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par Iuchi Mushu » 14 avr. 2010, 06:44
2. Le prince et la princesse
Les appartements du prince cadet Hantei Genjûro - 21ème jour du mois de Bayushi, heure du rat
L'intérieur des appartements de son époux étaient imprégné de cet encens particulier qu"il semblait affectionner et dont elle ne connaissait même pas la composition. Une branche de prunier trainait sur une petite table, un ouvrage de poésie à côté de son lit, des étoffes riches, des tons foncés, rien de chargé, d'ostentatoire dans sa décoration, ses vêtements.
La princesse se sentait mal à l'aise. Bien qu'ils soient mari et femme, ils restaient des étrangers l'un pour l'autre. Etre ainsi dans ses appartements lui donnait l'impression d'être une intruse, d'espionner son intimité. Mais cela faisait trop de temps déjà qu'il avait déserté son pavillon. Ce n'était pas seulement sa faute à lui, pour être complètement honnête ; elle avait peut-être mis la barre un peu trop haut, l'avait sommé d'atteindre un idéal qui n'était peut-être pas à sa portée, celui d'un amour parfait qui verrait la communion de leurs âmes.
Mais les hommes étaient apparemment incapables de se passer de celle du corps ; c'était probablement pour cela qu'il accumulait les maîtresses, qu'il recherchait les bras parfumés et les charmes vulgaires de toutes ces femmes.
Aussi, elle faisait aujourd'hui un pas vers lui, pour tenter de se mettre à son niveau ; mais la noblesse de la démarche qu'elle entreprenait ne l'empêchait pas d'être pleine d'appréhension et terriblement mal à l'aise. Et une petite voix insidieuse lui murmurait : «de toute façon, tu ne peux continuer d'être ainsi la risée de la Cour...et en plus, tu as ton devoir d'épouse à accomplir».
Elle dut attendre un long moment avant d'entendre la voix des porteurs, d'entrevoir les lanternes de son escorte. Ayame fit taire la petite voix moqueuse et se tint prête à accueillir son époux. Elle ne put s'empêcher de ressentir un frisson glacé la parcourir.
Il entra dans ses appartements, perturbé par sa soirée, il avait besoin d'un bain, besoin d'ôter son odeur de sa peau ! Il était perdu dans ses pensées quand il se rendit compte d'une présence dans la pièce, il leva les yeux. La princesse sentit ses joues s'empourprer, elle s'inclina profondément, incapable de prononcer le moindre mot.
"Que va-t-il penser de moi ?" "Quelle folie m'a prise de faire cela ?"
Il resta un instant sans voix devant sa présence dans son pavillon, dans ses appartements
- Ma Dame ...
Il fut sur l'instant incapable d'en dire plus. Elle ici,... Elle vit son trouble même s'il tenta de cacher sa surprise pour ne pas lui sembler désobligeant.
Le "Mon Seigneur" qu'elle lui répondit était un murmure inaudible.
- Avez-vous un souci ?
- Non, enfin, ...peut-être, Mon Seigneur, bafouilla-t-elle, s'empourprant de plus belle.
Reprends-toi, Ayame ! C'est ton époux, tu as des droits ! Elle aurait cru entendre son père, le ministre de gauche. Il la regarda, attendant ce qu'elle avait à dire, intrigué, curieux et méfiant à la fois. Jamais elle n'avait agi ainsi.
- Pardonnez-moi...
Elle aurait voulu continuer en s'excusant d'avoir troublé sa quiétude, et en s'éclipsant. Mais cela aurait défait son objectif. Elle continua bravement :
- Mon Seigneur, cela fait bien longtemps que vous n'êtes passé me rendre visite.
Elle trembla de sa propre audace. Son entrée en matière le figea sur place, il ne sut quoi dire . Etant donné d'où il venait, mieux valait ne pas s'engager sur ce terrain glissant.
- Peut-être celles-ci ne présentaient-elles pas...tout l'agrément que vous en attendiez continua-t-elle.
Elle le vit déglutir. Mais arrête donc ! Pourquoi ne pas t'excuser, pendant que tu y es ! se morigéna-t-elle. Et à présent, que faire ? Comment s'y prenaient-elles, les autres ?
- Voulez-vous du thé ? proposa-t-il. Il fit quelques pas pour s'éloigner d'elle.
- Volontiers. Un mouvement d'éventail pour masquer son soulagement. Elle était tendue comme un arc.
Il appela une servante pour avoir du thé; il réfléchissait à en avoir mal à la tête. Comment la convaincre de rejoindre son pavillon ? Comment ne pas la vexer ou pire la blesser ? C'était la dernière chose qu'il souhaitait. Il marcha et alla entrouvrir légèrement plusieurs shoji dans une marche élégante, des gestes mesurés, une tâche qu'il aurait pu demander à une servante.
De son côté la princesse observait son époux derrière ses paupières baissées ; il n'avait pas l'air heureux de la voir, sa démarche le choquait ! Un moment, l'affolement la gagna. Elle se contraignit au calme. Il lui fallait boire la coupe qu'elle avait versée.
- Comment était votre journée, Mon Seigneur ? dit-elle en guise de diversion;
- Bien, je vous remercie dit-il avec politesse. et la votre ?
Elle fit la réponse de circonstance, mais sa gêne était palpable. La servante entra avec le thé et resta une seconde interdite en voyant la Princesse dans les appartements de son maître mais se reprit immédiatement et dressa la tasse puis s'excusa front au sol. Ignorant qu'il avait une invitée, elle se pressa d'aller chercher une seconde tasse. Durant ce temps, Genjûro regarda son épouse. Ainsi s'était-elle introduite ici en toute discrétion, voilà qui était singulier. Il la détailla avec curiosité, elle était belle, presque irréelle tellement elle était belle. Ses joues empourprées accroissaient encore son charme. Il examina sa tenue, un kimono de couleur ivoire ornée de fleurs de glycine, un dégradé parfait des tons lilas au vert tendre des pouces de bambou, un obi d'un gris sombre damassé. Il se souvint avec émotion d'une nuit où il avait glissé sous la soie de ses kimonos pour atteindre sa peau douce, parfumée, une promesse grisante qui n'avait pas duré longtemps.
De son côté la princesse procédait au même examen. Quand il sentit son regard sur lui, il baissa les yeux sur la tasse de thé. Il ne devait pas y penser, cela aurait été une grossière erreur de sa part. Ils ne s'entendaient pas, il ne comprenait pas pourquoi, pourquoi elle l'avait repoussé ainsi mais sans doute avait-elle ses raisons. Ayame prit l'unique tasse, eut un sourire timide et rougit de plus belle.
- Nous sommes mariés, peut-être pouvons-nous partager cette coupe...
Elle s'inclina, lui présenta la tasse entre ses deux mains. Ses longues manches l'effleurèrent.
Un frisson en forme de soie. Il croisa son regard. Qu'était-elle venue faire dans ses appartements ? Il prit la tasse avec une grande douceur.
Ayame était proche de la panique la plus complète ; mais ses mains blanches se posèrent, tremblantes, sur les siennes, autour de la tasse. Son regard implorant le fixait.
«Déesse miséricordieuse, faites qu'il ne me méprise pas pour ce que je suis en train de faire...
Pourquoi personne ne m'a-t-il jamais expliqué comment faire ?»
Il ne sut pas quelle réaction avoir face à cela. Devait-il poser la tasse et prendre ses mains dans les siennes ? Etait-ce la bonne réaction.? N'allait-elle pas le repousser ? Il amena doucement la tasse sur la table, la laissa pour prendre ses mains dans les siennes, ne cessant de l'observer pour éviter la moindre erreur. Ce contact, la douceur de sa peau contre la sienne l'émut.
Avait-elle bravé sa fierté pour le conquérir ? Il n'osait y penser.
L'esprit d'Ayame était en plein tumulte. « Et maintenant, que dois-je faire ? »
Avec la sensation d'être un nageur plongeant du haut d'une falaise, la princesse se pencha et vint poser ses lèvres fraiches sur les siennes. Elle était terrifiée. Elle resta ainsi, rigide, le coeur battant à tout rompre. Ne comprenant pas bien ce qui avait changé entre eux, pourquoi elle venait vers lui, il hésita un instant sur la conduite à tenir. Finalement, il prit ses lèvres avec grande précaution comme si le moindre faux pas de sa part l'éloignerait définitivement de lui. Il sentit son parfum léger, se rappela sa peau sous ses mains. Son esprit s'enflamma, il prit sa bouche, serra doucement sa main dans la sienne. Elle se laissa faire.
Le baiser fut doux, langoureux pourtant il y mit fin en se détachant doucement d'elle. Il ne pouvait décemment aller plus loin.
Elle ouvrit les yeux. Que se passait-il ?
Il tint ses mains entre les siennes un instant, il sentait qu'elle attendait quelque chose de lui mais au point où en était leur relation, il ne savait plus. Et puis ce soir ...la trouver ici ...
il laissa ses mains et se leva pour prendre de la distance. Si elle devinait, c'en serait fini.
L'incompréhension se lut dans son regard.
- Mon époux...?
Je lui ai déplu, c'est ça, je savais que c'était une mauvaise idée. La détresse se lisait dans sa posture, son regard. Allait-il la dédaigner ?
Il ouvrit le shoji silencieux. Il avait eu envie de la serrer contre lui, envie de leur donner une chance mais ...la peur le paralysait. Comment pouvait-il se sortir de cette situation ?
Il aurait été inconvenant de la faire attendre, le temps de prendre un bain. Sa peau sentait encore l'odeur de l'autre, son dos lui cuisait encore des endroits où elle l'avait griffé. Ce souvenir le fit frissonner d'horreur. Comment imposer cela à Ayame sans la blesser ? Impossible ! La situation était inextricable. Debout face au shoji, il ne savait que faire. Quand il se retourna pour lui avouer sa fatigue, sa lassitude du soir, devant son regard, il resta muet
Se méprenant sur son geste, son silence, la détresse d'Ayame, son humiliation de femme dédaignée se changea brusquement en une rage aussi brûlante que les affres qu'elle venait d'éprouver. Elle venait le trouver, au mépris de ses principes, au mépris de tout amour-propre, prête à accomplir le devoir qu'il avait appelé de ses voeux, et la seule chose qu'il trouvait à faire, c'était lui suggérer de partir. Elle rassembla d'une main son kimono, se leva et se dirigea d'un pas très digne vers le shoji. Elle sortit sans un regard en arrière.
Au supplice, il hésita, torturé du dilemme. Enfin il lui emboita le pas, la rattrapa sans vraiment considérer son geste mais mût par une sorte d'instinct.
- Ma Dame ...je vous en prie
Il se mit sur son chemin. Si elle partait maintenant, il la perdrait peut-être à tout jamais. Sous les paupières baissées, il devina son mépris. Il n'y avait aucune excuse à sa conduite. Il l'avait négligée, blessée en prenant des maîtresses, et là, la repousser c'était aller au delà de tout
mais que pouvait-il dire ? «Vous vous méprenez sur mon attitude ?», «Pas ce soir, je sors des bras d'une autre …?»
Aucune parole ne pouvait racheter sa conduite. Il s'avança et contre toute attente, voulut la prendre dans ses bras. Elle tenta de se dégager, de passer outre.
- Pardonnez-moi dit-il humblement.
Il glissa à ses pieds en signe de pardon en murmurant ses excuses, détruit pas sa rupture, perclus de remords. Il ne savait plus où il en était.
- Vous n'avez pas besoin de vous excuser, mon seigneur, vous vous êtes fait parfaitement comprendre, dit-elle d'une voix lisse et froide comme une coulée de givre.
Je vous souhaite une bonne soirée. Vous savez où me trouver.
Il resta anéanti dans le couloir. Elle s'éloigna, très droite. L'obscurité sembla l'entourer, prête à le dévorer. Son sang se glaça dans ses veines.
- Pouvez-vous m'appeler un palanquin, l'entendit-il demander.
La dame de la sixième avenue, l'avait envoûté, trompé. Mais ce soir c'est lui qui avait gâché la chance de reconquérir son épouse parce qu'il s'était laissé aller aux appétits de son corps. Il perdait son âme un peu plus à chaque fois
Un de ses morceaux s'éloignait, suivant l'ombre de la ravissante jeune fille qui venait de disparaitre derrière le volet de bambou du palanquin.
"Ceux qui n'oublient pas le passé, sont maîtres de l'avenir" (Sima Qian)