernière tirade.
« - Nous n'avons pas été vaincus ! »
Puis, toujours au centre du ballet des voiles blancs de la mort, les deux acteurs se relevèrent, effectuant les mouvements parfaitement synchronisés qui imageaient leur entrée dans le Royaume des Ancêtres Bénis.
Après cette apothéose, la foule des spectateurs cria sa joie à gorges déployées, félicitant les acteurs et louant ses héros.

Hida Tadaka et Matsu Itagi étaient morts deux ans à peine auparavant, mais leurs exploits étaient contés dans toutes les cours de l'Empire, et l'Empereur lui-même avait demandé que sa troupe personnelle en fasse les éloges. Depuis, cette pièce était à la dernière mode.
Tout le monde savait quelle affection particulière l'Empereur Fujiwa nourrissait pour le Clan du Crabe, depuis sa lointaine jeunesse et la guerre contre l'Oni no Usu, à laquelle il avait personnellement participé. On murmurait même qu'il aurait volontiers élevé Hida Tadaka au rang de Fortune si ses « conseillers » de la souveraineté du Gozoku ne l'en avait pas dissuadé. Il avait, par dépit disait-on, ordonner l'inhumation des deux héros dans l'opulente cité d'Otosan Uchi.
Quoi qu'il en soit, le Clan du Crabe n'avait jamais été aussi proche de celui du Lion, dont le soutien promettait d'être précieux dans le conflit contre la Grue, qui n'avait cessé que sur la scène publique.
C'est une période faste pour appartenir au Clan du Crabe, se plaisait à dire le père de Toyoshige lorsqu'il recevait, chaque année, les bénéfices de ses entreprises commerciales.
Des mots que le jeune homme n'aurait jamais prononcé lui-même, faisant partie de cette première génération de Yasuki à avoir été intégralement éduqué en vassal de la famille Hida.

La pièce se vidait déjà lorsque son serviteur, Joto, vint s'agenouiller devant lui.
« - Joto, il me faut aller exprimer toute ma généreuse reconnaissance à mes nouveaux protégés…
- Hai mon seigneur… »
Le vieux serviteur hésita un instant avant de reprendre.
« - Il est ici, Toyoshige-sama. Le rônin… Il… Je l'ai fait patienter dans les jardins. »
Le jeune Yasuki garda le silence, en regardant son valet d'un air perplexe. Vu sa réputation, il ne s'était pas attendu à ce que l'énigmatique bushi réponde si aisément à sa demande, et encore moins qu'il le fit avec autant d'empressement.
« - Soit. Allons-y. Cela laissera le temps aux comédiens de se changer. »
Sans un mot de plus, les deux hommes passèrent derrière la scène. Au lieu de tirer le panneau menant aux quartiers des artistes, le serviteur coulissa le loquet d'une porte épaisse donnant sur la cour arrière du bâtiment, et s'écarta pour laisser passer son maître.

C'était la nouvelle lune, et les ombres étaient plus longues et plus épaisses qu'à l'accoutumé. Un ravissant jardin sec s'étendait sur toute la longueur du théâtre, et sur une distance équivalente en largeur, encerclé d'un long passage couvert. Plusieurs cerisiers avaient été plantés, mais ils étaient encore trop jeune pour fleurir.
La maison de thé était encore à bâtir, songea Toyoshige en passant derrière les arcades couvertes pour rejoindre le guerrier, laissant Joto devant la porte ouverte.

Le rônin était légèrement plus grand que Toyoshige, et plus large. Son visage carré était marqué par les rigueurs de la vie d'errant, et un bandeau usé tenait ses cheveux taillés au couteau en arrière. Malgré sa barbe de plusieurs jours et l'usure de son kimono noir, on devinait une secrète élégance dans le personnage, qui fixait son interlocuteur d'un regard fixe, farouche et dérangeant. Une large cicatrice creusait sa joue droite et son menton, faussant la symétrie de son visage. Ses mains, elles aussi, étaient couturées de fines estafilades. Il portait son sabre à l'épaule, comme beaucoup de samurai sans maître, une engeance toujours plus nombreuses sur les routes depuis l'avènement du gozoku.
Toyoshige fut frappé par l'impression de force et l'aura de menace dégagé par son invité. Il cacha néanmoins son trouble derrière un masque d'indifférence, et inclina légèrement la tête, prenant la parole d'une voix qui se voulait cordiale.

« - Voilà donc celui que l'on appelle « le sabre sauvage »… Je suis heureux que vous ayez répondu à mon invitation, samurai. Vous plaisez-vous à Sunda Mizu Mura ? »

Un unique lampion, posé à même le sol, rallongeait les ombres et creusait les traits déjà marqués du ronin, qui se contenta de hocher les épaules.
Sans se départir de son sourire aimable, Toyoshige poursuivit.
«- De nombreuses rumeurs courent à votre sujet… samurai. Depuis votre arrivée dans la ville, plusieurs morts vous sont imputées. Des duels dit-on…
- Aucune de mes rencontres dans ces murs ne méritent ce nom. »
La voix du guerrier avait la dureté et le tranchant d'une lame, et son sourire, tordu par sa large cicatrice, était celui d'un prédateur à l'affût.
Toyoshige inspira profondément pour conserver son calme, et regretta soudain d'avoir convié cet homme à une entrevue privée, dans les ténèbres silencieuses d'un jardin vide. La voix moins assurée, il s'appliqua à garder le contrôle de la situation. Ses gestes avaient perdu toute affectation.
« - Votre réputation vous précède, Sabre Sauvage, et j'ai songé un instant qu'un emploi durable pourrait répondre à vos aspirations. La voie de l'errance est un chemin de ronces, âpre et ingrat, sur laquelle il est difficile de se forger un véritable nom. »
Un simple regard de son interlocuteur le convainquit d'en venir immédiatement à l'essentiel.
« - Depuis la fin de la guerre contre le Clan de la Grue, ma famille est la cible de nombreuses attaques. La semaine dernière encore, mon père s'est vu défié par un samurai qui avait abandonné nom et couleurs pour venir réclamer vengeance…
Je recherche un yojimbo, un guerrier dans mon ombre, auprès de qui je pourrai aller l'esprit libre… Je sais reconnaître la valeur là où elle est, et mes amis connaissent ma générosité… »
D'abord inquiet, Toyoshige hasarda un regard dans les yeux du rônin. A sa grande surprise, une lueur nouvelle brillait sur le visage de ce dernier, et son allure menaçante avait laissé place à une moue pensive.
Cet homme n'a aucune manière, songea le jeune Yasuki en se laissant gagner par un soulagement bienvenu. Il fit durer le silence, jugeant préférable que l'idée fasse son chemin dans l'esprit de son interlocuteur.
Mais, impatient par nature, il reprit finalement la conversation, sur un ton plus léger,.
« - J'ai entendu parler de votre célèbre affrontement contre Gosuke, un des chiens du gozoku.»
Il regretta ses mots dès qu'ils quittèrent sa bouche. Tous les muscles du corps de Sabre Sauvage se raidirent, et son regard se fit si pénétrant que Yotoshige blêmit en reculant d'un pas.
« - Ookami Gosuke était un maître du sabre. Ne souille pas sa mémoire avec tes paroles creuses, Yasuki ! »
Joignant le geste à la parole, Sabre Sauvage leva son bras et saisit à pleine main la tsuka de son sabre. Toyoshige sentit ses mots s'étouffer dans sa gorge et, les yeux écarquillés, regarda la lame sortir lentement du saya.

Alors que le katana fendait l'air, porteur de sa mort imminente, Toyoshige pouvait en discerner tous les détails, depuis l'éclat bleuté du métal jusqu'aux ciselures argentées du tsuba. Dans le jardin soudain figé, le sifflement de l'acier en mouvement semblait ne pas avoir de fin.

On lui avait jadis dit que dans la terreur, l'homme altérait par instinct sa perception du temps. Effleurait-il, en cet ultime instant, le satori, ou était-ce un tour des Fortunes, prêtant brièvement à l'esprit vaniteux juste assez de conscience pour comprendre la valeur de ce qui lui était repris ?

Pas encore, fut la seule pensée du jeune homme, avant que le tintement des deux étoiles de métal ricochant sur le sabre ne le ramène à la réalité.

Le coup s'acheva à quelques centimètres de son épaule, et il demeura là, paralysé, alors que déjà, Sabre Sauvage pivotait, un long poignard effilé dans la main gauche. Dans un mouvement aussi fluide qu'une vague, il le lança vers l'ombre d'un bosquet de cerisiers, touchant, d'après le bruit, l'invisible assassin.

Toujours hébété, Toyoshige regarda ce dernier s'effondrer.
Sur un kimono noir, un mempô en gueule de lion brisé, duquel surgissait le manche ensanglanté du couteau, se reflétait dans la clarté lunaire.
Un silence oppressant s'abattit sur le jardin. Toyoshige sentait ses jambes tremblantes menaçer de se dérober sous lui.

Jetant de nombreux regards alentour, Sabre Sauvage parla enfin.
« - Prenez cela comme un accord. Et mon nom est Hitashi. »

Alors, le Yasuki céda à l'émotion et s'effondra.

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