[SPOILER & ADULTES] [Nouvelle] Le Pari

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 24 mars 2008, 01:26

Tsukiko soupire. Le risque était sciemment calculé, mais elle ne s'est pas attendu à cela. Cela lui servira de leçon à l'avenir. La trahison est une chose terrible, en effet, mais pour trahir, il faut aimer. Ou haïr. Deux sentiments qu'elle n'éprouve pas à son égard.

- C'est étrange, dit-elle en acceptant son bras. Pourquoi faut-il toujours que vous gâchiez tout ? Nous passions pourtant une bonne soirée.

Elle s'appuie sur lui malgré ses efforts pour ne pas le faire. Elle déteste le vide liquide, et l'opium sous toutes ses formes. Mais sous l'emprise de la drogue, elle ne peut faire autre chose que le laisser la conduire.

- Vous n'êtes pas joueur, n'est-ce pas ? Vous ne jouez que pour gagner. Où est le plaisir dans une victoire prévisible ?

Décevant, oui. Shosuro Jocho est décevant. Et très imbu de sa personne. Mais c'est de bonne guerre et la partie ne fait que commencer, selon toute probabilité.

- Dommage, je commençais à vous apprécier.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 24 mars 2008, 11:29

Il sourit sans répondre, tout en la guidant à travers la foule vers la sortie. Son bras musclé la maintient sans effort. Elle sent la chaleur de son corps. Il lui semble entendre le battement de son cœur, lent, régulier.

- Si, j’aime jouer. Surtout quand c’est moi qui fixe les règles du jeu.

Il se tourne vers elle avec un sourire très tendre. Dans ses yeux sombres elle lit le désir qui ne l’a jamais quitté.

- Mais il y a quelqu’un d’autre, ici, qui n’aime pas perdre.

Les heimin ouvrent grand les shoji pour permettre à la foule de passer. Toujours en la soutenant, Jocho hèle un palanquin. Tsukiko sent à présent à plein le feu de l’opium qui parcourt ses veines. Le ciel piqueté d’étoiles semble danser, il lui semble être revenue dans le théâtre. Dans quelques secondes, les fantômes vont apparaître. En arrière plan, il y a comme une immense vibration. Elle entend la voix lointaine du fils du gouverneur.

- Allez-y doucement, cette jeune dame ne se sent pas bien.

Il aide courtoisement Tsukiko à s’installer à l’intérieur, puis se penche vers elle, avec ce sourire ironique qui lui est à présent familier:

- Pardonnez-moi, ma chère, de vous abandonner ainsi, mais il y a des gens qu’il faut que j’aille saluer. A très bientôt…Tsukiko.

Le volet de bambou se rabat, et elle entend la voix de Jocho, bizarrement distordue, qui ordonne aux porteurs :

- A l’ambassade du clan du Crabe.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 24 mars 2008, 13:22

Sa duplicité naturelle l'a poussée à répondre à son sourire et elle entend le palanquin se refermer et l'homme ordonner qu'on la conduise chez Yakamo. Cette petite phrase lui fait l'effet d'une douche froide et ramène suffisamment de lucidité en elle pour qu'elle prenne quelques mesures conservatoires.

Ses ongles s'enfoncent dans la chair délicate de son poignet, là où la douleur sera la plus forte, et elle s'oblige à garder les yeux ouverts, à concentrer son attention sur la rumeurs de la foule autour du théâtre. Les porteurs s'éloignent, le bruit doucement décroît et Tsukiko frappe à la cloison.

- Arrêtez.

Les kagoya s'exécutent et l'un d'entre eux vient ouvrir le panneau de bambou. La jeune courtisane se contraint à sortir dans la rue.

- Shosuro sama, vous n'allez pas bien. Vous ne devriez pas vous éloigner ainsi.
- Il faut que je marche, je reviens.

Elle se rapproche du mur et pose sa main fine sur la pierre, s'éloigne lentement du groupe. Elle n'a qu'une seule solution pour couper court aux effets de l'opium. Et elle consiste à vider son estomac, ce qui n'est certes pas très ragoûtant, mais très efficace.

Une fois ce désagréable moment passé, il lui faut manger. Le palanquin reprend donc sa route et s'arrête près d'un marchand ambulant de sa connaissance. Le heimin lui sourit de toutes ses dents en la voyant arriver, mais fronce les sourcils devant sa démarche peu assurée.

- Tsukiko sama, ça n'a pas l'air d'aller.
- Non, en effet. Un petit plaisantin a rajouté quelque chose dans mon saké.
- On ne peut plus faire confiance à personne, de nos jours.

L'homme la regarde sourire à sa réflexion, remplit un bol de soupe épaisse et le pose devant elle. Au bout d'une demi-heure à se restaurer, les effets s'estompent suffisamment pour que son état passe pour une légère ivresse. Elle remercie le marchand et quitte son étal, puis remonte dans son palanquin et reprend la route de l'ambassade du clan du Crabe.

Un petit sourire vient effleurer ses lèvres. Après tout, c'est de bonne guerre. Elle ne l'a pas ménagé non plus... et a encore moins envie de le faire après ce coup bas.

Les portes s'ouvrent pour laisser passer l'équipage et s'arrête dans la cour. Apparemment, Yakamo n'est pas encore rentré. Tsukiko remercie toutes les Fortunes pour la fleur qu'elles lui font et monte dans les appartements du Champion. Il n'est pas encore là, et elle imagine sans peine l'irritation qui doit être la sienne. Son âme damnée Grue doit avoir du travail.

Elle est plongée dans l'eau chaude du bain, tandis que les effets du vide liquide se dissipent lentement. Somme toute, la soirée a été agréable et cependant, elle lui laisse une étrange impression.
Il ne va pas en rester là, elle le sait. Elle ferait la même chose si elle était à sa place.

Cette pensée lui fait ouvrir les yeux alors que la voix irritée de Yakamo tonne dans la cour. Elle se redresse, son esprit revit à toute allure les heures passées avec lui, ce qu'il a dit, tout ce qu'il a dit... Jocho est capable du meilleur comme du pire, surtout quand on ne s'y attend pas. Il va agir, et elle va le haïr.

Le shoji claque et elle entend son amant pester et vouer aux gémonies tous les courtisans passés, présents et futurs de l'empire. Les serviteurs se dispersent comme une volée de moineaux affolés, il tempête alors qu'il pose ses sabres, ôte le lourd kimono de cérémonie. Sa soirée a dû être épouvantable.
Il entre en trombe dans les bains, se fige quand il l'aperçoit, nue et alanguie dans la vasque. Sourit.

Le shoji se referme et le rire de la jeune femme accompagne le bruit d'un corps qui la rejoint dans l'eau.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 24 mars 2008, 16:11

Un petit jour frais s’est levé sur la Cité des Rumeurs, qui en compte quelques unes de plus après ce remarquable spectacle.

Dans le pavillon des hôtes du gouverneur, la voix s’élève, réprobatrice.

- Ce n’est pas une bonne idée de fréquenter cet homme, Shizue-sama. Vous le voyez beaucoup trop souvent, ce n’est pas convenable. Et puis, je me suis renseignée à son sujet, il a une réputation…détestable.

Shizue soupire. Sa dame de compagnie, Doji Kumiko, est un vivant manuel de savoir-vivre, jamais prise en défaut quand il s’agit d’étiquette ; mais sa manie de définir en toutes circonstances ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas est par moment assez pénible. Surtout quand les mots « raisonnable » ou « convenable » reviennent toutes les deux phrases.

- Kumiko-san, nous en avons déjà discuté, mes discussions avec Shosuro Jocho-sama portent uniquement sur le bushido. On ne saurait imaginer sujet plus élevé. Je ne vois vraiment pas ce que vous y voyez de répréhensible.
- Ce n’est pas le sujet de conversation, c’est l’individu, Shizue-sama. Pas plus tard qu’hier, on m’a rapporté qu’il était sur l’Ile de la Larme, en compagnie d’une jeune courtisane, et que son attitude laissait peu de doutes sur leur degré d’intimité…

Le ton de Shizue se fait sévère.

- Il suffit, Kumiko-san. Je ne vous permettrai pas de critiquer plus avant le fils de notre hôte. Shosuro Jocho-sama s’est montré parfaitement poli et courtois à mon égard, et vous devriez être la première personne à savoir que colporter des rumeurs n’est pas honorable.
- Hai, Shizue-sama.

La jeune fille sent néanmoins que son interlocutrice n’est pas convaincue. Mais Doji Kumiko est trop polie pour poursuivre son argumentaire.

Shizue réalise avec un petit pincement qu’elle n’a pas été complètement honnête avec son redoutable chaperon. Préserver la réputation de Shosuro Jocho n’est pas vraiment ce qui la préoccupe. Elle ne souhaite pas non plus en savoir plus sur les geisha qu’il peut fréquenter, même si elle sait que cela fait partie des usages.
La vérité, c’est que leurs promenades et leurs discussions lui plaisent et l’intéressent ; cela fait longtemps qu’elle n’a pas eu de conversation aussi stimulante, aussi agréable. Son compagnon s’est révélé d’une personnalité plus complexe qu’il ne semblait de prime abord, et l’attention qu’il lui porte est à la fois respectueuse et flatteuse. Le fait que Jocho soit bel homme, et un des plus beaux partis de la ville, ne gâche rien. Shizue est d’un naturel modeste ; mais l’admiration et l’envie dont elle est l’objet, quand elle surprend les regards des passants, pour inhabituelles qu’elle soient, sont loin d’être désagréables.
Mais au-delà de cette petite vanité, elle sent que son compagnon saisit intuitivement beaucoup plus que ce qu’elle lui dit ; la sagacité de certaines de ses réflexions montrent une profonde connaissance de l’âme humaine. Cet homme tant décrié est probablement un des seuls qui comprenne réellement ce qu’elle ressent, et le soulagement qu’elle éprouve à rompre, pour la première fois de sa vie, sa profonde solitude.

Aussi c’est avec un sourire enjoué, et une pointe de malice au vu de l’expression pincée de Doji Kumiko, qu’elle accueille son visiteur quotidien.

- Que diriez-vous d’aller nous promener sur les remparts, Jocho-sama ? Cela nous changerait agréablement, suggère-t-elle avec espièglerie.

Elle sait pertinemment que la douairière est sujette au vertige, et apprécie peu les hauteurs.

- Excellente idée, Shizue-sama, répond-il d’une voix distraite.

Shizue fronce ses fins sourcils, et le regarde avec perplexité, et même un peu d’inquiétude. Il n’a pas l’air dans son assiette.

Ils avancent de concert, Doji Kumiko suivant à quelques pas de distance, et son compagnon, d’habitude disert, se montre anormalement silencieux.
Leurs pas les amènent jusqu’au pied des remparts, dont ils commencent à escalader les marches, et le fils du gouverneur n’a répondu à ses délicates tentatives d’engager la conversation que par des bribes de phrases laconiques. Il semble avoir l’esprit ailleurs.

- Quelque chose vous trouble-t-il, Jocho-sama ? s’enquière-t-elle, effrayée de sa propre audace.

La question pourrait être légitimement être prise pour de l’indiscrétion. Mais les discussions approfondies qu’ils ont eues ensemble donnent à Shizue le sentiment d’avoir gagné le droit de se préoccuper de la santé de celui qu’elle commence tout doucement à considérer comme, peut-être, un ami.

Jocho a un sourire contraint, et répond avec effort :

- Pardonnez mon impolitesse, Shizue-sama, je réalise que je suis d’une bien pauvre compagnie aujourd’hui. C’est cette pièce…

Shizue intervient doucement :

- Ah oui, la pièce de théâtre dont vous m’aviez parlé…

Elle jette un coup d’œil en biais, Doji Kumiko est en train de monter les marches avec une sage prudence. Si son compagnon souhaite lui faire des confidences, le moment est plutôt bien choisi. Elle se félicite intérieurement d’avoir suggéré cette destination.

- Oui…Je dois dire qu’elle m’a fait réfléchir.

Une pause. Il lève brusquement les yeux vers elle. Son regard est sombre, tourmenté.

- Puis-je vous parler en toute sincérité, Shizue-sama ?
- Bien sûr, vous pouvez vous confier à moi, vous le savez, répond Shizue avec bonté.

Le capitaine de la garde Tonnerre se met à marcher de long en large sur l’étroit chemin de ronde, à grandes foulées nerveuses. Les mèches de ses longs cheveux, les pans de son kimono noir brodé d’écarlate flottent au vent. Quoi que ce soit qu’il ait à lui dire, ce doit être d’importance, pressent Shizue. Elle jette un coup d’œil discret – Doji Kimuko est à présent à mi-parcours.

Il s’arrête brutalement.

- Non…je ne peux pas. Pas ici, pas ainsi.

Shizue hésite, puis sa discrétion et sa bonté naturelles la poussent à proposer :

- Si je peux faire quelque chose pour vous aider, ce sera de bon cœur, Jocho-sama. Je vous suis également redevable.

Le fils du gouverneur reste silencieux. Son œil sombre et méditatif se pose sur elle, comme s’il pondérait la valeur et la sincérité de sa proposition. Ils poursuivent leur promenade, silencieux.


Jocho a apprécié jusqu’à présent les journées passées avec la nièce du Champion d’Emeraude. Mais ce matin, sa fraîcheur et sa franchise lui paraissent niaises, son esprit étroit, sa beauté délicate fade et sans attrait, au regard du brûlot incandescent qui occupe une bonne partie de ses pensées depuis la veille.

Dès qu’il laisse son esprit dériver, il revoit les mêmes images obsédantes : les yeux turquoise au regard trompeusement limpide, les lèvres souriantes et entrouvertes, si proches qu’il en devine la douceur, la nuque d’opale au-dessus des épaules nues, il sent la chaleur, le parfum qui monte de l’échancrure entre les seins…et le désir monte en lui, avec une intensité dévastatrice.
Il lui faut cette fille. Mais selon ses termes.

En d’autres circonstances, peut-être aurait-il pu se laisser attendrir. Quelle que soit sa réputation, Jocho n’est pas fondamentalement cruel. Mais là, la jeune fille infirme en face de lui n’est qu’une étape, qu’un moyen nécessaire pour atteindre son objectif, selon les règles qu’il a lui-même fixées.

Il souffle à voix basse :

- Je passerai vous voir plus tard.

Shizue lui adresse un regard compatissant, et hoche imperceptiblement la tête.
Dernière modification par matsu aiko le 26 mars 2008, 10:36, modifié 2 fois.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 25 mars 2008, 21:13

- Tout à fait, Hida Yakamo dono, une pièce absolument remarquable. J’ai pris beaucoup de plaisir à assister à la première, tout comme Shosuro Jocho sama et Shosuro Tsukiko san, d’ailleurs.

L’oreille du Champion du clan du Crabe se dresse à l’évocation des noms du capitaine de la Garde Tonnerre et de sa maîtresse dans la même phrase. Il considère la jeune femme qui lui fait face avec une lueur d’intérêt soigneusement dissimulée. Un truc que lui a appris celle dont il est question, justement.

- Vraiment ?, lâche-t-il d’une voix distraite où perce une pointe d’ennui.
- Oui, nous nous sommes croisés devant le théâtre. Ils étaient en train de deviser et sont rentrés avant moi. Je les ai vus s’installer un peu plus loin ensemble, juste avant que l’on mette en place les paravents.
- Les paravents ?
- Oui, les paravents ! Délicieux, tout simplement délicieux. Nous n’étions pas assis tous ensemble dans une salle ouverte, mais isolés par petits groupes derrière des paravents qui nous cachaient de nos voisins. L’atmosphère de la pièce en a grandement bénéficié…
- Ah bon ?
- Oui ! Que je vous explique…

Yogo Osako se lance dans une présentation par le menu du drame de Furuyari, sous le regard faussement agacé de Hida Yakamo, qui opine du chef à plusieurs reprises durant son discours, histoire de montrer un vague intérêt à ce qu’elle raconte, mais qui l’écoute religieusement. Il se prend même à sourire pour ponctuer ses observations, faisant preuve d’une duplicité dont il ne se serait jamais crû capable.

Décidément, son petit séjour chez les Scorpions lui ouvre des perspectives intellectuelles époustouflantes. Lui qu’on prend pour un gros lourdaud se découvre des talents pour la manipulation et le mensonge, qu’il n’aurait jamais soupçonnés. Son attitude a juste ce qu’il faut d’irritée pour que la prolixe Osako ne soupçonne pas que ce qu’elle dit l’intéresse au plus haut point.

Evidemment, s’il pouvait se douter que c’est tout à fait l’effet recherché… Il ne perdrait pas de temps et la secouerait simplement très fort pour qu’elle dise tout de suite ce qu’elle veut, lui épargnant ainsi un bon quart d’heure.
C’est donc très logiquement de fort méchante humeur qu’il rentre en fin d’après-midi à la résidence qu’il occupe en ville.
Il a failli exploser quand la magistrate a glissé que la jeune femme était sortie au bras de Jocho, au vu et au su de tout le monde.


Shosuro Tsukiko a dû remplir quelques obligations sociales aujourd’hui. L’un de ses condisciples lui a demandé de l’accompagner à une cérémonie du thé, donnée par un de ses cousins. Elle subodore que cette invitation n’intervient que pour mettre en valeur le condisciple en question, qu’elle a déjà vu se pavaner en compagnie de quelques-unes des plus jolies femmes de la cité.
Renseignement pris auprès de plusieurs de ces dames, il s’avère que le samurai en question tente ensuite des approches pour le moins directes à l’encontre de celles qu’il invite. Et d’après ce qu’il se murmure, on soupçonne Bayushi Otado d’être plus fin.

Elle a dû sourire et faire comme si ce qu’il racontait était fascinant, a étouffé les répliques acerbes et les remarques désobligeantes quant à sa culture littéraire approximative, mais n’a pas manqué de sentir les regards appuyés qu’il lui destinait.
Faire avec et donner le change. Si ça continue, elle va finir par en faire sa devise.

C’est donc très logiquement fort agacée par la transparence masculine qui l’entoure qu’elle rentre en fin d’après-midi à la résidence occupée par la délégation du clan du Crabe.


Yakamo tourne comme un fauve dans la pièce qui lui sert de bureau. Il vient de jeter dehors (littéralement) l’officier qui avait eu l’audace de le questionner sur sa journée, et n’attend visiblement qu’un prétexte pour faire de même avec son karo. Mais Hida Kyoko n’est pas ce qu’on appelle une débutante dans certains domaines, et surtout, elle fréquente l’héritier du clan du Crabe depuis trop longtemps pour ne pas être accoutumée à ses sautes d’humeur et ses colères parfois mémorables.

Elle a donc pris le parti de rester silencieuse et de laisser passer la tempête, debout près du siège dans lequel il a vainement tenté de rester assis.

- Je vais le tuer. Je l’attends près de la petite porte et je le jette dans le fleuve, puis j’enfonce lentement sa tête sous l’eau afin de savourer la peur dans son regard de fouine, et ensuite je le noie.
- Votre plan est brillant, mon seigneur, mais j’y vois une faille cependant.

La voix douce de la femme près du siège le fait se retourner si vite qu’il manque la surprendre, mais aucune émotion ne transparaît sur les traits fins de son visage.

- Laquelle ?, gronde-t-il.
- C’est le fils de votre hôte. Et elle n’en a qu’un.
- Je déteste quand tu as raison, grommelle-t-il en frappant un pauvre shoji qui ne lui demandait rien.
- Je le sais, mon seigneur, mais c’est pour ça que je suis là.

Il entend la porte de la cour s’ouvrir et la voix douce de Tsukiko qui salue les samurais de faction, regarde Kyoko et lâche d’une voix froide :

- Va la chercher. J’ai quelques questions à lui poser.
- Hai, mon seigneur.

Quand elle entre dans la pièce, elle sait tout de suite que quelque chose ne va pas, mais elle prend le parti de le laisser venir.
Ce qui ne tarde pas.

- Avec qui étais-tu au théâtre hier soir ?
- J’y suis allée seule, et je suis tombée sur Shosuro Jocho en attendant l'ouverture des portes. Il m'a invitée à regarder la pièce avec lui, ce que je n'ai pas pu refuser.
- Tu ne me l’as pas dit.
- Tu ne m’as rien demandé.
- Je n’ai pas besoin de te demander cela ! Comment oublies-tu de me parler de celui avec qui tu regardes une pièce de théâtre, derrière des paravents ?
- Mais enfin, Yakamo, c'était la mise en scène ! Je n'ai pas le pouvoir d'obliger les troupes de théâtre à faire en sorte de te ménager ! Et que crois-tu qu’il se soit passé derrière ces paravents ?
- Je te le demande.
- Rien. Absolument rien. Que veux-tu qu’il se soit passé ? Je n'ai rien à me reprocher. Et puis d’abord, qui t’a dit que j’y étais allée avec Jocho ?
- Yogo Osako. Elle m’a tenu le crachoir pendant une demi-heure avec cette foutue pièce ! Et pourquoi donc t'es-tu exhibée à son bras lorsque vous êtes sortis ? La moitié de la ville vous a vus !
- Je ne me suis pas exhibée, Yakamo. J'ai eu un malaise et il m'a aidée à marcher jusqu'à un palanquin. Tout le monde a vu que je ne me sentais pas bien. Je suis partie tout de suite après la fin du spectacle. Mais je suppose que cela, Yogo Osako s'est bien gardée de te le dire...

Ses explications ne le satisfont qu'à moitié, mais insister, c’est insinuer qu’elle ment, qu’il ne lui fait pas confiance. Il lui fait confiance à elle, pas à ce succédané de guerrier qui sert de capitaine à la Garde Tonnerre de la ville. Il n’insiste pas, ce qui laisse son karo muette de saisissement derrière le shoji.
Décidément, elle le trouve très conciliant avec cette jeune personne…

Tsukiko inscrit dans sa liste de coups à rendre, juste après la crasse de Jocho, la petite vacherie d’Osako. Elle pense même un bref instant faire alliance avec le capitaine de la Garde Tonnerre pour lui faire payer sa mesquinerie, mais écarte bien vite cette idée de son esprit. Seules les Fortunes savent ce qu’il est capable de lui demander en échange de ce qu’il pourrait percevoir comme un service à lui rendre.
Dernière modification par Kakita Kyoko le 28 mars 2008, 17:37, modifié 1 fois.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 28 mars 2008, 00:42

Jocho connait sa ville par coeur. Ses palais, ses temples, et ses bas-fonds. Le quartier noble, celui des pêcheurs, des marchands, des tanneurs, et l’Île de la Larme. Ses commerçants, ses artisans, ses soldats, ses eta. C’est son aire de jeu, son habitat, son terrain de chasse. Il sent ce qui s’y passe, comme un animal flaire instinctivement tout changement dans son territoire. Et quand ce n’est pas le cas, il y a toujours une épouse délaissée, une fille rougissante, une servante aimable, disposée à rendre quelque menu service contre un sourire ou une faveur du beau capitaine de la garde Tonnerre.

C’est son royaume, et il en est le prince.

Ici, il peut faire ce qu’il veut, comme il veut, en toute impunité, ou presque.

Hyobu tente bien, depuis maintenant de nombreuses années, de le couler dans le moule qu’elle lui destine : lui succéder à la tête de la ville.
Mais Jocho a autant horreur des moules que des règles, et s’attache à multiplier les frasques comme à plaisir pour bien lui démontrer que ses tentatives sont vouées à l’échec. Pourquoi son honorable mère n’a-t-elle toujours pas renoncé à lui faire entendre raison, c’est un mystère.

Il y a néanmoins des gens avec lesquels même lui est obligé de prendre certaines précautions. Des gens comme Matsu Tsuko, Isawa Tomo, Hida Yakamo, …ou Doji Shizue.
Shizue a beau être une jeune infirme dénuée de toute rouerie courtisane, elle évolue à la cour Impériale, c’est la nièce du Champion d’Emeraude, la sœur d'un duelliste renommé, Doji Hoturi, et d’un redoutable combattant qui n’a pas fait moins de trois écoles de bushi, Doji Kuwanan.
La différence de rang entre eux est telle que la nièce du Champion d’Emeraude pourrait parfaitement le détruire d'un revers d'éventail.
Nuire à Shizue, c’est potentiellement terminer avec quelques duels sur les bras contre les plus fines lames de l’Empire. Et il s’agit du meilleur des cas.

Bien sûr, c’est là tout l’intérêt du pari.

* * *

- Un message pour vous, Shizue-sama.

La jeune fille ouvre la lettre très officielle que lui tend le serviteur, et s’exclame :

- Kumiko-san, vous voyez que vous aviez tort de décrier nos hôtes ! L’intendant et son épouse vous invitent à prendre le thé cet après-midi, et ils souhaiteraient également vous faire visiter une partie du Palais. Peut-être, ajoute-t-elle malicieusement, vos remarques ont-elles porté leurs fruits…

Doji Kumiko s’est en effet plainte de façon répétée de l’exiguïté de son logement, qui n’était pas selon elle digne du statut de l’entourage de la nièce du Champion d’Emeraude.

La dame de compagnie se redresse, et s’autorise un petit sourire de satisfaction. Doji Kumiko est plutôt flattée, en fait, de cette invitation. Elle a connu des jours plus glorieux et souffre d’être systématiquement reléguée au second plan.

- Ce n’est pas impossible, Shizue-sama. M’autorisez-vous à me rendre à cette invitation ?
- Naturellement, Kumiko-san. Une des servantes me tiendra compagnie.

Doji Kumiko fait une courbette, et s’en va s’apprêter. De fait, le gouverneur a fourni ses honorables invitées avec une petite horde de servantes. Sa maîtresse ne manquera de rien.

Une bonne demi-heure plus tard, Jocho est prévenu du départ de la dame de compagnie. Il sait pertinemment – et pour cause - que Doji Kumiko va être retenue tout l’après-midi par Shosuro Takamori et son épouse, Namiko.

Le champ est libre.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 03 avr. 2008, 00:44

- Entrez, Jocho-sama.

Shizue est un peu embarrassée. Certes, le capitaine de la Garde Tonnerre lui avait dit qu’il viendrait la voir. Elle ne s’attendait pas néanmoins à ce qu’il passe l’après-midi même, alors que sa dame de compagnie s’est absentée.
Avec délicatesse, son visiteur a saisi son embarras, et avec un parfait naturel a intercepté une des servantes en lui disant qu’il mourait de soif, et lui a demandé de bien vouloir rester à proximité.
Après quelques instants, les besoins de l’étiquette l’emportent sur la gêne. Shizue fait admirer la vue du jardin à son visiteur, parle de choses et d’autres, puis entame délicatement la conversation. Elle sait que son visiteur a quelque chose sur le cœur – quelque chose qu’il n’a pas pu, ou pas voulu, lui dire ce matin.

- De ce qu’on m’en a dit, il semblerait que cette pièce de Furuyari soit tout à fait remarquable…Je regrette d’avoir été retenue par ce dîner officiel, mais je ne manquerais pas d’assister à la prochaine représentation.

Jocho la fixe d’un regard sombre. Inquiétant, presque. Ses yeux sont cernés, ne peut s’empêcher de noter Shizue.

- Remarquable, c’est le mot.

Une pause.

- Cette pièce, voyez-vous, parlait de fantômes, et de la façon dont certaines obsessions peuvent se révéler fatales.

Il fait un pas de côté, et se retourne vers elle.

- Or il se trouve que depuis plusieurs jours, je ne suis pas dans mon état normal. Une image m’obsède, dévore mes pensées, envahit mes jours et mes nuits. Cette pièce a été le révélateur qui m’a permis de comprendre.
Je suis hanté.
Par vous.

Il interrompt de la main sa réaction naissante et poursuit d’une voix basse, intense, retenue.

- J’ai tenté de lutter contre cette obsession. En vain. Elle est en train de me détruire. Je ne dors plus, je mange à peine, je n’ai plus goût à rien.
C’est ainsi, il n’y a rien à faire. Je ne peux vivre sans vous.
- Jocho-sama ! Que dites-vous !
- Ce que je ne peux taire plus longtemps.

Il se rapproche. Shizue recule, horrifiée.

- Vous m’aviez promis ! Sur votre honneur de samurai !

Il s’arrête, et a un sourire amer.

- Quelle cruauté. Vous m’avez fait entrevoir qu’il existe un ciel, et vous me le déniez. Vous avez fait miroiter de l’eau à un homme assoiffé, et vous enlevez la coupe.
Vous m’aviez promis de m’aider. N’était-ce que des mots ?
Vous portez le fardeau de votre infirmité avec courage. Ne comprenez-vous pas à quel point il m’est difficile de lutter contre la malédiction de ma naissance, de résister à toute cette pression sociale qui ne veut qu’enlaidir et qu’avilir, à la façon même dont ma nature a été façonnée !
Grâce à vous j’ai découvert la beauté, l’honneur, la générosité et l’excellence, et c’est le plus enivrant des breuvages. Il ne m’est plus possible de me passer de vous, ou des aspirations que vous avez éveillées en moi…
Ne serait-ce pas justice, que vous m’accordiez quelque chose, après m’avoir tant pris ?
Ne serait-ce pas du courage, que d’aller jusqu’au bout de ce que vous avez commencé ?
Ne serait-ce pas de l’honnêteté, que de l’admettre ?
A cause de vous, je suis en butte aux moqueries, aux sarcasmes ; à cause de vous, ma réputation est en miettes, ma famille et mon clan me rejettent.
Et à présent, vous me fermeriez votre porte ?
Non, Shizue-sama, vous n’avez plus ce choix. Il est trop tard.

Il fait un pas en avant. Son expression est à la fois passionnée et implacable. Shizue fait un pas en arrière, se retrouve acculée à la paroi, et jette un coup d’œil désespéré à la servante. Mais celle-ci semble s’être changée en statue.

- Comment osez-vous ! C’est vous qui êtes venu me trouver !

Jocho la dévisage, une étrange expression, un peu lasse, traverse ses traits, ses épaules s’affaissent un peu. Il demande doucement :

- Votre cœur est-il si dur ? Alors il ne me reste plus qu’une chose à faire, car sans vous la vie n’a plus de sens.
A défaut de compassion, je sais au moins que vous avez de l’honnêteté.
Shizue-sama. Regardez-moi, là, dans les yeux, et dites-moi que vous ne percevez pas mon besoin, dites-moi que vous ne ressentez rien pour moi.
Si c’est le cas, je m’en irais, et je ferais la seule chose que je puisse faire, sans une plainte.

Il lui prend les mains, si délicatement qu’elle ne peut s’en offusquer. Ses paumes sont larges et chaudes.

Les yeux pâles croisent les yeux noirs et orageux, hésitent, et, finalement, se détournent.

- Shizue….souffle-t-il, avant de l’embrasser avec fougue.

Elle se laisse faire, comme anesthésiée, sans force.

La servante fait doucement coulisser le shoji, sort silencieusement, le referme. La dernière vision qu’elle emporte est celle de la jeune fille abandonnée dans les bras du fils du gouverneur, les yeux clos, la tête rejetée en arrière, comme une belle proie exsangue, et au-dessus le sourire de Jocho, féroce et triomphant.
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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 03 avr. 2008, 12:30

Tsukiko s’installe dans les jardins de Daikoku, au pied du grand mûrier où elle a l’habitude de s’asseoir quand elle veut être tranquille, et ouvre les Petites Vérités. Elle aime cet ouvrage, délicieusement irrespectueux, un brin caustique, il foisonne d’idées sur les mille et une façons de faire payer au centuple les coups de ses ennemis. Elle a besoin d’inspiration pour que Yogo Osako regrette amèrement ce qu’elle a osé faire. Mais contrairement à la magistrate, Tsukiko sait où frapper pour que cela fasse très mal. Très, très mal.
Elle n’a pas commencé sa lecture depuis dix minutes qu’un murmure en provenance des buissons attire son attention.

- Hé… Moineau…

L’endroit est calme et paisible, peu fréquenté par les habituels quidams qui passent et repassent dans les allées du jardin. Mais surtout, on est incapable de s’en approcher sans se faire entendre. C’est pour cette raison que Tsukiko se dit que celle qui l’appelle est là depuis un bon moment et a attendu qu’elle soit tout à fait seule pour parler.

Son regard turquoise se tourne discrètement en direction du taillis et elle aperçoit Yumi, l’une des servantes de la maisonnée du gouverneur. Les deux se connaissent depuis que Tsukiko est arrivée en ville, et la courtisane a su cultiver cette source d’informations si précieuse à Ryoko Owari Toshi. Car comme le dit Sun Tao, une autre de ses lectures, qui tient le renseignement tient le pouvoir. Ici plus qu’ailleurs, l’adage se vérifie au quotidien.

Les deux jeunes filles se sourient et Tsukiko se déplace comme pour se protéger du soleil qui darde ses rayons en cette fin d’après-midi. Ce faisant, elle se rapproche du buisson dans lequel est tapie sa source.

- Alors, Yumi chan, comment va ?
- Ma foi, on ne peut pas se plaindre, et toi ?
- Comme d’habitude, je fais avec.
- J’ai des nouvelles pour toi. Tu m’avais demandé de tenir la conteuse Grue à l’œil.
- Ah… Du nouveau ?
- Le beau Jocho sort de chez elle. Il y a passé tout l’après-midi, et ils n’ont pas discuté bushido…
- Oh... Je vois.

Tsukiko a une pensée compatissante pour la pauvre Shizue. Elle est persuadée qu’il va se montrer d’une abjecte cruauté avec elle. Il n’y a qu’à voir ce qu’il a fait avec Shiba Shonagon pour s’en persuader. De toute façon, il est prêt à beaucoup de compromissions pour gagner, et réalise sans doute que toute sa famille pourrait être détruite à cause de ce qu’il s’apprête à faire. Et sans doute aussi est-ce là tout l’intérêt de la chose.
Ce serait en tout cas à ses yeux à elle le seul intérêt qu’il pourrait avoir. Et c’est bien pour ça qu’elle en est aussi sûre. Ils ont tous deux sur certains sujets une sorte de similitude de pensée.

- Est-ce que tu veux que je continue à la surveiller ?
- Inutile, laisse Panier s’en charger, il est très fort pour cela. Laisse traîner tes oreilles, tu as le chic pour entendre des choses qu’on ne veut pas faire savoir.

Panier, six ans, est le dernier petit frère de Yumi. Tout le monde l’appelle comme ça parce qu’il a l’habitude de dormir dans tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à un panier. Il a une bouille toute ronde et un sourire parfois édenté irrésistible qui fait fondre tout individu de sexe féminin ou doté d’un tant soi peu de sensibilité…

- D’accord. Je file, on m’attend. Je te tiens au courant.

Il y a un bruit de feuille puis le silence. Yumi est partie.
Tsukiko réfléchit un instant à la nouvelle et pince les lèvres. Jocho prépare un mauvais coup, c’est l’évidence. Au vu de leur soirée au théâtre, de ce qu’il a dit, il va agir. Et elle va le haïr.
Elle soupire et rouvre le livre.

D’abord, expliquer à Osako chan qu’il ne faut surtout pas qu’elle recommence.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 04 avr. 2008, 00:10

- Shizue-sama ! Vous sentez-vous bien ? demande la voix inquiète de Doji Kumiko au travers du shoji.

Les larmes coulent, une à une, sur le papier, transformant les lignes délicatement calligraphiées en mare d’encre. La jeune fille rajuste d’une main tremblante une mèche errante de ses longs cheveux de neige. Etonnamment, sa voix, sa voix flexible de conteuse, ne tremble pas quand elle répond :

- Oui, merci, Kumiko-san. Je suis juste un peu fatiguée. Je voudrais me reposer.

Elle plie, soigneusement, la lettre. Son regard revient, avec la force inexorable d’un arbre qui s’abat, se poser sur l’éclat métallique de la lame, posée à côté de l’encrier, avant de prendre une nouvelle feuille et de mouiller le pinceau. Ses lèvres tremblent. Mais elle prend le pinceau de sa main fine, et trace résolument la barre d’un kanji.

Comment en est-elle arrivée là ?

* * *

La clarté de l’après-midi diminue, caressant de sa lueur dorée la soie éparpillée, les corps étendus.

L’homme se redresse sur un coude, lisse du doigt la joue humide de la jeune fille, pose son doigt sur ses lèvres. Les yeux de celle-ci s’entrouvrent. Ils sont voilés de larmes, remplis de confusion, d’incompréhension, de crainte, et de honte.

- Ne craignez rien, ceci restera notre secret, sourit-il, grave et rassurant tout à la fois.
Oui…je sais. Vous avez peur, vous vous demandez quoi faire, vous craignez le scandale potentiel.
Vous avez raison. Les gens sont tellement malveillants, et les rumeurs si vite propagées, surtout ici…S’ils savaient que vous m’avez reçu en l’absence de votre dame de compagnie, voire que vous avez provoquée celle-ci, peut-être, en l’envoyant à l’extérieur, alors que nous avons souvent été vus ensemble, ils seraient prompts à supposer que vous aviez décidé de vous passer de chaperon, et votre réputation en serait irrémédiablement ternie… Je sais combien c’est injuste que les femmes soient montrées du doigt, soient d’office jugées coupables, dans ce genre de cas…
Mais c’est sûr qu’il nous faudra être d’une grande prudence pour que notre secret ne soit pas ébruité. Sinon, c’est le scandale, le déshonneur, pour nous deux, mais surtout pour vous.

Les yeux de Shizue s’agrandissent alors qu’elle réalise, effondrée, la terrifiante réalité de cette menace. Elle imagine trop bien les sourires entendus, les commentaires à voix basse, les regards en coin. Quel délicieux potin, la petite Shizue s’est fait culbuter par le fils du gouverneur.

- J’espère que vous comprenez le risque que je prends en vous parlant de la sorte. Mes pairs seraient trop heureux de dire que je me suis ridiculisé, en tombant amoureux comme un jouvenceau, ou que j’ai eu pitié de vous en raison de votre infirmité.

Là, c’est vraiment un coup bas. Mais il n’a pas pu s’en empêcher. La lèvre tremblante de Shizue est sa réponse.

- Bien sûr, maintenant que je connais vos sentiments à mon égard, je vais faire le nécessaire pour demander officiellement votre main. Mais dans l’intervalle, il nous faut être discrets, surtout avec votre famille et vos proches, votre dame de compagnie. Ne leur dites rien.
Si votre oncle ou vos frères apprenaient ce qui s’est passé avant que nous soyons unis au grand jour… ils vous rejeteraient, vous considèreraient comme une moins que rien. Je sais trop, hélas, ce que c’est que d’être traité en paria. Je ne supporterai pas de vous voir en butte à l’opprobre, à la honte publique. Je ne veux pas que vous voyiez ce genre de mépris dans leurs yeux.

Il poursuit doucement :

- Heureusement, vous pouvez comptez sur moi, comme je sais pouvoir compter sur vous. Je serai muet comme la tombe.
Rhabillez-vous promptement, à présent. Je me charge d’assurer le silence de la servante.

Il dépose un baiser sur ses lèvres. Elles ont un goût salé. Jocho a un sourire compréhensif, et essuie doucement du pouce une larme qui a roulé, solitaire, sur sa joue.

- A très bientôt…Shizue.

* * *

- Ah, Shizue-sama, c’est vous qui aviez raison ! Nos hôtes sont décidément plein d’égards.

Doji Kumiko babille avec animation, les joues rosies d’excitation, toute à l’enthousiasme de l’accueil exceptionnel que lui ont réservé Shosuro Takamori et son épouse.

- J’ai pu visiter la totalité du Palais – hormis les quartiers réservés, bien sûr – les dépendances, les jardins, ils m’ont raconté des anecdotes surprenantes, et l’histoire de ce lieu. De mon côté, j’ai pu les éclairer sur quelques délicats problèmes d’étiquette, et sur certains des us et coutumes de la cour qui leur étaient inconnus. Ils m’en ont remercié avec une politesse exquise, et leur cérémonie du thé était digne d’éloges. Vraiment, des hôtes parfaits.
- Et je ne vous ai pas encore parlé du meilleur ! Ils m’ont trouvé des appartements magnifiques, à peine un peu plus éloignés des vôtres, dans l’aile Ouest. Il paraît que leur dernier occupant n’était autre que le daimyo de la famille Yogo ! A mon sens, ce serait gravement les offenser que de refuser pareil honneur…

Ayant interrompu momentanément son flot de paroles, Kumiko s’alarme alors de l’inhabituel silence de sa maîtresse, et de sa pâleur.

- Quelque chose vous fait souci, Shizue-sama ?
- Non, ce n’est rien.
- Vous devriez vous reposer…Je vous ai dit que ces longues promenades étaient fatigantes pour une jeune fille comme vous.
Allongez-vous, je vais vous faire préparer une bonne tasse de thé.

La dame de compagnie sort d’un pas inhabituellement allègre, dans un grand envol de manches turquoises.

Derrière elle, silencieuses, les larmes couvrent à nouveau les joues de Shizue, alors qu’elle contemple d’un regard d’animal pris au piège le shoji qui vient de se refermer.

* * *

Il est revenu cette nuit-là, et la nuit suivante aussi.

Il a pris son temps, il a fait les choses lentement, savamment, avec une autorité et une assurance irrésistibles. Shizue ne sait ce dont elle doit avoir le plus honte, d’avoir cédé à cet homme, du mensonge qu’elle vit, ou des sensations troublantes que ses caresses font naître en elle.
Elle ne se reconnaît pas. Elle, si réservée, si pudique, s’abandonne comme on se noie. Elle ne s’appartient plus.
Ces étreintes silencieuses, furtives, fiévreuses, ont le goût de la honte, de la culpabilité, l’entraînent dans l’abîme vertigineux de la chute. Elles ressemblent à la fatalité.

Jocho n’a pas été brutal. Mais il ne lui a pas laissé la moindre échappatoire, non plus. Il a exigé son droit sur elle – inconditionnel, absolu – avec la force d’un ouragan, et comme une feuille emportée par la tempête, elle n’a pu que se laisser faire.

Elle sait, bien sûr, que si elle parle, si elle n’arrive pas à donner le change, c’est le déshonneur assuré. Jusqu’à présent, elle a prétexté être souffrante, et a refusé de voir quiconque. Combien de temps ce stratagème va-t-il marcher, elle l’ignore.

Mais ce qui la trouble plus que tout, c’est l’ambivalence de ses sentiments à son égard. Elle se sent étrangement attirée par cet homme qui lui réclame des témoignages de son affection, devine ses pensées les plus intimes, lui impose sa volonté et semble connaître son corps mieux qu’elle ne le connaît elle-même. Elle le redoute, elle le craint – mais a-t-elle jamais été autant désirée, a-t-elle jamais eu un tel sentiment d’appartenir, corps et âme, à quelqu’un ?

Aussi quand le soir tombe, elle attend le glissement du shoji du jardin, qu’il lui a commandé de laisser entrouvert, avec un mélange d’angoisse, d’anticipation et de fièvre.

Mais ce soir, il n’est pas venu.
Elle a attendu, attendu encore, jusqu’à ce que Seigneur Lune soit haut dans le ciel, mais le shoji est resté entrouvert sans que sa silhouette vienne s’y encadrer, sans que son corps se coule sur le sien.
Sa première réaction a été le soulagement. C’est un répit inespéré. Elle a dormi, comme morte, pendant une bonne partie de la journée.

Quand, la nuit suivante, il ne s’est pas non plus manifesté, le soulagement s’est transformé en espoir timide. Se pourrait-il qu’il lui accorde une trève ? Aurait-il choisi de se montrer généreux ?

Mais quand il n’est pas non plus venu la troisième nuit, elle a commencé à se poser des questions.

Que se passe-t-il, au juste ?

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 06 avr. 2008, 15:13

Trois jours.

Cela fait trois jours que Yakamo se pose la question. Elle a trahi sa confiance, il le sait à présent. Trop de choses concordent. Trop de témoignages probants. Il doit prendre une décision, il ne peut pas continuer ainsi, en sachant qu’elle l’a pris pour un imbécile depuis le début, qu’elle a joué avec ses sentiments, avec lui.

Mais pourquoi donc est-ce si pénible ?


******


- Je pense que nous devrions en rester là, ma dame. Pour votre sauvegarde.

Il s’est tourné vers elle et a dit cela alors que Yogo Osako vient à peine de s’éloigner. Elle n’a pas pu ne pas entendre. Son regard gris est froid et dur, il se tient très droit, tout son charisme de guerrier mis en avant pour appuyer cette petite phrase.
Tsukiko le regarde sans comprendre sur le moment, puis s’incline lentement. Son visage n’exprime pas ce qu’elle ressent à cet instant précis, mais Osako ne s’y trompe pas quand elle tourne discrètement la tête vers le couple qui devise en pleine rue. Un sourire mauvais se dessine sur ses lèvres fines quand la courtisane répond :

- Comme il vous plaira, mon seigneur.

Elle s’éloigne et le champion du clan du Crabe croise les bras dans son dos tandis qu’il la regarde partir. Osako dissimule la lueur de triomphe et s’absorbe dans sa conversation avec le garde de la ville quand il se tourne vers elle. Jusqu’ici, tout se déroule comme elle l’a planifié. Yakamo passe devant elle et la salue d’un signe de tête avant de reprendre le chemin de la maison qu’il occupe, le regard sombre et la mine peu avenante.

Tsukiko ne se retourne pas, disparaît au coin de la rue. Les gens se retournent parfois sur son passage, la douleur dans son regard turquoise est poignante, mais ses yeux sont secs. Une digne représentante du clan du Scorpion ne pleure pas en public, quand cela n’a pas d’utilité.


******


La magistrate investit avec quelques hommes la maison où l’on prétend avoir vu des trafiquants d’opium. Le quartier dépend de Subtil, alors son escorte n’est pas très nombreuse, et pour cause. L’endroit, peu fréquenté, est silencieux et mal éclairé, le soleil à l’extérieur les oblige à s’arrêter quelques instants, le temps pour leurs yeux de s’accoutumer à la pénombre.
Soudain, tout va très vite. Des ombres s’abattent sur les gardes qui l’accompagnent et les neutralisent en un souffle avant de disparaître de nouveau, entraînant leurs victimes avec elles. Osako se retrouve seule au milieu de la pièce, interdite. Sa main se pose sur la tsuka de son katana par réflexe, et elle sent son cœur qui s’accélère en même temps que son souffle. Que signifie donc tout cela ?

- Tsss… Tsss… Tsss… Lâchez ça, Yogo san. Vous pourriez vous blesser.

Une voix de femme s’élève dans son dos et elle fait volte-face en un éclair. La silhouette de Hida Kyoko, cintrée dans un kimono gris, se découpe contre le mur où elle s’est négligemment appuyée, s’en détache lentement et fait un pas vers elle. La menace est perceptible dans ses gestes, son regard bleu glace qui se pose sur la magistrate, sa façon de se déplacer.

- Que signifie cette mascarade ?, grince la première en reculant prudemment.
- C’est plutôt à moi de vous poser cette question.
- Comment ? Mais je ne comprends pas ce que vous voulez dire…
- Je ne pense pas. Vous savez parfaitement pourquoi je suis là.
- Pas du tout ! Je suis en mission officielle !
- Allons, nous savons toutes deux à quoi nous en tenir.

Le karo de Hida Yakamo continue de s’avancer et la main d’Osako se crispe sur son sabre. La dame du clan du Crabe a un sourire ironique.

- Je vous ai déjà dit que vous alliez vous blesser, Yogo san. La peur rend les gestes plus hésitants. Vos sensei ne vous l’ont jamais dit ?
- Je vous interdis !

L’insulte fait réagir la magistrate d’une manière moins pondérée que d’habitude. La lame jaillit du fourreau, mais elle se rend compte bien trop tard de la fulgurance des réflexes de la femme qui lui fait face. Son katana devance le sien dans le plus pur style de la famille Kakita, et vient frapper douloureusement la chair de sa main et de son avant-bras, lui faisait lâcher prise. Le sabre tombe au sol, Osako grimace, retient un cri. La souffrance lui fait mettre un genou à terre, et elle constate avec effroi que la peau n’est même pas entamée.

- Je vous avais pourtant prévenue. On ne devrait pas laisser des armes aussi dangereuses à des enfants. Le clan du Scorpion devrait le savoir.

Hida Kyoko tourne lentement autour d’elle, comme un fauve qui accule sa proie. Elle considère sans chaleur celle qui est à sa merci, soupire. Ce que son seigneur lui a demandé de faire la répugne, mais elle doit obéir. Il lui a laissé carte blanche pour lui donner une leçon. Cuisante, selon ses propres termes.

- N’y voyez rien de personnel, Yogo san. Mais vous avez oublié certaines règles que je me dois de vous rappeler, afin de m’assurer que vous ne commettiez plus la même erreur à l’avenir.

Le poing s’abat avec force dans son dos, la projetant au sol. Le coup de pied la cueille au foie, lui coupant le souffle, et la soulève de terre, pour l’y renvoyer immédiatement d’un coup de coude qui imprime une brûlure insoutenable dans son dos.

- N’approchez plus mon seigneur, Yogo san.

Le poing frappe, encore et encore, épargne le visage, constelle d’hématomes le corps supplicié de la magistrate.

- Ne lui adressez plus la parole, Yogo san. A la honte de la divulgation de cette correction, s’ajoutera sans doute la cuisante douleur de Chikara entamant vos chairs et vous laissant infirme. S’il est de bonne humeur.

Le pied écrase le tendon du genou et la magistrate étouffe un autre cri. La raclée reprend, il lui semble qu’elle dure une éternité, mais son visage, son cou, ses mains, aucune partie visible de son corps n’en porte les stigmates.
Hida Kyoko cesse enfin de frapper. Son souffle est toujours aussi lent et régulier, en totale opposition avec la violence qu’elle vient de déchaîner sur Osako. Son expression est parfaitement calme et sereine quand elle la soulève de terre d’une seule main et la rapproche d’elle, qu’elle plonge son regard clair dans celui, terrifié, de sa victime.

- N’approchez plus mon seigneur, Yogo san.

Elle la laisse retomber dans la crasse et la poussière de l’endroit sans un regard. Les ombres sortent alentour et se rapprochent silencieusement, tandis que le bruit de la chute de plusieurs corps se fait entendre. La magistrate pense à un moment qu’elle va quand même la tuer tandis que Kyoko ôte ses gants et regarde ses mains. Pas de marque.
Elle considère la femme à ses pieds en silence un instant avant d’ajouter :

- J’espère que nous nous sommes comprises, Yogo san. Si ce n’est pas le cas, je reviendrai. Accompagnée. Ce sera sans doute plus douloureux, mais la douleur ne sera pas que physique. C’est fou ce qu’un homme peut se montrer inventif quand on lui permet de jouer quelques heures avec une vierge.

La voix glaciale assène cela sans aucune émotion. C’est juste la constatation de ce qui va se passer, ni plus, ni moins. Des petits rires s’élèvent du groupe qui l’entoure, qu’elle fait taire d’un simple geste de la main.

- Partons. Au plaisir de vous revoir dans d’autres circonstances, Yogo san.

La troupe s’éloigne aussi silencieusement qu’elle est arrivée et disparaît par la porte de derrière, laissant la magistrate tremblante et gémissante sur le sol de la maison déserte.
Dernière modification par Kakita Kyoko le 05 mai 2008, 11:34, modifié 3 fois.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 06 avr. 2008, 21:42

Trois jours sans qu’il se manifeste. Où est-il, que fait-il, pourquoi, après l’avoir harcelée jour et nuit, la délaisse-t-il soudain ?
Le désir d’en avoir le cœur net réussit à faire ce à quoi le désespoir avait échoué. Il l’aiguillonne suffisamment pour lui donner le courage de sortir de ses appartements, où depuis trois jours elle refuse de voir quiconque, y compris – et surtout – Doji Kumiko. Elle redoute l’œil aigu de la dame de compagnie.
C’est donc sans aide que Shizue s’habille et se maquille, masquant ses cernes sous la poudre de riz. Elle a toujours eu une carnation claire, mais les ombres sous ses yeux lui donnent un air de fantôme.
Elle vérifie une dernière fois son apparence dans la glace, puis sort, faisant fi des exclamations et des questions des serviteurs.

Par habitude, elle oriente ses pas vers les jardins du Scorpion, mais Jocho n’est nulle part en vue. Elle va ensuite le long du fleuve, et sur les remparts. Bien que sa jambe commence à lui faire mal sous l’effort de cet exercice inaccoutumé, elle explore les allées du quartier noble, puis le quartier marchand, et finit par l’apercevoir en revenant vers le Palais du gouverneur, en grande discussion avec un groupe de courtisans.
Elle s’approche, il ne semble pas prêter la moindre attention à son arrivée. Puis quand sa proximité devient impossible à ignorer, il la salue d’un « Shizue-sama » protocolaire, la voix soigneusement neutre, comme s’il ne s’était jamais rien passé entre eux, et reprend sa conversation.

Au moment où, celle-ci terminée, elle s’apprête à intervenir, il salue l’assistance :

- Pardonnez-moi, mes devoirs m’appellent, il me faut prendre congé.

Il s’incline brièvement, et s’éloigne d’un pas alerte.

Décontenancée par son attitude distante, Shizue décide d’assister au dîner chez le gouverneur, où il sera forcément présent.
Mais, ce soir-là, sa place reste obstinément vide. Shizue tente vaillamment d’assurer la conversation, mais elle ne peut s’empêcher de glisser des coup d’oeils au shoji à chaque fois que celui-ci s’ouvre. Tout à la fin du repas, elle réunit tout son courage et se hasarde à demander à sa voisine, qui se trouve être Shosuro Kimi, si elle connaît la raison de l’absence de son frère.

- Non…je ne le sais pas. Mais il y a fort à parier qu’il soit sur l’Ile de la Larme…Le spectacle de Furuyari attire beaucoup de monde, dit la jeune femme courtoisement. Vous devriez aller le voir, à l’occasion.

Shizue la remercie, incapable de poursuivre le sujet, et se retire dès qu’il lui est possible de le faire sans offenser l’étiquette.

Les jours suivants, elle tente à nouveau d’approcher Jocho. Las, à chaque fois, cela se solde par un échec. Dès qu’il la voit, il s’éclipse, au point de quitter une pièce à partir du moment où elle y est entrée.
Ces chassés-croisés ne passent naturellement pas inaperçus des habitués, qui commencent à faire des supputations diverses et variées.

Le comportement de son séducteur et tortionnaire est parfaitement incompréhensible pour Shizue. Pourquoi, après l’avoir conquise, la fuit-il ?
Il lui est bien évidemment impossible d’organiser un entretien officiel avec le fils du gouverneur. Doji Kumiko est sur le qui-vive, et ne laisserait jamais passer une chose pareille sans être présente en personne.
Shizue liste un certain nombre d’autres options, pour les exclure aussitôt.

En désespoir de cause, prétextant une visite au temple, elle se rend à l’endroit où elle sait qu’il va tous les matins : la caserne des gardes tonnerres.

Depuis le palanquin qui l’a amenée jusqu’ici, elle guette la grande porte en bois, qui finit par s’ouvrir, et entend la voix familière du capitaine de la garde Tonnerre échanger une plaisanterie avec l’homme de faction, une fraction de seconde avant que sa longue silhouette s’encadre dans l’ouverture – l’armure noire et mate sous le haori écarlate, les longs cheveux noirs noués pour l’entraînement, le beau visage qui éveille en elle des sentiments si ambivalents, le sourire ironique.

Elle s’extrait alors du palanquin et s’avance, le cœur battant à tout rompre. Sa voix, heureusement, ne tremble pas.

- Me serait-il possible de m’entretenir quelques instants avec vous, Jocho-sama ?

Un très bref instant, la surprise se lit sur ses traits, puis son visage se durcit et il répond laconiquement :

- Cela ne me paraît pas une bonne idée, Shizue-sama.
- Mais…
- Et l’endroit n’est ni approprié, ni convenable pour quelqu’un de votre rang. Vous n’êtes même pas accompagnée.
- Mais…
- Il suffit, Shizue-sama, vous vous oubliez.
- Mais, Jocho-sama, expliquez-moi au moins…au moins pourquoi !

Shizue est au bord des larmes. Jocho pousse un soupir et entame à mi-voix.

- J’ai tenté de vous épargner ceci, mais votre persistance ne me laisse pas le choix.
Vos leçons ont porté leurs fruits, Shizue-sama.
L’homme nouveau que vous avez fait de moi a réalisé le déshonneur dont vous êtes l’objet. Je ne puis continuer ainsi, mon propre honneur l’exige. Si vous n’aviez pas cédé à l’appel de vos sens, nous aurions pu continuer nos promenades, mais là, c’est devenu impossible.
Croyez bien que j’en suis désolé, mais en agissant de la sorte, j’ai fait le seul choix possible, conclut-il avec une parfaite mauvaise foi.

Il coupe d’un geste toute velléité supplémentaire d’intervention de Shizue.

- N’insistez pas, je vous prie, c’est inutile.

Il fait signe aux porteurs du palanquin de se rapprocher.

- Ramenez cette dame à ses appartements au Palais.

Le visage hagard, Shizue s’assoit comme une somnambule dans le palanquin. Jocho la salue de façon formelle.

- Je vous souhaite une bonne journée, Shizue-sama.

Alors que le rideau de bambou se rabat sur cette ultime humiliation, le flot de larmes s’abat sur les joues de la jeune fille avec la violence d’un orage tropical.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 06 avr. 2008, 23:14

La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre en ville dans les milieux autorisés. Tsukiko a été au courant de la déconfiture de Shizue à peine une heure après l’incident à la caserne de la Garde Tonnerre.

La courtisane est sortie de cette boutique d’accessoires du clan de la Licorne, dont elle patronne les activités depuis son installation et qui la fait bénéficier en avant-première de ses nouveautés. L’un des officiers de Jocho lui a tout raconté lorsqu’il l’a croisée dans le quartier marchand. Elle dissimule le dégoût que lui inspire la manœuvre de son capitaine, sourit aimablement à l’homme qui l’accompagne avec courtoisie dans les allées du marché et accepte volontiers le thé qu’il lui offre, autour duquel elle pourra à loisir lui tirer les vers du nez.

Le récit de l’officier ne fait que confirmer ce dont elle se doutait déjà. Il a été en dessous de tout avec cette pauvre fille. Elle a dans son entourage quelques salauds de la pire espèce qui auraient eu des scrupules à se comporter de la sorte, mais ni le statut, ni le talent, ni la gentillesse naturelle de cette jeune personne ne l’ont arrêté.

Ce n’est guère étonnant après ce qu’il a fait avec Shiba Shonagon. Tsukiko se souvient parfaitement de celle-ci, avec qui elle a très souvent discuté poésie, art et littérature. C’était une personne gaie et attachante… avant que Jocho n’en fasse une misérable épave. Elle n’a jamais compris l’intérêt de sa manœuvre.

Elle rentre en milieu de matinée chez elle, et déballe ses affaires avec soin. A l’heure qu’il est, la petite leçon qu’elle a préparée pour Yogo Osako a dû être administrée, et cette garce doit être en piteux état. La courtisane a un sourire amusé. La magistrate a dû passer un sale moment, au vu de qui il a chargé de donner la punition. Hida Kyoko est une samurai-ko honorable, puissante et sans pitié pour les ennemis de son clan. Elle l’a vue s’entraîner avec Yakamo plusieurs fois. L’incarnation parfaite de la main de fer dans le gant de velours.

Son amant était très irrité quand elle a exposé la petite manipulation dont elle a usé sur lui. Une manipulation tout juste digne des étudiants de première année au dojo, et qui aurait suscité un haussement de sourcil dédaigneux de la part de ses sensei.


*******


La lettre d’invitation est arrivée le lendemain matin.
Ide Kimi, la sœur de Jocho, la convie à venir prendre le thé chez elle l’après-midi même.

Tsukiko suppose que le pari est terminé. La rumeur de sa rupture avec le Champion du clan du Crabe a dû arriver aux oreilles de son frère, qui a conclu ce divertissement par sa retentissante victoire.
La courtisane sait que la ville entière bruisse de la nouvelle, Hyobu doit être au courant si Osako a réussi à ramper comme la chienne qu’elle est jusque chez le gouverneur. La plaisanterie de Monsieur Fils ne va pas plaire à Madame Mère. Elle doit déjà être en train de mesurer les implications si cela venait à être divulgué.

Mais Tsukiko lui fait confiance. Il a dû la culpabiliser à mort pour l’empêcher de parler. C’est ce qu’elle aurait fait à sa place.


******


Le kimono, d’un magnifique bleu nuit profond et chatoyant, dégage ses épaules et tombe sur elle comme si le tissu était cousu directement sur son corps. Il souligne sa silhouette élancée et ses courbes d’une ligne sombre du plus bel effet, et le décor qui l’orne est à l’image de son humeur.
Des vagues furieuses, couronnées d’une écume argentée, se lancent à l’assaut d’une plage de sable blanc, sous la lueur blafarde d’un lever de lune. L’astre nocturne s’arrondit dans le dos, et sa splendeur est enveloppée d’une écharpe de nuages cotonneux, qui passe dans un ciel piqueté d’étoiles scintillantes faites de minuscules perles de verre.

Tsukiko a hésité puis enfilé les longs tabi de soie translucides du clan de la Licorne dont elle a si intelligemment négocié l’exclusivité sur la ville, et noue les rubans de soie rouge qui les retiennent sur le haut de ses cuisses. Quelques gouttes de cette essence de rose qu’elle affectionne et qui a tant mis les sens de Jocho à mal, un léger fard blanc pour illuminer ses paupières, un trait d’encre noire pour souligner ses iris à l’extraordinaire couleur turquoise, une touche de rose pour faire saillir ses pommettes et un rouge sang pour ourler sa bouche faite pour les baisers.

Ses boucles noires comme les plumes d’un corbeau deviennent des vagues sombres dans lesquelles sont tombées de ci, de là, des étoiles, et dégagent sa nuque gracile et ses épaules rondes. Elle accroche une petite rose en soie bleue sur la bordure grise de l’encolure, à l’endroit où se croisent les pans du kimono, noue avec soin le obi gris clair qui cintre sa taille fine et souligne ses hanches, vérifie et vérifie encore l’alignement des plis de sa tenue. Tout est parfait. Absolument parfait.

Parfait pour le faire payer.
Parfait pour le mettre au supplice.
Il lui faut juste un peu de temps.

La soie sauvage murmure sensuellement autour de ses fines chevilles tandis qu’elle s’avance de son pas léger et dansant dans l’allée de la maison. La servante la débarrasse de son étole et lui sourit, puis la conduit jusqu’à la pièce où sont réunis les autres.
Elle n’est pas en retard, mais elle arrive la dernière.

Leçon n°1 : Soigner ses entrées.

Le shoji coulisse sans bruit et Tsukiko s’avance, un délicieux sourire aux lèvres. Ses iris turquoise font le tour de l’assemblée, caressent Jocho, Otado. Elle s’incline gracieusement et dit de sa voix douce et bien timbrée :

- Konnichi wa. Pardonnez-moi d’arriver ainsi après vous, mais les rues sont encombrées aujourd’hui. Avez-vous mangé du riz ?

Son regard s’attarde à peine sur Osako. Tout son corps est douloureux, elle le sait. Et cela lui est profondément agréable.

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Iuchi Mushu
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Message par Iuchi Mushu » 07 avr. 2008, 12:29

Le palanquin frappé aux armoiries de la famille Shosuro s’arrête au bas des marches du palais, et Shosuro Katsumoto en descend dans un kimono de soie grise, la taille cintrée de rouge carmin. Il croisa le regard des premiers gardes Tonnerre en faction et reçoit les salutations militaires de rigueur. Il gravit les marches promptement, sa mission est terminée, il revient auprès d’elle. Trois mois d’absence et elle est dans une merde noire.
Ce seront ses premiers mots. Comment a-t-elle pu accepter une telle chose ?
Il se fait annoncer au karo du palais, il a des missives de son daimyo pour Shosuro Hyobu sama, il doit attendre, il le sait. Un jour, deux jours, peut-être plus. Mais l’impatience n’atteint jamais Katsumoto. Sa pratique du sabre sans doute qui lui a enseigné que chaque chose vient en son temps.

Mais ce qu’il a appris, il préfèrerait que ça n’arrive pas en ce qui concerne Shosuro Tsukiko. Peut-être est-il revenu à temps.
Il attend que ses malles lui soient apportées, déballe quelques affaires. Avant de la voir, il doit être parfaitement maître de lui. Le parquet d’un dojo lui a manqué ces derniers jours, il s’équipe et descend. La concentration sera salutaire pour oublier les affres du voyage.

Deux heures de dojo extirpent de son esprit toute pensée subversive et parasitaire. Sa pratique assidue du sabre vient à bout des tensions de son corps, évacuent ses toxines, sa mauvaise fatigue. Trempé par l’effort des kata, il inspire et expire profondément pendant un long moment après l’exercice, sans porter son attention aux regards qui témoignent des sentiments que son retour en ville engendre. Oui, très vite on va savoir que le fils du hatamoto de Shosuro Hametsu est de retour. Mais dans le silence qu’il impose à son esprit et les bienfaits de la respiration qui coule dans son corps, il est bien indifférent à ce qui peut se dire ou se penser sur sa personne. D’ailleurs, on a déjà tout pensé et tout dit en ce qui le concerne et si ce n’est déjà fait, ça ne tardera pas.
Après le dojo, il se rend au temple d’Amaterasu et n’en sort qu’en fin d’après-midi pour revenir au palais. Il a prié et partagé ses vues avec la prêtresse Hikari, il a eu besoin de cette spiritualité, de cet isolement, elle a toujours été prête à lui accorder du temps, prête à partager son temps de prière. Elle connaît sa gratitude à son égard pour cela et apprécie l’homme à sa juste valeur ce qui n’était pas rien.
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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 09 avr. 2008, 10:22

Ide Kimi, resplendissante dans un kimono aux couleurs de crépuscule, salue Tsukiko d’un gracieux signe de tête. A son cou luit doucement un collier, un triple rang de perles, cadeau de son époux, dont les teintes rosées illuminent subtilement son teint. A son poignet glisse un bracelet assorti.

- Soyez la bienvenue, Tsukiko-san.

Otado reste muet, la mâchoire béante. Pour un peu il se mettrait à saliver comme un chien.

Jocho lui adresse un large sourire, avec une étincelle particulière dans le regard, dont Tsukiko connaît parfaitement la signification. Il est le vainqueur, et il le sait.

Des serviteurs s’approchent, amenant le thé odorant apprécié chez les Licornes, acompagné de douceurs. Sur un geste de Kimi, ils se retirent, et la jeune femme sert elle-même ses invités, remarquant avec humour que si le thé vient des terres brûlées, le service, lui, restera traditionnel.

A l’exception d’Osako, peu loquace, et d’Otado, qui ne peut s’empêcher de loucher sur les épaules nues de Tsukiko, les autres convives devisent gaiement en dégustant le thé chaud et épicé, jusqu’à ce que Kimi, en sa qualité d’hôtesse, initie la conversation.

- Chers amis, si la chose vous agrée, il semblerait que le moment soit opportun pour vérifier le résultat de notre petit pari.

Elle attend quelques instants l’assentiment de l’assemblée, puis poursuit avec un sourire.

- De mon côté…Aussi désolant que cela puisse être, je dois avouer mon échec. Isawa Tomo-sama est aimable et cultivé, mais je ne peux que conclure que la préoccupation et les intérêts des shugenja du clan du Phénix sont d’ordre purement intellectuel, sourit-elle. Qu’en est-il de vous, mon frère ?
- Mission accomplie. Rupture publique et humiliante, sourit Jocho.
- Malheureusement, Hitomi s’est montrée peu coopérative. Mais aucun homme n’aurait pu réussir, se défend Otado.
- Rien de mon côté, indique laconiquement Osako. La daimyo du clan du Lion n’est pas approchable. Et vous, Tsukiko-san ?

La question n’est que de pure forme, comme l’était la question de Kimi à Jocho. Une petite vengeance mesquine, à la hauteur du personnage. Osako se doute qu’elle lui doit la raclée qu’elle a subie.

- Hé bien, après un succès initial, il semblerait que malheureusement Hida Yakamo-sama ait décidé de se séparer de mes services, répond aimablement Tsukiko, abordant sa déconfiture publique avec le sourire et l’humour qu’elle sait qu’on attend d’elle.
- Il semblerait donc que je sois le vainqueur incontesté de ce pari, conclut Jocho avec satisfaction. Selon les termes de celui-ci, chacun d’entre vous doit me donner quelque chose auquel il tient particulièrement.
- Je peux vous donner mon majordome, intervient Otado, plein d’espoir.

Les autres convives éclatent de rire, et même Tsukiko se mêle à l’hilarité collective. Les rapports épiques entre Otado et son majordome, missionné par son père, Bayushi Korechika, pour tempérer les manières de son fils, sont de notoriété publique.

- Hmm, pour éviter ce genre de travers, il ne me paraît pas souhaitable que cela soit le perdant qui choisisse, souligne Kimi.
- Je pourrais désigner la nature du gage, alors, propose Jocho, avec une pointe de jubilation.
- Cela vous donnerait trop l’avantage, mon frère. Je propose plutôt que les autres perdants désignent le gage que l’intéressé doit donner au vainqueur. Cela devrait éviter les abus, que cela soit d’un côté ou de l’autre.

La proposition recueille l’assentiment général. Même Osako, jusqu’à présent en retrait, semble intéressée.

- Alors, quel devrait être mon gage, selon vous ? questionne Otado, l’air renfrogné.
- Eh bien, au regard du déroulé des évènements, et de vos habitudes, Otado-san…Un peu de retenue à l’égard de la gent féminine pourrait être de bon aloi. Qu’en pensez-vous, Tsukiko-san ? demande Kimi en se tournant vers sa jeune voisine avec un sourire malicieux.
- La suggestion me semble astucieuse, répond prudemment celle-ci.
- Cela me paraît parfait. Qu’il soit obligé de se contrôler, pour une fois, ajoute sèchement Osako.
- La proposition vous agrée-t-elle, mon frère ? Vous serez le premier témoin des efforts d’Otado-san, pendant, mettons, une semaine, et avec toute liberté de sévir si jamais il devait échouer à se contrôler.
- Vous ne me laissez guère le choix, et je me demande si être le vigile d’Otado pendant une semaine est vraiment un cadeau, conclut Jocho en riant. Mais c’est d’accord. Et en ce qui vous concerne, ma sœur ?
- Je propose qu’elle donne ses bijoux, lance Otado avec dépit.
- Aucun intérêt, contre Osako, se prenant au jeu. Son mari pourra toujours lui en acheter d’autres.
- Son éventail, alors ?
- Banal.
- Et vous Tsukiko-san, avez-vous des suggestions ?
- Je ne me le permettrai pas, murmure modestement Tsukiko. Encore que…
- Oui ?
- Depuis tout à l’heure, je suis complètement envoûtée par votre parfum, Kimi-sama. Ce mélange subtil de notes florales et délicates, avec cette touche d’épices qui lui donne puissance et persistance, tout en restant complètement féminin…je n’ai jamais rien senti de pareil.

Ne rien proposer aurait été mal vu, elle le sait. Mais de la sorte, elle complimente son hôtesse, tout en participant à leur petit jeu mesquin.
Jocho éclate de rire.

- Touché, Kimi-chan ! Partager l’exclusivité de cette remarquable senteur, qui doit - j’imagine - provenir des Terres Brûlées, et accepter que d’autres femmes puissent en bénéficier, me paraît un gage adéquat.

Il y a des hochements de tête approbateurs. Kimi est l’arbitre des élégances à la Cité des Rumeurs.
L’intéressée s’incline avec un sourire.

- Qu’il en soit ainsi, mon frère. Je vous en ferai parvenir un flacon, pour en faire usage à votre gré.
En ce qui concerne notre perceptive jeune amie… le choix du gage est limité, ce me semble, vu la modestie de ses moyens et de ses origines. Une soirée, disons, de mise à disposition, me semblerait de bon aloi.
- Comment ça, mise à disposition ? interroge Otado, le sourcil froncé.

Kimi se contente de sourire en réponse.

- Je ne suis pas sûre que cela soit une bonne idée, intervient Osako, le visage fermé. Ce n’est pas…approprié.

Sa réflexion semble beaucoup amuser Kimi.

- Ah ? Et pourquoi donc, Osako-san ? Je ne vois pas en quoi cela vous perturbe. Cela n’est guère différent, après tout, des récents exploits de Tsukiko-san dans le clan du Crabe. A moins que ce soit pour une raison personnelle…?
- Aucune raison personnelle, lance Osako un peu trop rapidement. Cela me paraît simplement…trop banal.
- Hmm, vous avez peut-être un point, Osako-san. Les possibilités de gage en ce qui la concerne demeurent néanmoins limitées. Disons alors, complète mise à disposition, hors traitements incapacitants, bien sûr, et récit a posteriori des évènements de la soirée dans ce même cercle. Cela vous convient-il ?

A nouveau, la proposition rencontre l’assentiment général. Osako n’est à l’évidence pas convaincue, mais s’abstient de tout commentaire. Malgré la vague glacée qui lui parcourt l’échine, Tsukiko ne peut s’empêcher de se demander si Kimi est de mèche. Ce n’est pas impossible. Une chose est sûre, Jocho va tirer le parti maximum de cette soirée.

- Cela me semble parfait, conclut ce dernier, contenant difficilement un sourire de triomphe.

Il jette un coup d’œil oblique à Tsukiko, histoire de jauger sa réaction, puis reprend d’une voix neutre :

- Il nous reste un dernier cas à régler, et qui mérite une attention particulière, le vôtre, Osako-san. Un biais a été introduit dans le jeu. Il se trouve que Shizue-san, et sa dame de compagnie, ont été prévenues par une tierce personne à mon encontre, ce qui m’a nettement compliqué la tâche.
- Et que cette même personne a transmis certaines informations de nature privée à Hida Yakamo-dono, ajoute suavement Tsukiko.
- C’est un manquement flagrant aux règles que nous nous étions fixés, Osako-san, conclut fermement Kimi. Nous ne pouvons tolérer ce genre d’écart entre nous. Je propose donc qu’Osako soit exclue, jusqu’à nouvel ordre, de nos réunions.

La magistrate a un regard circulaire. Bien que le ton soit resté posé, l’attitude de ceux qui l’entourent ne laisse aucune place au doute. Elle n’a aucune merci à attendre d’eux. Elle leur adresse un regard venimeux, se lève, et les salue roidement, avant de s’en aller sans dire un mot.

- Il y en a vraiment qui sont mauvais perdants, commente Jocho, ironique.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 10 avr. 2008, 17:41

L’enchaînement de Jocho vient à point, puisqu’il évite à Tsukiko de devoir parler ou réagir à ce qui vient d’être dit. Sa main fine et pâle se tend et prend la tasse de porcelaine délicate que leur hôtesse a remplie, la porte à sa bouche sensuelle ourlée du même écarlate que ses ongles, ses yeux glissent sur l’assemblée. Elle n’a montré aucune émotion quand elle a entendu l’énoncé du gage, pourtant elle avait envie d’enfoncer le tanto dissimulé dans sa manche et qui ne la quitte jamais dans l’œil inexpressif de sa voisine, et de jeter la théière bouillante à la tête de Monsieur Fils pour lui apprendre à vivre.

Une complète mise à disposition, hors traitement incapacitant…

Quelle délicieuse ironie, venant de la part d’une personne qui ne comprend sans doute même pas ce que cette phrase signifie et implique réellement.
Une bouteille de parfum. Une semaine d’abstinence. Une exclusion temporaire, même si elle est bien plus cruelle que tout autre châtiment pour celle qui la subit.
Ce n’est pas cher payé au regard de défaites somme toute plus flagrantes que la sienne.

Elle regarde Osako s’éloigner en silence, son instinct lui dit qu’il va lui falloir redoubler de prudence à présent. La magistrate ne peut rien contre les autres membres du groupe, mais à elle, elle peut tout lui faire subir. Et elle a la très nette impression qu’elle ne va pas s’en priver.
Son regard turquoise ne se lève pas sur Jocho et pourtant, elle sait qu’il cherche à croiser ses prunelles claires. Mais elle ne va pas tout de suite lui donner ce qu’il veut. Non, pas tout de suite… Elle sera obligée de plier, bien sûr, mais elle ne rompra pas. Elle n’est pas comme Yogo Osako.

La conversation se poursuit et Tsukiko semble ailleurs, plongée dans ses pensées. Elle entend ses voisins parler mais ne les écoute pas. De toute façon, leur dialogue ne l’intéresse pas. Ces gens n’ont rien en commun avec elle, rien du tout, et elle le sait depuis le début. Elle retient un soupir navré. Comment a-t-elle fait pour se laisser embarquer dans une telle histoire ? Katsumoto va être furieux quand il apprendra ce qui s’est passé. Mais elle n’a pas envie de se faire sermonner en ce moment. Elle a suffisamment de problème comme ça.

Elle lève les yeux au bout d’un très long moment et rencontre son regard noir. Un léger sourire vient flotter sur ses lèvres carmines, et les événements des dernières semaines prennent soudain une nouvelle dimension à la lumière des derniers développements.
Il a tout manigancé. Depuis le début.
Une jolie petite machination, bien huilée, bien menée.
Il l’a sciemment invitée à les rejoindre à table lors de la soirée chez le gouverneur. Il a fait en sorte de la placer dans une situation où elle serait incapable de refuser ce pari stupide. Il a voulu gagner pour lui imposer ce gage. Ce gage précis. C’est d’une muflerie sans nom.

Elle reconnaît bien volontiers qu’elle s’est trompée sur son compte. Il aime jouer, mais selon les règles qu’il a fixées, ainsi qu’il le lui a dit. Il aurait été trop simple de tout bêtement l’inviter à passer la soirée avec lui. Ce n’est pas assez…

Le sourire revient sur la bouche sensuelle et il comprend qu’elle a saisi tout l’intérêt de son jeu. Mais le sourire est suffisamment équivoque, surpris et admiratif à la fois, pour que lui ne saisisse pas ce qu’elle ressent à cet instant précis. Ce n’est pas le fait d’avoir été acculée qui la gêne. Non, de cela, elle a l’habitude et ce sont les règles du jeu.
Ce qu’elle n’apprécie pas, c’est la phrase de sa sœur.

Une complète mise à disposition, hors traitement incapacitant.

Shosuro Tsukiko n’est pas une prostituée. Elle n’est pas une marchandise dont on peut disposer au gré de ses envies. Il va le regretter. Amèrement. Mais elle ne va pas se contenter d’un petit passage à tabac, ce serait trop simple.
Pas assez…

Le sourire le caresse avec la douceur d’un pétale de rose, et le regard turquoise laisse à l’endroit où il se pose l’impression d’une brûlure. Elle baisse les yeux et reprend la tasse que son hôtesse vient de remplir de nouveau d’un gracieux geste de la main, et ce faisant découvre le creux de son poignet, là où la peau est la plus fine et la plus douce. Ce mouvement discret, admirablement dissimulé, capte sans coup férir son attention exclusivement, le fait se concentrer tout entier sur elle, et elle seule. La façon dont elle tourne la tête vers Kimi quand celle-ci lui adresse la parole fait jouer les ombres et les lumières sur son décolleté, accentue la ligne de son buste, souligne la finesse de son cou et la pureté de son profil.

Oh oui, il va le payer. Elle aussi possède quelques armes en réserve. Et des règles de jeu qu’elle est seule à maîtriser.

- Soyez assurée, dame Kimi, que le récit que je ferai de cette soirée sera… on ne peut plus vivant…

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