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par Kitsuki Katsume » 12 août 2005, 19:16
Les chemins de l'enfance (dixième et dernière partie)
La dernière année d’étude à Shikiku-gei dōjō était particulièrement dense. Outre les choses nouvelles qu’on continuait à nous enseigner, nous étions amenés à réviser toujours plus soigneusement toutes celles qui nous avaient été inculquées au cours des années précédentes. Tous les sensei nous invitaient à laisser nos sens nous guider, afin que chaque détail, aussi infime soit-il, chaque impression, aussi fugace soit-elle, puissent être autant d’indications sur la voie de la vérité. A cet effet, nous accompagnions nos maîtres lors des audiences communes au château, ou sur les marchés ou chez les artisans du village. A notre retour, nous étions interrogés sur nos impressions, ou nous devions nous décrire en détail les étalages, les pièces, les rues ou les personnes croisées. Parfois, nous retournions dans les mêmes lieux à quelques minutes d’intervalle, et nous devions décrire quelles étaient les différences observées. Yorinaga-sensei, lui aussi, se prêtait à ses exercices lors de nos entraînements ou lors de nos sorties en montagne ; nous devions ainsi essayer de nous rappeler la forme et le nombre des pierres sur le bord du chemin, ou la forme et la couleur des feuilles d’un arbre passé sur notre route.
Un autre exercice intéressant était de comparer les témoignages concernant les mêmes lieux ou les mêmes personnes. Nous prîmes ainsi peu à peu conscience de la fragilité des souvenirs que les gens gardent de leur environnement. A cela s’ajoutait la coloration que chacun donnait aux faits en fonction de ses préjugés ou de ce qu’il savait des gens, de lieux, ou de la nature : ce qui pour celui-ci était un inoffensif vieillard prenant le soleil sur la place, devenait facilement pour celui-là un individu louche en train d’observer les allées et venues. Ainsi, nos maîtres nous démontrèrent que la parole des humains était loin de valoir la connaissance exacte des faits. Bien sûr, cela ne voulait pas dire que tout le monde mentait, mais que même la vision d’un honnête homme est le reflet de la vie du narrateur, et doit être prise avec beaucoup de précaution. Au contraire, la nature ne ment pas ni ne se trompe ; tout au plus, des individus vicieux peuvent tenter de vous induire ne erreur en fabriquant de faux indices. Notre tâche était justement d’être capable de repérer ces indices, de les interpréter correctement, et de séparer de cette manière le bon grain de l’ivraie.
Toutes ses activités ne me laissaient guère de loisirs. Aussi, je profitais du peu de temps qui m’était accordé pour lire et composer des poèmes, et j’eus la chance d’être invité à quelques reprises par Masao-sama, à nouveau en poste à Shiro Kitsuki. Bien qu’il se plût toujours à ironiser, je comprenais maintenant que le bushi n’avait adopté cette méthode lors de notre retour de Kyuden Tonbo que pour me rappeler que le cycle de la vie se moque bien des individus, et que nous devions tous simplement apprendre à accepter la vie comme elle était. Certaines de ses œuvres plus sérieuses étaient d’ailleurs dans cette veine, comme ce haïku qu’il composa un matin de printemps alors que nous prenions le thé dans son zashiki :
Un bourgeon éclôt
La neige fondue s’écoule
La montagne dort
A la pleine lune du mois du Cheval, un courrier de mon frère m’apprit la naissance de sa fille. Celle-ci fut prénommée Kumiko afin d’honorer notre mère. Contrairement à ce qui s’était passé lors de la venue au monde de son frère aîné, la naissance de ma nièce s’était aisément et très rapidement déroulée. Encore une fois, la mère se portait à merveille. En retour, je félicitai mon frère et son épouse dans ma lettre, tout en souhaitant la protection des Fortunes pour l’enfant.
Cette année-là, l’été fut particulièrement chaud, et généra de nombreux orages violents dans les montagnes. La chaleur estivale se prolongea tard dans l’automne. Le mois du Chien était déjà fort avancé quand un nouveau courrier de Fushimaro-sama m’informa de sa venue prochaine à Shiro Kitsuki. Il ne m’y disait que peu de choses : Itsuko-hime ne l’accompagnerait pas car la santé de Kumiko s’était révélée fragile ; sinon, il annonçait venir au château pour des raisons personnelles mais qu’il serait aussi présent lors de mon gempukku. Bien que je me doutasse qu’il allait être là, je ne pus que ressentir la nécessité de devoir assurer l’honneur de notre famille.
Au dōjō de l’Art de la Vision, les épreuves du gempukku prenaient toujours place pendant le mois du Sanglier. De la sorte, les candidats, qu’ils aient réussi ou non, étaient libres de rentrer ensuite dans leurs familles pour l’hiver. En particulier pour ceux qui obtenaient leur diplôme, c’était l’occasion de passer une saison complète auprès de celle-ci, car ensuite ils seraient nommés à leurs nouveaux postes et n’auraient sans doute pas cette liberté pour de nombreuses années.
Les trois jours précédant les épreuves proprement dites étaient passés par les candidats à se recueillir et à méditer. A cet effet, ils construisaient à l’arrière de l’Ecole, non loin des laboratoires mais sur la rive opposée du petit torrent qui coulait là, des petites huttes à l’aide de branches de pins. Les seuls visiteurs à venir étaient les serviteurs chargés d’apporter le riz lors des deux premiers jours. Le troisième jour était réservé au jeûne.
Lorsque la troisième nuit s’achevait, alors que les rais d’Amaterasu pointaient à peine – ou plus souvent sous la pluie fine et froide, les candidats allaient tour à tour prendre un bain dans le petit étang formé sur le côté du torrent. Notre passage dans cette eau à la température glaciale était censé symboliser notre renaissance mais je crois qu’il s’agissait aussi de s’assurer que nous étions tous bien réveillés en vue de la suite des événements.
Après un bol de riz accompagné de thé chaud, nous étions conduits dans la bibliothèque. Là, nous passions ensembles devant cinq juges sous la houlette d’Atsutane-sensei. Outre des questions classiques concernant les lois, l’histoire ou l’héraldique, on nous présentait parfois des énigmes à disséquer ; celles-ci pouvaient prendre la forme d’une courte histoire, d’un proverbe, ou même parfois d’un choix d’objets, et elles constituaient l’une des plus longues épreuves. Il n’était pas rare qu’on demande à un candidat de commenter la réponse d’un des autres. Cette partie s’achevait en principe pendant l’heure de la Chèvre. Nous avions alors droit à prendre rapidement notre repas de la mi-journée. L’après-midi, nous étions interrogés séparément en fonction de nos spécialités d’étude, qui sur l’herboristerie, ou les poisons, ou même encore l’alchimie.
Jusqu’à ce point, je ne m’étais pas trop mal débrouillé. Mais l’épreuve suivante était celle que je craignais le plus. En effet, nous devions démontrer nos capacités martiales devant maître Yorinaga. De plus, contrairement à ce qui se passait lors de nos entraînement, nous n’utilisions pas des bokken mais de véritables épées. Le danger était bien entendu minime, car aucun de nous ne pouvait sérieusement espérer toucher Yorinaga-sensei ; ce dernier, même avec son seul bras, nous était de loin supérieur et, contrairement à nous, il maîtrisait parfaitement ses coups. Tout débuta plutôt bien et, peu à peu, je pris confiance en moi et j’entrepris même d’attaquer et… je glissai soudain sur le parquet ciré du dōjō. Le maître réussit à éviter mon arme qui décrivait une trajectoire peu orthodoxe ; il parvint même à ne pas m’embrocher. Mais, dans ma chute, il ne put empêcher que la pointe de son katana ne m’écorche le bout du nez. Yorinaga-sensei arrêta immédiatement l’exercice alors que mon sang commençait à couler sur mes lèvres et mon menton pour achever sa course sur mon kimono. Je sentis bien qu’il était gêné de m’avoir blessé, mais à dire vrai comment aurait-il pu prévoir ma glissade. Pour tout dire, je ne suis toujours pas certain des causes de cet accident !
C’est donc rempli de honte que je quittai la salle d’escrime pour aller me faire soigner. Pour dire vrai, outre la honte, je croyais aussi que ma démonstration allait me reléguer parmi ceux qui devraient revenir l’année prochaine pour obtenir leur diplôme.
Il restait toutefois une dernière épreuve à laquelle je me devais de participer. Cette dernière était de loin la plus personnelle. Les sensei qui avaient eu la charge du candidat pendant son séjour à l’Ecole en choisissaient le sujet ; l’étudiant était alors laissé seul dans une petite pièce pendant environ trois heures pendant lesquelles il devait répondre par écrit. A l’issue de cette rédaction, l’étudiant revenait dans la bibliothèque et la question qu’on lui avait posée et la réponse qu’il y proposait était lue publiquement. Les étudiants se retiraient alors dans les huttes qu’ils avaient quittées tôt le matin pendant que les maîtres se réunissaient et délibéraient. Il nous fallait attendre le lendemain, lors de la cérémonie publique à laquelle les visiteurs extérieurs pouvaient assister, pour savoir si nous recevrions notre diplôme cette année-là.
Ainsi donc, persuadé d’avoir déjà échoué, je pris place dans la cellule qui m’avait été réservée. Peu après, Hoshi-sensei apporta le rouleau qui portait la question qui m’était destinée. Je n’étais pas très pressé de la lire mais, après avoir pris une profonde inspiration, je déroulai le parchemin où était inscrit :
« Donner une définition du Clan du Scorpion. »
Après un instant de réflexion, je rapprochai un parchemin, pris le pinceau, le trempai dans l’eau puis le passai sur la pierre à encre et me mis à écrire. Toutefois, au bout d’un moment, j’eus l’impression que quelque chose n’allait pas. Je relus le texte que je venais de composer, et je compris vite pourquoi j’avais cette réaction : tout était confus, je me répétais et l’essence de ma pensée se perdait dans un labyrinthe de mots creux. Après une hésitation, je déchirai le papier, l’allumai à la chandelle qui brûlait près de moi et le jetai dans l’âtre. Je repris alors un nouveau rouleau et j’essayai de mettre de l’ordre dans mes idées. Mais plus je réfléchissais, plus le doute et la confusion m’assaillaient. Comment pouvais-je en quelques heures résumer un millénaire d’histoire, d’intrigues et de bravoure ?
Le temps passait, et je voyais la chandelle diminuer tout doucement, marquant peu à peu les instants qui me rapprochaient du moment où je devrai remettre mon essai. Un instant la panique me gagna : que faisais-je donc ici, puisque j’étais incapable de faire quelques passes d’arme sans me ridiculiser, et que je me montrais tout aussi inepte à répondre à une simple question ? Alors que mon cœur s’emballait, je me rappelai toutefois un des conseils que Yorinaga-sensei m’avait un jour donné, alors que tout allait de travers. Je fermai les yeux puis, doucement, j’essayai de faire le vide en moi, de ne plus penser à rien, simplement de me laisser flotter et d’attendre…
Quand je rouvris les yeux, mon cœur s’était calmé. Un court instant, alors que je regardais la chandelle et constatais combien peu de temps il me restait, il faillit repartir de plus belle. Mais finalement je le maîtrisai : de toute façon, il était trop tard, paniquer ne servirait plus à rien. Sans même y penser, je me saisis du pinceau et du papier. Humectant les poils, j’en caressai lentement la pierre puis, d’un geste ample et décisif, j’inscrivis juste ces quelques mots :
Masque de mensonges
A l’ombre du chrysanthème
Vérités secrètes
Quand je reposai le pinceau, je me sentis comme… libéré, comme si le trouble qui m’avait habité ces dernières heures s’était envolé et m’avait enfin laisser libre de pouvoir respirer et penser en paix. J’attendis alors tranquillement que Hoshi-sensei revienne, et c’est comme flottant sur un nuage que je revins m’asseoir aux milieux des autres candidats et que j’écoutai nos maîtres lire une à une les questions posées et les réponses apportées. Lorsque arriva le tour de la mienne, il y eut quelques murmures bien vite dissipés autour de moi, et un ou deux autres candidats me jetèrent des regards furtifs, mais je n’y prêtai pas attention. Ensuite, comme les autres, je suivis un serviteur porteur d’un flambeau et regagnai ma cabane au bord du torrent.
Je ne peux pas dire que je me sentais aussi détaché le lendemain matin. Après nos dévotions à Dame Soleil, un bain et un frugal bol de riz, nous nous retrouvâmes tous dans la grande cour qui nous avait accueillis à notre arrivée. Le même vieux châtaigner se dressait prêt de la même estrade où se tenait Atsutane-sensei ; le vieux maître de Shikiku-gei dōjō ne semblait pas avoir changé malgré les dix années qui s’étaient écoulées depuis que je l’avais vu pour la première fois. Malgré le temps parfois inclément à cette époque de l’année, il y avait toujours un nombre important – enfin, important pour notre Ecole – de visiteurs présents. De plus, outre nos sensei, le daimyō de notre Famille assistait à la cérémonie s’il se trouvait à Shiro Kitsuki. Ni lui ni son fils Yasu-sama n’était présent cette année-là, ayant tous deux quitté le château pour se rendre dans les palais d’hiver où ils avaient été invités. Kitsuki Haranobu-sama, le karo du château, les représentaient.
Parmi les visiteurs, j’avais remarqué la silhouette de mon frère mais je n’en avais montré aucun signe. Comme je m’attendais à apprendre mon échec, je n’avais qu’une hâte, c’était que tout soit terminé et que je puisse me retirer rapidement pour ne pas porter plus honte à ma famille.
Parmi les premières personnes appelées par Atsutane-sensei, se trouvait Maemi-san. Personne ne l’aurait qualifiée de beauté : ses traits toujours aussi sévères, ses lèvres minces et ses gestes secs interdisaient cela. Mais ils masquaient un esprit aiguisé et une opiniâtreté remarquable. Maemi-san n’était peut-être pas la plus brillante d’entre nous, mais ses qualités dépassaient son physique, et une fois qu’elle s’était attelée à un problème, elle ne renonçait jamais. Je ne fus pas surpris qu’elle ait triomphé de ses épreuves ou qu’elle soit nommée pour seconder Haranobu-sama lui-même ici, à Shiro Kitsuki.
Nous étions dix à avoir été présenté à la cérémonie de passage à l’âge adulte. Les neuf autres furent un à un appelés avant moi. L’attente fut un calvaire, et lorsque à la fin j’entendis mon nom dans la bouche d’Atsutane-sensei, je restai figé, incapable de croire que j’avais été jugé digne de recevoir le diplôme de l’Ecole. J’en fus tellement abasourdi que j’en ratai presque l’annonce de la position à laquelle j’étais nommé :
« … Kitsuki Matsugame-san, qui sert Mirumoto Ienobu-sama. »
Lorsque je m’avançai pour recevoir mon diplôme, je n’en revenais toujours pas, mais je le fis avec une attention particulière : ce n’était sûrement pas le moment de commettre une gaffe.
Sitôt la cérémonie officielle terminée, les jeunes diplômés allaient saluer et remercier les maîtres de l’Ecole, puis ils rejoignaient leurs familles. Je ne fis pas exception à la règle, et c’est seulement à ce moment-là, quand je rejoignis Fushimaro-sama, que je le vis : à côté de mon frère, presque invisible dans ses robes de coton brun, se tenait un vieil homme, mon père…
Je ne peux pas vous décrire le reste de nos retrouvailles, juste essayer de vous faire partager l’émotion qui me gagna alors. Savoir que mon père avait fait tout le chemin depuis Shinko-in pour pouvoir assister à la cérémonie me procura une fierté indicible. Même aujourd’hui, j’ai du mal à trouver les mots pour décrire mes sentiments. Après un instant où je restai sans voix, je m’approchai de Fushimaro-sama et de Kokugi-san et les saluai. Bientôt, ils m’amenèrent dans l’auberge où ils avaient réservé une chambre. Pendant que nous fêtions ma réussite, j’appris que mon père passerait l’hiver avec nous, sur le domaine de Kanemitsu-sama. Mon frère m’apprit aussi que lui et sa famille reviendrait au printemps à Shiro Kitsuki, car Fushimaro-sama venait de recevoir l’honneur d’enseigner au dōjō de l’Art de la Vision l’année prochaine. La fête n’était donc pas que pour moi, encore que je me doutais que nous aurions l’occasion d’autres réjouissances en famille lorsque ceci serait annoncé à Itsuko-hime.
Mon père resta globalement assez silencieux durant le repas, ne s’immisçant dans les conversations que pour me louer mon futur maître, Matsugama-sama, et son seigneur Ienobu-sama, et pour m’apprendre que le fils cadet de ce dernier, Musashi-sama, venait de brillamment passer son gempukku de l’Ecole Mirumoto. C’est ainsi que j’appris que Ienobu-sama était un des daimyō de notre Clan à pouvoir se targuer de descendre directement du grand Mirumoto-sama lui-même.
Après le repas, alors qu’Amaterasu avait entamé sa descente vers l’horizon, je sortis de l’auberge. Le saké, que je n’avais certes pas l’habitude de consommer, rendait ma démarche hésitante. J’allais donc m’asseoir au pied d’un sapin solitaire pour essayer de retrouver ma lucidité.
Je ne l’entendis pas venir, et ses paroles me firent sursauter :
« Hier un enfant
Aujourd’hui un homme enfin
Demain mon destin…
Qu’en penses-tu, Jirō ? », me demanda mon père.
Ma surprise initiale passée, je restais un long moment sans parler, à contempler le soleil qui poursuivait sa course. Lorsque je finis par prendre la parole, ce fut pour un simple mot :
« Non.
– Non ?!
– Non, pas Jirō… Désormais je m’appelle Katsume. »
Curiosité
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