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par Seppun Kurohito » 25 mai 2005, 22:05
La musique, lente et régulière, accompagnait les mouvements précis de l'acteur. Mis en valeur par le fond noir de la scène, il avançait, le masque impressionnant du guerrier farouche sur le visage. Vêtu d'un kimono d'un bleu profond rehaussé de gris, ses pas amples trahissaient sa formation de danseur traditionnel. Un médaillon ostentatoire, large crabe peint de la couleur du jade, se balançait avec régularité, achevant de présenter l'illustre personnage.
Yasuki Toyoshige observait avec admiration le talentueux comédien qui, non content de tenir un sabre factice dans la main droite, effectuait les pas étudiés de la chorégraphie en portant un homme sur l'épaule gauche. Ce dernier était jeune et léger. Pour avoir vu le second de la troupe avant la représentation, Toyoshige devinait que l'ample kimono rouge et jaune avait été rembourré pour simuler la corpulence nécessaire à son rôle. Le mempô en gueule de lion durcissait ses traits sinon délicats, et le maquillage lui donnait incontestablement un air plus sombre.
Au fond de la scène, entre les encensoirs crachant des fumées sombres à l'odeur entêtante, le reste de la troupe s'agitait derrière d'effrayants masques de démons grimaçants, hélant les deux héros de leurs chants discordants.
Chaque geste de l'acteur principal exprimait la force, le courage et la persévérance avec une authenticité déconcertante.
Toyoshige, le sourire aux lèvres, s'arracha à la pièce qu'il voyait pour le seconde fois et jeta un regard empli de satisfaction derrière lui. Les spectateurs, assis en tailleur sur de longues rangées inégales, contemplaient la performance avec fascination, dans un complet silence. Une foule de curieux moins fortunés s'agglutinaient debout, devant les entrées, bougeant sans cesse pour avoir la meilleure vue.
Le théâtre était plein ce soir.
Son théâtre… Toyoshige l'avait fait bâtir l'année dernière, sur la rive est de la ville. Il s'était évertué depuis à trouver une troupe digne de ce nom, capable d'attirer les foules et de faire la renommée de son établissement, contribuant incidemment à sa propre notoriété.
Ouvrant un éventail, son voisin se pencha légèrement pour murmurer quelques mots enjoués à son oreille.
« - Toyoshige-san, c'est l'interprétation du seigneur Tadaka la plus convaincante qu'il m'ait été donné de voir…
Toyoshige acquiesça avec suffisance, le visage empreint de fierté. Yasuki Tenji se replongea aussitôt dans le spectacle, le regard brillant. Si les deux hommes portaient le même nom, la ressemblance s'arrêtait là. Toyoshige portait ses origines en héritage, gracieux de traits, svelte de corps et le regard azur. Son cousin, quant à lui, cachait difficilement sous les larges pans de son kimono tendu les replis graisseux de son ventre, et ses doigts boudinés prenaient régulièrement d'une main nerveuse de petits mouchoirs parfumés, afin d'essuyer la moiteur de sa face ronde et luisante, sur laquelle il avait le mauvais goût de laisser pendre une longue barbiche noir. Si le poussah n'avait pas été, comme Toyoshige, le proche parent de l'un des membres du conseil marchand régnant sur la ville, il ne le compterait assurément pas dans ses fréquentations.
La pièce arrivait à son terme. Avec un sourire lumineux, le puissant Champion du Clan du Lion, entouré de jeunes danseurs vêtus de blanc, lançait sa dernière tirade.
« - Nous n'avons pas été vaincus ! »
Puis, toujours au centre du ballet des voiles blancs de la mort, les deux acteurs se relevèrent, effectuant les mouvements parfaitement synchronisés qui imageaient leur entrée dans le Royaume des Ancêtres Bénis.
Après cette apothéose, la foule des spectateurs cria sa joie à gorges déployées, félicitant les acteurs et louant ses héros.
Hida Tadaka et Matsu Itagi étaient morts deux ans à peine auparavant, mais leurs exploits étaient contés dans toutes les cours de l'Empire, et l'Empereur lui-même avait demandé que sa troupe personnelle en fasse les éloges. Depuis, cette pièce était à la dernière mode.
Tout le monde savait quelle affection particulière l'Empereur Fujiwa nourrissait pour le Clan du Crabe, depuis sa lointaine jeunesse et la guerre contre l'Oni no Usu, à laquelle il avait personnellement participé. On murmurait même qu'il aurait volontiers élevé Hida Tadaka au rang de Fortune si ses « conseillers » de la souveraineté du Gozoku ne l'en avait pas dissuadé. Il avait, par dépit disait-on, ordonner l'inhumation des deux héros dans l'opulente cité d'Otosan Uchi.
Quoi qu'il en soit, le Clan du Crabe n'avait jamais été aussi proche de celui du Lion, dont le soutien promettait d'être précieux dans le conflit contre la Grue, qui n'avait cessé que sur la scène publique.
C'est une période faste pour appartenir au Clan du Crabe, se plaisait à dire le père de Toyoshige lorsqu'il recevait, chaque année, les bénéfices de ses entreprises commerciales.
Des mots que le jeune homme n'aurait jamais prononcé lui-même, faisant partie de cette première génération de Yasuki à avoir été intégralement éduqué en vassal de la famille Hida.
La pièce se vidait déjà lorsque son serviteur, Joto, vint s'agenouiller devant lui.
« - Joto, il me faut aller exprimer toute ma généreuse reconnaissance à mes nouveaux protégés…
- Hai mon seigneur… »
Le vieux serviteur hésita un instant avant de reprendre.
« - Il est ici, Toyoshige-sama. Le rônin… Il… Je l'ai fait patienter dans les jardins. »
Le jeune Yasuki garda le silence, en regardant son valet d'un air perplexe. Vu sa réputation, il ne s'était pas attendu à ce que l'énigmatique bushi réponde si aisément à sa demande, et encore moins qu'il le fit avec autant d'empressement.
« - Soit. Allons-y. Cela laissera le temps aux comédiens de se changer. »
Sans un mot de plus, les deux hommes passèrent derrière la scène. Au lieu de tirer le panneau menant aux quartiers des artistes, le serviteur coulissa le loquet d'une porte épaisse donnant sur la cour arrière du bâtiment, et s'écarta pour laisser passer son maître.
C'était la nouvelle lune, et les ombres étaient plus longues et plus épaisses qu'à l'accoutumé. Un ravissant jardin sec s'étendait sur toute la longueur du théâtre, et sur une distance équivalente en largeur, encerclé d'un long passage couvert. Plusieurs cerisiers avaient été plantés, mais ils étaient encore trop jeune pour fleurir.
La maison de thé était encore à bâtir, songea Toyoshige en passant derrière les arcades couvertes pour rejoindre le guerrier, laissant Joto devant la porte ouverte.
Le rônin était légèrement plus grand que Toyoshige, et plus large. Son visage carré était marqué par les rigueurs de la vie d'errant, et un bandeau usé tenait ses cheveux taillés au couteau en arrière. Malgré sa barbe de plusieurs jours et l'usure de son kimono noir, on devinait une secrète élégance dans le personnage, qui fixait son interlocuteur d'un regard fixe, farouche et dérangeant. Une large cicatrice creusait sa joue droite et son menton, faussant la symétrie de son visage. Ses mains, elles aussi, étaient couturées de fines estafilades. Il portait son sabre à l'épaule, comme beaucoup de samurai sans maître, une engeance toujours plus nombreuses sur les routes depuis l'avènement du gozoku.
Toyoshige fut frappé par l'impression de force et l'aura de menace dégagé par son invité. Il cacha néanmoins son trouble derrière un masque d'indifférence, et inclina légèrement la tête, prenant la parole d'une voix qui se voulait cordiale.
« - Voilà donc celui que l'on appelle « le sabre sauvage »… Je suis heureux que vous ayez répondu à mon invitation, samurai. Vous plaisez-vous à Sunda Mizu Mura ? »
Un unique lampion, posé à même le sol, rallongeait les ombres et creusait les traits déjà marqués du ronin, qui se contenta de hocher les épaules.
Sans se départir de son sourire aimable, Toyoshige poursuivit.
«- De nombreuses rumeurs courent à votre sujet… samurai. Depuis votre arrivée dans la ville, plusieurs morts vous sont imputées. Des duels dit-on…
- Aucune de mes rencontres dans ces murs ne méritent ce nom. »
La voix du guerrier avait la dureté et le tranchant d'une lame, et son sourire, tordu par sa large cicatrice, était celui d'un prédateur à l'affût.
Toyoshige inspira profondément pour conserver son calme, et regretta soudain d'avoir convié cet homme à une entrevue privée, dans les ténèbres silencieuses d'un jardin vide. La voix moins assurée, il s'appliqua à garder le contrôle de la situation. Ses gestes avaient perdu toute affectation.
« - Votre réputation vous précède, Sabre Sauvage, et j'ai songé un instant qu'un emploi durable pourrait répondre à vos aspirations. La voie de l'errance est un chemin de ronces, âpre et ingrat, sur laquelle il est difficile de se forger un véritable nom. »
Un simple regard de son interlocuteur le convainquit d'en venir immédiatement à l'essentiel.
« - Depuis la fin de la guerre contre le Clan de la Grue, ma famille est la cible de nombreuses attaques. La semaine dernière encore, mon père s'est vu défié par un samurai qui avait abandonné nom et couleurs pour venir réclamer vengeance…
Je recherche un yojimbo, un guerrier dans mon ombre, auprès de qui je pourrai aller l'esprit libre… Je sais reconnaître la valeur là où elle est, et mes amis connaissent ma générosité… »
D'abord inquiet, Toyoshige hasarda un regard dans les yeux du rônin. A sa grande surprise, une lueur nouvelle brillait sur le visage de ce dernier, et son allure menaçante avait laissé place à une moue pensive.
Cet homme n'a aucune manière, songea le jeune Yasuki en se laissant gagner par un soulagement bienvenu. Il fit durer le silence, jugeant préférable que l'idée fasse son chemin dans l'esprit de son interlocuteur.
Mais, impatient par nature, il reprit finalement la conversation, sur un ton plus léger,.
« - J'ai entendu parler de votre célèbre affrontement contre Gosuke, un des chiens du gozoku.»
Il regretta ses mots dès qu'ils quittèrent sa bouche. Tous les muscles du corps de Sabre Sauvage se raidirent, et son regard se fit si pénétrant que Yotoshige blêmit en reculant d'un pas.
« - Ookami Gosuke était un maître du sabre. Ne souille pas sa mémoire avec tes paroles creuses, Yasuki ! »
Joignant le geste à la parole, Sabre Sauvage leva son bras et saisit à pleine main la tsuka de son sabre. Toyoshige sentit ses mots s'étouffer dans sa gorge et, les yeux écarquillés, regarda la lame sortir lentement du saya.
Alors que le katana fendait l'air, porteur de sa mort imminente, Toyoshige pouvait en discerner tous les détails, depuis l'éclat bleuté du métal jusqu'aux ciselures argentées du tsuba. Dans le jardin soudain figé, le sifflement de l'acier en mouvement semblait ne pas avoir de fin.
On lui avait jadis dit que dans la terreur, l'homme altérait par instinct sa perception du temps. Effleurait-il, en cet ultime instant, le satori, ou était-ce un tour des Fortunes, prêtant brièvement à l'esprit vaniteux juste assez de conscience pour comprendre la valeur de ce qui lui était repris ?
Pas encore, fut la seule pensée du jeune homme, avant que le tintement des deux étoiles de métal ricochant sur le sabre ne le ramène à la réalité.
Le coup s'acheva à quelques centimètres de son épaule, et il demeura là, paralysé, alors que déjà, Sabre Sauvage pivotait, un long poignard effilé dans la main gauche. Dans un mouvement aussi fluide qu'une vague, il le lança vers l'ombre d'un bosquet de cerisiers, touchant, d'après le bruit, l'invisible assassin.
Toujours hébété, Toyoshige regarda ce dernier s'effondrer.
Sur un kimono noir, un mempô en gueule de lion brisé, duquel surgissait le manche ensanglanté du couteau, se reflétait dans la clarté lunaire.
Un silence oppressant s'abattit sur le jardin. Toyoshige sentait ses jambes tremblantes menaçer de se dérober sous lui.
Jetant de nombreux regards alentour, Sabre Sauvage parla enfin.
« - Prenez cela comme un accord. Et mon nom est Hitashi. »
Alors, le Yasuki céda à l'émotion et s'effondra.