Une partie de l'ambiguité à propos de la place des shugenja repose aussi sur les mécanismes du jeu. Toutes les prières s'adressant aux fortunes (Lumière de Seigneur/Dame Lune, Poing d'Osano-Wo et tutti quanti) ne s'adressent pas directement à elles mais passent par les kami pour leur concrétisation. On peut considérer que les kami transmettent à la fortune la demande, qui leur donne ou pas l'autorisation d'y agréer. Ou on peut prendre la situation dans le sens inverse et considérer que c'est bien à la Fortune que le shugenja s'adresse, sauf que c'est elle qui mandate les kami d'un élément pour accomplir sa volonté.
De fait, et on l'oublie souvent, les éléments ne sont pas distincts du monde ni des fortunes. Les cinq éléments composent
la totalité de l'existence du ningen-do et on peut le supposer de la plupart des autres royaumes également. Les Iuchi ont découvert durant leurs voyages que les sorciers étrangers ne respectaient pas les kami, ou même ignoraient leur existence, mais qu'il y avait bien un lien avec les éléments dans leur magie. Fondamentalement, s'adresser aux kami ou aux fortunes, s'est s'adresser soit aux constituants même de la réalité, soit à ceux qui la régissent. C'est d'ailleurs le seul moyen de l'altérer autre que les moyens profanes (un cerveau, deux mains et des outils...).
On peut considérer ça de bien des manières, mais perso, j'ai pu constater que la plupart des joueurs que je connais à mes tables ont joué le jeu et notamment qu'ils passent un certain temps à aller faire des offrandes, spontanément, sans que cela ait un impact en termes de règles.
A l'inverse, oui, j'ai constaté aussi que certains ne concevaient la magie que sous forme de "je vais jouer un tensai du Feu mais je vais aussi blinder mon Eau parce que malgré les déficiences, y a Voie de la Paix Intérieure qu'il est bien". Ma foi, c'est effectivement dommage - à mon sens - que l'on se prive d'une dimension "mystique" à la magie, mais combien de fois ai-je constaté que des joueurs se foutaient totalement du fait que leur jauge d'honneur fluctue plutôt sur la pente descendante parce qu'ils se fichaient pas mal du bushido ?
Ca n'engage que moi, mais à mon sens, dire "je ne ferais pas jouer des shugenja parce que ça me rappelle trop les magos d'autres jeux", n'est pas une réponse qui est satisfaisante, mais au mieux une solution de repli. On peut avoir d'autres raisons de ne pas vouloir de shugenja à sa table, par exemple parce qu'on veut garder à la magie un côté rare et mystérieux et qu'on préfère qu'elle soit gérée par des pnjs sans forcément suivre des règles. Qu'elle conserve un côté véritablement mystérieux et soit aussi un deus ex machina dont on peut user à sa guise quand on en éprouve le besoin. C'est une chose qui se tient et qui, à moi en tous cas, ne pose pas de problème.
Donner accès à la magie aux joueurs, c'est autre chose : c'est les amener à toucher du doigt aux phénomènes ésotériques d'un système de croyance , donc, à leur demander de "faire semblant" comme les autres protagonistes du monde, alors que pour eux, la magie a un sens différent puisqu'elle se rattache à des règles qu'on leur demande de connaitre...et le décalage est d'autant plus fort quand cette magie ne relève pas d'une "science" mais de croyances religieuses ou d'une mystique animiste.
A cet égard, le système de règles existant est effectivement un handicap,
d'une certaine manière... et ne faisait pas il me semble l'unanimité parmi les créateurs de L5a.
Ce qui dérange, c'est le principe des listes de prières, qui rappellent des listes de sorts. On lui préfère une forme d'animisme spontané qui semble plus proche du contexte.
On pourrait - et d'autres systèmes le font d'ailleurs - proposer une magie reposant sur des paramètres distincts que l'on combine pour obtenir un résultat précis. Ca ferait certainement moins "liste de sorts" mais je vous fiche mon billet qu'on aurait vite les six trucs fétiches de chaque joueur : taper plus fort, courir plus vite, voir les petits malins invisibles, devenir invisible, soigner les blessures, encaisser sans broncher, avec des variations d'effet liés aux circonstances, quelques trucs relevant du "cheat code" tendance "baisons le système" (genre "et si je veux sentir toute menace pesant sur moi avant le début d'un round de combat ?") et puis c'est tout. Au final, on aurait certainement toujours dans un coin la petite note du joueur sur "ca c'est ma boule de feu, ça c'est mon guérison des blessures majeures, ça c'est..."
Ce qui nous ramène à peu près au point de départ, sauf que c'est habillé différemment et que ça convient mieux à une partie du public.
Mais est ce que ça fait vraiment une différence substantielle au final ? est ce que ça donne vraiment une impression différente en termes de contexte à des gens
qui ne s'y intéressent pas d'eux-mêmes, ben, je sais pas. J'aurais tendance à dire qu'il vaut mieux offrir des règles poussant dans une direction contextuelle que des règles allant dans la direction opposée, par principe. Mais je sais aussi que quand un joueur veut comprendre les choses à sa manière à lui et pas telles qu'on veut les lui transmettre, les règles ne servent pas à grand-chose. Et qu'à l'inverse, même un système faisant la part belle aux chiffres (tiens, Basic et ses dérivés divers par exemple, pour en prendre un qui reste simple)n'a jamais empêché ceux qui
voulaient faire du rôle en rapport avec le contexte de le faire. A ce niveau là, à l'inverse, c'est souvent le mj qui pose problème... donc, pour sortir des banalitudes, oui, le système a son importance.
Mais...
Aux yeux de la majorité des joueurs que j'ai cotoyé, la magie ça relève du "à quoi ça va servir et est ce que ça vaut la peine de s'y intéresser" bien plus que "et si je jouais un personnage qui parle aux esprits". C'est surtout des règles spécifiques en plus des règles communes. Voire des exceptions aux règles communes. D'entrée de jeu, ça va attirer des gens avec des tournures d'esprit qui n'ont pas grand chose à voir avec "jouer un rôle" et davantage avec "faisons l'acquisition de moyens d'action que les autres joueurs n'ont pas", indépendamment de
pourquoi le faire, comprenons nous bien. Je ne mets donc pas cette aspiration dans un contexte négatif ou positif, je dis juste qu'elle existe et que jouer un "magicien" est une manière assez évidente de se distinguer des autres joueurs. Le fait que certains systèmes en arrivent à proposer dans un même cadre de jouer un magicien, un type avec des "pouvoirs corporels", un invocateur, un technomancien et un psion par exemple ne fait qu'exploiter en le démultipliant ce phénomène du "qu'est ce que moi je fais que les autres ne font pas".
C'est une tendance, pas une loi absolue (disons en fait : je ne suis pas en mesure de démontrer que c'est une loi absolue, donc, je ne l'affirmerais pas). Mais il faut quand même reconnaitre que c'est comme ça que ça se passe la plupart du temps et que c'est cette tendance qui fait nos tables.
Pour en revenir aux shugenja "religieux", l'ancêtre D&D te permettait de jouer des clercs mais ils restaient des soigneurs aux yeux des joueurs et on préférait les magos, parce qu'on pouvait se la jouer sans avoir à faire des salamalecs pseudo-religieux, point final. Dans l'absolu, on préférait encore jouer des druides que des clercs, le blabla mystique et l'interprétation était plus facile à détourner à partir du moment ou le mj voulait pas te ramener de force dans les clous... le seul problème des druides, c'est qu'ils ne ressuscitaient pas les morts, n'avaient pas d'armures de plaques et ne repoussaient pas les morts-vivants, mais a contrario, ils avaient plus de sorts offensifs que les clercs de D&D1 (on remarquera d'ailleurs que les capacités magiques offensives des clercs/prêtres ont évolué en plus avec D&D2 puis 3. Quelqu'un sait si la proportion de joueurs incarnant des clercs a évolué aussi dans cette direction ?). Et pourtant, les clercs, ou les druides, ou les magos n'étaient pas différents : ils avaient des listes de sorts parmi lesquelles choisir ce qu'ils faisaient. Ils divergeaient surtout par la nature de ce qu'ils pouvaient faire et parce qu'on disait clairement "toi tu es un religieux, lui, c'est un intello".
L5a a je crois le mérite de poser clairement le problème : tout le monde est clerc sur le papier, mais la majorité veut quand même voir ça comme un mago avec l'idée "est ce que je peux quand même soigner ?". D'ailleurs, les joueurs de L5a les plus expérimentés en matière de shugenja que je connaisse ont fini par comprendre que jouer un Tensai du Feu, ça servait pas tant que ça. Les sorts de Terre, d'Air et d'Eau sont assez redoutables, aussi, si on sait y faire. Ca n'empêche pas ceux qui ont la mentalité mago de continuer à jouer des shugenja polyvalents comme s'ils étaient des magos, et les autres de continuer à faire de l'interprétation mystique, mais les deux savent très bien tirer partie des règles pour faire la différence lorsque vient l'heure de la castagne, ou de l'énigme insoluble. Et c'est bien, non ?
Je pense, encore une évidence, que la nature d'un système de règles facilite, ou complique, l'interprétation de certains pans du contexte, indéniablement. Mais ça n'est qu'un outil qui aide ou freine une volonté d'interprétation. Est ce qu'il vaut mieux avoir Fredo-le-mago qui joue son shugenja comme s'il était à D&D (parce qu'il ne veut pas comprendre...) ou Fredo-le-mago qui ne joue pas de shugenja et qui s'emmerde parce qu'il ne peut pas jouer un "lanceur de sorts" qui lui parle (parce qu'il ne veut pas sortir d'un truc qui lui plait...) ? je sais pas... évidemment, dire "pas de shugenja à la table", c'est une façon d'évacuer le problème. Si ça n'empêche pas les gens de s'amuser, que demander de plus.
Mais ceci dit, combien de fois j'ai vu des tables de starwars "personne ne jouera de jedi, c'est trop déséquilibrant" ce qui voulait plutôt dire de la part du mj : j'ai peur que vous exploitiez le système de règles à mon détriment et que les autres joueurs se sentent lésés ? Et reconnaissons aussi que c'est un facteur qui n'est pas à négliger, pas vrai ? Y compris à L5a... quand on a vu un shugenja rang 2 balancer Coeur de l'Enfer et trucider trois pnjs en une seule action avec 6g6 de dommages, évidemment, ça peut amener à se poser des questions... du genre "combien de temps mon gros méchant charismatique va tenir face à ces brutes ?". Parce que c'est bien le genre de questions que l'on se pose, des fois, derrière le paravent. Oui, "on", ça veut dire moi, aussi
A mon sens, l'usage de la magie soulève à la fois le problème de comment le joueur voit la magie telle qu'elle est décrite dans le contexte, comment cette magie est retranscrite en termes de règles mais aussi et surtout... comment est ce que le meneur se sent vis à vis de sa maitrise de ces règles de magie, sachant que les joueurs qui vont s'y intéresser vont mettre le paquet pour en comprendre toutes les ficelles et n'auront pas à gérer à la fois le scénario et le reste de la table... pas vrai ?
Je pense pas qu'il y ait de réponse claire à ça. Pour tout dire, il me semble que peu de gens conçoivent leurs systèmes de règles en tentant de régler cette question, ou le font dans l'optique de régler cette question
telle qu'elle leur pose problème, à eux. Quand on arrive à une table pour jouer, une fois de plus, à "une version perso de D&D" avec un mj qui tente depuis dix ans de trouver dans ses remaniement un truc qui finisse par le rassurer totalement, ça donne une saveur assez inédite à la question et je crois que ça aide a prendre un peu de distance avec ses propres interrogations. Sur ce point là, pas sur la métaphysique des règles en général, hein. Mais ça aide en tous cas à y voir plus clair sur ce que l'on est vraiment comme mj
Et après, il me semble par mon vécu en tous cas, on le vit mieux. Et on joue mieux (dans le sens : on en profite davantage) aussi.
Et je pense que se focaliser sur le système, c'est chercher une sorte d'outil miraculeux qui résoudrait ce problème. A mon sens, il permettra surtout de mettre en évidence aux yeux de Fredo-qui-aime-jouer-un-mago que la magie n'est pas ce qu'il aimerait, lui, le joueur, qu'elle soit...
Est ce qu'elle sera forcément davantage une magie qui convienne à Toto-le-mj ? je sais pas. Je suppose que si. après tout, j'ai fait jouer six ans à shadowrun sans utiliser leur système de règles. Mais j'ai pas l'impression que ça ait été "mieux", juste que pour moi, ça avait plus de sens parce que c'était une ergonomie qui me convenait davantage. Ca n'a pas empéché les joueurs de faire leur possible pour tirer partie de ce système, et ça ne les a pas empéché de réussir assez souvent.
Mais le compromis nous convenait globalement davantage que celui proposé par les auteurs du jeu, donc, on a fait comme ça et on en a bien profité.
Pour L5a, j'avoue qu'il m'arrive avant de commencer une campagne de remodeler un rang d'école ici ou un sort par là. Dans l'idée de me rapprocher d'une ergonomie d'ensemble qui me plaise, me parle, semble ne pas se marcher sur les pieds et ne me demande pas d'efforts ni de questionnements métaphysiques
pendant le jeu. Jamais éprouvé le besoin de remettre en question les mécanismes fondamentaux comme les rangs d'école, ou le système de magie. Juste des points précis dedans. Parce que, je l'évoquais précédemment, dans mon expérience, le système n'a jamais
empéché ou
forcé quelqu'un a jouer un shugenja autrement que comme il le voulait, lui. Des exemples de shugenja joués "comme des magos" et à l'inverse "comme des mystiques", j'en ai vu et je n'ai pas été surpris de savoir qui jouait comment.
Est ce que c'est une bonne chose de travailler ainsi ? J'en doute et je suis même persuadé que non. Mais c'est quelque chose qui nous convient et nous sommes trois mjs/ex-mjs de L5a dans le groupe. Donc, à défaut d'être valable, c'est un consensus qui nous agrée. C'est bien la seule valeur qu'on puisse lui donner, je crois.
Le système qui te plaise absolument à 100%, à mon sens, c'est une chimère. C'est comme de chercher le joueur avec lequel tu seras toujours en osmose pendant les parties. Ca ne veut pas dire que ça n'existe pas, juste que c'est pas forcément en te démenant que tu le trouveras. Ca ne doit pas t'empêcher de te démener, parce que si tu le fais lucidement, tu as des chances d'obtenir quelque chose qui te convienne davantage. Mais rien de plus. Et le reste, les imperfections du système comme les hiatus des joueurs, ma foi... ça fait partie du jeu
