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Enseignement

Notes prises par Akodo Kotaishi durant son mois à Koten, passé auprès du sensei Akodo Ameiko. Ces pages, plus personnelles, ne figurent pas dans les carnets d’Akodo Kotaishi. Elles sont roulées dans un étui et conservées au fond de son coffret personnel (celui-là même acquis durant la cour de Shinden Asahina auprès de Tokei l’ébéniste, représentant Akodo le Borgne recevant l’hommage de Kitsu). Elles ne sont pas destinées à être lues, et Kotaishi hésite parfois, lorsqu’il repense à leur existence, à les détruire.
Il ne s’y est jamais résolu.

Koten est un endroit paisible. Malgré les tristes événements augurés par notre arrivée, c’est un village tranquille, un luxe sur les terres de la Maison Hida. Le village est modeste, surplombé par le sanctuaire gris, massif et terne. Il donne à la région une impression austère, que n’arrangent guère le ciel assombri et la menace perpétuelle, invisible, de l’Outremonde tout proche. Pourtant, à mesure que les jours ont passé, je me suis accordé au rythme monotone de la communauté, et j’ai trouvé dans ce lieu oublié de tous, où les sens ne sont guère assaillis par la beauté des paysages, un calme que j’avais rarement rencontré jusqu’à présent.
La beauté y existe en effet, mais elle est brute, sans fioriture, et impalpable.

Ici, la vie est simple. Chacun fait son ouvrage avec application. Un sens de la survie que l’on ne trouve sur les terres d’aucun autre Clan anime ces paysans qui s’échinent toute leur existence durant en sachant que l’avenir ne ressemblera, au mieux, qu’au passé. Sans relâche, avec une totale acceptation, ils usent leurs forces pour nourrir ceux qui les protègeront des manœuvres du Sombre Kami, dont le regard ne les quitte pas, par-delà les proches montagnes.
Il y a quelque chose d’admirable chez eux, une richesse intérieure qui vaut tous les palais du monde.
Il sied davantage à un guerrier de garder ce sentiment en son for intérieur, et d’en faire le terreau qui nourrira la juste compassion sans laquelle il ne mériterait pas le nom de samurai.

Rapidement, mes réserves se sont envolés et j’ai mis toute mon énergie à assister Ameiko-sensei dans l’instruction martiale des ashigaru. Ameiko-sensei a cette honnêteté de cœur qui pousse chacun à se dépasser, à bannir tout relâchement, toute distraction.
De toutes manières, Ameiko-sensei ne le permettrait pas…
Certains de ces miliciens auraient fait de valeureux samurai, si la Roue Céleste avait décidé de les faire naître dans notre caste. Je suis heureux de les avoir connu. Il y a moins d’un mois, je me serais peut-être interdit de telles réflexions qui aujourd’hui m’apparaissent naturelles.

La première saison des pluies de l’année est arrivée, précédent la chaleur suffocante de l’été. Au cœur de l’averse, sous les trombes d’eau tiède, le monde se dissipe, et je me trouve là, dans la fraîcheur de ma chambre et la solitude de mon cœur, comme sur un îlot au milieu du royaume des rêves, seul être à vivre, à respirer, à exister.
Ce n’est pas le seul univers de la matière et des sens qui s’effondre, mais aussi celui plus trompeur, de l’esprit, cantonné derrière le rempart austère des certitudes, des convenances et des habitudes. Les perspectives se troublent, changent subtilement.

Dans ce recul salvateur, l’ombre et la lumière apparaissent plus clairement, indissociables.

Les lumières de la compréhension ou de la non-pensée, le chemin pour chacun différent de la grandeur, dont les Fortunes ont doté l’homme seulement.

Mais aussi les ténèbres. Les faux chemin de l’aveuglement, les voies trompeuses de l’ego, les mensonges du cœur et des ses émotions, les illusions du pouvoir et de la pensée.

Chacun passe dans le monde, vie après vie, le temps d’un regard attendri de Dame Soleil, en apportant son lot de merveilles et d’horreurs, sans cesser de chercher des réponses, mais ne posant au mieux, en réalité, que de nouvelles questions. Nous sommes des grains de sables portés par les vents de la Roue Céleste, dans lesquelles chacun joue le rôle qui lui a été assigné, inlassablement, jusqu’à ce que le Néant reprenne ce qu’il a donné… Encore et encore…

Suis-je en train de divaguer ? Certainement…
Mais n’est-ce pas l’instant, finalement, qui aura été le moins inutile de ma courte existence ? Peut-être…

Ameiko-sensei est satisfaite des rigueurs du climat implacable, qui rend mes entraînements plus difficiles.

Comment pourrais-je décrire Ameiko-sensei ? Peut-être simplement en laissant mon pinceau aller, donnant forme aux impressions que son incroyable présence ne manquent pas de susciter en moi.
Une vision purement subjective, donc…

Ameiko-sensei est une maîtresse plus exigeante encore que je n’aurais osé le rêver.
Elle allie la maîtrise indispensable de la technique à travers la pratique à un esprit en éveil propre à une longue avancée sur la Voie du guerrier. Elle puise sa force dans les vertus du bushido et comprend le caractère impératif et absolu de la voie du samurai. Elle a une parfaite maîtrise d’elle-même, ses sentiments sont apaisés et une grande intimité avec l’idée de sa propre mort illumine chaque instant de sa vie.

Parfois, plongée dans une activité auquelle elle accorde, comme toujours, toute son énergie, son attention se tend soudain vers vous, et son regard aussi tranchant qu’un sabre vous traverse. Le bruit de votre shinai lui a signifié que votre position n’était pas parfaite, ou votre coup mal ajusté.
Le son étouffé de vos pas sur le tatami du dojo, ou la vitesse de votre respiration, lui révèle immanquablement votre état de fatigue, et elle attendra de vous un dépassement de tout les instants, en sachant toujours quand la leçon doit prendre fin.

Lorsqu’inévitablement, vous sentez le découragement vous envahir, que la crainte de faire la honte de votre nom vous gagne, Ameiko-sensei choisit miraculeusement ce moment pour vous offrir quelques mots d’encouragement ou vous féliciter pour un kata particulièrement réussi. Et malgré son visage à la dureté de la pierre, il n’est pas exclu d’y deviner la petite touche amicale, affectueuse, qui n’est jamais feinte car il est impossible pour Ameiko-sensei de ne pas être honnête dans chacun de ses propos.
Votre monde s’illumine alors à nouveau, vos forces reviennent et vous êtes prêt à faire mieux le lendemain.

Gare à celui qui ne donnerait pas tout ce qu’il peut ! Quelques mots humiliants bien placés ou un coup aussi magistrale que douloureux serait sa juste récompense…
A l’issue de l’entraînement, aucune force ne doit rester en réserve. Comme dans chaque acte de la vie, la décharge d’énergie doit être totale.

« Etre ici et maintenant ». Voilà l’état d’esprit dans laquelle vous devez pénétrer dans ce temple sacré, invisible, qu’est l’enseignement d’Ameiko-sensei. Dans le cas contraire, vous n’y reviendrez jamais…

« Diriger l’esprit » est un autre fondement de l’initiation. Lorsque vous accomplissez une suite de kata complexes, sous un rideau de pluie, et que votre voix, claire, doit résonner assez fort pour qu’Ameiko-sensei profite de la dernière pièce d’Ikoma Fujin, le corps et l’esprit ne doivent faire qu’un, canalisés avec la plus extrême précision, la plus intense discipline.
Alors, poussés dans leurs dernières limites, corps et esprit disparaissent. Ils atteignent la parfaite stabilité, l’esprit absolu, le non-ego, et la voix des ancêtre vous emplit avec la force du tonnerre. C’est cet instant de brève compréhension, de rarissime félicité, que vous devez rechercher dans chacun de vos entraînement, comme dans chacun des moments de votre vie.
C’est trouver l’harmonie, « fusionner le Ciel et la Terre » comme dit Ameiko-sensei.

Il y a encore tant à dire de mes journées qu’un mois encore n’y suffirait pas.
Chaque jour a son lot de surprises.

Comme celui où Ameiko-sensei ordonna à dix ashigaru, bien plus étonnés que moi, de m’attaquer sans retenue. La douleur de mon corps rend le souvenir de cette journée vivace. Après les longs entraînements personnels, ce brusque changement de perspective était une nouvelle épreuve, et je reçus ce jour-là mon comptant de coups.

Mais l’esprit dirigé, discipliné, en harmonie avec le corps, ne fait pas la différence entre un adversaire et cent.
Plusieurs fois par la suite, Ameiko-sensei réitéra l’exercice, chaque fois avec des ashigaru différents. D’instinct, avec une économie de mouvement, je commencais à opérer les manœuvres les plus délicates, trouvant les placements optimales et retournant la supériorité numérique à mon avantage, en obligeant mes assaillants à se gêner mutuellement.

Comment ne pas parler des parties de go, rares, mais inoubliables, qui servaient de prétextes à disserter sur les commandements d’Akodo le Borgne. Je sais, malgré son air concentré sur le jeu, qu’Ameiko-sensei ne laissait passer aucune parole irréfléchie, ne tolérait aucune erreur sur mes connaissances de l’art de la guerre.
La moindre distraction était punie de la plus lourde manière, avec, toujours, ce risque tacite qu’Ameiko-sensei mette fin à son enseignement.
Ces parties étaient, aussi surprenant que cela puisse paraître, les épreuves les plus éprouvantes et les plus difficiles de mon court séjour auprès d’Ameiko-sensei.

Je songe parfois que pour quelques desseins obscurs, les Fortunes favorisent mon destin et m’accordent des bénédictions que je ne mérite pas, loin s’en faut.
Je me dois de me montrer à la hauteur de ces êtres d’exception qui me consacrent leur temps et leurs attentions, et ne pas faire la honte de leurs enseignements. Cette idée me donne la force d’affronter chaque jour mon devoir, et de faire ce qui est nécessaire.

La chaleur est là.

Demain, je vais devoir faire mes adieux à Koten, à Ameiko-sensei, à Hida Jiro, et à bien d’autres. Bien que j’aurais aimé que ce mois ne finisse jamais, je pars sans regret et sans peur. Sans joie non plus.

J’espère simplement que ma route croisera à nouveau celle d’Ameiko-sensei.

Mais je n’ai pas d’inquiétude. La Voie du Lion est notre lien, et les Akodo sont tous frères. Une partie d’Ameiko-sensei vit en moi désormais, s’est jointe au chant de mes ancêtres.

S’il est un enseignement qu’Ameiko ne m’a pas appris, mais que je lui dois néanmoins, c’est qu’il n’est pas difficile de trouver un maître.

La difficulté, c’est de devenir un disciple.

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