[Background] Kitsuki Katsume : Les chemins de l'enfance

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Kitsuki Katsume
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[Background] Kitsuki Katsume : Les chemins de l'enfance

Message par Kitsuki Katsume » 18 juil. 2005, 18:31

Chapitre 1 - Les chemins de l'enfance (première partie)

Un visage énorme, à mes yeux du moins, puis ce que je ne savais pas encore être un sourire, avant que le visage s’éloigne et perde ses formes pour ne faire qu’un avec les couleurs vagues qui m’entourent. C’est mon premier souvenir, je crois que je n’avais pas un mois. Avec le temps, j’ai fini par penser qu’il devait s’agir de ma mère, Kumiko-sama.
Ah ! J’aurais dû commencer par cela. Mon nom est Kitsuki Katsume, et je suis le fils de Kitsuki Katsuyoshi et de son épouse dame Kumiko. Mon père était un magistrat renommé de notre famille, et ma mère une shugenja de la famille Agasha. Elle fut toujours très proche de moi pendant ma petite enfance. Peut-être la mort de mes deux sœurs et de mon plus jeune frère, survenue alors que tous avaient moins de trois ans, y était-elle pour beaucoup. Non pas qu’elle n’eut pas conçu d’héritier : mon frère Fushimaro, de quinze ans mon aîné, avait depuis peu passé son gempukku lors que je suis moi-même né. Mais, outre les tragédies qui avaient endeuillé mes parents, ces derniers avaient atteint un âge où ils ne s’attendaient pas à avoir un enfant : ma mère avait trente-neuf ans et mon père approchait de son quarante-deuxième hiver. J’ai d’ailleurs su par la suite qu’il commençait alors sérieusement à envisager le stade suivant de sa vie, et qu’il aurait peut-être rejoint plus tôt le monastère si je n’avais pas été conçu.

Le second souvenir qui me reste de cette époque où peu de soucis vous accaparent, est l’incident de la jarre à huile. J’avais un peu plus de deux ans, et je suis rentré en courant dans la cuisine, précédant Mitsu, la nourrice heimin qui me surveillait ; en passant le seuil, j’ai trébuché et, dans mon élan, je suis allé percuter Tatsui, notre serviteur, alors qu’il portait la jarre à huile. Nous sommes tombés et la jarre a éclaté, nous couvrant de son liquide poisseux. Mitsu, puis ma mère, sont arrivées alors que je pleurais et hurlais de peur. Il fallut bien sûr me calmer puis me faire prendre un bain.
Ce petit accident ne serait pas resté dans ma mémoire si, lorsqu’il revint à la maison, mon père ne m’avait pas fait amener devant lui. Il me regarda en silence pendant un long moment, et je ne comprenais rien si ce n’est que j’avais dû faire quelque chose qui lui avait déplu sérieusement. Après cet intervalle inconfortable, il ne me gronda pas, mais me sermonna sur le fait que je devais être plus attentif à tout ce qui m’entoure. C’était la première fois qu’il me parlait presque comme à un adulte. Il insista qu’il s’agissait là de notre devoir, et que le fondateur de notre famille, le grand Kitsuki lui-même, attendait de chacun de nous que nos sens soient toujours en éveil pour que nous puissions voir les choses comme elles sont.
Je lui promis alors de faire de mon mieux. Je ne craignais pas vraiment la colère de mon père, ne l’ayant jamais vu dans cet état ; mais celle de Kitsuki-sama m’effrayait au plus haut point, car à l’époque, je le prenais pour un fantôme comme ceux dont ma nourrice avait commencé à me narrer les histoires. Malgré mes efforts, cet incident ne resta malheureusement pas le seul de ce type, encore qu’avec le temps ma malchance semblât se manifester de façon souvent moins éclatante mais tout aussi embarrassante.
C’est aussi à partir de ce moment que père commença à passer plus de temps avec moi, et à m’offrir toute une série de jouets spéciaux. Je me rappelle de quelques-uns d’entre eux : des anneaux enchevêtrés qui se séparaient lorsqu’on les manipulait astucieusement ; des boîtes, parfois presque de petits coffres, comportant divers compartiments secrets où mon père cachait des friandises que pour obtenir il me fallait découvrir ; enfin, un jeu de petits morceaux de bois de différentes formes taillés dans différents arbres et qui, lorsqu’on les assemblait de la bonne manière, révélaient des figures assez variées.

Si je me révélai assez doué à ces jeux-là avec le temps, il n’en alla pas de même dans tous les domaines. Les autres enfants de mon âge étaient pour leur très grande majorité plus grands et plus forts que moi. De plus, mes parents avaient pris l’habitude de me raser le crâne, car mes cheveux poussaient en mèches rebelles à tous les efforts. Aussi, je fus la risée des autres garçons qui me surnommèrent « le moine » et tentèrent de m’exclure de leurs jeux guerriers. Je ne pris ma revanche sur eux qu’après avoir un jour observé un ise zumi : je me « tatouai » alors avec un peu de terre et je réussis à faire grand’ peur à plusieurs de mes compagnons. Mais je n’eus pas l’occasion de recommencer : le soir, mon père, qui avait reçu la visite des géniteurs de certains de mes camarades, me convoqua et m’administra une cinglante tirade, ajoutant que nous devrions tous avoir honte, et moi plus particulièrement, de nous moquer des saints hommes que sont les moines, et des ise zumi, qui sont les serviteurs directs de Togashi-sama, le daimyo et l’autorité suprême de notre clan.
Je fus dûment puni et mon père se chargea lui-même de m’administrer les coups de bambou dans la cour, devant toute la maisonnée. Je restai ensuite seul, m’efforçant de ravaler ma honte et surtout de trouver la volonté de m’arrêter de pleurer, mais la douleur était la plus forte. Il me fallut près d’une semaine rien que pour pouvoir m’asseoir sans grimacer. Même ma mère resta silencieuse en cette occasion.
Après cet incident, aucun d’entre nous n’osa reprendre nos jeux habituels pendant plusieurs semaines. Petit à petit, toutefois, cela passa. Mais jamais les autres ne se moquèrent de moi avec toute la cruauté dont seuls les enfants savent faire preuve. Pour ma part, je me gardai bien de renouveler mes tentatives d’intimidation. Mais si les moines, tatoués ou non, eurent désormais droit à notre respect, cela n’empêcha pas certains de me traiter de Scorpion. Aucun ne le fit en face de moi ou devant un adulte, mais l’insulte me fit plus mal que toutes celles qu’on ne m’avait faites auparavant… jusqu’à ce que j’en arrive à la conclusion que seuls des Scorpions oseraient répandre d’aussi viles rumeurs.
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Message par Kitsuki Katsume » 19 juil. 2005, 19:30

Les chemins de l'enfance (deuxième partie)

Les années passaient, et le moment où je devais rejoindre Shiro Kitsuki pour commencer formellement mon apprentissage approchait. J’étais impatient d’aller étudier dans ce lieu mythique. Mon père avait plusieurs fois été invité par des sensei de l’école mais il répondait toujours à mes questions avec un sourire énigmatique par « Tu verras, Jirō ». Pour sa part, mon frère n’était pas plus loquace à ce sujet. Comme je l’ai déjà dit, il avait passé son gempukku peu de temps avant ma naissance, et il avait été nommé auprès de Mirumoto Kanemitsu, qui contrôlait des terres au pied de Kyodai na Josho Suru, à la frontière avec le clan de la Libellule. Il ne venait que rarement à la maison, mais il entretenait un courrier nourri avec notre père et, quand il nous rendait visite, me fascinait par ses descriptions de terres et de gens inconnus.
Dans l’année qui précéda mon entrée au dojo de ma famille, durant le mois du Serpent je crois, non seulement Fushimaro-san se trouvait avec nous, mais mes parents reçurent la visite de Doji Nizaemon et de son entourage. J’appris par la suite que ce dernier était modeste par rapport à celui qui l’accompagnait souvent. Mais à cette époque, tous ces étrangers semblaient splendides et exotiques à mes yeux d’enfant : même les kimono des serviteurs heimin de Nizaemon-sama était d’une qualité très supérieure à celle que j’avais l’habitude de voir. Ma mère avait donné des instructions à nos deux serviteurs, les semaines précédant l’arrivée des visiteurs, pour qu’ils nettoient de fond en comble notre maison, en particulier les chambres réservées à l’usage de nos rares invités. Des trésors insoupçonnés avaient aussi fait leur apparition, tels ce superbe service à thé de porcelaine bleu pâle et translucide et quelques shoji délicatement peints de motifs floraux. Mes parents avaient sorti des vêtements que je ne leur avaient jamais vus, et même moi, j’avais reçu un kimono de soie avec le mon familial sur l’épaule gauche et celui de notre clan dans le dos ; jamais auparavant n’avais-je eu droit de porter quelque chose d’aussi formel.
J’étais bien sûr très excité et intrigué par toute cette effervescence. Mais j’avais reçu des instructions très strictes : lorsque notre illustre visiteur arriverait, je devais me tenir aux côtés de ma mère, m’incliner lorsqu’elle le ferait et ne pas me redresser avant qu’elle ne le fasse ; je ne devais pas prendre la parole sauf si Nizaemon-sama s’adressait à moi – ce qui semblait improbable – et ne pas non plus importuner les membres de sa suite. Ensuite, je devais juste participer au repas puis me retirer pour la nuit.
Nizaemon-sama arriva à l’heure du Coq, dans un palanquin aux couleurs du clan de la Grue. Deux bushi, leurs kimonos bleu ciel ornés du mon sur l’épaule droite de la grue tenant un yari autour duquel un serpent s’enroule, et leurs cheveux teints en blanc, marchaient fièrement de part et d’autre. Les serviteurs suivaient, guidant plusieurs chevaux de bât, et huit porteurs aux larges épaules, prêts à prendre le relais de ceux qui étaient en charge du palanquin, formaient la queue de la procession. Nizaemon-sama et une jeune femme mirent pied à terre après que les porteurs eurent déposé leur fardeau. Il s’inclina devant mon père tandis que nous le saluions. Nizaemon-sama présenta alors les samouraï qui l’accompagnaient en commençant par la jeune fille, Kakita Hiroe, sa nièce ; les deux yojimbo étaient deux frères, Daidoji Yoshitaka et Daidoji Yoshiteru. Après nous être tous inclinés à chaque introduction, mon père à son tour nous présenta à nos invités, puis il demanda à mon frère de conduire Nizaemon-sama et sa nièce vers la partie de la maison qui lui avait été réservée. Yoshiteru-san les suivit. Pour ma part, j’avais la tâche de guider le second yojimbo tout autour de la propriété. Malgré ma curiosité dévorante, Yoshitaka-san n’engagea la conversation que pour me demander où menait tel ou tel chemin ou ce qui se trouvait derrière la haie de bambous ou de l’autre côté du ruisseau, et je n’eus pas d’occasion pour l’orienter vers les choses qui m’auraient intéressé.
Nos hôtes s’étant en fait arrêtés à la rivière pour se débarrasser de la poussière du chemin juste avant d’atteindre notre demeure, il leur fallut peu de temps pour être prêts pour le repas du soir. C’était pour moi un grand honneur que d’avoir été autorisé à être présent pour cette occasion. Le service fut assuré par ma mère. Nous débutâmes par une salade de soja et de cresson accompagnée de pétales de rose. Le plat principal consistait en un brochet cuit sous les braises dans une gangue d’argile ; du riz, des pois et des fèves aromatisés avec des feuilles de menthe furent servis avec le poisson. Le point d’orgue de l’affaire fut le dessert : ma mère avait fait venir des montagnes de la glace ; elle avait fait piler celle-ci, à laquelle elle avait ajouté une touche de miel et des fleurs de trèfle rose cueillies près du ruisseau qui bordait l’arrière du jardin. Je n’avais jamais rien goûté de tel, mais Nizaemon-sama et Hiroe-sama furent enchantés et complimentèrent ma mère.
Sinon, la conversation pendant le repas tourna autour des nouvelles du monde au-delà des terres de notre clan ; mais mon père et Nizaemon-sama ne parlaient que de personnes inconnues pour moi. De plus, je n’eus aucun mal à rester silencieux car j’étais tout absorbé par la nourriture qui sortait tout à fait de l’ordinaire. La seule partie de la discussion des adultes qui m’intéressa un peu concernait la cour de l’Empereur. Hiroe-sama s’y était apparemment fait remarquer l’année précédente pour ses talents de musicienne. Entendre parler du Fils du Ciel et de son palais aviva ma curiosité mais, malgré toutes les questions qui se bousculaient dans ma tête, j’obéis à mon père et me tus. Alors que le repas prenait fin et que du saké était servi aux adultes, ma mère me toucha l’épaule et je m’excusai auprès de l’assemblée ; évidemment, je me pris les pieds dans le tatami en sortant et je m’étalai de tout mon long. Mort de honte, je me relevai et, rassemblant le peu de dignité qui me restait, allai trouver refuge dans ma chambre sous le toit.
Après mon départ, allongé sur mon futon, j’entendis le son d’une biwa égrener ses notes. Je ne peux pas dire avoir été capable d’apprécier la qualité de la musique d’Hiroe-sama. D’autant plus que je ne savais absolument pas pourquoi Nizaemon-sama pouvait bien être là, et cela me tourmentait. Aussi pris-je la décision de me rendre dans la pièce où mon père conservait ses manuscrits et ses notes. En me glissant par l’étroite fenêtre de ma chambre, j’atterris sur le toit de cette pièce, puis sautai sur le sol dans le jardin. J’entrouvris alors le shoji puis, une fois à l’intérieur, je me cachai dans une alcôve dans un coin, tirant le shoji qui masquait le meuble pour mieux me dissimuler. La position n’était pas très confortable, mais je ne voyais pas d’autre cachette possible, et maintenant que j’étais là, j’étais trop entêté pour songer à retourner me coucher avant de savoir de quoi il pouvait retourner. J’étais certain que mon père et son visiteur s’y retireraient pour toute discussion sérieuse. L’attente commença et, comme elle s’éternisait, je m’endormis…
Je me réveillai en sursaut au son de la voix de mon père et me retins de justesse de ne pas me révéler en heurtant de ma tête l’étagère au-dessus de celle-ci. Je n’avais aucune idée de l’heure ni de ce que mon père et Nizaemon-sama avait pu dire auparavant. Mais la conversation qui suivit m’éclaira complètement sur la raison de la présence du courtisan dans notre humble demeure. De nouveau, j’entendis la voix de mon père :
« Quelles nouvelles m’apportez-vous donc d’Otosan Uchi, Nizaemon-sama ?
– A mon grand regret, après avoir considéré votre offre, Tameyori-san m’a prié de vous informer qu’il ne peut accéder à votre demande. Il m’a assuré que ce ne sont ni votre honneur ni celui de votre fils qui le poussent à refuser cette union.
– Et… pourriez-vous hasarder une opinion à ce propos ?
– Malheureusement, Tameyori-san ne m’a pas donné plus de détail, et je ne peux me faire l’écho d’aucune rumeur, j’en suis désolé. »
Je ne sais pourquoi, mais les paroles de Nizaemon-sama résonnaient faux à mon oreille. Personne ne parla pendant quelques instants. Aux bruits qui filtraient derrière le shoji, je compris que les personnes de l’autre côté devaient siroter du thé ou du saké. Mon père reprit :
« Avez-vous revu Tameyori-san lors de votre séjour à Kyuden Ikoma cet hiver ?
¬– Maintenant que vous le mentionnez, oui, en effet. Lui et Chikuma-san s’y trouvaient d’ailleurs tous deux…
– Et…
– Les fiançailles de Chikuma-san et de Ide Sabukei ont été annoncées peu de temps avant la fin de la cour d’hiver. Sabukei-san était lui aussi présent. C’est un honorable samouraï et un poète accompli.
– Y avait-il d’autres invités remarquables ?
– Shosuro Goemon et sa troupe étaient les hôtes d’honneur, et Asahina Okuni nous a enchantés par la grâce de ses poèmes. Au moins cinq mariages ont été annoncés officiellement… Ah ! Et un duel a opposé Kakita Ryosei et Ikoma Saburo. Je pense que vous savez déjà pourquoi. Mais Saburo-san s’est incliné après la première passe. Je ne crois pas qu’ils recommencent maintenant que l’honneur a été satisfait.
– Je vois… Nizaemon-sama, il ne nous reste plus qu’à vous remercier de l’honneur que vous nous avez fait.
– L’honneur à été mien, Katsuyoshi-san. Votre valeur m’est bien connue, et bon sang ne saurait mentir. Je regrette sincèrement que Tameyori-san n’ait pas suivi mes conseils, Fushimaro-san aurait fait un excellent époux pour damoiselle Chikuma. »
Ce n’est qu’à ce moment-là, où je l’entendis pour la première fois, que je pris conscience de la présence de mon frère dans la pièce :
« Savoir que vous œuvriez en ma faveur a été un très grand honneur, Nizaemon-sama. Chacun doit accepter son karma ; le mien n’était pas aux côtés de Chikuma-san, voilà tout.
– Ce sont de sages paroles, Fushimaro-san. Si tous les jeunes gens faisaient preuve d’autant de compréhension, nous éviterions beaucoup de sang inutile », puis se tournant sans doute vers mon père, « si vous aviez une nouvelle fois besoin de mes services, Katsuyori-san, ce sera un plaisir pour moi.
– Encore une fois vous m’honorez. Je vous en prie, mon fils va vous raccompagner. La route est longue jusqu’ici, nul doute que vous souhaitiez vous retirer en vue des rigueurs du retour. »
J’entendis plusieurs personnes se lever, puis un shoji être déplacé à deux reprises. Je me demandai si je pouvais sortir de mon trou quand, soudain, le paravent qui me masquait fut brutalement retiré et je me retrouvai face aux pieds de mon père. Je dus me contorsionner pour lever les yeux vers son visage, et le regard qu’il me jeta me fit avaler ma salive. Il s’écarta et, douloureusement, j’entrepris de quitter ma cachette, puis de me mettre debout. Des crampes me nouaient les cuisses, mais je me forçai à rester immobile. Je ne dus toutefois pas réussir à cacher mes grimaces, car mon père finit par soupirer et par m’ordonner d’allonger mes jambes.
« Que faisais-tu là, Jirō ?
– C’est… Je voulais juste savoir pourquoi Nizaemon-sama était venu nous voir.
– Pourquoi ne l’as-tu pas tout simplement demandé ? »
De honte, je baissais la tête. La notion ne m’avait même pas traversé l’esprit. Pour essayer de masquer cela, je finis par demander :
« Comment avez-vous su que j’étais là ?
– Tu as mal refermé le shoji quand tu es rentré par le jardin, et j’ai entendu ta respiration quand Nizaemon-sama et ton frère ont été partis. Et il n’y a de toute façon guère d’endroits où se cacher ici. »
Je le regardai les yeux ronds et je déglutis une nouvelle fois. Mon père n’avait pas l’air en colère mais il ne montrait jamais ses sentiments, même lorsqu’il administrait les punitions les plus sévères. Et je savais qu’en cette occasion, je ne pouvais attendre aucune indulgence particulière. Je tentai une dernière fois de détourner la conversation :
« Chichiue, pourquoi Nizaemon-sama vous a-t-il menti ?
– Il m’a menti ? Quand cela ? », me demanda-t-il en levant un sourcil.
« Quand vous lui avez pour la première fois demandé pourquoi Tameyori-san ne voulait pas de mon frère pour sa fille.
– Et qu’est-ce qui te fait croire que Nizaemon-sama s’abaisserait à une telle chose ?
– Je l’ai entendu dans sa voix… »
Un instant, je crus que mon père allait sourire, puis il reprit d’un ton ferme et sans compromis :
« Nizaemon-sama ne m’a pas menti, toutes les explications ont été données. Il a simplement fait preuve de la plus extrême politesse. Tu comprendras cela quand tu seras passé par l’école. Le seul ici à avoir fait preuve de grossièreté et de dissimulation, c’est toi, Jirō. Maintenant, retourne dans ta chambre, nous reparlerons demain de ta punition. »
Penaud, je suis rentré me coucher sans comprendre et je me suis endormi d’un sommeil troublé. Nul besoin de dire que j’eus beaucoup plus de mal à trouver le sommeil les nuits suivantes. Le bras de mon père n’était pas devenu plus léger avec le temps quand il s’agissait de me faire goûter à sa baguette de bambou.
Dernière modification par Kitsuki Katsume le 29 juil. 2005, 18:21, modifié 2 fois.
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Message par Kitsuki Katsume » 22 juil. 2005, 16:56

Les chemins de l'enfance (troisième partie)

Cette même année, vers la fin du mois du Singe, j’ai quitté la demeure familiale pour Shiro Kitsuki. J’avais hâte de rejoindre le dōjō des fameux magistrats de notre famille, mais en même temps je me sentais déchiré de devoir quitter ces lieux qui m’avaient vu grandir et qui avaient abrité les peines et les joies de mon enfance. Mon père et ma mère m’accompagnaient tous les deux, mais j’avais dû faire mes adieux à Mitsu et Tatsui. Leurs figures familières allaient elles aussi bientôt me manquer. Le trajet jusqu’au village au pied du château prit trois jours. Nous n’habitions pas très loin, mais il nous fallait passer un petit col pour rejoindre la vallée et mes parents n’étaient pas particulièrement pressés ; moi, je crois que j’aurai pu courir tout le long de la route pour arriver plus vite tant j’étais excité. Le temps était beau, de la douceur de la fin de l’été dans les montagnes, quand l’air prend une température parfaite sous les rayons de dame Amaterasu et que les feuilles se prennent à faire concurrence à la déesse juste avant son coucher. Et mes parents souriaient tous les deux bien plus que je ne les avais jamais vu le faire.
Lorsque nous arrivâmes au village au pied du château à la fin de l’après-midi du troisième jour, mon père nous mena jusqu’à une petite auberge afin que nous puissions nous baigner et nous reposer avant l’audience du lendemain. Le château était, pour moi qui n’avais jamais quitté notre village, une vision grandiose. Bien que je sache maintenant qu’il s’agit d’une structure bien modeste en comparaison de beaucoup de forteresses de l’Empire, il conserve à mes yeux quelque chose de magique, même après les dix années d’études intensives que j’y ai suivies, et les visites qui m’y ramenèrent lors des années qui suivirent cette époque. Ce soir-là, je passais plusieurs heures en contemplation du lieu, ne remarquant que de manière périphérique l’activité des heimin et le nombre des visiteurs.
Le lendemain matin, comme tous les ans, en ce jour anniversaire du décès de notre ancêtre, Agasha Kitsuki, un nombre important de membres de notre famille venait prier dans le temple principal érigé à sa mémoire. Mes parents et moi participâmes à cette cérémonie, déposant quelques bâtonnets d’encens devant l’autel dédié à l’ancêtre, puis allant nous asseoir parmi les pèlerins pour prier et méditer. Ces derniers étaient d’ailleurs loin d’être tous des samouraï : des marchands et même de nombreux paysans étaient venus honorer le grand Kitsuki. Enfin, je remarquai que divers garçons et filles de mon âge se trouvaient présents ; la raison pour cela m’apparut au début de l’après-midi.
Après plusieurs heures dans le temple, nous rejoignîmes le banquet tranquille qui suivait les cérémonies, auquel les moines et les shugenja qui avaient officié prenaient aussi part. De nombreux autres samouraï vinrent à cette occasion saluer mon père et, pour la première fois, je pris conscience qu’il devait être assez connu et respecté par les autres membres de notre famille. Souvent, ils discutaient avec mon père pendant quelque temps et lui demandaient conseil ; la plupart étaient plus jeunes que lui, mais plusieurs étaient accompagnés d’enfants d’âge similaire au mien. Plusieurs moines vinrent aussi s’entretenir avec lui, et deux ou trois shugenja s’adressèrent plutôt à ma mère.
Quand l’heure de la Chèvre arriva, je fis mes adieux à ma mère, puis mon père et moi, de même qu’une dizaine d’autres samouraï et leurs enfants, pénétrèrent dans la cour du château. Là, un homme d’une quarantaine d’années occupait une estrade placée à l’ombre d’un châtaignier ; sur la droite de la plate-forme, cinq autres adultes se tenaient debout, tandis que le même nombre d’étudiants était placé respectueusement à la droite de chacun d’entre eux. Quand tout le monde fut arrivé, le juge sur l’estrade s’inclina légèrement et se présenta comme Kitsuki Atsutane, sensei en charge de l’école de notre famille, avant d’enchaîner :
« Je vous souhaite tous la bienvenue au Dōjō de l’Art de la Vision. Vous allez rester avec nous pendant de nombreuses années et, j’espère, apprendrez à voir bien au-delà des apparences.
Vous arrivez à nous comme des enfants, encore innocents.
Vous arrivez à nous aveugles, sourds.
Vous arrivez à nous ignorants et l’ignorance est un grand défaut chez un samouraï.
Ici, vous perdrez un peu de votre innocence et vous apprendrez à voir, à écouter et à entendre.
Mais surtout, vous saurez que le défaut d’ignorance n’est rien à côté de celui de l’absence du désir de savoir, que pour devenir adulte il faut savoir garder une âme d’enfant, et que nous ne connaîtrons jamais tout en cette vie, tout au plus soulèverons-nous quelques voiles.
Vos sensei vous attendent maintenant et, sauf en des circonstances que je vous conseille d’éviter, je ne devrais pas avoir l’opportunité de vous reparler avant longtemps. Je sais que vous ferez honneur à votre famille et à vos maîtres. »
Atsutane-sama salua alors l’assemblée avant de descendre de son estrade et de pénétrer dans le bâtiment situé derrière. Mon père s’inclina face à la silhouette qui s’enfoncer dans l’ombre puis se dirigea vers un homme du même âge que Fushimaro-chan. L’un et l’autre se saluèrent avant que mon père n’ajoute :
« C’est un plaisir de vous revoir, Eishi-san. Je vous présente mon fils Jirō. J’ose espérer qu’il saura nous faire honneur à tous deux.
– Ce sera pour moi un honneur que de pouvoir transmettre mon maigre savoir à votre fils, Katsuyoshi-sama, et de lui offrir les leçons que vous-même m’avez enseignées ici, » répondit donc mon futur maître.
Mon père et moi laissâmes alors la place aux deux samouraï qui nous avaient suivis. A leur tour, ils présentèrent leurs enfants. Les yeux de mon père se posèrent sur les miens, puis il salua une dernière fois Eishi-sensei et il s’éloigna sans jeter un regard en arrière.

Je me retrouvais donc bientôt aux côtés de Kitsuki Hajime et d’Agasha Maemi. Le premier était un garçon maigre dans les yeux duquel brillait une lueur d’amusement ; la seconde était une petite fille aux traits déjà sévères et au regard un peu triste. Enfin, petite… elle était de plus grande taille que moi. Eishi-sensei introduisit alors Chiba-sama, son élève, un étudiant ici à Shikiku-gei dōjō depuis trois ans déjà. C’est lui qui était chargé de nous conduire au dortoir, de nous instruire dans la géographie de l’école et ses règles, puis de nous ramener auprès de notre maître. Nous lui devions obéissance tant que nous n’aurions pas reçu d’ordres contraires par un supérieur.
Le dortoir était commun à tous les étudiants mais filles et garçons étaient dans deux parties bien distinctes du bâtiment, séparées par le réfectoire. Nous y disposions chacun d’un futon et d’une couverture de coton, et d’un petit coffre pour nos effets personnels. Le dōjō était organisé autour d’un grand bâtiment qui contenait la bibliothèque et de nombreuses petites pièces réservées aux enseignements particuliers de chaque sensei ou aux étudiants chargés de telle ou telle recherche particulière. La bibliothèque elle-même ne nous était pas permise tant que nous n’étions pas considérés suffisamment aptes à lire. Les sensei disposaient chacun d’appartements plus ou moins spacieux au-dessus de la bibliothèque, et des cellules étaient là pour l’usage des magistrats qui venaient se perfectionner. Devant, une grande cour permettait de contenir amplement l’ensemble des habitants de l’école. Elle était rarement utilisée à l’exception du jour de la cérémonie de remise des diplômes ; elle accueillait alors aussi les familles de ceux qui étaient désormais considérés adultes. A l’entrée de la cour, une petite maison permettait de recevoir les rares visiteurs autorisés aux étudiants, et un garde était en permanence en faction à cet endroit au niveau du portail. A gauche de la bibliothèque, un large jardin s’étalait, contenant à la fois un potager et des plantes multiples, à effet médicinal ou plus létal. Sur la droite se trouvait une salle d’armes, et Chiba-sama nous présenta au maître d’armes, Mirumoto Yorinaga, un homme sec et maigre, qui ne possédait plus qu’un seul bras. Enfin, à l’arrière nous eûmes droit à un court coup d’œil à ce que Chima-sama nomma les « jardins de la compréhension ». Enfin, d’une voie mystérieuse, il mentionna que derrière ces derniers, on trouvait les laboratoires. L’école elle-même était à l’intérieur du château mais séparée du reste, entourée de hauts murs.
Eishi-sensei était en charge de six étudiants en nous incluant. Le plus vieux, Hatano-sama, était entré dans sa septième année, tandis que Fujiko-hime était arrivé en même temps que Chiba-sama. Nous ne rencontrâmes ces deux derniers que le soir au moment du repas. Les étudiants changeaient de sensei tous les ans, et les groupes étaient eux aussi recomposés à ces occasions.
Quand Chima-sama eut terminé la visite, il nous laissa quelques instants pour stocker nos affaires dans nos coffres, puis il nous ramena devant Eishi-sensei. Ce dernier nous expliqua alors comment les jours à venir allaient se dérouler : notre première tâche serait d’apprendre à lire et à écrire d’une part, et d'autre part de commencer à aguerrir notre corps et à affûter notre esprit.
Dernière modification par Kitsuki Katsume le 26 juil. 2005, 09:52, modifié 2 fois.
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Message par Kitsuki Katsume » 25 juil. 2005, 17:39

Les chemins de l'enfance (quatrième partie)

Nous devions donc nous lever juste avant l’aube pour saluer le retour de la déesse Soleil puis prendre notre repas du matin. Ensuite suivait l’apprentissage des pictogrammes et de la lecture, qui nous était dispensé à tour de rôle par les étudiants plus âgés. La matinée se terminait par des exercices communs à tous les étudiants de notre âge – nous étions douze cette année-là – sous la férule de Yorinaga-sensei et de ses assistants. Après le repas de la mi-journée, nous recevions des exercices d’écriture et nous devions résoudre des devinettes et des énigmes. La journée se terminait en général par des discussions et des exposés impliquant tous les étudiants d’Eishi-sensei ; l’histoire de l’Empire, le droit et les coutumes dans les différentes provinces et les différentes classes de la société y étaient tous évoqués à ces occasions. Suivant le temps, ces discussions prenaient place dans une petite pièce du bâtiment principal ou dans les jardins.
Les années suivantes, les leçons d’écriture devinrent des lectures du bushido, du tao, de journaux ou de rapports d’enquête d’anciens magistrats, suivis de rapports sur ces dernières. Nous devînmes aussi plus libres sur le choix de nos centres d’intérêt, bien que dans tous les cas notre sensei suivît quelles étaient nos lectures.
Mes compagnons de la première année étaient tous très différents. Mirumoto Hatano était, à douze ans, un garçon beaucoup plus sérieux que son âge ne le laisserait supposer. Son travail acharné compensait son manque de brillance, mais il ne possédait aucun sens de l’humour. Cela lui valait beaucoup de piques de ses pairs mais aussi de Kitsuki Fujiko malgré la différence d’âge et le respect qu’elle lui devait. Cette dernière se savait par ailleurs déjà promise à un jeune kensai, Mirumoto Junzo, et elle ne manquait pas de nous le rappeler. Elle était aussi volatile que Kitsuki Chima était placide. L’un comme l’autre étaient prêts à jouer des tours aux autres étudiants, notamment aux plus jeunes mais, contrairement à Hajime, ils ne recherchaient pas spécialement les occasions et se contentaient des opportunités qui se présentaient à eux. Ce dernier était incroyable. Peut-être sentait-il déjà que sa vie allait bientôt s’achever et qu’il lui fallait vivre chaque jour comme s’il était le dernier : il mourut à la fin de notre troisième année, emporté par une avalanche alors qu’il rentrait chez ses parents pour l’hiver. Maemi resta toujours un peu mélancolique, même si sa tristesse des premiers jours s’estompa au fil des années. Je crois que cela venait de son incapacité à percevoir et manipuler les kami, occurrence désolante quoique loin d’être unique dans la famille Agasha ; le fait que son père, sa mère et ses trois frères et sœurs fussent tous en mesure de communiquer avec les esprits n’arrangeait bien sûr rien.
Pour ma part, j’acquis bientôt deux nouveaux noms : Ossekai et Hetamaru. Si le premier était finalement plutôt affectueux – quoi que ma curiosité me valût quelques déboires, je me serais bien passé du second, d’autant que comme j’en fus affublé par Yorinaga-sensei lui-même suite à un désastreux incident survenu à la fin de l’automne, tous les étudiants en furent témoins et aucun d’eux ne l’oublia, surtout les trois d’entre eux qui finirent dans la boue à cause de moi…

Le premier hiver qui suivait l’arrivée des étudiants, contrairement à ce qui se passait les années suivantes, nous ne rejoignions pas nos familles. Malgré tout, nos maîtres nous laissaient beaucoup plus libres, et je passais de nombreuses après-midi de jeux dans la neige avec les autres. Pour le reste, la saison était consacrée de façon intensive à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, afin de nous rendre le plus rapidement possible semi autonomes de ce point de vue-là. Pour la plupart d’entre nous, c’était une période difficile car, à l’exception de ceux dont la famille passait pour des visites, nous nous retrouvions séparés de nos parents pour plus d’un an, alors que nous ne les avions généralement jamais quittés.
Lorsque arrivait la nouvelle année, une grande fête avait lieu, lors de laquelle nous échangions tous des cadeaux entre nous et avec les sensei qui avaient partagé l’hiver avec nous. Hajime et quatre autres étudiants avaient préparé une saynète qu’ils avaient intitulée « Trois pieds », faisant évidemment référence à mes… exploits. Même moi je n’ai pu m’empêcher de rire. Avec le retour des étudiants plus âgés, les cours reprirent leur rythme habituel et nous nous plongeâmes tous dans l’étude.

A la fin du printemps, la fête de la poupée et du cerf-volant donna lieu à toute une série de concours. Nous avions tous préparé en secret, qui son cerf-volant, qui sa poupée, suivant nos sexes respectifs. Les matériaux étaient pour la plupart simples et peu coûteux, bambou, coton, chutes de soie pour les plus riches. Ma prestation ne fut pas un succès : mon cerf-volant décida en effet qu’il pouvait se passer de moi pour voler et… atterrit sur le visage de Mamoru-sensei alors qu’il s’apprêtait à descendre l’escalier menant à la cour et, surpris, il trébucha. Heureusement il ne se blessa pas, mais je dus faire des excuses et je ne fus pas de la meilleure humeur possible le reste de la fête.
Avec l’été, Yorinaga-sensei commença à nous emmener dans la montagne environnante. C’était une occasion pour continuer notre entraînement physique, mais aussi pour nous faire découvrir le domaine autour de Shiro Kitsuki et pour commencer à nous parler de tactique. Bien entendu, nous ne recevions pas un enseignement aussi sévère que nos frères Mirumoto, ni aussi approfondi dans les arts de la guerre. Ma petite taille m’handicapait quelque peu lors de ces escapades, mais je compris rapidement que le maître d’armes souhaitait seulement que nous donnassions chacun le meilleur de nous-même. Aussi me contentai-je de m’efforcer de suivre les autres en serrant les dents et en conservant au possible mon souffle. D’ailleurs, certains des autres, bien qu’ils n’aient pas mon désavantage, ne s’en tiraient pas toujours mieux. Mon principal souci s’avéra d’ailleurs non pas de suivre, mais d’éviter de trébucher.

Bientôt, les nuages de l’automne revinrent. De nombreux oiseaux passaient dans le ciel, quittant les montagnes pour les plaines et des lieux plus chauds. Les feuilles des arbres prirent des teintes de flamme avant de mourir et de choir. Les premières neiges avaient recouvert le sol d’un blanc manteau quand mon père et mon frère vinrent me chercher à la fin du mois du Sanglier. Le voyage du retour nous prit presque une semaine car nous fumes bloqués trois jours près du col menant à notre vallée par une forte chute de neige. Mon père parla peu, se contentant de m’écouter narrer ma vie durant l’année passée. Mon frère était beaucoup plus loquace, mais lui non plus ne répondit pas à mes questions sur les laboratoires. Quand j’abordais ce sujet, tous les deux se regardaient, se souriaient, puis me disaient qu’il me faudrait attendre pour voir le voile se lever sur ce mystère.
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Message par Kitsuki Katsume » 27 juil. 2005, 15:50

Les chemins de l'enfance (cinquième partie)

L’hiver me parut très long. Je ne l’aurais jamais cru mais, bien que je fusse très heureux de revoir ma famille et nos serviteurs, ainsi que les gens de notre village, mes camarades d’étude me manquèrent assez vite. Je passais bien des après-midi à jouer dans la neige avec les autres enfants, mais je me rendis vite compte que, d’une certaine façon, je ne faisais plus partie de leur groupe : il n’y avait là que des heimin et, d’un seul coup, mon départ pour l’école Kitsuki avait marqué notre différence. Mon statut s’en trouvait élevé à leurs yeux, mais il me mettait à part. De plus, je ne pouvais pas vraiment parler avec eux des choses nouvelles qui s’étaient offertes à moi ; comment leur faire comprendre la difficulté et la beauté de l’art de l’écriture, ou l’intérêt qu’il pouvait y avoir à disséquer un discours ou un rapport pour y rechercher des indices cachés ? La seule chose qui attirait véritablement les garçons étaient les descriptions des séances avec Yorinaga-sensei, et je ne tenais pas vraiment à devenir la risée de mes anciens camarades de jeu. Mon père et mon frère entreprirent de me donner des leçons privées et de même, ma mère se mit à discuter avec moi des herbes qu’elle avait ramassées les saisons précédentes, mais cela ne remplaçait pas vraiment ce que j’avais perdu.

Ce fut finalement avec un certain soulagement que je retournai à Shiro Kitsuki. Mon nouveau maître pour cette seconde année était Hoshi-sensei. Il était à peu près du même âge que Eishi-sensei mais il était beaucoup plus sévère. A part cela, je connaissais déjà les deux autres étudiants de mon âge et les cours reprirent comme avant. Seuls sept nouveaux entrants nous avaient rejoints, tous membres de notre famille. Rien de très spécial ne vint troubler mes études. Je ne conservais auprès des habitants du dōjō qu’un seul de mes surnoms : après que j’eus réussi à souiller à la fois les kimono de Hoshi-sensei et de quatre des autres étudiants sous sa responsabilité en renversant et brisant la théière du maître, même lui ne m’appela plus qu’Hetamaru. Cette journée noire est restée gravée dans ma mémoire car, après cet incident, Hoshi-sensei ne me considéra plus que comme un maladroit. Je sais que mon cas fut considéré à la fin de l’année ; je ne suis pas certain que mon expulsion ait été envisagée, mais je m’efforçais dans les années qui suivirent d’éviter Hoshi-sensei.
Le nouvel hiver auprès de mes parents fut semblable au précédent, à ceci près que mon père me donna accès à certains des ouvrages qu’il conservait dans son bureau. J’avais parfois du mal à tout comprendre, mais il était toujours prêt à discuter des choses avec moi. Ce n’est qu’après mon retour à l’école que, comme tous les autres, j’appris le décès de Hajime. L’annonce plongea la plupart d’entre nous dans une émotion nouvelle : je crois que pour la première fois nous prenions conscience que nous n’étions pas éternels, que la mort pouvait nous frapper à tout instant, sans prévenir. Pour éviter que nous ne sombrions dans la dépression, les maîtres imprimèrent à nos cours un rythme accru. Yorinaga-sensei en particulier nous laissait tellement éreintés à la fin de ses séances que nous avions même du mal à rester éveillés pour la suite de la journée. Le souvenir de la mort de Hajime s’estompa peu à peu, mais Shikiku-gei dōjō ne fut plus jamais le même pour moi sans lui, son rire et ses tours.
Nous avions désormais accès à la bibliothèque, et c’est là que je me réfugiais chaque fois que je sentais la mélancolie me menacer. Outre des textes de loi, les règles du bushido et le Tao de Shinsei et de nombreux commentaires sur les uns et les autres, la bibliothèque contenait aussi des œuvres littéraires, des pièces de théâtre et des rouleaux de poésie. Ce fut ma première rencontre avec les images évoquées par les mots de grands maîtres comme Rezan. Légers ou tourmentés, sombres ou ensoleillés, haiku, tanka et renku me transportaient ailleurs. Bien sûr, encore une fois, j’étais loin de toujours comprendre le sens de ce que je lisais, mais cela n’avait pas vraiment d’importance, déjà les phrases et les mots touchaient mon âme. Les œuvres qui me plaisaient alors ne sont pas toujours celles que je préfère encore aujourd’hui, mais depuis, je n’ai jamais cessé de m’y intéresser. Il fallut bien entendu quelques années encore avant que je ne sois capable de composer et d’exprimer mes propres émotions. Je ne prétendrai pas pouvoir me comparer aux maîtres de l’art, mais j’ai fini par acquérir une certaine technique et je crois être maintenant en mesure d’apprécier beaucoup plus de choses qu’alors. Toutefois, je regrette parfois l’innocence que j’avais alors, car elle m’occultait les petites piques perverses, ou les doubles sens hypocrites qui émaillent tant de poèmes produits par les courtisans.
A l’hiver succéda donc le printemps, puis l’été et l’automne, tandis que je m’immergeais dans les couleurs et les mots des poètes. Michinori-sensei, mon maître pour la troisième année, était tout à fait conscient de mon intérêt. Il ne désapprouvait pas mais il savait qu’un bon magistrat ne pouvait se contenter de bien connaître la poésie pour effectuer sa tâche. Aussi je dus aussi m’atteler à la lecture et à l’apprentissage des lois promulguées par Togashi-dono et par l’Empereur.
Pour la première année aussi, Yorinaga-sensei commença à nous enseigner l’art de l’épée. Je redoutais toujours autant les séances avec le maître d’armes. Encore une fois, ce n’est pas que j’ai été particulièrement inapte, mais les désastres qui résultaient de mes maladresses occasionnelles étaient en général beaucoup plus spectaculaires, et généralement douloureux, quand ils prenaient place lors de ces entraînements. Pour une fois, le pire d’entre eux n’impliqua directement que moi-même et mon partenaire, Kitsuki Kenshin. Mais il me fallut presque une semaine pour m’en remettre et Kenshin-san hésita toujours par la suite à être apparié avec moi : il faut dire que le coup de bokken qu’il m’asséna sur le crâne, après que j’eus accroché le mien dans les branches du prunier en voulant le parer, faillit bien m’envoyer rejoindre les Ancêtres. Seule l’intervention d’un shugenja du temple de Bishamon voisin me retint en ce bas monde, au grand soulagement de tous.

Cet hiver-là, mon père et ma mère vinrent ensemble me chercher. En effet, nous ne rentrions pas dans notre village mais descendions jusqu’à la demeure de mon frère. Pour la première fois, j’allais mettre les pieds dans la grande plaine que j’apercevais parfois quand Yorinaga-sensei nous emmenait hors du château. En arrivant, ma première impression fut plutôt une sorte de frayeur, comme si d’un seul coup le monde avait disparu et que je me retrouvais dans une mer de neige. Heureusement, les montagnes derrière nous, plus imposantes que jamais bien que largement dissimulées par les nuages bas, demeuraient bien là, comme l’ancre qui empêche un navire de dériver, quoique cette image ne me soit certainement pas venue à l’époque. J’étais simplement content de savoir que mon monde ne s’était pas évanoui, les montagnes étaient rassurantes par leur solidité.
Mirumoto Kanemitsu, le samouraï que servait mon frère, ressemblait très fort à Yorinaga-sensei : un homme bien charpenté, sans une once de gras sur ces muscles. La seule différence était qu’il était beaucoup plus jeune et qu’il n’était pas manchot. Après l’avoir observé un matin pratiquer ses kata avec ses deux épées, je me suis demandé soudain ce que pouvait ressentir le maître d’armes : avec un bras en moins, il ne pouvait plus espérer effectuer cette danse hypnotique et létale où le bushi, immobile un instant, devient soudain une image tourbillonnante entourée d’acier, avant de se figer à nouveau. On dit que le regret est une émotion mauvaise, mais comment ne peut-on pas regretter la perte d’une telle grâce, d’une telle perfection ? Jamais je n’ai osé lui poser la question…
Kanemitsu-sama vivait aussi dans un village plus important que celui de mes parents. Sa demeure était un petit manoir fortifié, et une quinzaine d’autres familles de bushi vivaient ici, ainsi que deux shugenja de la famille Agasha. En plus de nous, un autre invité était présent : Tonbo Yujiro, son épouse Ginko et ses filles Itsuko et Yuka passèrent eux aussi l’hiver avec nous. Yujiro-sama était un cousin du maître des lieux, leurs mères étant sœurs. Ses deux filles, âgées respectivement de dix-neuf et seize ans, étaient toutes deux des shugenja formées à l’école du clan de la Libellule, tout comme leur père, tandis que Ginko-hime était une musicienne issue de la famille Yumeno, vassale des Asako. Je n’avais jamais connu d’hiver en présence d’autant de samouraï ; même lors de mon premier hiver à Shiren Kitsuki, je n’avais eu pour compagnie que les autres étudiants et les quelques sensei restés pour s’occuper de nous. En fait, il y avait plus d’adultes de notre classe que d’enfants. En raison de ma taille, les gens avaient tendance à me prendre pour plus jeune que je n’étais ; je serais sans doute passé pour un enfant trop sérieux si je n’avais connu mes mésaventures habituelles : j’eus ainsi la honte de dégringoler d’un cyprès que j’avais escaladé pour essayer de voir Kyuden Tonbo à l’horizon juste devant le nez des demoiselles Tonbo et de mon frère, et d’être surpris par Kanemitsu-sama lui-même et mon père, réfugié dans un tonneau pour me protéger du chien de la résidence suite à un pari stupide avec les autres garçons des lieux…
Je ne m’étendrais pas plus sur ce sujet. Malgré ces quelques incidents, ce fut pour moi un merveilleux hiver. Ma plus grosse surprise vint lorsqu’il s’agit pour moi de rejoindre l’école : mon père et ma mère restèrent auprès de mon frère et ce furent deux des samouraï de Kanemitsu-sama qui m’escortèrent jusqu’à Shiro Kitsuki. Je me posai bien des questions sur le chemin du retour, mais elles furent assez vite oubliées dans les retrouvailles avec mes camarades d’étude.

La reprise des cours apportait aussi quelques nouveautés. En quatrième année d’étude, en effet, nous commencions l’étude des techniques développées initialement par notre Ancêtre fondateur. Afin de nous familiariser avec ces méthodes, et parce qu’elles sont au départ dérivées de celles des Agasha, nous étions aussi invités à mieux connaître les plantes et leurs propriétés. Bien rapidement, cela devint pour moi plutôt un intérêt – que certains considéreront malsain – pour celles dont les effets sont néfastes pour notre santé. Bientôt, je ne me limitai d’ailleurs pas aux simples plantes, et cela m’amena à m’intéresser de plus près aux méthodes employées par les assassins et à tout ce qui concernait le clan du Scorpion. Cela paraît sans doute caricatural ; bien que d’autres ne se soient certainement pas privés d’user de tels moyens, il est tout de même clair que le clan du Scorpion a recours à eux plus souvent que les autres.
C’est aussi durant cette année, à force de passer autant de temps dans les jardins de l’école, que je finis par remarquer que leur agencement n’était pas dû simplement à des principes liés à l’herboristerie : des symboles se cachaient dessous. Lorsque je mentionnai cela à Natsuko-sensei, je reçus mes premières véritables félicitations, pas les encouragements habituels. Je pris par la suite l’habitude d’essayer de voir si ce genre de choses existait ailleurs dans l’école, et pour cela j’entrepris d’essayer de voir chaque lieu sous des angles différents, et même à des heures différentes. Cela me valut aussi un surcroît de travail, car Natsuko-sensei prit l’habitude de m’emmener dans différents endroits à l’extérieur de l’école, comme Kaisōen, le jardin de pierre situé à l’arrière de Shiro Kitsuki, et de me demander ensuite ce que j’y avais vu. Le Jardin du Souvenir était un endroit paisible, traversé par un ruisseau qui gargouillait au milieu des pierres en suivant un lit torturé et changeant avec les saisons avant de se jeter dans un petit étang que surplombait un saule. Mais il me fallut plusieurs visites avant de m’y sentir vraiment à l’aise : c’était en effet un lieu fréquenté par des personnes de haut rang, et seuls quelques étudiants avaient le privilège d’y être admis. J’eus l’occasion aux cours de mes études d’y croiser de nombreux magistrats de notre famille, des bushi et des shugenja suivant les enseignements de Mirumoto et d’Agasha, ou des Usami vassaux des Mirumoto, quelques rares visiteurs de la famille Tonbo, et une fois, une seule, un ambassadeur de la famille Asako en route pour Shiro Togashi. Heureusement, ceux qui venaient y méditer se devaient de respecter l’intimité des autres visiteurs. J’ai bien sûr eu d’autres occasions de méditer à Kaisōen depuis mon gempukku, et j’y ai à chaque fois découvert quelque chose de nouveau. Si vous avez un jour la chance d’être admis à Shiro Kitsuki, je ne peux que vous recommander d’aller y passer quelques heures, vous n’en reviendrez que plus sage…

Mes parents passèrent me voir au tout début du mois du Cheval, alors qu’ils rentraient. J’appris alors qu’à la fin de l’hiver, ils s’étaient tous deux rendus sur les terres du clan de la Licorne. Mon père me sembla résigné, mais comme il ne me confiait aucune des raisons qui auraient pu expliquer mon impression, il n’aurait pas été poli de ma part de m’en enquérir. Je me contentais donc des descriptions des territoires traversés et des personnes rencontrées, m’intéressant évidemment surtout aux enfants de la Ki-Rin.
Mon père parlait sans dégoût d’hommes et de femmes chevauchant sur des selles en cuir de vache ou vêtus de fourrures. J’avais du mal à concilier cela avec les enseignements qui m’avaient été prodigués. D’un autre côté, les images évoquées par les longues plaines où galopaient des troupeaux de chevaux étaient magiques, bien que l’idée de plaines immenses restait encore difficile à appréhender pour moi, malgré mon séjour de l’hiver passé.
En partant, ma mère me glissa la solution du mystère de leur voyage et des sentiments que j’avais perçus chez mon père : une offre de mariage de Fushimaro avec Shinjo Annaka, la fille d’un magistrat de la famille du champion de la Licorne, avait été explorée et rejetée par le père de la jeune samourai-ko…
Dernière modification par Kitsuki Katsume le 29 août 2005, 16:46, modifié 2 fois.
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Message par Kitsuki Katsume » 28 juil. 2005, 17:33

Les chemins de l'enfance (sixième partie)

Une nouvelle année s’est écoulée. Cet hiver, mes parents m’ont donné l’impression d’avoir soudainement vieilli. Je n’ai jamais su si, en fin de compte, ce n’était pas plutôt moi qui avait cessé de les voir avec les yeux de l’enfance. Nos discussions étaient devenues plus sérieuses, plus tournées vers l’avenir aussi, mon avenir. Ainsi, ma mère désapprouvait mon intérêt pour les poisons bien qu’elle fût toujours prête à me faire bénéficier de son expérience en ce qui concerne les antidotes d’origine végétale. Mon père ne disait jamais rien à ce sujet mais il ne me signifia jamais sa désapprobation ; j’en concluais qu’il ne souhaitait simplement pas s’opposer à ma mère, mais qu’il y était secrètement plutôt favorable.
J’étais de retour depuis moins de deux semaines à l’école quand je fus convoqué chez Atsutane-sensei. Malgré mes frasques, jamais je n’avais été appelé devant lui et j’étais content d’avoir réussi à suivre ce conseil qu’il nous avait donné lors de notre admission. De plus, je n’avais aucune idée de la raison pour lequel il aurait requis ma présence : je ne m’étais pas spécialement fait remarquer depuis mon retour. Il m’attendait dans une petite pièce donnant sur le jardin, protégée des vents et des regards par deux haies de lauriers roses. Après les salutations d’usage, il m’invita à m’asseoir et une servante amena du thé. Pendant une demi-heure, aucune parole ne fut échangée alors que le sensei procédait à la chorégraphie de la cérémonie du thé. Lorsque nous en eûmes terminé, toujours sans parole, Atsutane-sensei me tendit un parchemin. Le sceau de mon père y figurait, et son message m’annonçait que ma mère était morte.
Pendant un long moment, je restai comme paralysé. Je n’arrivais pas à comprendre. Un des piliers de mon monde venait de disparaître soudainement, un équilibre était rompu et je me sentais glisser vers… vers quoi ? Je ne sais pas vers quoi, mais certainement pas quelque chose de sain ou d’agréable. Atsutane-sensei interrompit ce mouvement de sa voix douce, me ramenant dans le monde des vivants :
« Tous les hommes et les femmes naissent et meurent, meurent et naissent, essayant à chaque pas sur la Roue Céleste de devenir plus sages, pour un jour atteindre l’Illumination. La mort n’est qu’une étape, » me dit-il avec un petit sourire triste, « et la mort de nos proches est une facette de la vie là pour nous enseigner que rien n’est immuable, et que chaque jour que nous vivons est une préparation de notre propre mort. »
Malgré mon incompréhension de ses paroles sur l’instant, elles me donnèrent le temps de me reprendre quelque peu, et je pus relire le message de mon père pour me persuader que je ne faisais pas un cauchemar. Mais les mots tracés par le pinceau sur le parchemin restaient les mêmes. Je ne sentis pas les larmes qui coulèrent sur mes joues, mes yeux se brouillèrent et les mots se muèrent en brume. Le maître se tut pendant plusieurs minutes, puis il se leva et me dit :
« Vous pouvez rester ici aussi longtemps que vous le souhaitez Katsujirō-san. Le serviteur de votre père est logé au village ; il viendra vous chercher demain sitôt après le repas du matin, et un des assistants de Yorinaga-san vous escortera. »
Le shoji s’ouvrit puis se referma sans un bruit et je restai seul devant le jardin où les fleurs du printemps nous communiquaient le message du retour à la vie de la nature…

Sur le trajet du retour, le vieux Tatsui, qui avait apporté cette nouvelle, m’apprit les circonstances exactes du décès de ma mère. Elle était partie cueillir des herbes au bord du ruisseau, tôt le matin ; elle avait glissé sur une pierre humide et s’était brisé le cou en arrivant au sol. Mitsu l’avait trouvée en milieu de matinée, quand elle était allée apporter à ma mère du thé, comme elle le faisait régulièrement en ces occasions. Tatsui ajouta qu’elle semblait sourire quand il vit le corps, mais j’eus du mal à le croire. Je savais qu’il me mentait pour essayer d’atténuer le choc, mais mon humeur resta sombre tout au long du chemin ; en fait, je fus à peine poli avec ceux qui m’accompagnaient.
Si mon père m’avait paru vieilli au début de l’hiver, son apparence me choqua lorsque j’atteignis notre demeure. Son attitude était digne et son visage impassible, mais il semblait si fatigué… Il ne me parla guère, se contentant de me dire que nous attendions mon frère et l’un de mes oncles, Agasha Arinori. Je n’avais jamais rencontré l’homme, un frère plus âgé de ma mère, un shugenja qui ne s’était jamais marié !
Mon frère arriva trois jours après moi et mon oncle deux jours plus tard. La cérémonie fut très simple. A la fin, le corps de ma mère fut couché par des eta sur des branches de pin, et mon père, mon frère, moi-même et enfin mon oncle nous nous sommes approchés du bûcher, symboles des quatre vents, avant de l’enflammer de nos torches. Nous sommes restés plusieurs heures à prier en silence, avant de rentrer, tous perdus dans nos pensées. Mon oncle ressortit pour superviser la récupération des cendres et ne revint que pour remettre l’urne funéraire à mon père. Il nous quitta ensuite, ne m’ayant adressé la parole que pour me saluer ou me donner les instructions pour les funérailles. Seul la bénédiction de départ qu’il m’offrit sortit de l’ordinaire :
« Les Fortunes te protègent et te guident, Enfant de la Tempête. »
J’étais encore trop affecté par les événements des derniers jours pour poser la question à mon père de ces derniers mots. Je ne revus jamais mon oncle. Je passais une nuit de plus au village, puis je fus raccompagné en silence jusqu’à l’école.

Les saisons suivantes passèrent l’une après l’autre sans que je retrouve l’insouciance qui m’avait jusqu’alors caractérisée. Je retrouvai peu à peu des moments de joie et de rire, et la peine s’atténua doucement avec le temps, mais j’étais entré dans un nouvel âge, pas encore un homme, plus tout à fait un enfant.
Alors que les feuilles des arbres avaient déjà recouvert le sol et que les premières neiges les avaient cachées à nos yeux, Tatsui arriva avec des instructions de mon père. Il m’informait que nous passerions l’hiver à Kyuden Tonbo, où le mariage de mon frère et de Tonbo Itsuko serait célébré. En conséquence, Tatsui avait des ordres pour veiller à ce que je possède une garde-robe qui fît honneur au statut de mon père ; mes heures libres furent donc largement occupées à passer chez les tailleurs pour choisir les tissus et me faire mesurer pour préparer tout cela. Après les déboires des précédentes tentatives pour trouver une épouse à Fushimaro-sama, j’étais heureux pour lui qu’une solution ait enfin été trouvée, même si le rang d’Itsuko-hime n’était pas aussi élevé que celui des autres demoiselles pour lesquelles une alliance avait été recherchée.
Mon père arriva avec notre servante, Mitsu, mais nous ne quittâmes pas tout de suite Shiro Kitsuki. Pendant plusieurs, mon père visita ou reçut divers marchands, à la recherche de cadeaux pour différentes personnes. Je n’étais pas toujours présent, n’étant pas excusé de suivre les cours, mais je découvris à cette occasion que le château n’était pas aussi isolé du monde que je le croyais ; c’est simplement que les marchands autorisés à pénétrer sur les terres du Dragon étaient sélectionnés avec parcimonie. Mais les épices et les soieries du clan de la Mante, certains objets curieux en provenance des terres de la Licorne, des armes et des armures forgées par les artisans de la Grue, du Lion ou du Crabe, des tomes écrits par les historiens du Lion et du Phénix ou les artistes de la Grue et du Scorpion, tous pouvaient être trouvés, quoique en bien moindre quantité que dans la plupart des places des autres clans. On pouvait aussi y acquérir des productions particulières à notre clan, notamment des œuvres d’art réalisées par les moines qui vivaient reclus dans les montagnes, y compris celles de divers ise zumi. Certaines peintures et calligraphies étaient d’ailleurs assez extraordinaires : quelques traits et… une montagne et un pin torturé accroché à son flanc emplissaient votre regard… ou un simple pictogramme qui s’accrochait à votre esprit par la force d’un simple coup de pinceau… Je ne peux pas mieux décrire ces œuvres, mais malgré ma jeunesse, je savais qu’un simple regard sur elle faisait surgir en vous des émotions inattendues, comme si d’un seul coup vous ne faisiez qu’un avec la scène ou les mots évoqués. Si vous avez pu admirer de telles choses, vous aussi savez ce que je veux dire…
Nous partîmes dans le petit matin blême, alors que les nuages bas et la douceur de l’air annonçaient une chute de neige imminente. Mon père décida de ne pas tenir compte de ces signes, et força autant que possible la marche. Outre nos serviteurs Tatsui et Mitsu, deux bushi que j’avais vus au château, Usami Bunzo et Kitsuki Masao, nous accompagnaient. Trois poneys, guidés par Tatsui, portaient les provisions et les coffres. Le seul autre fait marquant était la présence à l’obi de mon père d’un daisho complet : je ne l’avais encore jamais vu porter un katana.
Nous passâmes une nuit au manoir de Kanemitsu-sama. Là, Fushimaro se joignit à nous. Kyuden Tonbo n’était pas situé très loin, au milieu des collines et une longue journée de marche fut suffisante pour l’atteindre. C’était un lieu curieux, sans fortifications apparentes. Malgré l’heure tardive, Yujiro-sama lui-même nous accueillit, mais comme il n’aurait pas été correct que mon frère loge déjà sous le même toit que sa future épouse, nous fûmes conduits vers une des maisons que le clan de la Libellule réserve d’ordinaire aux ambassadeurs cherchant audience auprès de notre daimyō, Yokuni-dono.
Le lendemain matin, nous sommes allés présenter nos respects à Toryu-sama. Ce dernier nous reçut très simplement dans une pièce dépouillée, ornée seulement de maximes calligraphiées du Tao de Shinsei et d’une superbe peinture d’une cascade. De toute évidence, mon père et mon frère connaissaient déjà Toryu-sama. De fait, Fushimaro-sama était passé plusieurs fois durant l’année pour courtiser Itsuko-hime, même si personne n’avait jugé bon de m’en informer. Toryu-sama tenait apparemment mon père en estime, et le sentiment était réciproque. Ils échangèrent des présents que tous deux apprécièrent grandement : Toryu-sama fit don à mon père d’un bonsai comme j’en avais rarement vu, où un pin torturé s’élevait au milieu de minuscules fougères, et il reçut en retour une série de rouleaux contenus dans un inro de cyprès au couvercle gravé de la scène représentant Shinsei et Togashi se partageant une prune. Rouleaux et gravures étaient de la main de Togashi Murai, un ise zumi dont je n’avais jamais entendu parler. Le daimyō de la Libellule discuta pendant un long moment de la signification de plusieurs passages du Tao avant de lui annoncer que plusieurs visiteurs et invités étaient déjà arrivés, en plus évidemment des membres de la famille Tonbo. Doji Chuemon patientait en espérant obtenir audience de Yokuni-dono ; Toryu-sama ajouta qu’il était ici depuis deux mois déjà. Malgré les mauvaises relations entre le Lion et la Libellule, Matsu Yoshimi représentait Matsu Kaneyori et s’était spécialement déplacé pour assister au mariage de mon frère ; je n’avais aucune idée des raisons qui pourraient pousser un daimyō du clan du Lion, même très mineur, à agir de la sorte. Yumeno Gennai et Asako Hisako, un oncle et une tante de la future épouse, avaient fait le déplacement depuis le fief du Phénix ; Hisako-sama était venu avec son époux, Asako Tadahiro. Enfin, Toryu-sama avait reçu une demande du clan du Scorpion, et Shosuro Goemon et trois acteurs de sa fameuse troupe de kabuki étaient venus honorer les futurs époux et leurs familles. Mon père ne réagit d’aucune manière particulière, mais le dos de Fushimaro-sama se tendit un instant devant moi avant de se relaxer presque immédiatement. Il me fallut attendre la fin de l’hiver pour comprendre la raison de cette réaction. Mais en attendant, je reçus l’ordre de mon père de ne jamais sortir seul, et Bunzo-san et Masao-san reçurent aussi des ordres à cet effet.
La cour du daimyō du la Libellule était beaucoup plus enjouée que celle de Shiro Kitsuki, plus détendue aussi, malgré la propension des membres de la famille à citer et discuter le Tao à tout moment, qu’ils soient bushi ou shugenja. De nombreux temples et sanctuaires ouverts à tous se dressaient ça et là. Quant à l’école de shugenja des Tonbo, je ne dirai pas qu’elle était en libre accès, mais les étudiants n’étaient pas séparés du monde comme nous pouvions l’être à Shiro Kitsuki. Les Tonbo étaient des samouraï pleins de tact et généreux de leur temps avec les étrangers. Ceux-ci ne leur rendaient pas toujours : Chuemon-sama semblait toujours avoir un air renfrogné – mais je suis peut-être mauvaise langue car il rongeait son frein en vain depuis plusieurs mois, et Yoshimi-sama avait toujours un air froid et condescendant en présence de nos hôtes. L’un et l’autre obtinrent plusieurs audiences auprès de mon père. Je ne fus pas présent quand Chuemon-sama fut reçu, mais il évita bientôt de venir nous voir, et je crois que s’il avait pu totalement éviter mon père sans offenser personne, il l’aurait fait. Par comparaison, Yoshimi-sama se comportait de manière très différente suivant qui se trouvait là : tant qu’aucun membre du clan de la Libellule ne se trouvait parmi nous, il se révélait un bushi bourru mais amical, toujours prêt à mon grand plaisir à parler des batailles auxquelles lui et ses ancêtres avaient participé ; mais sinon, il était poli et ne répondait qu’aux questions qui lui étaient directement adressées, et ceci avec le minimum de mots. Je suppose que son attitude était à mettre au compte de l’antagonisme historique entre le Lion et la Libellule, et je me demandais bien quelle faveur son seigneur pouvait bien devoir à mon père pour qu’il fût venu en un lieu dont il méprisait autant les habitants. Goemon-sama et les autres Scorpions restaient pour moi une énigme. Tous faisaient preuve de la plus extrême politesse, même si je sentais bien que certaines de leurs remarques étaient à double tranchant ; ils agissaient en tout cas en courtisans très expérimentés, et étaient au courant de nombreux potins et scandales de la capitale. Goemon-sama et Sado-sama, l’un des acteurs, étaient de plus tous deux de bons poètes, tandis que leurs deux compagnons pratiquaient respectivement la peinture et la musique de façon consommée.
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Message par Kitsuki Katsume » 29 juil. 2005, 18:06

Les chemins de l'enfance (septième partie)

La veille du mariage, Fushimaro-sama est allé jeûner et méditer dans une des nombreuses chapelles qui parsemaient les collines. La cérémonie fut conduite juste après l’aube et, à l’exception de Hisako-hime, seules nos deux familles y assistèrent directement, car Yujiro-sama lui-même officiait. Toryu-sama avait déjà donné son assentiment, et sa présence au banquet qui suivit en était la preuve. Itsuko-hime porta une longue robe et un kimono de fine soie blanche jusqu’à ce que les trois bols de saké aient été échangés, puis elle se retira avec sa mère et sa sœur. Quand elle revint, elle était vêtue d’un kimono de soie rouge, portant au dos un dragon doré. Les deux heures qui suivirent furent consacrées tout d’abord aux offrandes rituelles aux kami, puis aux ancêtres des époux, et enfin aux Fortunes. Les époux se retrouvèrent alors chacun avec leurs beaux-parents – comme ma mère avait déjà rejoint nos ancêtres, Hisako-hime joua son rôle aux côtés de mon père – afin de recevoir les conseils traditionnels. Quand ils nous rejoignirent, tout le monde se rendit à la demeure de Yujiro-sama.
Les époux avaient à nouveau changé de vêtements : Itsuko-hime portait maintenant une robe de soie vert pâle peinte de fuji et de pivoines où voletaient des moineaux, tandis que le kimono de mon frère était dans les mêmes teintes, et décoré par un paysage printanier que survolaient des oies sauvages. Les invités qui les attendaient leur remirent chacun un cadeau symbolique, celui-ci des haricots noirs, celui-là un origami représentant un canard ou un papillon. Toryu-sama et son épouse offrirent pour leur part une bonite, amenée spécialement depuis la côte dans une jarre d’eau de mer. Je fus très impressionné par ce poisson, encore vivant aussi loin de l’océan… et bientôt cuit sur des braises pour être offert aux jeunes mariés.
Le banquet prit place dans le jardin que des serviteurs avaient balayé de la neige. Pour une fois, même Yoshimi-sama apparaissait détendu en compagnie des samouraï de la Libellule ; il est vrai qu’il avait absorbé bon nombre de coupes de saké. Même Chuemon-sama semblait de bonne humeur alors qu’il tenait avec Toryu-sama et Sado-sama une conversation sur l’évolution de la poésie. Quand chacun fut repu, Goemon-sama et ses acteurs s’éclipsèrent puis, un peu plus tard, un serviteur s’approcha de notre hôte. Celui-ci se tourna alors vers ses invités et annonça d’une voix forte qui couvrit les conversations :
« Honorables seigneurs, parents et amis, le maître Goemon-sama m’informe que tout est prêt. Je vous invite donc à me suivre… »
Il se dirigea alors, suivie de son épouse, vers une tente où de petites estrades en bois avaient été installées au pied d’une scène. Des brasero dispersés sous la toile permettaient de maintenir une température agréable. Quand nous fûmes tous installés sur nos coussins, un des acteurs apparut et déclama en saluant Toryu-sama :
« Honorables spectateurs, c’est notre plaisir d’interpréter aujourd’hui pour vous une œuvre nouvellement écrite par le maître Shosuro Goemon : ‘Wasurete wa ikemasen ne’. [traduction : ‘Oublier n’est pas permis, n’est-ce pas ?’] »
Je ne connaissais rien au théâtre kabuki, mais les murmures autour de moi indiquaient qu’il s’agissait là d’un événement hors du commun. La pièce traitait d’une façon bizarre de la création du clan de la Libellule, les acteurs interprétant les grands personnages impliqués dans cette tragédie, Isawa Maroko et Mirumoto Asijin, Mirumoto Tomo, Togashi Ayoko et Tonbo Kuyuden ; Goemon-sama s’était réservé le rôle d’Akodo Yakutsu.
Bien que la pièce me parût impeccablement jouée, elle… indisposa clairement plusieurs des samouraï de la Libellule, et la bonne humeur de Yoshimi-sama avait complètement disparu lorsque la représentation prit fin. Son visage était de marbre, il ne dit pas un mot du reste de la journée et, jusqu’à ce qu’il se retire au tout début de la soirée, ses yeux froids ne quittèrent pas un instant la silhouette de Goemon-sama pendant tout l’après-midi. Mon père et mon frère restèrent impassibles et Toryu-sama remercia publiquement le maître et ses acteurs, ce qui fit taire toute idée de critique parmi ses vassaux.
Le soir venu, Fushimaro-sama et Itsuko-hime furent accompagnés vers leur chambre par la mère de la mariée. Cette dernière leur prodigua ses conseils pour la nuit de noce pendant une demi-heure ! J’avais du mal à croire que cela était nécessaire pour leur permettre de trouver le sommeil, mais j’étais encore bien ignorant…

Les deux époux résidèrent chez les parents de la mariée pour le reste de l’hiver. Rien de spécial ne se produisit pendant ces semaines. Mon père était visiblement nerveux dès que je passais du temps auprès des deux poètes du Scorpion, mais leur connaissance de cet art était grand, et leur expérience des cours des différents clans leur permettait de briller par rapport aux Tonbo. A la fin de la saison, les invités, y compris Chuemon-sama, quittèrent les uns après les autres Kyuden Tonbo, en commençant par Yoshimi-sama. Je ne fus pas témoin du départ de la plupart d’entre eux. C’est même parfaitement par hasard que je surpris le dernier échange entre mon père et Goemon-sama lorsque les acteurs repartirent vers Otosan Uchi. Alors que j’approchais du coin du manoir, j’entendis mon père :
« … car je n’ai jamais menti !
– Mais la vérité aussi est un masque », répliqua placidement Goemon-sama.
Comme j’arrivai en vue du groupe, je vis le maître-acteur s’incliner devant Toryu-sama puis devant mon père avant de leur tourner le dos et de se hisser sur son cheval. Un geste de sa part, et les acteurs, leurs gardes et leurs serviteurs s’éloignèrent lentement dans le petit matin. Le regard que me jeta Goemon-sama me fit froid dans le dos : c’était comme s’il regardait à travers moi, comme si je n’existais même pas. Le temps que je me retourne vers le seuil, mon père et le daimyō avaient disparu à l’intérieur…
Je savais que nous devions nous-même quitter bientôt les terres de la Libellule. Au milieu de l’après-midi, un serviteur vint me chercher pour me dire que mon père désirait ma présence. A ma surprise, il me conduisit dans une petite salle d’audience. Là, mon père attendait sur un dais en compagnie d’un moine inconnu ; mon frère et son épouse, ainsi que Bunzo-san, Masao-san, Tatsui et Mitsu, étaient déjà présents et je me hâtai de saluer chacun et de m’installer. Mon père s’adressa alors à mon frère :
« Fushimaro-san, vous retournerez bientôt servir Kanemitsu-san accompagné de votre épouse. Vous allez donc désormais débuter un nouveau cycle de votre vie. Il est aussi temps pour moi de faire un nouveau pas et de servir mon karma. »
Il sortit alors de son obi son daisho, puis invitant mon frère à s’approcher :
« Ces épées sont dans notre famille depuis cinq générations, et nous ne leur avons jamais failli. J’espère que vous les porterez avec honneur. Il est en effet temps pour moi de rejoindre le monastère et de me préparer. Tatsui et Mitsu m’ont servi depuis mon propre mariage et notre seigneur a consenti à ce qu’ils rejoignent votre maisonnée. Vous n’avez pas encore de serviteur, et je pense qu’ils se révéleront fort utiles pour vous… »
Fushimaro-sama s’avança à genoux et, muet, s’inclina devant notre père et reçut le daisho familial. Mon père reprit de la même voix neutre et douce :
« Vous serez aussi désormais responsable de votre frère Jirō. Comme vous et moi en notre temps, il suit les enseignements de Shikiku-gei dōjō. Les rapports que m’ont rendus ses maîtres sur ses progrès m’ont toujours satisfait. Je crois qu’il ne déshonorera pas notre famille, mais ce sera désormais votre tâche de le guider.
Jirō-san, vous devrez désormais obéissance à Fushimaro-san. Puis-je compter sur vous pour que vous lui accordiez le même respect que vous m’avez offert jusqu’à aujourd’hui », ajouta-t-il en tournant son regard vers moi.
Pendant un instant je ne sus que répondre puis, la gorge sèche, je répondis d’une voix à peine audible : « Hai ! »
« Bien… Bien… », fit mon père, « Bunzo-san, Masao-san, le dernier ordre que je vous donnerai sera d’escorter mes fils jusqu’au domaine de Kanemitsu-san et jusqu’à Shiro Kitsuki respectivement. »
Il parcourut lentement l’assemblée du regard puis conclut : « Je vous remercie tous, il est temps pour moi de rejoindre le monastère du Lac Endormi. Ansei-san et moi avons maintenant beaucoup à faire. »
Sur ces paroles, nous nous levâmes tous, saluâmes mon père et le moine Ansei, et sortîmes de la pièce en silence. Dehors, Fushimaro-sama confia Tatsui et Mitsu à Itsuko-hime avant de se tourner vers moi et les deux bushi qui m’avaient escorté depuis le château de notre Famille :
« Bunzo-san, Masao-san, Jirō-chan, nous quitterons Kyuden Tonbo demain. Veillez à être prêts à partir juste après l’aube, s’il vous plaît. »
Puis il s’éloigna à son tour dans la même direction que son épouse…
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Message par Kitsuki Katsume » 10 août 2005, 18:31

Les chemins de l'enfance (huitième partie)

Notre convoi, outre mon frère et son épouse, les anciens serviteurs de mes parents, les deux bushi de l’escorte et moi-même, comprenait une jeune servante de quinze ans au service d’Itsuko-hime qui s’appelait Maroko. La neige avait fondue presque partout. Rus et ruisseaux, gonflés par les fontes en ce début de printemps, charriaient des eaux glacées et les traverser constituait parfois un problème, allongeant d’autant la durée du trajet si nous voulions ne pas prendre de risque.
Le retour fut pour moi une bien triste affaire, et je fus un bien pauvre compagnon de voyage. Même l’excitation de Maroko, qui quittait pour la première fois les terres de la Libellule, ne parvint pas à m’arracher un sourire. Les montagnes dont nous nous approchions, majestueuses et immuables offraient pourtant à nos regards des scènes extraordinaires, en particulier à l’aube et au crépuscule. Et les oiseaux qui virevoltaient après les insectes, et les fleurs qui s’épanouissaient, aux robes simples ou multicolores, parfumées ou inodores, semblaient tous et toutes célébrer la vie.
Lorsque nous parvînmes au manoir de Kanemitsu-sama, je quittai mon frère et sa maisonnée nouvelle et pris le chemin de Shiro Kitsuki avec pour seule escorte, Bunzo-sama et Masao-sama. Ce fut ce dernier qui finalement réussit à me ramener à un état proche de ma normale lorsqu’il décida de réciter des poèmes comiques ou tragiques faisant des animaux et des plantes alentour ses héros. Au début, irrité, je commençai par lui faire remarquer que la poésie n’était pas un art destiné à être ainsi maltraité. Après avoir écouté avec attention ma tirade pompeuse, il me rétorqua que la vie était bien trop courte et difficile pour ne pas avoir le sens de l’humour. Venant de cet homme que je n’avais pas vu ne serait-ce qu’esquisser un sourire, je trouvais cela le comble de l’ironie. Mais, aillant réussi à me tirer de mon mutisme, Masao-sama continua alors à me taquiner, et nous finîmes notre retour à Shiro Kitsuki en échangeant des vers à la fois outrageux et drôles, et je dois admettre que je fus bien marri de devoir quitter la compagnie des deux bushi en arrivant.

Mes études non plus ne me laissèrent pas le temps de m’appesantir sur mes pertes de l’année écoulée. Je retrouvai cette année-là Eishi-sensei et des responsabilités étendues. En temps que le plus âgé des étudiants de notre groupe, il me revenait de planifier et de veiller à la bonne organisation du travail des plus jeunes. Bien qu’au final Eishi-sensei puisse modifier tout à son goût, il me revenait de proposer l’emploi du temps de Kitsuki Kuriko-san et de Kitsuki Eizo-san. Destinée à continuer à développer chez nous le sens des responsabilités et à nous encourager à parfaire notre sens de l’organisation, cette tâche était à la fois un travail et un test de nos capacités. De plus, nous n’étions pas pour cela déchargés de quoi que ce soit ; bien au contraire, en plus de nos activités coutumières, nous découvrions en cette sixième année ce que cachaient les laboratoires. Ceux-ci étaient en fait de deux types, mais aucune des activités associées ne serait considérée comme honorable pas les autres Familles de samurai.
Les premiers étaient voués à l’étude de l’alchimie et, comme il convient à notre Clan, étaient orientés fermement vers l’étude de ce qui est lié au Feu. La discipline pratiquée, dénommée kagaku, avaient d’après nos maîtres été développée par nos ancêtres de la Famille Agasha ; d’ailleurs, les shugenja de cette Famille continuaient à étudier ses principes. Je retirai assez vite un certain plaisir à fréquenter ces ateliers, même si certains sensei me virent bientôt approcher avec une certaine… trépidation. Il faut bien dire que les exploits qui avaient parfois accompagné mes séances auprès de Yorinaga-sensei n’étaient rien à côté de ceux que j’accomplis en ces lieux. En y réfléchissant bien, je me demande comment j’ai bien pu ne pas me tuer, en même temps que les personnes alentour ; je croirais presque que les Fortunes veillaient sur moi, si ce n’est que, dans ce cas, je doute qu’elles m’eussent laissé agir comme je le faisais dans ces cas-là…
Le second groupe de laboratoires était consacré à l’étude du corps humain et des effets du monde environnant sur ce dernier. Une bonne partie des tâches qui s’y déroulaient étaient tout simplement répugnantes, même si j’en comprends encore toute l’utilité. Heureusement, des eta étaient chargés de la plupart d’entre elle, en commençant par la manipulation des cadavres. Ces derniers étaient généralement ceux de criminels ou d’eta qui vendaient leur corps à leur mort contre quelque rémunération pour leur famille. Cela ne rendait pas les séances d’anatomie et d’autopsie plus plaisantes. D’ailleurs, lors de nos premières visites, il n’était pas rare que certains d’entre nous dussent sortir précipitamment ; lorsque ces personnes n’étaient pas assez promptes, elles en étaient quittes pour exposer leur honte à tous.
Attachés à ces salles d’étude de la mort, se trouvaient des lieux où ceux qui le souhaitaient pouvaient en apprendre plus sur la nature et l’utilisation des poisons et de leurs antidotes. Cette activité était fort recommandée par nos maîtres, et il n’était que de regarder le sort de notre Ancêtre Agasha Kitsuki-sama pour se persuader de son utilité. Aucun d’entre nous ne pouvait en effet prédire s’il ou elle serait envoyé par nos supérieurs hors des terres de notre Clan. En effet, il y avait peu d’occasions de se servir de telles connaissances tant que nous restions dans nos montagnes, mais au dehors… Les cours de la Grue et du Scorpion, en particulier, étaient réputées pour abriter leur lot d’empoisonneur.
Je ne sais si je me serais véritablement intéressé à des pratiques aussi méprisables en temps normal mais, le dernier échange surpris entre mon père et Goemon-sama m’avait révélé que j’ignorais certaines choses impliquant ma famille et le Clan du Scorpion. Aussi je mis un point d’honneur à ne rater aucune des leçons offertes aussi bien sur les méthodes d’empoisonnement que sur celles destinées à les soigner. De plus, je commençai à m’intéresser plus particulièrement au Clan du Scorpion, à ses membres, ses coutumes, son histoire. Quoique souvent franchement déshonorables et généralement peu glorieuses, les méthodes employées par les suivants du Kami Bayushi n’en étaient pas moins souvent très efficaces ; de plus, la subtilité de certaines de leurs manipulations était parfois stupéfiante, et deviner les méandres de leurs complots était loin d’être un exercice facile. Je n’irai peut-être pas jusqu’à dire que les informations accessibles dans notre bibliothèques se révélèrent fascinantes, mais elles dessinaient du Clan le plus méprisé de l’Empire une image beaucoup plus complexe que la plupart des gens veulent bien le croire ; elles mettaient en outre en évidence que la duplicité n’était pas l’apanage du seul Clan du Scorpion : les samurai du Clan de la Grue et des Familles impériales n’ont guère à leur envier dans l’art du complot et des vengeances retorses. Plus prosaïquement, les connaissances que j’accumulais alors m’ont été fort utiles par la suite, nonobstant les relations entre ma famille et celle de Bayushi Tomaru.

Pour ne pas vous ennuyer, disons que cette année fut pour moi une année de découvertes et de travail intenses. L’hiver suivant, j’eus l’honneur et le plaisir d’avoir de nouveau Masao-sama comme escorte jusqu’à la demeure de mon frère. Nous eûmes alors l’occasion de reprendre notre conversation du printemps, mais comme mon humeur s’était entre-temps considérablement améliorée, je crois que nous en retirâmes tous les deux beaucoup plus de plaisir.
Mon frère servait toujours Kanemitsu-sama mais, en tant qu’homme marié, il disposait désormais d’une demeure administrée par son épouse. Itsuko-hime était rayonnante et m’accueillit fort chaleureusement. Ce fut avec fierté que mon frère m’annonça que j’aurai le plaisir d’un neveu ou d’une nièce à la fin du printemps prochain. Je le félicitai poliment, mais je dois admettre avoir eu du mal à m’imaginer déjà en oncle : pensez donc, j’étais à peine plus qu’un enfant moi-même ! Toutefois, il faut bien dire que toute la maisonnée se faisait d’ors et déjà une fête de cet enfant à venir : Tatsui et Mitsu semblaient avoir rajeuni tous les deux, et Maroko était pleine d’empressement auprès de sa maîtresse. Ce fut sans doute un des hivers les plus joyeux que j’eus passé depuis bien longtemps.
Mon frère me communiqua également des nouvelles de notre père. Il avait pris le nom de Kokugi et vivait donc maintenant retiré loin dans les montagnes à Shinko-in. D’après ses lettres, il allait très bien, et il avait commencé à apprendre l’art de l’origami auprès d’un autre moine beaucoup plus âgé. La méditation et les prières occupaient par ailleurs son temps. Je ne peux pas dire que ces nouvelles pouvaient remplacer la présence de mon père, mais je m’étais fait une raison pendant l’année écoulée. Quelle que soit la perte que j’ai pu ressentir au départ, la décision qu’il avait prise lui appartenait, et il ne fait guère de doute que sa sagesse dépassait de loin la mienne. Je n’en éprouvais plus de douleur, d’étonnement ou de colère, juste une sorte de mélancolie lointaine…
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Message par Kitsuki Katsume » 11 août 2005, 16:43

Les chemins de l'enfance (neuvième partie)

A mon retour à l’école, je repris mes études sur un rythme toujours plus soutenu. Nos maîtres savaient que, d’ici deux ou trois ans, nous quitterions le dōjō pour commencer notre carrière, et même si les postes que nous occuperions initialement seraient sans doute mineurs, notre attitude et nos capacités alors seraient le reflet de ce qui nous aurait été enseigné. A ce titre, elles seraient aussi une image des qualités des sensei qui nous auraient guidés pendant notre apprentissage. Nos maîtres savaient aussi que la vie n’est jamais aussi simple que nous pouvions le penser, et que chacune de nos décisions seraient plus difficile à prendre car nous n’aurions pas le recul dont nous disposions lorsque nous étudiions les cas passés.
L’unique distraction de ce début d’année fut l’annonce de la naissance de mon neveu Ichirō. D’après la lettre de mon frère, l’accouchement s’était bien passé ; la mère se portait bien mais était fatiguée car l’épreuve avait duré un jour et une nuit. L’événement était d’importance car, d’un seul coup, je n’étais plus l’héritier direct de mon frère. Bien sûr, il n’était pas possible de dire si l’enfant survivrait, mais son arrivée et la survie de sa mère en bonne santé, avec donc la possibilité d’agrandir la famille de mon frère, me faisaient désormais passer au second plan du point de vue familial. Ceci ne me dispensait évidemment pas de mes devoirs envers ma Famille et mon Clan, aussi mon instruction se poursuivit comme si de rien était.
Une autre forme d’apprentissage vint bientôt s’ajouter à mon cursus déjà bien rempli, mais je n’avais qu’à m’en prendre à moi-même et à ma curiosité. Alors que je me rendais à une séance de méditation dans le Jardin du Souvenir, je croisais dans un couloir du château deux samurai visiblement absorbés dans leur conversation. Je n’aurai probablement pas prêté attention à ce qu’ils disaient si je n’avais entendu l’un d’eux prononcer le nom de Shosuro Goemon-sama. J’étais bien sûr intéressé mais je ne pouvais interrompre poliment les deux hommes qui se dirigeaient visiblement vers un des salles d’audience du palais. J’étais curieux et, une fois installé dans le jardin, je n’arrivais pas à me concentrer sur autre chose que la façon dont je pourrais retrouver l’un de ces hommes et lui poser les questions qui me tenaillaient. Aussi, lorsque je les vis réapparaître tous les deux sur un balcon, je me dis que peut-être je pourrais surprendre quelques bribes supplémentaires. Oui, bien sûr, j’aurai dû me souvenir de l’épisode que je vous ai décrit dans l’étude de mon père, me direz-vous. Quoi qu’il en soit, je m’efforçais de tendre l’oreille, mais je n’arrivais pas à distinguer plus que des murmures. Aussi je me mis à les observer avec attention, essayant de lire leurs expressions. Puis je remarquai qu’en regardant leurs lèvres et en essayant de reproduire leurs mouvements, j’arrivai parfois à distinguer quelque mots : « … Bayushi… daimyō… Empereur… » . Ceci ne faisait qu’attiser ma curiosité et j’aurai sans doute fini par oser me rapprocher des deux hommes si Kuriko-san n’était pas venu me chercher en me disant que Dayu-sensei requérait ma présence : j’avais oublié le passage du temps. Même ainsi, l’incident en serait probablement resté là si, en arrivant auprès de mon maître, je n’avais été témoin du départ d’Eishi-sensei sur ces mots :
« … Goemon est enfin mort. Mais nous en reparlerons plus tard. Bonne journée Dayu-san. »
Ma curiosité était tellement dévorante à ce point que, lorsque Dayu-sensei me demanda les raisons de mon retard, je ne pus me retenir :
« Pourquoi le décès de Shosuro Goemon-sama a-t-il autant d’intérêt, y compris pour l’Empereur, Dayu-sensei ? »
Comme le maître me fixait sans dire un mot, je finis par rougir d’embarras et par baisser la tête. Après m’avoir laissé mariner un moment en silence, Dayu-sensei me demanda comment j’avais appris cela, et je ne pus que lui conter comment j’avais obtenu mes informations.
En définitive, je ne sais pas s’il fut plus satisfait que mécontent ou l’inverse. J’y gagnais une punition mémorable – reconstruire à partir des archives de la bibliothèque l’arbre généalogique de Shosuro Goemon sur dix générations ! – et des leçons complémentaires sur l’art de lire sur les lèvres. Et si, au départ, le maître se contentait de boucher mes oreilles avec de la cire et de s’asseoir devant moi en me demandant de déchiffrer ses paroles et de les lui réciter ensuite, chacune de nos sorties devint bientôt un prétexte à pratiquer ce jeu.

Lorsque vint l’hiver, je fus impatient de voir mon frère pour parler avec lui et voir mon neveu. Ce dernier, après un passage difficile à la fin de l’été, quand il avait souffert d’une forte fièvre que même les talents de sa mère n’arrivaient pas à faire tomber, se portait comme un charme. Il manifestait aussi les premières velléités à se déplacer seul sur ses deux jambes. Il n’en était bien entendu pas encore capable.
J’étais depuis peu arrivé quand Fushimaro-sama annonça qu’Ichirō aurait un frère ou une sœur à la fin du printemps ou au début de l’été. Ceci ne parut surprendre personne et je dois dire que mon frère et surtout Itsuko-hime étaient plus radieux que jamais. Leur couple semblait baigner dans la félicité, et leur bonheur était contagieux.
Une autre personne apparaissait embellie à mes yeux. Pour la première fois, des sentiments et des désirs inconnus se faisaient jour en moi : Maroko, à dix-sept ans, était d’une beauté qui tranchait avec celle de ma belle-sœur. Alors que cette dernière arborait un teint de porcelaine fragile, la jeune servante respirait la santé, et l’entrain et l’enthousiasme qu’elle manifestait déjà lorsque je l’avais vue lors du voyage de retour après le mariage ne l’avaient toujours pas quittée. Et chaque fois que je la voyais, je me sentais troublé. Etant une heimin, je n’aurais même pas dû la remarquer. Pourtant, je ne pouvais m’empêcher de la suivre des yeux quand elle nous servait, ou de l’observer à la dérobée à chaque occasion qui se présentait.
Mon attitude ne passa bien évidemment pas inaperçue, que ce soit de la part de mon frère ou de son épouse, ou de la part de l’objet de mes attentions lui-même. Mon frère m’avertit sévèrement que mon comportement n’était pas digne d’un samurai, et je suis certain qu’Itsuko-hime prévint elle-même sa servante. Malgré mon physique ingrat, je savais que Maroko n’était pas restée insensible ; après ces avertissements, elle sembla à la fois vouloir se tenir éloignée de moi et chercher à attirer mes regards. Et dans ma chambre, je lui écrivais en secret des poèmes maladroits :

Sourire d’ivoire
Blanche biche effarouchée
Que ne m’attends-tu ?


Sur ce tapis blanc
Ses petits pas délicats
Beauté de l’hiver


Un simple regard
Et plus vite bat mon cœur
Soirée inoubliable


Quoi que nous ayons pu éprouver l’un et l’autre, je ne dépassai jamais le stade d’une caresse furtive sur son bras au détour d’un couloir. Mes premiers émois restèrent tout intellectuels et, moins d’une saison après mon départ, Maroko épousa l’un des serviteurs de Kanemitsu-sama. Je l’ai bien sûr revue lors des rares visites que je rendis à mon frère après mon gempukku, mais ni elle ni moi ne manifestèrent le moindre intérêt l’un pour l’autre.

Tout occupé à cette affaire, je n’en oubliai pas pour autant que je souhaitais pouvoir enfin comprendre ce qui liait notre famille et Shosuro Goemon. Un jour où nous prenions tous les deux le thé seuls, en profitant d’une belle journée ensoleillée, je trouvai finalement le courage de poser la question fatidique à Fushimaro-sama :
« Oniisan, j’ai remarqué depuis votre mariage déjà que Père et vous connaissiez Shosuro Goemon-sama. Ne croyez-vous pas qu’il serait temps pour moi de savoir de quoi il retourne ? »
Mon frère me fixa droit dans les yeux puis leva doucement sa tasse à ses lèvres avant de me répondre :
« Il y a de nombreuses années de cela, Père exerça brièvement la fonction de magistrat d’Emeraude. Il fut amené à juger une affaire de raid sur les terres de la Famille Matsu. Le daimyō local, Matsu Kaneyori, accusait les Scorpions de s’attaquer à ses paysans. Père finit par arrêter les coupables, des ronin, mais il démontra aussi que ceux-ci avaient agi sur les ordres de Bayushi Daisuke. Ce dernier fut désavoué par sa famille et fit seppuku. Les proches de Daisuke-san ne nous ont jamais pardonné ; Shosuro Goemon-sama était le beau-frère de Daisuke-san, et le fils de ce dernier, Tomaru-sama, est un bushi réputé de l’Ecole Bayushi.
– Mais, pourquoi la mort de Goemon-sama concernerait-elle la Cour Impériale ?
– Le maître-acteur avait accès à presque toutes les cours et, à diverses reprises, certaines personnes ont changé subitement d’avis après le passage de sa troupe. Certaines ont même demandé à rejoindre leurs ancêtres… »
Ces informations, qui s’intégraient parfaitement avec ce que j’avais appris des Scorpions durant mes études, me permirent de comprendre enfin de nombreuses choses. Je ne questionnai pas plus Fushimaro-sama et nous nous contentâmes de terminer notre thé en contemplant le jeu des ombres que faisaient les rares nuages sur la neige ensoleillée.
Dernière modification par Kitsuki Katsume le 17 août 2005, 15:37, modifié 1 fois.
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Kitsuki Katsume
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Message par Kitsuki Katsume » 12 août 2005, 19:16

Les chemins de l'enfance (dixième et dernière partie)

La dernière année d’étude à Shikiku-gei dōjō était particulièrement dense. Outre les choses nouvelles qu’on continuait à nous enseigner, nous étions amenés à réviser toujours plus soigneusement toutes celles qui nous avaient été inculquées au cours des années précédentes. Tous les sensei nous invitaient à laisser nos sens nous guider, afin que chaque détail, aussi infime soit-il, chaque impression, aussi fugace soit-elle, puissent être autant d’indications sur la voie de la vérité. A cet effet, nous accompagnions nos maîtres lors des audiences communes au château, ou sur les marchés ou chez les artisans du village. A notre retour, nous étions interrogés sur nos impressions, ou nous devions nous décrire en détail les étalages, les pièces, les rues ou les personnes croisées. Parfois, nous retournions dans les mêmes lieux à quelques minutes d’intervalle, et nous devions décrire quelles étaient les différences observées. Yorinaga-sensei, lui aussi, se prêtait à ses exercices lors de nos entraînements ou lors de nos sorties en montagne ; nous devions ainsi essayer de nous rappeler la forme et le nombre des pierres sur le bord du chemin, ou la forme et la couleur des feuilles d’un arbre passé sur notre route.
Un autre exercice intéressant était de comparer les témoignages concernant les mêmes lieux ou les mêmes personnes. Nous prîmes ainsi peu à peu conscience de la fragilité des souvenirs que les gens gardent de leur environnement. A cela s’ajoutait la coloration que chacun donnait aux faits en fonction de ses préjugés ou de ce qu’il savait des gens, de lieux, ou de la nature : ce qui pour celui-ci était un inoffensif vieillard prenant le soleil sur la place, devenait facilement pour celui-là un individu louche en train d’observer les allées et venues. Ainsi, nos maîtres nous démontrèrent que la parole des humains était loin de valoir la connaissance exacte des faits. Bien sûr, cela ne voulait pas dire que tout le monde mentait, mais que même la vision d’un honnête homme est le reflet de la vie du narrateur, et doit être prise avec beaucoup de précaution. Au contraire, la nature ne ment pas ni ne se trompe ; tout au plus, des individus vicieux peuvent tenter de vous induire ne erreur en fabriquant de faux indices. Notre tâche était justement d’être capable de repérer ces indices, de les interpréter correctement, et de séparer de cette manière le bon grain de l’ivraie.
Toutes ses activités ne me laissaient guère de loisirs. Aussi, je profitais du peu de temps qui m’était accordé pour lire et composer des poèmes, et j’eus la chance d’être invité à quelques reprises par Masao-sama, à nouveau en poste à Shiro Kitsuki. Bien qu’il se plût toujours à ironiser, je comprenais maintenant que le bushi n’avait adopté cette méthode lors de notre retour de Kyuden Tonbo que pour me rappeler que le cycle de la vie se moque bien des individus, et que nous devions tous simplement apprendre à accepter la vie comme elle était. Certaines de ses œuvres plus sérieuses étaient d’ailleurs dans cette veine, comme ce haïku qu’il composa un matin de printemps alors que nous prenions le thé dans son zashiki :
Un bourgeon éclôt
La neige fondue s’écoule
La montagne dort


A la pleine lune du mois du Cheval, un courrier de mon frère m’apprit la naissance de sa fille. Celle-ci fut prénommée Kumiko afin d’honorer notre mère. Contrairement à ce qui s’était passé lors de la venue au monde de son frère aîné, la naissance de ma nièce s’était aisément et très rapidement déroulée. Encore une fois, la mère se portait à merveille. En retour, je félicitai mon frère et son épouse dans ma lettre, tout en souhaitant la protection des Fortunes pour l’enfant.
Cette année-là, l’été fut particulièrement chaud, et généra de nombreux orages violents dans les montagnes. La chaleur estivale se prolongea tard dans l’automne. Le mois du Chien était déjà fort avancé quand un nouveau courrier de Fushimaro-sama m’informa de sa venue prochaine à Shiro Kitsuki. Il ne m’y disait que peu de choses : Itsuko-hime ne l’accompagnerait pas car la santé de Kumiko s’était révélée fragile ; sinon, il annonçait venir au château pour des raisons personnelles mais qu’il serait aussi présent lors de mon gempukku. Bien que je me doutasse qu’il allait être là, je ne pus que ressentir la nécessité de devoir assurer l’honneur de notre famille.

Au dōjō de l’Art de la Vision, les épreuves du gempukku prenaient toujours place pendant le mois du Sanglier. De la sorte, les candidats, qu’ils aient réussi ou non, étaient libres de rentrer ensuite dans leurs familles pour l’hiver. En particulier pour ceux qui obtenaient leur diplôme, c’était l’occasion de passer une saison complète auprès de celle-ci, car ensuite ils seraient nommés à leurs nouveaux postes et n’auraient sans doute pas cette liberté pour de nombreuses années.
Les trois jours précédant les épreuves proprement dites étaient passés par les candidats à se recueillir et à méditer. A cet effet, ils construisaient à l’arrière de l’Ecole, non loin des laboratoires mais sur la rive opposée du petit torrent qui coulait là, des petites huttes à l’aide de branches de pins. Les seuls visiteurs à venir étaient les serviteurs chargés d’apporter le riz lors des deux premiers jours. Le troisième jour était réservé au jeûne.
Lorsque la troisième nuit s’achevait, alors que les rais d’Amaterasu pointaient à peine – ou plus souvent sous la pluie fine et froide, les candidats allaient tour à tour prendre un bain dans le petit étang formé sur le côté du torrent. Notre passage dans cette eau à la température glaciale était censé symboliser notre renaissance mais je crois qu’il s’agissait aussi de s’assurer que nous étions tous bien réveillés en vue de la suite des événements.
Après un bol de riz accompagné de thé chaud, nous étions conduits dans la bibliothèque. Là, nous passions ensembles devant cinq juges sous la houlette d’Atsutane-sensei. Outre des questions classiques concernant les lois, l’histoire ou l’héraldique, on nous présentait parfois des énigmes à disséquer ; celles-ci pouvaient prendre la forme d’une courte histoire, d’un proverbe, ou même parfois d’un choix d’objets, et elles constituaient l’une des plus longues épreuves. Il n’était pas rare qu’on demande à un candidat de commenter la réponse d’un des autres. Cette partie s’achevait en principe pendant l’heure de la Chèvre. Nous avions alors droit à prendre rapidement notre repas de la mi-journée. L’après-midi, nous étions interrogés séparément en fonction de nos spécialités d’étude, qui sur l’herboristerie, ou les poisons, ou même encore l’alchimie.
Jusqu’à ce point, je ne m’étais pas trop mal débrouillé. Mais l’épreuve suivante était celle que je craignais le plus. En effet, nous devions démontrer nos capacités martiales devant maître Yorinaga. De plus, contrairement à ce qui se passait lors de nos entraînement, nous n’utilisions pas des bokken mais de véritables épées. Le danger était bien entendu minime, car aucun de nous ne pouvait sérieusement espérer toucher Yorinaga-sensei ; ce dernier, même avec son seul bras, nous était de loin supérieur et, contrairement à nous, il maîtrisait parfaitement ses coups. Tout débuta plutôt bien et, peu à peu, je pris confiance en moi et j’entrepris même d’attaquer et… je glissai soudain sur le parquet ciré du dōjō. Le maître réussit à éviter mon arme qui décrivait une trajectoire peu orthodoxe ; il parvint même à ne pas m’embrocher. Mais, dans ma chute, il ne put empêcher que la pointe de son katana ne m’écorche le bout du nez. Yorinaga-sensei arrêta immédiatement l’exercice alors que mon sang commençait à couler sur mes lèvres et mon menton pour achever sa course sur mon kimono. Je sentis bien qu’il était gêné de m’avoir blessé, mais à dire vrai comment aurait-il pu prévoir ma glissade. Pour tout dire, je ne suis toujours pas certain des causes de cet accident !
C’est donc rempli de honte que je quittai la salle d’escrime pour aller me faire soigner. Pour dire vrai, outre la honte, je croyais aussi que ma démonstration allait me reléguer parmi ceux qui devraient revenir l’année prochaine pour obtenir leur diplôme.
Il restait toutefois une dernière épreuve à laquelle je me devais de participer. Cette dernière était de loin la plus personnelle. Les sensei qui avaient eu la charge du candidat pendant son séjour à l’Ecole en choisissaient le sujet ; l’étudiant était alors laissé seul dans une petite pièce pendant environ trois heures pendant lesquelles il devait répondre par écrit. A l’issue de cette rédaction, l’étudiant revenait dans la bibliothèque et la question qu’on lui avait posée et la réponse qu’il y proposait était lue publiquement. Les étudiants se retiraient alors dans les huttes qu’ils avaient quittées tôt le matin pendant que les maîtres se réunissaient et délibéraient. Il nous fallait attendre le lendemain, lors de la cérémonie publique à laquelle les visiteurs extérieurs pouvaient assister, pour savoir si nous recevrions notre diplôme cette année-là.
Ainsi donc, persuadé d’avoir déjà échoué, je pris place dans la cellule qui m’avait été réservée. Peu après, Hoshi-sensei apporta le rouleau qui portait la question qui m’était destinée. Je n’étais pas très pressé de la lire mais, après avoir pris une profonde inspiration, je déroulai le parchemin où était inscrit :
« Donner une définition du Clan du Scorpion. »
Après un instant de réflexion, je rapprochai un parchemin, pris le pinceau, le trempai dans l’eau puis le passai sur la pierre à encre et me mis à écrire. Toutefois, au bout d’un moment, j’eus l’impression que quelque chose n’allait pas. Je relus le texte que je venais de composer, et je compris vite pourquoi j’avais cette réaction : tout était confus, je me répétais et l’essence de ma pensée se perdait dans un labyrinthe de mots creux. Après une hésitation, je déchirai le papier, l’allumai à la chandelle qui brûlait près de moi et le jetai dans l’âtre. Je repris alors un nouveau rouleau et j’essayai de mettre de l’ordre dans mes idées. Mais plus je réfléchissais, plus le doute et la confusion m’assaillaient. Comment pouvais-je en quelques heures résumer un millénaire d’histoire, d’intrigues et de bravoure ?
Le temps passait, et je voyais la chandelle diminuer tout doucement, marquant peu à peu les instants qui me rapprochaient du moment où je devrai remettre mon essai. Un instant la panique me gagna : que faisais-je donc ici, puisque j’étais incapable de faire quelques passes d’arme sans me ridiculiser, et que je me montrais tout aussi inepte à répondre à une simple question ? Alors que mon cœur s’emballait, je me rappelai toutefois un des conseils que Yorinaga-sensei m’avait un jour donné, alors que tout allait de travers. Je fermai les yeux puis, doucement, j’essayai de faire le vide en moi, de ne plus penser à rien, simplement de me laisser flotter et d’attendre…
Quand je rouvris les yeux, mon cœur s’était calmé. Un court instant, alors que je regardais la chandelle et constatais combien peu de temps il me restait, il faillit repartir de plus belle. Mais finalement je le maîtrisai : de toute façon, il était trop tard, paniquer ne servirait plus à rien. Sans même y penser, je me saisis du pinceau et du papier. Humectant les poils, j’en caressai lentement la pierre puis, d’un geste ample et décisif, j’inscrivis juste ces quelques mots :

Masque de mensonges
A l’ombre du chrysanthème
Vérités secrètes


Quand je reposai le pinceau, je me sentis comme… libéré, comme si le trouble qui m’avait habité ces dernières heures s’était envolé et m’avait enfin laisser libre de pouvoir respirer et penser en paix. J’attendis alors tranquillement que Hoshi-sensei revienne, et c’est comme flottant sur un nuage que je revins m’asseoir aux milieux des autres candidats et que j’écoutai nos maîtres lire une à une les questions posées et les réponses apportées. Lorsque arriva le tour de la mienne, il y eut quelques murmures bien vite dissipés autour de moi, et un ou deux autres candidats me jetèrent des regards furtifs, mais je n’y prêtai pas attention. Ensuite, comme les autres, je suivis un serviteur porteur d’un flambeau et regagnai ma cabane au bord du torrent.

Je ne peux pas dire que je me sentais aussi détaché le lendemain matin. Après nos dévotions à Dame Soleil, un bain et un frugal bol de riz, nous nous retrouvâmes tous dans la grande cour qui nous avait accueillis à notre arrivée. Le même vieux châtaigner se dressait prêt de la même estrade où se tenait Atsutane-sensei ; le vieux maître de Shikiku-gei dōjō ne semblait pas avoir changé malgré les dix années qui s’étaient écoulées depuis que je l’avais vu pour la première fois. Malgré le temps parfois inclément à cette époque de l’année, il y avait toujours un nombre important – enfin, important pour notre Ecole – de visiteurs présents. De plus, outre nos sensei, le daimyō de notre Famille assistait à la cérémonie s’il se trouvait à Shiro Kitsuki. Ni lui ni son fils Yasu-sama n’était présent cette année-là, ayant tous deux quitté le château pour se rendre dans les palais d’hiver où ils avaient été invités. Kitsuki Haranobu-sama, le karo du château, les représentaient.
Parmi les visiteurs, j’avais remarqué la silhouette de mon frère mais je n’en avais montré aucun signe. Comme je m’attendais à apprendre mon échec, je n’avais qu’une hâte, c’était que tout soit terminé et que je puisse me retirer rapidement pour ne pas porter plus honte à ma famille.
Parmi les premières personnes appelées par Atsutane-sensei, se trouvait Maemi-san. Personne ne l’aurait qualifiée de beauté : ses traits toujours aussi sévères, ses lèvres minces et ses gestes secs interdisaient cela. Mais ils masquaient un esprit aiguisé et une opiniâtreté remarquable. Maemi-san n’était peut-être pas la plus brillante d’entre nous, mais ses qualités dépassaient son physique, et une fois qu’elle s’était attelée à un problème, elle ne renonçait jamais. Je ne fus pas surpris qu’elle ait triomphé de ses épreuves ou qu’elle soit nommée pour seconder Haranobu-sama lui-même ici, à Shiro Kitsuki.
Nous étions dix à avoir été présenté à la cérémonie de passage à l’âge adulte. Les neuf autres furent un à un appelés avant moi. L’attente fut un calvaire, et lorsque à la fin j’entendis mon nom dans la bouche d’Atsutane-sensei, je restai figé, incapable de croire que j’avais été jugé digne de recevoir le diplôme de l’Ecole. J’en fus tellement abasourdi que j’en ratai presque l’annonce de la position à laquelle j’étais nommé :
« … Kitsuki Matsugame-san, qui sert Mirumoto Ienobu-sama. »
Lorsque je m’avançai pour recevoir mon diplôme, je n’en revenais toujours pas, mais je le fis avec une attention particulière : ce n’était sûrement pas le moment de commettre une gaffe.

Sitôt la cérémonie officielle terminée, les jeunes diplômés allaient saluer et remercier les maîtres de l’Ecole, puis ils rejoignaient leurs familles. Je ne fis pas exception à la règle, et c’est seulement à ce moment-là, quand je rejoignis Fushimaro-sama, que je le vis : à côté de mon frère, presque invisible dans ses robes de coton brun, se tenait un vieil homme, mon père…
Je ne peux pas vous décrire le reste de nos retrouvailles, juste essayer de vous faire partager l’émotion qui me gagna alors. Savoir que mon père avait fait tout le chemin depuis Shinko-in pour pouvoir assister à la cérémonie me procura une fierté indicible. Même aujourd’hui, j’ai du mal à trouver les mots pour décrire mes sentiments. Après un instant où je restai sans voix, je m’approchai de Fushimaro-sama et de Kokugi-san et les saluai. Bientôt, ils m’amenèrent dans l’auberge où ils avaient réservé une chambre. Pendant que nous fêtions ma réussite, j’appris que mon père passerait l’hiver avec nous, sur le domaine de Kanemitsu-sama. Mon frère m’apprit aussi que lui et sa famille reviendrait au printemps à Shiro Kitsuki, car Fushimaro-sama venait de recevoir l’honneur d’enseigner au dōjō de l’Art de la Vision l’année prochaine. La fête n’était donc pas que pour moi, encore que je me doutais que nous aurions l’occasion d’autres réjouissances en famille lorsque ceci serait annoncé à Itsuko-hime.
Mon père resta globalement assez silencieux durant le repas, ne s’immisçant dans les conversations que pour me louer mon futur maître, Matsugama-sama, et son seigneur Ienobu-sama, et pour m’apprendre que le fils cadet de ce dernier, Musashi-sama, venait de brillamment passer son gempukku de l’Ecole Mirumoto. C’est ainsi que j’appris que Ienobu-sama était un des daimyō de notre Clan à pouvoir se targuer de descendre directement du grand Mirumoto-sama lui-même.

Après le repas, alors qu’Amaterasu avait entamé sa descente vers l’horizon, je sortis de l’auberge. Le saké, que je n’avais certes pas l’habitude de consommer, rendait ma démarche hésitante. J’allais donc m’asseoir au pied d’un sapin solitaire pour essayer de retrouver ma lucidité.
Je ne l’entendis pas venir, et ses paroles me firent sursauter :
« Hier un enfant
Aujourd’hui un homme enfin
Demain mon destin…

Qu’en penses-tu, Jirō ? », me demanda mon père.
Ma surprise initiale passée, je restais un long moment sans parler, à contempler le soleil qui poursuivait sa course. Lorsque je finis par prendre la parole, ce fut pour un simple mot :
« Non.
– Non ?!
– Non, pas Jirō… Désormais je m’appelle Katsume. »
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