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par Pénombre » 16 avr. 2004, 12:06
Au bord de la route qui traverse la vallée de Kintani pour se rendre vers le château Hotei, il y a un petit mémorial de pierre mal taillée. Dépourvu de fioritures, déjà rongé par les intempéries, à moitié dissimulé lorsque les herbes sont hautes, il demeure patiemment au bord du chemin, à peine entrevu et aussitôt oublié par presque tous les voyageurs qui passent devant lui.
C'est ici, très précisément ici, que Sadako et Ohiro sont morts. Côté à côte. Unis dans la bataille comme ils avaient été ennemis dans la paix. Ils sont tombés il y a dix ans, sous les coups des damnés de la famille Moto qui devaient un peu plus tard être défaits par leurs parents. Mais personne ne s'en souvient.
Ohiro était fils de Bayushi et Sadako fille d'Akodo. En l'espace de quelques jours et d'un crime immonde, tous deux avaient perdu leur nom, chassés par un empereur qui devait faire plus tard la preuve de sa propre abomination.
Ceux qui ont connu Ohiro savent qu'il n'était pas aux côtés de ses frères lorsqu'ils se sont emparés de la capitale de l'empire.
Ceux qui ont connu Sadako savent qu'elle n'était pas aux côtés de son seigneur lorsqu'il fut destitué et devint ronin, avant de devenir empereur.
Mais tous deux, Ohiro comme Sadako, n'eurent d'autre choix que de prendre la route.
De temps en temps, un voyageur un peu plus pieux ou un peu plus humble que les autres s'arrète un instant devant ce petit mémorial grossier. Il n'y a aucune inscription pour lui indiquer que Sadako et Ohiro sont tombés ici parce que les éta qui l'ont bati ne savaient pas écrire. Il n'y a aucune statue de Fortune pour recevoir une éventuelle offrande parce que ces mêmes éta n'étaient pas sculpteurs mais fossoyeurs.
Et de toute manière, qui se soucie des vertus ou de l'honneur d'un éta ?
Alors, le voyageur ne peut que demeurer perplexe devant le petit mémorial. Bientôt il reprend sa route et oublie le monument dont il ne saura jamais ce qu'il peut bien commémorer. Il poursuit son chemin et passe sans le savoir près des endroits ou les compagnons de Sadako et Ohiro sont morts.
Eux aussi étaient des ronins. Certains l'étaient de naissance, comme le gros Taka qui a été piétiné par les onikage juste devant ce vieux sapin malade. D'autres avaient porté les couleurs d'un clan avant de prendre la route, comme Ryu dont la tête fut sortie de cette petite mare d'eau de pluie qui croupit dans un renfoncement de glaise boueuse.
A l'endroit ou le chemin fait un coude près de la vieille roche grise, le cavalier pressé doit ralentir l'allure de sa monture ou risquer une chute. Mais c'est un sabre et non la traitrise du chemin qui a fait choir le paysan anonyme aux dents pourries qui maniait si bien la vieille yari aux couleurs du dragon. Ses compagnons n'ont jamais connu son nom et l'appelaient simplement l'ashigaru bien qu'il ait été évident à leurs yeux qu'il n'avait jamais reçu la permission d'un seigneur pour porter son arme.
Plus loin parmi les sapins, le voyageur ne sait pas que sous les aiguilles et la mousse gisent les corps des deux jumeaux taciturnes. Ronins eux aussi, ils sont tombés ensemble comme ils ont vécu ensemble. Sans dire un mot.
Les éta n'ont jamais trouvé leurs corps et pour tout dire, ils n'ont guère fait d'efforts en ce sens. Il était déjà terrible de devoir s'occuper des deux dépouilles corrompues, les deux seuls damnés que la petite bande de ronin à pu réclamer comme prix de sa défaite.
Les éta n'ont jamais su quels étaient les rèves de ces hommes et ce qu'ils faisaient là lorsque la mort les a fauchés.
Et de toute manière, qui se soucie des vertus ou de l'honneur d'un ronin ?
Ils ne savaient pas, pas plus que les voyageurs qui empruntent cette route, que Sadako et Ohiro avaient trouvé une raison de combattre ensemble alors que tout aurait du les pousser à s'affronter. Car il existe autant de manières de trouver l'honneur qu'il existe de manières de vivre. Ou de mourir.
C'est parce que Sadako le voulait, et qu'Ohiro le voulait aussi, qu'ils sont venus ici. Et il est probable qu'au moins certains d'entres eux aient su que seule la mort les y attendrait.
Mais ils n'ont pas reculé. Que ce soit par désespoir, par haine, par dignité ou parce qu'ils n'avaient pas le choix, ils n'ont pas reculé.
Alors ils se sont battus et ils sont morts. Et personne, personne ne se souvient d'eux.
Parce que si les ronins ne comptent pas, alors que dire des éta ?
Et les voyageurs passent près du petit mémorial que le temps a déjà pris d'assaut. Ils vivent des vies d'hommes de chair et de sang. Intenses, emplies de peurs et de doutes. Tout à leurs soucis et à leurs craintes, à leurs espoirs et à leurs amertumes, ils passent et ne s'arrètent pas.
En dix ans, deux d'entres eux seulement ont prié un instant à ce petit mémorial.
Le vieux grand-père et sa petite fille agée de six ans n'étaient même pas des samurai. Mais la fillette a regardé le mémorial et à demandé au vieillard à quoi il servait.
Le vieil homme n'a pas su quoi répondre mais avec sa foi toute simple de charbonnier, il a su quoi faire. Alors, ils se sont agenouillés tous les deux quelques instants, la petiote pinçant les lèvres avec sérieux et jetant de fréquents coups d'œil à son grand-père pour être certaine qu'elle faisait les choses correctement.
Ensuite, ils sont repartis comme ils étaient venus et leur passage a laissé encore moins de traces que le combat des ronin oubliés.
Seuls les kami qui chuchotent parmi les arbres, qui murmurent parmi les herbes se souviennent. Et quoi qu'on en dise, qui se soucie véritablement des kami?
Car sur toutes les routes de l'empire, on trouve des mémoriaux comme celui ci. Sur toutes les routes de l'Empire, il y a ces bornes qui marquent des endroits ou sont tombés des hommes. Certains sont tombés face à l'ennemi, d'autres en lui tournant le dos. Certains ont vécu par la guerre, d'autres ne voulaient que la paix.
Ceux qui portaient un nom et qui ont laissé derrière eux des parents ou des amis n'ont pas été oubliés.
Quant aux autres, Sadako, Ohiro, le gros Taka, Ryu, les deux jumeaux, le paysan et les centaines, les milliers d'autres…
Mais de toute manière, qui se soucie de ceux qui sont morts sans sauver personne ? Qui se soucie de ceux qui n'ont accompli aucun exploit ? Qui se soucie de ceux qui ont eu comme seule vertu de faire ce qu'il fallait sans chercher cette gloire et cette immortalité que convoitent bien des mortels ?
Qui se soucie de ceux qui sont morts simplement parce que c'était nécessaire ? Sans laisser de leçon d'honneur ou de courage derrière eux. Sans laisser de descendants qui souhaiteraient suivre leurs traces. Sans laisser de successeurs désireux de les dépasser.
Alors, le temps et les éléments continuent leur siège. Inlassablement, de toute leur vigilante patience, ils érodent le petit mémorial, arète après arète, grain après grain.
Pour en effacer jusqu'au souvenir.
Et personne ne s'en soucie.
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Pénombre le 22 avr. 2004, 08:40, modifié 1 fois.