[Background : Shiba Juzo]

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Iuchi Mushu
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[Background : Shiba Juzo]

Message par Iuchi Mushu » 14 oct. 2004, 13:03

Profil d'un assassin

livre premier

Je ne sais plus comment commença ma voie. Jusqu’à un certain moment de ma vie, je n’ai que des souvenirs flous et vagues, mélanges d’entraînements, de leçons, de jeux, tout ce qui accompagne la vie d’un enfant de quatre ans jusqu’à ce moment où on le considère comme un homme, du quotidien du petit déjeuner à celui du bain sauf que moi, l’on m’a entraîné à tuer, à me glisser dans le noir, à me faire aussi discret qu’une ombre, à empoisonner, à égorger, à être un assassin. Mais que suis-je de plus que les autres sinon un homme qui obéit à son maître. Souvent je souris en pensant que la différence est « que je ne pose pas de question ».

J’ai toujours été conscient de ce que l’on m’apprenait mais lorsque l’on grandit on ne se préoccupa pas toujours du pourquoi alors que l’on est attentif au comment des choses. C’est ainsi que mon enseignement tout entier fut dirigé par un homme appelé Senzo. Elancé, souple, il avait le regard si fort et si puissant que lorsque ses yeux se posaient sur nous, la question suspendue à nos lèvres s’évanouissait lorsque nous sentions qu’elle ne serait pas la bienvenue. La seule force de son regard nous intimait de renoncer comme l’on renonce à escalader le mur d’une forteresse lorsque l’on n’est pas équipé. Nombreux au début, nous ne fûmes plus qu’une dizaine à la fin de sa cinquième année d’enseignement. Si je n’étais pas le premier, j’étais un de ceux qui avait comme il le disait « un excellent potentiel ». Outre un entraînement physique intensif aussi bien dans la course, la nage, l’escalade et les combats, nous apprenions à distinguer les plantes de la forêt, celles des champs ou des simples potagers, à rapporter des conversations, à visualiser et à énumérer tous les éléments d’une pièce à laquelle on n’avait pu jeter qu’un seul coup d’œil, à dérober des objets, à en mettre d’autres en place, ... Du petit matin où l’aube se levait baignant de son soleil rouge les orchidées du jardin au milieu de l’après-midi , notre corps était torturé par les exercices que nous imposaient Senzo sama et notre esprit modelé à la mentalité du Dojo de l’Orchidée Ecarlate. Ensuite rompus, nous étions libérés, juste bons au bain, à la prière ou à flâner dans le village en respectant toujours la règle de rentrer pour le souper et de ne créer ni bagarre, ni esclandre, en un mot de ne pas nous faire remarquer.
Pour ma part j’étais assez taciturne et j’aimais peu la compagnie, aussi souvent m’isolais-je du groupe, traînant peu au village mais parcourant la campagne, suivant le cour de la rivière, sautant et réalisant des acrobaties à l’abri des regards où allant suivre les offices du temple. Les moines me fascinaient, leurs règles de vie, leurs vœux, la sévérité de leur voie me paraissaient encore plus stricts que les miens. C’est là qu’un jour je la vis.

Elle devait avoir onze ou douze ans tout au plus, je réalise que je ne lui ai jamais demandé son âge mais je sais encore que mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Je me souviens encore de cette image comme si c’était hier. Je la vois se pencher pour déposer les fleurs et faire offrande à nos dieux, ses longs cheveux noirs glissant et dévoilant sa taille fine, même le dessin de son kimono lilas est encore imprimé dans ma mémoire comme s’il on m’avait estampillé l’esprit de cette vision. Je restais sur place, figé et la regardais de manière fort incongrue, si intensément que je suis certain que cela ne lui échappa pas. Du moins ne s’en montra-t-elle jamais offusquée, ni flattée non plus mais l’impression qui me reste est un doux mélange d’attention et d’indifférence qui fit que je ne m’encourus pas à toutes jambes mais restais planté là jusqu’à ce qu’elle passe à côté de moi et me sourit timidement.
Ce petit manège dura plus d’un mois avant que nous ayons l’un et l’autre le courage de nous parler par des mots et pas par les yeux. Un jour de printemps, le premier jour où les cerisiers étaient en fleurs, elle m’invita à partager des gâteaux de riz sur un petit mur délabré aux abords du temple, ce fut et c’est encore le plus beau et le plus insouciant printemps que je connus. Nous parlâmes des heures si bien que je dus courir pour rentrer à l’heure au dojo mais j’étais léger comme l’air et fort de connaître maintenant son nom : Mahiro.

Elle se garda bien de me dire qu’elle était la fille d’un seigneur en visite sur nos terres, sa mère et la femme de notre seigneur étant sœurs et comme de bien entendu je me gardais bien de lui donner autre chose que mon prénom où de lui signifier ce que j’apprenais. Je restais vague, me contentant de dire que j’apprenais le maniement des armes comme mon père et mon grand-père avant lui.

Nous profitâmes ainsi du printemps et de l’été, l’automne nous laissa amoureux et à l’ombre des pins pour la première je l’embrassais et sentis mon esprit et mon corps s’exalter à son doux parfum et à la texture de ses lèvres. Etait-ce la solitude du dojo, mon esprit taciturne mais il me semble aujourd’hui que j’étais incapable de penser aux conséquences de nos actes, pas seulement insouciant de notre jeunesse mais je profitai de sa présence, de son parfum, de ses lèvres comme un animal, uniquement guidé mon instinct, ne ressentant, ne pensant pas. Je n’ai jamais outrepassé les privilèges qu’elle m’accorda, je savais quand même où était ma place.
L’hiver nous sépara, elle rentra chez elle à la fin de l’automne et me promit de tout faire pour revenir l’année suivante. Mon entraînement fut plus maussade et mon cœur moins léger. J’était tellement empli de ses pensées que je ne vis même pas Senzo sama s’intéresser plus particulièrement à moi si ce n’est par les leçons privées de combat qu’il m’accorda avec un autres des élèves, Isa.

Ses leçons particulières m’obligèrent à me surpasser et à faire face à un sensei exigeant. Isa fit de même et nous finirent pas nous rapprocher aussi bien dans les compétences que dans les missions que souvent Senzo sama nous faisait faire en duo. Ainsi l’hiver et son froid mordant ne me soustraiyèrent pas aux sorties nocturnes, à escalder les murs gelés de demeures et à en rapporter des objets ou des conversations. Il en fût ainsi jusqu’à ce que j’atteignis ma douzième année. Le printemps suivant Mahiro ne revint pas et la déception me jeta à corps perdu dans un plus grand acharnement à l’entraînement à la grande satisfaction de mon sensei, je finis par surpasser Isa de très peu mais je le fis néanmoins dans certains domaines.

Au printemps, je flânais aux abords du temple comme à mon habitude, j’avais un peu perdu l’espoir de voir à nouveau celle qui avait enchaîné mon cœur mais alors que je longeais la rivière remontant vers la forêt je la vis à nouveau. Croyant d’abord à une illusion de mon esprit, je finis par comprendre que c’était bien elle et qu’elle avait préféré ne pas exposer nos retrouvailles aux gens du temple par discrétion. Je fus fou de joie en la voyant, elle était encore plus belle que dans mes souvenirs, la vie avait fait d’elle une jeune femme magnifique et j’en fus encore plus amoureux sur l’instant, ne laissant ses lèvres en paix que lorsqu’elle me supplia de la laisser reprendre son souffle. Elle portait toujours d’aussi beaux kimonos mais le mon de la famille Iuchi avait rejoint son cœur, je me rendis compte à ce moment là que son statut était beaucoup plus élevé que le mien mais cette constatation fût bien vite dissipée par l’allégresse d’être à nouveau près d’elle chaque après-midi que j’avais de libre. La vie m’avait aussi grandi et nous ressemblions à un couple d’amoureux tout ce qu’il y avait de plus banal, nous courrions jusqu’à perdre haleine puis je la prenais dans mes bras, nous nous écroulions dans l’herbe des champs et je souhaitai ne jamais la quitter. Comme nous étions jeunes et naïfs, si candides que cela me fait encore aujourd’hui sourire jusqu’aux larmes.

Un soir après le repas, je fus convié dans les appartements de mon sensei. Lorsque j’y entrais, un serviteur refermant le shoji derrière moi, je le vis en compagnie d’un homme aux couleurs du clan du Lion, le mon de la famille Shiba en relief sur l’ensemble du vêtement qui recouvrait son kimono.
Il me détailla pendant que je m’agenouillais, le saluant en me présentant puis saluant mon maître.
Il resta silencieux et je ne sus pas son nom, qui étais-je pour l’exiger ? Il fit un simple signe de tête et il enjoignit mon maître de commencer l’entretien.
Le regard de Senzo sensei se fixa sur moi et je sus que cet entretien revêtait une grande importance. Ses mots sont encore gravés dans ma mémoire, ils furent comme marqués sur ma peau au fer rouge me rappelant ce pourquoi j’étais né et avais été éduqué : être un assassin.
Senzo sama me présenta ce qui allait être l’épreuve ultime consacrant mon enseignement, l’épreuve qui ferait que je serais ou non admis comme un membre actif à part entière du « Dojo de l’Orchidée Ecarlate », de mon succès dépendrait mon avenir.
J’étais attentif et stressé, je savais que ce soir il allait me demander d’assassiner pour la première fois mais j’étais bien loin d’imaginer ce qui m’attendait.
Il m’exposa brièvement la situation d’un seigneur en visite sur nos terres qu’il fallait rappeler à l’ordre. Mais lorsqu’il détailla un peu plus, je ressentis comme un malaise monter en moi puis lorsqu’il m’exposa le nom de ma cible : mon sang s’arrêta de couler dans mes veines, il venait de prononcer le seul nom que je n’aurais jamais voulu entendre dans l’exercice de mon art : Iuchi Mahiro. Je dus faire un effort pour ne pas chanceler et ne pas ouvrir la bouche comme un poisson qui manque d’air. Je fus frappé de plein fouet et la seule question qui me vint aux lèvres quand mon maître eut fini son exposé, fut :
- Avec quel poison, sensei ?
Ce ne fut pas Senzo sama qui répondit à ma question mais le samouraï Shiba :
Pas avec un poison Juzo, tu vas l’égorger, comme on égorge un chien. Je veux l’oreille attentive de son père et je sais qu’après, à l’horreur de la situation, il mesurera la portée de notre détermination, il m’écoutera alors comme jamais il ne l’a fait, il a d’autres enfants.
La pièce se mit à tourner autour de moi, il me demandait d’égorger la jeune fille que j’aimais, le seul être auquel je tenais plus que tout au monde, pour avoir l’écoute de son père ! Bien que je n’avais jamais parlé à mon sensei de nos rencontres, il posa son regard sur moi et je sus qu’il savait mais son expression était un mur infranchissable.
- As-tu bien compris ce que l’on attend de toi Juzo ?
- Oui.
Ce mot simple qui sortit de mes lèvres me coûta mon âme et mon cœur, il symbolisa pour l’heure le prix à payer pour mes enseignements, ma fidélité à mon sensei et à ses attentes, le prix de ma loyauté mais il était tellement supérieur à ce que j’aurais cru…

Livre second

Senzo sama me congédia me précisant qu’Isa m’aiderait à m’équiper et me donnerait tout ce qu’il me fallait, j’en déduisis qu’il avait déjà eu son baptème du feu. Je sortis de la pièce, j’avais du mal à ne pas tituber. Je ne savais pas comment j’allais pourvoir réaliser une telle chose mais je savais que je n’avais pas le choix. Pourtant rien que d’y penser, l’horreur de la tâche me soulevait l’estomac.
Isa fit semblant de ne pas remarquer mon trouble et m’aida à m’habiller. Il me fournit le tanto et me montra un plan de la maison pour me situer la chambre de Mahiro. Je l’écoutais attentivement et je fus surpris de voir mon esprit enregistrer les détails de la demeure. De tous les autres élèves c’est de lui que j’avais été le plus proche pourtant je fus incapable de lui faire part de ce qui me troublait, pas plus que je n’avais pu le faire à mon propre sensei. Mon secret était en train de m’ensevelir vivant dans la plus horrible des tombes : le silence.
Je ne sais plus comment je suis arrivé jusqu’à la demeure de notre seigneur, encore aujourd’hui je ne sais pas quel chemin j’ai emprunté, je n’ai aucun souvenir de l’extérieur de la propriété, pas plus que des jardins, le seul souvenir que je garde c’est celui de la chambre, une vision précise du mobilier qui la composait, du délicat paravent à la petite table de chevet sur laquelle reposait un petit vase contenant une branche d’orchidées, le parfum de Mahiro, un éventail replié, tout cela je m’en souviens.

Parvenu jusqu’à la chambre avec une facilité déconcertante, je fis glisser le shoji délicatement, les sentinelles ne m’avaient ni entendu, ni repéré, j’entrais dans la pièce.
Bravant le risque que cela comportait, je me souviens l’avoir regardée dormir, la couverture de coton se soulevant légèrement à chacune de ses inspirations puis j’ai commis l’irréparable, je me suis agenouillé en silence, j’ai plaqué ma main de toutes mes forces sur sa bouche et je l’ai égorgé. Je suis resté plus d’une minute après que j’eus senti que son pouls ait cessé de battre et dans la pénombre de la chambre j’ai regardé la mare de sang s’agrandir jusqu’à avoir envie de vomir, alors je me suis enfui comme un voleur, une ombres et je suis rentré au « Dojo de l’Orchidée Ecarlate » en proie au plus grand des chagrins, maudissant mon existence, ma cruauté, ma lâcheté.

Isa était sur le pas de la porte et m’attendait, silencieux, il ne prononça pas d’autres mots que :
- Senzo sama veut te voir.
Je le suivais comme un somnambule, incapable de faire autre chose que de le suivre. Mon kimono était tâché de sang mais je n’eus pas la force de protester que je ne pouvais me présenter ainsi devant Senzo sama. Le shoji s’ouvrit et son regard me scruta, il relâcha aussitôt la pression quand il comprit que j’avais accompli ce qu’il m’avait demandé.
- C’est un dur moment à passer Juzo, on ne s’y habitue jamais vraiment mais l’on finit par vivre avec.
Je l’écoutais mais j’étais incapable de parler, de gémir ou de faire quoi que ce soit. Isa lui fit un signe de tête.
- Tu vas aller te laver et te faire purifier ensuite tu prendras ceci, ça t’aidera à dormir. Demain la leçon aura lieu l’après-midi. Maintenant va.
Je le saluais et me relevais. Isa se replaça à mes côtés et m’amena aux bains puis voir un shugenja. J’accomplis les rituels mécaniquement et j’ingurgitais le contenu de la fiole que m’avait tendu Senzo sama en espérant que c’était du poison et que je ne me relèverais pas. Mais le lendemain j’ouvris les yeux, le soleil était déjà haut dans le ciel, j’étais vivant et elle était morte. Je me souviens avoir pleuré comme un enfant jusqu’à ce que les sanglots me vident de toute énergie et que je sombre à nouveau dans un sommeil sans rêve. A l’heure de la chèvre, je me présentais au dojo comme convenu. Quand les leçons avaient lieu l’après-midi, ce qui était rare c’était toujours à cette heure. Isa en sortit et me salua. Je sentais bien qu’il était gêné et ne savait comment aborder ce qui était arrivé. Et puis un assassin partage-t-il ses angoisses et ses crimes avec un autre assassin ? La question était si saugrenue que je la laissais en suspens. Senzo sama ne m’épargna pas et mon manque de concentration me valut plusieurs coups bien sentis lorsque j’oubliais d’esquiver.
Le surlendemain fut pareil et le jour suivant aussi, je finis la semaine en réussissant à éviter les coups, mécaniquement, ma souplesse et mes muscles dirigeant mon corps mais mon esprit était ailleurs et je n’étais plus que l’ombre de moi-même, pleurant la nuit comme un enfant, faisant face à mes obligations le jour comme un homme que j’avais cru enfin être.
Au bout d’une semaine, Senzo sama me fit mander un matin au petit déjeuner. L’odeur du riz chaud et gluant m’écoeura comme toute nourriture le faisait d’ailleurs depuis une semaine. J’avais maigri mais je ne m’en plaignais pas, j’avais gagné en agilité et j’avais plus facile dans certains entraînements. Mon sensei me proposa de partager le repas avec lui mais je déclinais poliment l’invitation attendant qu’il m’expose le sujet de ma présence. Mais il me regarda comme on regarde un jeune chien craintif et malade, il n’y avait pas de la pitié dans son regard mais une forme de compassion à laquelle vu mon état je fus parfaitement insensible.
- Tu dois penser à autre chose Juzo. Cela fait une semaine que je t’observe et tu ne cesses de te ronger. Tu ne pourras pas continuer comme cela.
Je me surpris à lui donner le changer et à rétorquer.
- Ca passera Senzo sama.
Il me regarda droit dans les yeux et les mots me transpercèrent
- Ca aurait déjà du passer.
Je baissais les yeux et voulus lui livrer mon cœur mais j’en fus incapable, me murant à nouveau dans mon silence.
- Demain je pars pour Ryoko Owari, Isa m’accompagne et toi aussi si tu es capable de te relever et te reprendre d’ici à demain, tu m’as compris Juzo ?
- Hai !
Cette nouvelle me fouetta et je me repris quelque peu, le temps d’arriver à ma chambre et de faire mes bagages. L’après-midi, il n’y eut pas de leçon, je sortis et me rendis au temple. Là agenouillé pendant des heures, je priais les Kami de m’accorder leur pardon pour mon geste et tous ceux que je commettrai dans le futur, la stèle de marbre devant laquelle je priai refléta mon visage et je ne vis rien d’autre que le visage banal d’un jeune homme, rien de plus, rien de moins.
Le soir, tous les élèves du dojo assistèrent au repas en compagnie de Senzo, Isa et moi.
Nous nous vîmes tous deux remettre notre équipement définitif, nos armes, deux kimonos avec une orchidée écarlate brodée sur le cœur. Le cérémonial qui entoura la soirée nous consacra Isa et moi, membres à part entière du Dojo de l’Orchidée Ecarlate autrement dit assassins au service du clan du Phénix. L’euphorie qui se dégagea ce soir-là m’enveloppa dans une sorte de brume semi réelle, je ne me rendais pas encore bien compte de ce qui m’attendait durant toutes les années où je suivrai Senzo sama.

La nuit bien avancée, chacun se retira. J’allais faire de même quand mon sensei m’arrêta et me demanda de rester. Je n’avais pas été un très joyeux compagnon ce soir malgré l’honneur qui avait été le mien et si je savais qu’il comprenait, je m’attendais néanmoins à la remontrance et à l’annonce d’avoir échoué dans ce qu’il m’avait demandé mais il n’en fut rien.
Il me demanda de m’agenouiller en face de lui, ce que je fis sans poser de question.
Puis de son obi il tira une lettre et un petit objet. Lorsqu’il le posa sur le tatami, je le reconnus de suite, c’était celui que Mahiro portait toujours. Je le levais vers mon sensei un regard interrogateur.
- Voici la lettre et l’objet que Iuchi Mahiro a laissé pour toi avant de rentrer dans ses terres.
J’étais interloqué, je comprenais de moins en moins et en même temps, un espoir fou montait en moi.
- Mais …
- Je sais mais ce n’est pas elle que tu as exécutée dans la maison de Shiba Yukimura sama, c’était une simple servante.
Je réussis à articuler :
- Une simple servante…mais le parfum, la ressemblance...
- De simples coïncidences qui nous ont bien arrangés. Oh mais rassures-toi ! Elle a vendu des renseignements au clan du Lion et a donc amplement mérité le sort que tu lui a réservé.
Je n’arrivais plus à contrôler les battements de mon cœur, j’avais l’impression qu’il allait bondir hors de ma poitrine. Senzo sama continua.
- Ils voulaient savoir jusqu’où tu étais capable d’aller, j’avais répondu « très loin ». Alors ils ont imaginé ce test.
Je n’arrivais pas à réaliser même si je comprenais les mots qu’il me distillait, je bafouillais :
- Alors, elle …
- Oui, elle est vivante et ne te voyant plus, elle a déposé ceci au temple pour toi, les moines me l’ont remis et je ne savais que faire mais je ne peux pas te laisser te détruire ainsi sans rien faire.
Les larmes me montèrent aux yeux et je n’eus pas besoin de dire autre chose que :
- Merci sensei.
Il y eut une sorte de gène entre nous puis il me permit de me retirer, me congédiant comme s’il était excédé par sa propre tolérance, excluant sa sensibilité d’un instant, juste dévoilée. J’étais déjà debout et prêt à quitter la pièce lorsqu’il s’adressa à nouveau à moi :
- Juzo ?
Je me retournai
- Il ne faut pas que tu l’as revoie, tu m’as compris ?
- Oui, Senzo sama
- Et à l’avenir, ne t’attaches plus comme cela. La prochaine fois, le miracle ne surviendra pas ! Sinon c’est la folie qui te guète.
Je m’entendis murmurer
- Hai Senzo sama, je m’en souviendrais.
Et je m’en suis souvenu, aujourd’hui j’ai trente ans et je n’ai pas de famille, ni femme, ni enfant auxquels je tienne, pas d’attache et pas de lien sinon celui qui me lie en silence à mon maître. Je n’ai plus jamais revu Iuchi Mahiro mais son médaillon ne me quitte pas et lorsque je n’ai comme couverture que la fraîcheur de la nuit et comme lumière que les rayons de la lune, je pense à elle et aux après-midi heureux que nous avons coulés près de Shinsei na Sumai mura, je l’entends rire et prononcer mon nom, celui que tout le monde même moi ne prononce plus. Je l’imagine avec un mari et des enfants, peut-être heureuse, remplissant son devoir mais avec dans un coin de sa mémoire une place pour moi. Alors dans le trouble du monde je m’endors, en paix avec moi-même.

Livre troisième

- Juzo kun quel plaisir de vous revoir !
Surpris je me retournai pour me trouver face à une jolie jeune femme, le visage fin en amande, de longs cheveux noirs tombant sur ses épaules. Je lui aurais donné 16 ans dans son ravissant kimono orange parsemé de lys irréguliers, flottant sur le tissu comme des nuages de pureté. Elle me laissa avec amusement la détailler avant de rire.
- Ai-je changé à ce point que vous ne me reconnaissiez pas ?
Je n’ai pas l’habitude de rencontrer de jolies femmes et de ne pas m’en souvenir mais si son visage me semblait familier, son nom ne revint pas sur mes lèvres.
- Je comprends, je n’avais que huit ans la dernière fois que nous nous sommes vus. Alors peut-être que le nom d’ Hanayake vous sera plus familier.
Je dus retenir mon souffle pour ne pas paraître surpris mais j’avais en face de moi la petite fille qui des années auparavant ne cessait de se promener à mes côtés lorsque revenant avec les onguents et les plantes du monastère je revenais au dojo, le plus curieux et le plus tendre des êtres qui ait partagé mon étrange chemin.
Cherchant à cacher mon émotion, je lui souris mais elle me surprit en saisissant mes mains, les lèvres tremblantes d’émotion.
- J’avais peur de ne plus vous trouver ici si je tardais à venir.
Dans cet océan déroutant d’émotion, je mis fin à l’assaut de la vague en un éclat de rire
- Me crois-tu assez vieux que pour déjà mourir ?
Elle fit la moue
- Ne plaisantez pas avec cela.
- Au contraire, rire avec la mort la rend inoffensive et familière. Que fais-tu ici.
- Je suis venu faire mes adieux à Sano, j’entre au printemps prochain au service de la famille Asako, je ne sais pas ensuite où me mènera ce chemin alors je suis venu remercier de sa bonté l’homme qui m’a élevée et vous Juzo sama pour tous les conseils que vous m’avez prodigués.
- C’était avec un réel plaisir Hanayaké chan, je suis heureux que tu trouves enfin ta voie. Viens dîner au dojo ce soir, Isa sera ravi de te voir.
Ce fût à son tour de rire
- Je ne crois pas mais nous verrons. Je viendrai.

Elle me tend les plantes et les onguents que je suis venu chercher, précieusement emballés et je quitte les lieux me surprenant à être pressé que le soir arrive.

La nuit est bien avancée, il y a longtemps qu’elle est partie et j’ai du mal à trouver le sommeil, les courbatures de l’entraînement se font sentir alors que d’habitude je les exclus facilement. J’ai eu un choc en la voyant ce matin, je m’étais fait à l’idée de son éloignement, c’était beaucoup mieux ainsi et j’avais oublié la douceur de ses mains et la chaleur de son visage. Je suis soulagé qu’elle ne restera que quelques jours, je me sens vieux, vieux et lâche.
Tout doucement je commence à m’assoupir mais mon esprit ne prend pas le chemins de mes rêves, il va tourbillonner dans les méandres de mes tourments, je le sais mais à quoi cela sert-il de lutter, si ce n’est pas cette nuit, ce sera la prochaine, si ce n’est pas cette semaine, ce sera la suivante mais immanquablement je sais que je vais revivre la naissance d’Hanayake, sa vie et la mort de sa mère.

Je n’ai dormi que quelques heures et l’aube n’est pas encore là, sur le patio dans la fraîcheur du matin, assis en seiza j’attends que le jour se lève pour admirer les rayons de la Déesse Soleil, mes pensées sont toujours tournées vers Hanayaké et je sais que je ne m’en détacherais qu’à son départ.

- Au moins est-elle devenue jolie et moins peste qu’auparavant.

Je n’ai pas besoin de me retourner pour savoir que c’est Isa. Dans son kimono de coton, il est déjà de retour du dojo et s’est baigné, ça toujours été un oiseau de nuit. Il s’assied souplement à mes côtés et j’acquièse à ses paroles par une sorte de grognement, il sait que je ne suis pas prêt à échanger des impressions, je n’en ai pas l’humeur ni lui l’envie mais nous avons pensé à la même chose des heures durant et c’est ce qui nous rend proches et fait que le silence est suffisant à notre solidarité et à notre survie. Alors sous l’aube lumineuse et chaude en couleurs, chacun de nous replonge dans les évènements d’une nuit sans lune, seize ans auparavant.

Livre quatrième

La lune ne nous accompagne pas cette nuit et c’est propice à ce que nous allons accomplir. L’auberge « Shujaku-tai» va être prise d’assaut et la délégation du Lion qui s’y trouve va être éliminée, tels sont les ordres. Isa et moi y avons logés la semaine dernière sous les atouts de marchands, nous en avons dressé les plans, avons explorés les environs et nous connaissons parfaitement le terrain qui va nous amener avec 6 de nos élèves à éliminer les samouraï de ce groupe. Cette auberge est leur point de chute, « Les moineaux rouges » comme ils se sont baptisés, sorte de compromis entre leur jeunesse et leur soif de sang sont de jeunes guerriers fiers, trop fiers. Si la force du Lion coule dans leurs veines, les encouragements de leur seigneur les poussent à des exactions en nos terres qui ne peuvent plus être admises tellement elles sont brutales.
Il ne s’agit pas là d’une mission de routine, ces guerriers s’ils ont entre 18 et 20 ans sont aguerris et rudes au combat.
L’automne laisse tomber sa fraîcheur comme glisse un rideau de soie empreint de rosée. Une fois la lumière du jour éteinte, nous nous glissons dans l’ombre pour aller punir ces « Shujaku-tai ». Isa et moi en tête, nous sommes rapidement aux abords de l’auberge, personne n’est de garde à l’extérieur, qui oserait déranger un lion qui dort sans un avoir en retour la gorge tranchée par ses griffes acérées. Telles des araignées sur les murs, nous escaladons en silence le mur arrière de la propriété et grimpons sur les toits, les cordes tombent et silencieux les assassins glissent vers leurs proies, je suis dans la place le premier mais Isa et moi échangeons un regard lorsque glissent en silence au sol les deux premiers corps, ceux des gardes. Il aime tuer, pas moi. Il exulte de cette puissance que lui confère son silence et son art, je le lis dans ses yeux, j’ai toujours vu cette lueur de plaisir lors de nos mission mais la folie ne s’empare pas de son esprit, ni de ses gestes, il reste froid et méthodique, c’est pour cela que nous complétons si bien. Nous avançons vers les deux premières chambres tandis que nos élèves font de même au nord de notre position. Nos tanto ensanglantés, nous avons la main sur le shoji suivant quand retentit un cri et le bruit d’une lame s’encastrant dans le bois. Les choses se précipitent mêlant la panique à la rage, très vite les shoiji s’ouvrent. Nous agrippons parfaitement coordonnées Isai et moi nos deux premiers adversaires alors qu’ils se précipitent hors de leur chambre et avant qu’ils aient eu le temps de se retourner nous leur tranchons la gorge. Là, il n’est plus question de se faire discret, nous allons devoir combattre et peut-être certains d’entre nous vont-ils mourir, nous dégainons nos wakizashi et il ne faut pas longtemps à ces jeunes combattants pour être en position de combattre.

Le premier bondit sur moi avec un kiai déterminé, le couloir n’est pas propice au combat, au troisième assaut il tombe et je passe au suivant, les lames d’entrechoquent dans d’autres chambres, d’autres couloirs, nous devrions en venir à bout, ils ne sont que vingt, Isa et moi en avons déjà éliminé 7.
Au bout de 5 minutes, ne reste que le souffle un peu haletant de nos élèves, tous les combattants sont tombés, un seul des nôtres est blessé plus grièvement que les égratignures ou coupures que nous avons endurés.
Ses compagnons l’ont relevé et le soutiennent inconscient.
- Que s’est-il passé ?
Kaigan se tourne vers moi
- Un des samouraï ne dormait pas, il a attendu que nous soyons entrés et il a frappé avant que nous ayons eu le temps de réagir, j’ai sorti Saburo de là et le combat a commencé.
- Ramenez –le au dojo, Isa et moi allons s’assurer que tout est en ordre.
Ils acquièsent et se regroupent pour quitter les lieux en toute discrétion.

Tout est silencieux, plus un râle, plus un souffle pourtant j’ai cette étrange impression que quelque chose ne va pas. Nous comptons les cadavres et lorsque Isa me rejoint, nous avons le compte mais un bruit sourd met nos sens en alerte, quelqu’un est encore en vie ! Nous reprenons méthodiquement la visite des chambres, Isa est mon ombre et je peux sentir la tension qui règne dans l’auberge. Nous avançons mais curieusement plus un bruit ne nous parvient. Nous en sommes au second couloir lorsque mes sens se mettent en éveil, j’ai cru entendre respirer, respirer difficilement. Par gestes nous nous comprenons et je fais glisser doucement un shoji, Isa approuve et m’indique au sol les traces de sang, nous pénétrons dans la pièce. Si à première vue, elle semble vide je sens une présence. Un paravent décore la chambre et les traces de sang se perdent sous ses contours. Notre proie est là ! La lame d’Isa glisse hors de son fourreau de quelques centimètres. Je contourne le paravent à distance respectable, je sens mon cœur qui bat dans mes tempes, tout cela n’est pas normal. D’un geste vif, j’abats le paravent. Une forme est recroquevillée dans le coin, immobile mais je n’ai pas le temps de réaliser, le fer d’une lame entre dans mes chairs sous mon omoplate, je recule et la lame d’Isa arrête mon adversaire net dans le début de son élan, elle pousse un cri.
Je reste médusé, à mes pieds une jeune femme vient de tomber à genoux.

.... à suivre
"Ceux qui n'oublient pas le passé, sont maîtres de l'avenir" (Sima Qian)

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