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par matsu aiko » 30 oct. 2014, 12:57
Deux jours plus tard, Doji Hoturi reçoit une missive, épaisse et parfumée, écrite d'une main délicate.
" Ce que vos yeux ont dit avec trop de hardiesse, ma bouche l'a dénié avec trop de fermeté. Pourtant il m'est impossible de taire plus longtemps ce que votre présence m'a inspiré, dans cette loge de théâtre bien indigne de vous. Si vos inclinaisons rejoignent les miennes, venez donc me retrouver ce soir même au Pavillon des Camélias, au début de l'heure du Serpent."
Ryuji a fait appel à sa plume la plus imagée pour pondre ce texte qui, il en est sûr, le fera courir jusqu'au dit pavillon.
La lettre n'est pas signée, mais Hoturi n'a aucun doute sur son auteur. Ah les femmes...elles disent non au départ, mais elles finissent toujours par se rendre à ses arguments ! Même celles qui semblent les plus décidées.
C'est bien sur cette interprétation toute personnelle et masculine que le barde a comptée...
La petite actrice a dû réfléchir, et se rendre compte de sa chance qu'il ait posé les yeux sur elle. Forcément.
Bien sûr, il doit se débrouiller pour mettre son épouse hors du champ. Mais ce n'est guère difficile. Ameiko ne lui pose jamais aucune question. Et il a suffisamment d'impératifs diplomatiques pour fournir un large éventail de prétextes.
La journée s'écoule avec une lenteur d'escargot, puis le crépuscule arrive enfin. Hoturi s'apprête avec un soin particulier, hésite un instant sur le choix de la tenue et du parfum. Non, celui-ci devrait aller, ce n'est pas comme s'il s'agissait d'une personne de qualité.
Le Pavillon des camélias est un petit pavillon un peu à l'écart, au fond du parc enneigé. Le froid est tranchant ce soir, c'est parfait, cela devrait lui permettre de s'y rendre en toute discrétion. La petite actrice a bien choisi le lieu de leurs ébats.
Des ébats qu'il imagine chauds, débridés, tout à fait conformes à cette actrice sulfureuse tombée dans ses bras. Comme toutes les autres.
Oui, il la sent d'une sensualité torride. De quoi pimenter agréablement son ordinaire.
Il traverse le parc enneigé d'un pas alerte. Les gardes l'ont laissé sans encombre franchir la porte du shiro. La neige crisse sous ses pas, l'air est froid, tonique, à l’amble de son excitation grandissante.
Là...la masse un peu plus sombre d’un bâtiment, et la douce et chaude lueur d'une lanterne. Troublante beauté, j'arrive !
Huhuhuhuhu...
Attends, attends... On a un plan... il faut s'y tenir ! Pas de précipitation, Ryuji !
Hoturi rentre dans le petit pavillon, ouvre le shoji. La chaude clarté d'une lanterne éclaire ses pas. La pièce n'est pas très grande, mais un thé a été servi, et dans le fond il voit l'amas de coussins, devine la forme allongée.
- Me voici, troublante beauté...
Il se déchausse, tout en continuant de lui parler.
Hé ben mon gars... Ta tête ressemble à un gros ballon de kemari, là...
- Votre lettre était exquise, et je suis ravi que vous ayez finalement écouté les élans de votre coeur...Le temps m'a paru interminable, je n'ai pensé qu'à vous.
Ah mais Fortunes ! Faut-il que ce soit pour la bonne cause... à écouter ce bellâtre se mettre à débiter de la poésie...
Hoturi ôte son manteau, sa veste de kimono.
- Mais je suis sûr que nous étions deux dans ce cas. Avez-vous rêvé de moi, comme j'ai rêvé de vous ?
Oh, mes ancêtres ! Regardez... Regardez bien ! Parce qu'un truc comme ça, foi de Ryuji, y'en a pas à chaque millénaire...
Et ça vaudra pour toutes les crasses que ces emplumés d'azur nous ont faites durant des siècles... Oui, c'est mesquin ! Oui, c'est petit ! Mais Ikoma, reconnais-le... qu'est-ce que c'est bon...
La température est fraiche, mais Hoturi n'ignore pas l'effet de sa musculature harmonieuse sur ces dames et se débrouille pour que son profil athlétique soit mis en valeur à la lueur de la lanterne.
- Vous ne dites rien...est-ce ma présence qui vous trouble ainsi ?
Cherche pas, Grue. Je suis insensible à ton charme. Il m'en faut un peu plus pour que je me retourne sur un homme !
La belle ne répond pas. Hoturi trouve ça presque touchant. Finalement, elle est plus timide qu'elle n'en donnait l'air. Il ôte son hakama, puis le fundoshi, et s'avance gaillardement vers la belle endormie.
Et là...
Là, c'est comme si l'apocalypse s'était abattue sur la petite pièce discrète choisie par la pouliche de la semaine pour abriter ses ébats avec son étalon.
Une forme surgit de nulle part et fond tel un oiseau de proie sur le tas de vêtements abandonné derrière lui. Surpris, l'homme se retourne et c'est à ce moment-là que la couverture bondit comme un diable surgissant de sa boîte pour s'échapper par un shoji latéral, traînant derrière elle le futon malmené.
- Hé là !
La couverture et le futon s'élancent dans un bel ensemble à travers les jardins, suivis de près par le tas de vêtements frappé de vélocité.
Hoturi, surpris, hésite quelques instants sur le seuil verglacé puis lance impérieusement au tas de vêtements ambulant :
- Vous là ! Arrêtez-vous immédiatement ! Savez-vous à qui vous avez affaire ?
- Si tu crois qu'on en a quelque chose à foutre, lâche la couverture en accélérant le pas.
Hoturi jure, perd quelques précieuses secondes à ramasser ses sabres, empoigne la première chose qui ressemble à une vêture, puis se lance pieds nus dans la neige à leur poursuite.
- Je vous jure que si je vous rattrape, je vous fais écarteler !
- Hé, tu m'en voudras pas... Je lui ai laissé un petit coussin... pour son petit oiseau, tu vois. Faut pas que ça prenne froid, ces bêtes-là.
Réalisant que sa menace est contre-productive, Hoturi accélère sa course, toujours en tenant le coussin contre lui. Avant de pousser un cri de douleur et de s'arrêter en sautant à cloche pied. Les sabres tombent, épars, dans la neige.
- Aïe aïe aïe !
Deux des pointes d'un tetsubishi sont enfoncées dans son talon.
- Saloperie ! Putains de jardins Scorpion !
- Ah tu ne veux vraiment pas qu'il nous rattrape...
- Eh bien, non, en fait, sourit l'autre, tout en continuant bon train. Je n'ai pas embarqué ses sabres...
- Ah non, ça c'était convenu ! Tout le reste, mais pas les sabres !
Hoturi enlève le triangle à trois pointes de son pied en grimaçant de douleur. Il ramasse ses sabres, fait un détour prudent, veillant à ne pas marcher sur un autre de ces fichus tetsubishi. A son grand soulagement, ce n'est pas le cas. Mais cet intermède lui a fait perdre un temps précieux, son pied saigne vilainement, et ses assaillants ont accru leur avance. Pour couronner le tout, il commence à neiger.
Il faut qu’il continue à courir, ou il va geler sur place...
- Les Fortunes sont avec nous, Jocho. Si ce n'est pas une maladie honteuse qui le tue, ce sera la pneumonie !
Jurant copieusement, Hoturi reprend sa course.
Il finit par arriver, épuisé et transi, bleu de froid, aux portes du shiro, toujours dans le plus simple appareil. Le petit coussin est bien insuffisant pour le réchauffer vraiment. Ses agresseurs semblent s'être volatilisés...et ses vêtements aussi.
Il regarde de tous côtés...mais non, personne.
Grelottant, il examine ses options. Elles sont vite définies. Périr de froid, ou appeler à l'aide, et avoir la honte de sa vie.
Mais s’il meurt gelé, il ne pourra se venger de ceux qui lui ont joué ce tour pendable. Et ça…il grince des dents.
Il hèle la garde. Où sont donc ces foutues sentinelles quand on a besoin d'elles ? Probablement allées se mettre au chaud, elles.
Au bout d'un moment, quelqu'un finit par arriver.
- Ouvrez la porte ! Immédiatement !
- Qui va là ?
- Quelqu'un d'à moitié mort de froid, et qui aura votre tête si vous n'ouvrez pas immédiatement !
En haut des remparts, une couverture, un futon et un tas de vêtements bleus sont accoudés sur le parapet et regardent avec un intérêt non dissimulé le spectacle.
- Je voudrais être une mouche pour voir la tête de son père quand on lui rapportera l'événement.
Le ton impérieux de l'arrivant semble avoir été convaincant, car la porte du shiro s'ouvre peu de temps après. L'intervalle de temps a été suffisant pour que d'autres spectateurs arrivent, intéressés par le spectacle.
- Mille excuses, Doji-dono, nous ne vous avions pas reconnu, s'excuse un des gardes Bayushi.
La couverture, le futon et le tas de vêtements bleus suivent le passage par la porte de l'individu dénudé, changent de côté, puis regardent le dit individu entrer dans la grande cour du palais du Clan du Scorpion.
La garde fait comme à la parade et se fige dans une posture on ne peut plus protocolaire, tandis que le fils du Champion d'Emeraude passe au milieu des soldats, nu comme un ver, le petit coussin pudiquement tenu devant l'objet du délit.
Quelques courtisans ont senti l'odeur de la charogne et sont venus se poser comme un vol de vautour près de la grande porte. Ravis d'assister à la déconfiture du daimyo de la famille Doji, ils prennent pourtant bien garde à ne pas l'offenser et s'inclinent obséquieusement.
On fait comme d'habitude, on ignore avec politesse ce qui saute pourtant aux yeux.
Les sabres dans une main, le coussin dans l'autre, Hoturi avance tout droit, faisant de son mieux pour faire abstraction des regards qui lui brûlent le dos. Plus que vingt mètres...
Plus que dix...
Et à ce moment-là, une couverture, un futon et un tas de vêtements bleus prennent leur envol depuis le chemin de ronde et viennent s'échouer avec une certaine grâce sur le sol de la grande cour d'honneur du Palais du Clan du Scorpion...
Un tic nerveux agite la joue du daimyo de la famille Doji.
Il est tiraillé entre deux envies contradictoires : continuer comme si de rien n'était et rejoindre le serviteur habillé de bleu qui l'attend près de l'entrée un peu plus loin, ou se mettre à hurler, déclencher l'alerte générale et partir à la poursuite des deux lascars qui l'ont humilié d'une façon aussi éclatante.
Au risque de se ridiculiser encore plus.
Hoturi serre les mâchoires, et continue à avancer. A son expression, il vaut mieux ne pas s'interposer.
Les gardes, avec sagesse, l'ont parfaitement compris, et le laissent passer sans mot dire.
Vingt mètres au dessus des turpitudes de la vie du daimyo de la famille Doji, un barde de la famille Ikoma et le capitaine de la Garde Tonnerre de Ryoko Owari Toshi se glissent en toute discrétion par une des portes du chemin de ronde et rejoignent les couloirs silencieux du kyuden.
- Ah, la honte... Je ne sais même pas si moi, j'arriverais un jour à m'en remettre à sa place...C'était un bon plan, camarade.
- Qui n'aurait pu marcher sans ton aide, le barde.
- Il est vrai. Je suis indispensable. En toute modestie, bien sûr.
- Allez, que dirais-tu d’un peu de saké ? On l'a bien mérité.
- Clairement ! Et puis c'est qu'il fait froid, ce soir... On a besoin de chaleur.
- Pas autant que d'autres personnes...
- Je ne me suis jamais retrouvé tout nu sous la neige... mais je me doute que c'est très dur à vivre. Le vent dans les futaies, les flocons...
- Eh oui...surtout pour quelqu'un qui a toujours vécu dans le cocon douillet d'un Palais du clan de la Grue.
- Tout seul, pieds nus dans la neige... avec les loups...
- Des loups ? Quelques hérissons un peu agressifs, tout au plus.
- Oui mais la nuit, de loin, par surprise et sur un malentendu, tu les prends facilement pour des loups, tu sais.
Jocho se met à rire.
- Tu as vraiment de l'imagination, camarade.
- Il en faut dans mon métier !
- Pense donc à la tête que vont faire papa et la tendre épouse...
- Ah, ça me fait de la peine pour cette pauvre fille, quand même. On n'a pas idée quand on est jolie comme un coeur d'avoir été obligée d'épouser un type comme lui.
- Ne m'en parle pas, tiens. Ca me démoralise, commente Jocho, se remémorant ses propres perspectives matrimoniales. Bon, on se le boit ce saké ?
- Allons-y, camarade ! J'ai repéré une petite maison de thé tout à fait sympathique où l'alcool est fin, la chère délicate et la compagnie délicieuse.
Sans plus d’atermoiements, les deux compères s'en vont de concert vers la susdite maison de thé.
- Tu étais charmante en belle effarouchée, sais-tu ? Il faudrait juste que tu te rases la barbe.
- Un rien m'habille, mon cher.
- Plus que d'autres...
Ryuji éclate de rire et donne une bourrade amicale à son comparse.
- Comme tu dis !
- A la nôtre !
- Kampei !