Elle revenait de chez elle. Tous les élèves avaient pu passer les fêtes de Sakura no Sekku avec leurs familles. Elle avait vécu deux jours exquis. Le premier à méditer avec ses parents et Utagawa, dans la petite cour à l'arrière de la maison, avec le soir un repas frugal et de longues discussions sous les étoiles. Aujourd'hui ils étaient tous allés faire un tour en ville. Ils avaient flâné dans les rues commerçantes, s'étaient tous acheté un petit quelque chose et avaient profité des cerisiers en fleurs. En cette fin d'après-midi alors que ses parents recevaient un client important de passage, elle avait du rentrer au dojo assez tôt, plus tôt encore que la fin de sa permission. Elle se sentait mélancolique, elle serait bien restée à la maison. Déjà quatre ans qu'elle était ici. Elle avait fait de nombreux progrès mais les journées étaient toujours si dures... Et ses visites familiales si douces, qu'il était presque douloureux de revenir. Elle espérait que cette année serait la bonne et qu'elle pourrait passer son gempukku. Utaro, un des sensei qui l'avait pris sous son aile, lui avait soufflé entre deux shoji que cette fois-ci ce serait certainement bon.
Elle venait d’arriver sur la place des ombres et commença son ascension. Elle était habillée comme une dame aujourd’hui. Depuis quelques mois elle avait pris des formes féminines. Vêtue comme elle l’était elle n’avait pas l’air d’une gamine, et encore moins d’une élève du dojo. Arrivée à mi chemin elle entendit une cavalcade derrière elle et un homme adulte, visiblement saoul, l’interpella « Alors ça vient faire bénéficier les Hida de ses charmes ! J’peux aussi moi ?! ». Elle entendit un tintement de pièces jetées sur l’escalier de pierre. « Deux zeni ça devrait suffire ». Elle pressa le pas tant qu’elle pouvait avec son kimono un peu trop serré et ne répondit pas. L’homme grimpa au pas de course les quelques marches qui le séparait d’elle, et ne se gêna pas pour lui mettre la main aux fesses. Sous le choc elle ne réagit pas. « Bah tu vois que t’es d’accord. » Elle reprit ses esprits, se retourna vivement et lui mit une claque retentissante. Il eut un rictus mauvais et la jeta à terre. Elle se fit mal aux côtes et au bras... Mais c’est à la cheville qu’elle se blessa vraiment. Dans sa chute elle s’était complètement ouvert la peau sur les marches et du sang commença à se répandre sur l’escalier. L’homme la chahuta beaucoup et enfin elle hurla. Un cri masculin raisonna dans la place, sûrement un bushi sortant de l’Auberge de l’Ombre. L’agresseur, surpris, tourna un peu la tête et elle lui mit un coup de boule puissant dans la pommette. Il fut déséquilibré et elle acheva de le faire tomber en lui mettant des coups de pieds. Elle en perdit une sandale. Il roula dans l’escalier mais elle ne prit pas le temps de regarder ce qui lui arrivait. Elle monta le plus vite possible jusqu’à la grande porte du dojo en boitant et s’engouffra à l’intérieur.
Peu de monde était là, c’était encore le festival. Beaucoup rentreraient tard ce soir, certains ne rentreraient que demain matin. Même les sensei étaient partis pour la plupart, la grande bâtisse était presque déserte. Elle claudiqua jusqu’à sa chambre, attrapa un simple keigoki blanc, et se rendit aux bains. Elle ouvrit les lourds shoji de bois qui donnaient sur l’arrière cour, et surtout sur la montagne. Elle profita de l’air doux d’un soir de printemps. Ce fut un peu calamiteux de se déshabiller en étant blessée alors elle laissa ses vêtements de fête, abîmés maintenant, en tas informe sur le sol. Sa mère ne serait pas très heureuse si elle devait les retrouver comme ça. Elle rinça sa cheville et le sang qu’elle avait mis un peu partout avec l’eau d’une petite louche et se plongea dans le bain. L’eau chaude faisait du bien. Des bleus commençaient à apparaitre sur son flanc et son bras. Elle sentit sur son front une belle bosse en train de se former. Elle tenta de dénouer ses cheveux mais sa coiffure élaborée, qui n’avait pas du tout tenue le choc, n’avait fait qu’emmêler un peu plus avant sa tignasse. Elle n’arriverait même pas à arranger ça toute seule. Elle remarqua que son articulation était parfaitement fonctionnelle mais qu’elle avait perdu un joli lambeau de peau ; qui devait encore être accroché sur le granit des escaliers. A cette pensée, le stress retombant, elle partit d’un grand éclat de rire, qui dura quelques minutes... Et se mua bien vite en sanglots inextinguibles. La journée avait pourtant si bien commencé. Pourquoi eut-il fallut qu’elle se retrouve ici ce soir ? Prévoyant encore de souffrir mille efforts, seule, sans sa famille,. Tout ça sans compter de se faire agresser, peloter, blesser, ruiner ses vêtements et passer la soirée à pleurer dans son coin.
Quelqu’un toussota faiblement. Elle sursauta et s’essuya vite le visage. Ses sanglots moururent dans sa gorge alors qu’elle se retournait. C’était Retsu, un jeune du dojo. Elle ne savait pas très bien quel âge il avait. Il paraissait un peu plus vieux qu’elle et avait déjà une tête de plus. Il était grand et plutôt joli garçon. Mais pas ce soir, il avait un œil gonflé et la lèvre fendue. Elle resta enfoncée dans l’eau jusqu’au menton. Le soleil se couchait et la lumière décroissait rapidement, ce qui arrangeait bien Kei, l’eau du bain étant aussi transparente qu’un bon saké. « Salut » dit-elle sobrement. Il ne répondit pas tout de suite. C’est vrai qu’il était taciturne et il se faisait souvent charrier, malgré sa taille… Il venait d’une petite famille vassale contrairement à la majorité des élèves. « Ah oui c’est vrai, ta famille est loin, tu es resté ici les deux jours. » Sa voix était peu assurée, elle avait les yeux bouffis et une coiffure à faire détaler un gaki. « Moi je suis rentrée à la maison, c’était bien. » conclut-elle faiblement. Il s’approcha un peu plus du bassin, prenant soin de regarder ses pieds. « Je t’ai ramené ta chaussure. » et il lui présenta une geta, presque pas abîmée. Elle tendit le bras vers son tas de vêtements. Aux clapotis de l’eau il leva les yeux. Elle ne dit rien, elle appréciait le geste, c’était gentil. Ses yeux lui piquèrent un peu. Il déposa soigneusement la chaussure près du kimono en boule. « Il y a du sang dans les escaliers et un peu partout à l’intérieur, tu es blessée ? Je peux t’aider tu sais, c’est difficile de se soigner seul. » Alors devant tant d’attention d’un élève avec qui elle n’échangeait que très peu, elle craqua et pleura pour la deuxième fois de la soirée.
Il n’était pas là l'instant d'avant et d’un seul coup il était là, dans l’eau, tout habillé. Un réflexe protecteur qui l’avait presque étonné lui-même.
Elle fut surprise également par sa réaction. La tension continuait à s’évacuer aussi continuait-elle de pleurer. Elle serait une samurai-ko sous peu mais pour le moment elle avait réellement besoin de s’épancher alors tant pis si elle paraissait faiblarde un instant. Elle ne savait pas trop bien pourquoi mais elle lui faisait confiance. Elle espérait qu’il ne dirait rien. Elle le regarda à travers ses larmes, il avait vraiment une tête bizarre. Une espèce de sourire crispé lui collait au visage, comme s’il regardait quelque chose qu’il n’avait jamais vu. Elle, en revanche, avait déjà vu cette expression. Quand on pleurait devant quelqu’un, ça faisait souvent ça. Il était presque aussi mal que vous et ne savait pas bien quoi faire. Malgré la gêne de Retsu, Kei ne put s’arrêter. Elle avait eu beaucoup d’émotions ce soir et bien qu’elle ne l’admette pas, elle avait eu très peur. Elle n’en finissait pas de sangloter alors il s’approcha. Elle eut un mouvement de recul mais finalement comme il ne parut pas hésiter elle fut rassurée. Elle s’appuya contre lui, les bras toujours devant la poitrine. Pour ne pas rester les deux bras ballants, il passa les siens autour d’elle.
Elle se détendit petit à petit, à mesure qu’il lui parlait doucement « La Garde Grise l’a emmené. Je leur ai à peu près tout raconté, mais je n’ai pas dit ton nom… tu leur diras toi-même si tu veux… C’était juste un marchand de passage… un poivrot…» Elle acquiesça de la tête, il la sentit remuer, mais elle ne dit rien. « Tu as une jolie bosse sur le front… Mais tu lui as cassé la pommette. Ça plus la chute des marches et ce que je lui ai mis, il ne sera pas beau à voir pendant un bout de temps. » Elle se serra un peu plus contre lui. Bien sûr c’était évident. Il lui avait ramené sa chaussure et il l’avait retrouvée quelques dizaines de minutes à peine après l’agression. C’est lui qui avait crié en bas des escaliers et c’est lui qui avait mis une raclée au sale type. Ca lui avait quand même coûté un œil au beurre noir et une lèvre fendue. « Je suis désolée » dit-elle tout bas, la tête dans son poitrail. « Hein ? » Elle releva un peu le visage mais ne le regarda pas « Je suis désolée… C’est par ma faute que tu as été blessé. » Un silence gênant s’installa. Elle ne regardait que sa gorge et se rendit compte qu’il tremblait un peu, alors elle leva les yeux vers son visage. Il riait, ou en tous cas était à deux doigts de le faire. « T’es un peu cruche quand même de temps en temps » lui dit-il en rigolant. Elle rougit, vexée, s’écarta de lui et essaya de sortir élégamment du bain. Ce fût un échec, la marche était un peu haute pour son corps endolori. Elle se redressa complètement et se retourna en criant presque « Bah aide-moi donc au lieu de pouffer. » Et effectivement il s’arrêta instantanément de rire. Il devint à son tour cramoisi, les yeux ronds comme des soucoupes. Elle avait de l’eau jusque mi-cuisses et toute énervée qu’elle était elle n’avait même pas fait attention à ce qu’elle faisait. Quand elle s’en rendit compte elle tenta tant bien que mal de garder une contenance… Après tout, plein de bains en ville étaient mixtes, il faudrait bien qu’elle s’habitue un jour. Moins hardiment elle ajouta « Bon… tu m’aides alors ? »
Il l’avait aidé à sortir de l’eau et à marcher un peu jusque la paroi rocheuse. La nuit était encore très douce, presque chaude et Kei ne voulait pas aller s’enfermer à l’intérieur. Il était parti en courant dans ses habits trempés et une trentaine de secondes plus tard il était revenu avec une énorme serviette qu’il lui passa autour des épaules. Il retira quasiment tous ses vêtements, sauf son hakama. Il était vraiment beau et bien bâti, malgré son jeune âge. Ici tout le monde était globalement baraqué, il fallait bien être honnête, mais lui était vraiment agréable à regarder, ce qu’elle fit d’ailleurs, à la dérobée. Bêtement, de le voir ainsi presque nu, elle se sentit moins mal à l’aise. Ils étaient à peu près ex-æquo se disait-elle. « Pourquoi je suis cruche ? » demanda-t-elle doucement. « Parce que ce n’est pas la peine de t’excuser. Ce n’est pas de ta faute du tout et puis ce n’est pas si grave… J’ai pris moins cher qu’avec n’importe quel sensei d’ici » répondit-il en souriant. Il vint s’assoir tout près d’elle et elle senti sa chaleur à travers la serviette. Quand il bougea les un peu pour se frotter les mains, comme par un soir de grand froid, elle étouffa un petit cri. « Ca va ?! » la questionna-t-il, alarmé. Alors elle fit tomber la serviette qu’elle avait sur les épaules. Elle avait encore mal et de jolies fleurs violacées étaient apparues sur tout son flanc gauche. Il ne l’avait pas raté. Retsu eut l’air passablement énervé, il fouilla dans le tas de vêtements mouillés et sorti un petit pot d’onguent. « Lève le bras » Elle n’y arriva pas tout de suite… Elle avait également mal à cet endroit là. Alors il s’assit en face d’elle et elle mit sa main sur son épaule, dégageant ainsi son ventre et ses côtes. Il commença à lui appliquer le baume, que tout élève du Sunda Mizu Ryu gardait précieusement dans sa poche… Un baume qui sentait le camphre et la menthe. Une sensation de chaleur presque trop forte diffusa sur ses blessures, en plus le jeune homme n’y allait pas de main morte. « Tu me fais mal » lui dit-elle calmement. Alors seulement, la colère de la voir blessée retomba et il se rendit compte qu’il était à moitié nu, assis en face d’une jeune femme qui, elle, l’était complètement et qu’il était tranquillement en train de la toucher plus intimement qu’il n’avait jamais touché une femme. Il retira tout de suite sa main et allait bafouiller une excuse quand elle reprit « Non mais ça me fait du bien mais pas besoin de bourriner comme ça… J’ai eu assez mal pour la soirée je te signale. » Elle rattrapa sa main et la remis sur sa peau. Elle avait l’air très à l’aise. Heureusement qu’il fait nuit pourtant se disait –elle, il verrait sinon que j’ai le visage en flammes.
Quand le baume eut bien pénétré, son flanc et son bras, elle s'allongea sur le sol de pierre. Il se leva et lui ramena son keigoki qui était resté près du bain. Il s'allongea à côté d'elle, du côté où elle n'avait rien pour être sûr de ne pas la blesser sans le faire exprès. S'ils n’avaient ne serait-ce que tendu les doigts ils auraient pu se toucher. Au lieu de remettre difficilement son vêtement elle récupéra la serviette qui traînait à portée de main et se couvrit avec. La dalle de roche était chaude sous leur dos, c'était plaisant. Ils ne voyaient qu'une petite portion de ciel, entre le mur de la grande bâtisse et la montagne : une étroite bande d'étoiles. "J'ai pas regardé ta cheville" dit-il, un peu gêné. Maintenant qu'il ne faisait plus rien de ses mains, il avait trop le temps de penser à ce qui était en train de se passer... Ou pas! se raisonnait-il Mais pourtant ça y ressemblait… "C'est rien" Elle qui parlait si facilement d’habitude, il la trouvait bien silencieuse. Elle se mit à pleurer doucement, sans faire aucun bruit. Ce moment était très agréable, le bain, la discussion, le massage, les tensions envolées... Finalement c'était réellement une bonne journée. Elle roula sur le côté et se retrouva tout contre lui "Merci" souffla-t-elle.
[...]
Aux premiers rayons du soleil, c'est Shigueru, l'imperturbable colosse, qui vint les réveiller de sa voix grave. "Je serais vous je retournerais dans ma chambre... parce que même si c'est toléré, je suis pas bien sûr que ce soit autorisé-autorisé, vous voyez"