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par matsu aiko » 16 nov. 2012, 21:02
L’auberge était tranquille, à cette heure de la journée. La plupart des clients du midi étaient partis, et ceux du soir n’étaient pas encore arrivés.
Elle s’était installée sur une petite table à gauche, son écritoire et ses encres bien en évidence pour les visiteurs entrant dans l’auberge, elle-même en recul. Pour le visiteur occasionnel, cette femme immobile à côté de son écritoire, habillée d’un kimono brun propre mais usé, dépourvu de tout motif, pouvait facilement être assimilée à un simple service proposé par l’établissement, au même titre que la cuisine ou le logement.
La journée n’avait pas été mauvaise. On l’avait sollicitée pour l’écriture de deux contrats de marchandise, la rédaction d’une requête, la présentation de vœux pour un mariage. Elle avait écouté les demandes hésitantes avec patience, et rédigé en échange de quelques pièces les documents qu’on lui demandait, gardant ses pensées pour elle.
Cela faisait quelques jours à présent qu’elle était en ville. Elle s’attardait rarement plus, cela faisait partie des principes de survie qu’elle avait adoptés au cours des quatre années qui venaient de s’écouler. L’expérience avait prouvé que s’attarder, c’était nouer des liens, et là les problèmes commençaient. Elle ne pouvait complètement masquer certaines choses : sa démarche, la façon dont elle observait, dont elle bougeait, ses cicatrices, les cals sur ses mains, la puissance de ses mouvements, n’étaient pas ceux d’un lettré. Il y avait forcément de la curiosité, des questions, des supputations. Dans cette période troublée, il n’était pas bon d’attirer l’attention. La chasse aux sorcières battait toujours son plein, il était facile d’être pris à partie par un samurai trop zélé ou des chasseurs de primes en quête d’espions supposés ou de renégats à occire.
Non, la meilleure façon de passer inaperçu, c’était de se fondre dans la masse anonyme des vagabonds, des commerçants ambulants, des voyageurs qui ne faisaient que passer.
Elle évitait, bien sûr, les endroits où elle aurait pu être reconnue : la capitale, les terres du Lion, la cité des Rumeurs. Son périple l’avait amenée sur les terres Licorne, celles du clan du Moineau, et en continuant plus au Sud, jusqu’à cette petite ville portuaire à la frontière du clan de la Grue. Pour ses objectifs actuels, elle était parfaite : à l’écart des conflits, suffisamment commerçante pour que des étrangers y passent inaperçus, et pas si importante que la sécurité y soit un enjeu majeur.
Elle avait toujours avec elle ses sabres, mais au lieu de les porter à la ceinture, ou de les mettre dans une boite à sabre qui l’aurait désignée d’office comme rônin, elle les transportait roulés avec sa couverture dans un simple étui de tissu – peu commode pour s’en servir rapidement. Mais elle l’avait voulu ainsi. Il y avait eu trop de sang, trop de morts.
Le plus sage aurait été de s’en débarrasser complètement, mais elle n’avait pu s’y résoudre. Autant lui demander de se séparer de son âme.
Elle avait réussi à acquérir, malgré tout, une forme d’invisibilité, à se fondre, comme elle le souhaitait, dans la poussière des chemins.
Elle sursauta néanmoins en voyant le rônin dépenaillé et dégoulinant qui venait de s’encadrer dans l’embrasure, la figure masquée d’un ample chapeau de paille. Cette démarche…Puis elle vit les sabres, et ses doutes se muèrent en certitude.
Cela faisait quatre ans que leurs chemins s’étaient séparés, quatre ans depuis ce jour fatidique où ils avaient fui de concert la capitale, talonnés par les assassins dépêchés à leurs trousses. Ils s’étaient séparés, et après plusieurs semaines de voyage harassantes elle avait réussi à rejoindre les terres du Lion. Elle n’avait pas eu de nouvelles de son côté, mais avait supposé, sans en avoir la certitude, qu’il avait survécu. Peut-être parce qu’elle avait du mal à imaginer, malgré leurs différents, que quelque chose puisse venir à bout de lui.
Ses pensées revinrent vers les évènements de ce jour-là, et irrésistiblement, elle sentit des souvenirs et des émotions, qu’elle avait cru enfouis, affluer à sa mémoire…
- Bonjour, Kenji, dit-elle d’une voix égale.
Le bushi qui venait d'entrer dans l'auberge ne payait pas de mine.
Son kimono de voyage, d'un gris anthracite passé, quoiqu'épais était rapiécé aux coudes et aux genoux et élimé sur tous les bords.
L'homme portait un chapeau de paille à larges bords craquelés qui lui dissimulait les yeux, sans pouvoir toutefois complètement cacher la queue de cheval blanche qui en débordait sur l'arrière.
Ses geta, comme le reste de ses vêtements, étaient trempés – il avait beaucoup plu ce jour-là – et dégoulinaient sur le parquet de l'auberge, qui, visiblement, en avait vu d'autres.
Seul son daisho était notable.
Son katana présentait un saya d'un bleu métallique et pastel, aux reflets étranges et sa poignée en ivoire à passementerie de soie bleu roi avait une tsuba d'acier argenté aussi fine que des filigranes et représentant un héron bleu prenant son essor vers le soleil levant.
Son wakisashi, lui aussi de facture Kakita, avait une tsuba au motif des cinq anneaux.
Quelqu’un d’un peu averti dans les arts guerriers ne pouvait passer à côté d'un si splendide daisho.
Le rônin qui venait de rentrer dans la salle commune de l'auberge ne broncha pas, ni ne fit mine de changer sa posture.
Il balaya la salle de droite à gauche en terminant par la zone dans la pénombre d'où il avait été interpelé.
Puis il s'épousseta, desserra la lanière de son chapeau qu'il garda à la main gauche.
Quand l'aubergiste tenta de lui demander de laisser ses armes au râtelier, un seul regard de glace l'en dissuada.
Il n’a pas changé… pensa-t-elle.
Enfin, le bushi se tourna vers la personne qui l'avait appelé et son sourire aurait illuminé toute la salle, si l'âtre central – qui brûlait fort – n'y avait pas suffi. Il se dirigea à grand pas vers elle et déclara calmement :
- Aiko-chan, quelle joie de te revoir. J'ai prié Megumi tous les jours pour ton salut et ta sécurité, je vois que j'ai été entendu. Même si je n'était que peu inquiet : Je savais qu'un samurai aussi coriace et plein de ressources que toi ne pouvait que s'en sortir. En outre, je vois que les années ne t'ont pas trop maltraitée.
Une ombre passa dans le regard de Kenji, vite réprimée par un effort de volonté.
Sans plus attendre et sans demander la permission il s'assit à la table d'Aiko, le dos à une poutre et à sa gauche afin de garder les différentes ouvertures de l'auberge dans son angle de vision.
Lui non plus n'avait pas beaucoup changé : un beau visage expressif, malgré le filet de cicatrices qui lui barrait la joue droite, un corps que l'on devinait musclé et athlétique, un sourire enjôleur.
Seuls ses yeux, d'un bleu glacial peu commun, avaient perdu un peu de leur éclat, comme si un voile de tristesse les avait ternis. Et en y regardant de plus près ses joues semblaient plus creusées et des cernes étaient apparus sous les yeux.
Avant même qu'elle ne lui réponde, il reprit sur un ton de comploteur de théâtre.
- Avant que tu ne me racontes quelle a été ta vie pendant ces quatre ans, je dois te dire qu'ici et pour tous je suis le taciturne rônin Kazemusha. C'est mieux comme cela. Toutefois en privé, tu pourras évidemment m'appeler Kenji.
Kenji termina sa petite tirade par ce sourire en coin ironique si irritant, dont se souvenait Aiko, agrémenté d'un clin d'oeil complice.
L’ombre dans le regard d’Aiko se fit l’écho de celle passée dans les yeux de Kenji. Pas trop maltraitée…Il n’avait aucune idée de ce par quoi elle était passée, avant d’arriver au fragile équilibre de cette existence précaire. Sur son visage, sur son corps, sur son âme, ces années d’errance avaient laissé leurs traces, même si la pénombre de l’auberge les dissimulait en partie.
- D’accord… Kazemusha.
Elle hésita un instant.
- Ici, je suis connue sous le nom d’Oroka.
Elle se raidit intérieurement. Oroka. Ignorante. Il allait certainement se moquer d’elle. Ce surnom, qu’elle avait choisi délibérément par auto-dérision il y a quatre ans, ce surnom emblématique de sa honte et de l’abime dans lequel elle était tombée, lui fit horreur sur l’instant. Mais ce sursaut ne dura pas. Sa fierté s’était enfuie avec son nom, avec les morts.
Elle ajouta:
- Moi aussi, ça me fait plaisir de te voir.
Et, à sa grande surprise, elle se rendit compte que c’était vrai, et sourit à son tour.
Peut-être parce qu’il faisait partie d’un passé plus glorieux, peut-être tout simplement de voir une figure connue, après tout ce temps sur la route avec des inconnus. Peut-être à cause du soulagement qu’elle ressentait d’entendre une voix familière et de rompre, pour la première fois depuis longtemps, son immense solitude.
- Veux-tu du thé ?
- Volontiers, mon amie. Je me demande s'ils ont du thé vert des coteaux des monts du Crabe ici ?
Un sourire nostalgique effleura les traits fins de Kenji au souvenir du plaisir simple de boire un thé fort avec une amie. Cela faisait au moins deux ans qu'il ne s'était pas autorisé une telle frivolité.
Cela valait bien qu'il dépense son ultime koku, celui gardé pour les coups durs ou les occasions exceptionnelles et puis il voulait faire bonne figure face à Aiko.
Ne jamais admettre qu'on avait atteint le fond, telle avait été sa devise pendant ces quatre ans.
- Aubergiste, clama-t-il en lançant son koku sur la table, du thé vert et fort, agrémenté de tes meilleurs tempura, de riz et de soupe miso.
S'arrêtant,
- Tu n'as pas déjà mangé, j'espère !? Tu me ferais un grand honneur et un réel plaisir à partager ce repas avec moi. Ainsi nous pourrons deviser plus agréablement.
Que t'est-il arrivé après notre séparation ?
Notre séparation.
Quel doux euphémisme ! Qualifier leur fuite éperdue, avec tous les tueurs de Kachiko aux trousses, de séparation avait quelque chose d'ironique.
Le geste arracha un sourire à Aiko. Non, il n’avait pas changé. Même maintenant, alors qu’il n’y avait pour tout public que quelques voyageurs de passage, l’aubergiste et elle, il ne pouvait s’empêcher de jouer les grands seigneurs.
- Je te remercie, je n’ai pas très faim, dit-elle doucement. Mais contrairement à toi je ne suis pas restée toute l’après-midi à marcher sous la pluie…Par contre, tu dois avoir besoin de te restaurer, ne te gêne pas pour moi.
Elle espéra que, comme jadis, cette excuse suffirait, qu’il ne prendrait pas ombrage de cette dérobade. Il n’était guère difficile de faire accepter ses bizarreries à des inconnus, de ne jamais partager avec quiconque nourriture ou boisson. Même en étant tombée là où elle était, elle se refusait à faire courir quelque risque que ce soit à des compagnons de voyage, fussent-ils occasionnels. Et encore moins à Kenji.
- Et puis si j’ai la bouche pleine, je ne pourrai répondre à tes questions, ajouta-t-elle avec une pointe d’humour complètement inattendue.
- Après notre séparation…
Elle hésita. Les souvenirs l’envahissaient, aussi vivaces que s’ils s’étaient quittés la veille.
Ils couraient, couraient dans les souterrains obscurs. Derrière eux, devant eux, à leur droite, à leur gauche, résonnaient les échos des bruits de course à la fois précipités et furtifs de leurs poursuivants. Ils n’avaient aucun moyen de savoir où ils étaient vraiment.
A deux reprises déjà, ils avaient réussi à se sortir d’un guet-apens. Mais ce labyrinthe tentaculaire qui s’étalait, tel une pieuvre, au-dessous de la capitale, était bien trop propice aux embuscades.
Aiko courait, aveuglée par les larmes qu’elle ne pouvait verser. De ce point de vue, la tension de la poursuite, ses jambes douloureuses, sa respiration haletante, étaient une diversion bienvenue. Sinon, elle se serait probablement effondrée dans un coin, incapable de réagir, ne souhaitant que mourir.
Son oncle…sa famille…ses frères…Elle n’arrivait même pas à y penser, tant le choc était grand.
Même sa confrérie d’adoption, le Kaiketsu-dan, venait de disparaître.
Elle sentait contre son ventre le poids du précieux tessen. Non, il lui fallait vivre – vivre pour accomplir cette ultime mission donnée par son oncle, avant qu’il ne subisse cette humiliation et cette dégradation inimaginables. Elle devait transmettre l’emblème de daimyo du clan du Lion à son honorable tante, Matsu Tsuko, qui en assumait la charge désormais.
- A terre ! cria Kenji.
Sans prendre le temps de réfléchir, elle roula sur le sol. Une volée de shuriken siffla au-dessus de leurs têtes. Dans le même mouvement elle dégaina, et embrocha l’ombre noire qui lui tombait dessus. Son adversaire poussa un grognement sourd et tenta de lui griffer le visage. Elle esquiva l’acier effilé – certainement empoisonné – et tira latéralement son sabre de toutes ses forces. L’autre hurla alors que ses entrailles se déversaient sur le sol. Elle le repoussa sans ménagements et avec souplesse se rétablit, accroupie, le sabre à la main.
Un de moins. Elle estima qu’ils devaient être cinq – peut-être six.
Aux bruits de combat, Kenji devait également être occupé. Son roulé boulé les avait séparés, il fallait qu’ils se mettent dos à dos, ou leurs adversaires pourraient les prendre à revers.
Une douleur brûlante, suivie d’un froid glacial, lacéra son épaule gauche. Elle n’avait pas été assez rapide. Renversant sa prise, avec un grognement d’effort elle frappa vers l’arrière, eut la satisfaction de sentir la résistance d’un corps et d’entendre un cri de douleur. Sans attendre de vérifier le résultat de sa frappe, elle s’élança d’un bond, et avec un cri sauvage fendit en deux l’homme en noir qui s’avançait dans le dos de Kenji.
…Haletants, l’homme et la femme clignaient des yeux dans le petit jour, et, d’un même mouvement, se plaquèrent de part et d’autre de l’ouverture béante. Combien de temps avaient-ils passé sous terre, ils ne le savaient pas, mais ils étaient enfin sortis. Aiko écouta un moment, sabre à la main, laissant se calmer les battements précipités de son coeur. Aucun bruit. Leurs poursuivants semblaient avoir perdu leurs traces, à moins que, comme des animaux nocturnes, ils ne redoutent la lueur du jour.
Kenji se redressa, eut un sourire. Ils avaient l’un et l’autre triste mine, couverts comme ils l’étaient de sang et de la poussière des souterrains.
- Tu es blessée ?
- Ce n’est rien, rétorqua-t-elle avec un haussement d’épaule. J’ai connu pire.
- Alors continuons à prendre du champ.
Ils continuèrent à avancer. Un petit groupe de cavaliers se profila à l’horizon. A cette distance, impossible de savoir s’il s’agissait d’amis ou d’ennemis.
Là – un cours d’eau providentiel. Ils se glissèrent et s’accroupirent dans les ajoncs. Le contact de l’eau leur fit du bien.
Les cavaliers s’approchèrent ; ils entendirent des bribes de conversation.
- …Pas là non plus.
- Allons contrôler l’autre sortie, ils sont forcément sortis par l’une ou l’autre. Sinon, on reviendra avec les chiens.
Ils s’éloignèrent.
Les deux amis attendirent un long moment, avant de sortir, frissonnants, de l’eau glacée.
- Il vaut mieux qu’on se sépare. Ils ont certainement notre signalement.
Et ils savent que je dois rejoindre Shiro Matsu…compléta-t-elle mentalement. Inutile qu’ils soient deux à se faire intercepter.
- Je suis d’accord.
Kenji savait bien que jamais Kachiko ne le laisserait en paix. Si ses chiens avaient perdu sa trace, elle en enverrait d’autres. Pas la peine qu’Aiko en fasse les frais.
- Que les Fortunes te gardent, Kenji.
- Bonne chance, Aiko-chan.
Et c’était ainsi que leurs chemins s’étaient séparés, il y a quatre ans.
- Après notre séparation, j’ai gagné, en prenant les chemins de traverse, les terres du Lion. Il y avait pas mal de patrouilles, mais j’ai fait un large détour par les terres du clan de la Grue et réussi à les éviter.
Un résumé rapide d’un périple harassant de plusieurs semaines. Si une bushi Lion solitaire n’était pas la bienvenue sur les terres de la Grue, son insigne de magistrat impérial y était respecté, et la nouvelle de la dissolution du Kaiketsu-dan encore peu connue. Si des assassins étaient toujours à ses trousses, ils s’étaient faits discrets.
Traverser ses terres natales s’était révélé beaucoup plus éprouvant.
- Une fois sur les terres du Lion, j’ai pu récupérer une monture, et donc rallier Shiro Matsu assez rapidement.
La longue traversée des terres du Lion n’avait pas été le plus compliqué. Les routes étaient bien entretenues, elle était montée et non plus à pied, et elle pouvait avancer sans trop se soucier de poursuivants éventuels.
Par contre, elle n’était pas préparé à ce qui l’attendait.
Sur les Terres du Lion, la nouvelle du bannissement des Akodo a éclaté comme un coup de tonnerre. Des familles entières s’étaient suicidées, d’autres s’étaient faits rônin pour protester contre cette décision inique ; enfin d’autres avaient rejoint une autre famille, voire un autre clan. La plupart blâmaient Toturi et l’ambition démesurée qui l’avait amené à oser prendre la tête de l’Empire.
Tous, y compris les familles qui n’étaient pas directement concernées – les Matsu, les Kitsu, les Ikoma – étaient effondrés. Le ciel leur était tombé sur la tête. Ce qui n’était pas loin de la vérité. L’ordre de l’Empereur avait dévasté les Terres du Lion plus sûrement qu’un tsunami.
« Tous ceux qui portent le nom Akodo ont vingt-quatre heures pour changer de nom ou faire seppuku ».
Cet ordre fatidique, elle l’entendait encore. Il continuait à résonner dans sa tête chaque fois qu’elle apprenait que quelqu’un de sa connaissance s’était donné la mort, ou qu’elle était témoin d’une scène insoutenable.
L’Académie, où elle avait étudié, avait été fermée, et tous ses enseignants, qui avaient formé la fine fleur des armées du Lion, dispersés aux quatre vents, comme une poignée de feuilles mortes.
Elle avait résisté à la tentation de demander des nouvelles, de s’enquérir de ce qu’il était advenu de ses sensei, de sa famille, de ses amis, de tous ceux qu’elle aimait. Mais il lui fallait affronter les visages hagards, les questions incessantes, qui se faisaient l’écho de son désarroi intérieur. Elle était quand même assez connue, et ceux qui la reconnaissaient lui posaient tous les mêmes questions : Pourquoi ? Pourquoi l’Empereur avait-il pris une si terrible décision ? Pourquoi cette infamie qui couvrait de déshonneur le clan tout entier ?
A ces questions lancinantes elle n’avait pas de réponse. Elle n’avait pas d’explication à fournir, pas de paroles lénifiantes à distribuer, pas d’espoir à donner, et partait, se dérobant aux regards, encaissant sans répondre le désespoir des uns et l’hostilité des autres.
Elle s’était accrochée à sa mission, cette ultime mission donnée par son oncle. Il lui fallait la mener à bien. Ensuite, ensuite seulement, pourrait-elle s’occuper des siens. Elle n’était pas passée par la forteresse où elle avait grandi, et était allée directement à Shiro Matsu, le cœur lourd comme du plomb.
- Et donc tu as remis le tessen de ton oncle à Tsuko-sama.
- Oui.
Aiko n’ajouta rien de plus. Ce qui s’était passé là-bas était gravé au fer rouge dans sa mémoire, une honte que rien ne saurait effacer.
Elle resta un moment silencieuse, perdue dans ses pensées. Puis elle sourit faiblement, et demanda à Kenji :
- Et toi ? Comment as-tu réussi à t’en tirer ?
- Tu me connais, Aiko-chan, j'attire les ennuis comme le miel attire les ours, mais ils glissent sur moi telle l'eau sur le rocher, fit-il en souriant.
Mais son regard vide contredisait sa légèreté de façade.
- En fait, mon périple, contrairement au tien, n'avait aucun objectif clair. Où aller quand le but de ta vie t'a été si violemment arraché. Il l'ont tué, tu sais...
Mais non c'est vrai … tu n'es pas au fait de la plus grande forfaiture des familles impériales et de leurs alliés Phoenix !
Le ton de Kenji était subitement devenu cassant, alors que sa haine et toute la rancune qui avait macéré toutes ces années, refaisaient surface.
Il respira trois fois, profondément, comme le lui avait appris son sensei Kakita Karizuki et reprit son récit de façon plus posée.
- Excuse-moi Aiko-chan, encore maintenant cette tragédie et ce gâchis réveillent ma rancoeur vis à vis de tous les seigneurs soit-disant honorables et bien pensants qui ont sacrifié à leurs privilèges la plus belle âme que j'ai jamais rencontrée. Ce que je vais te révéler est – était – un des secrets les mieux gardés de l'Empire : Hantei Sotorii avait un demi-frère, né d'Hantei XXXVIII et d'une dame de compagnie morte en couche, qui était son sosie parfait.
Pour des raisons de sécurité, c'est ce sosie qui allait parfois dans des endroits réputés dangereux à la place de son demi-frère. C'est dans un de ces endroits – La Grande Muraille – que nous, le Kaiketsu-dan, l'avons rencontré.
Kenji prit une gorgée bruyante de thé vert, et après un profond soupir d'aise reprit son récit.
- Nous ne l'avons jamais connu que sous le nom de Sotorii-sama, et jusqu'à l'heure de ma mort je ne saurais le considérer autrement.
C'était un enfant drôle, curieux, intelligent, juste, bon, en un mot lumineux , tout le contraire de son demi-frère, héritier en titre. Satsume-sama nous fit l'honneur de pouvoir parfaire son éducation pendant quelques mois, après que nous l'ayons récupéré lors d'un enlèvement... Mais ceci est une autre histoire.
Quoiqu'il en soit, lors du Coup d'état Scorpion, alors même que le Kaiketsu-dan se démenait pour libérer la Capitale, nous l'avons confié à une personne que nous pensions être une amie et un samurai au dessus de tout soupçon : Isawa Kaede.
Kenji n'avait pas employé le suffixe –sama ; s'agissant d'une dame de si haut lignage cette brèche à l'étiquette revenait purement et simplement à l'insulter.
Aiko sentait bien que Kenji avait un irrépressible besoin de s'épancher. Comme un torrent trop longtemps contenu par un barrage et qui rugit dans son ancien lit quand celui-ci cède.
Elle ne l'interrompit donc pas.
- Cette... personne devait le protéger, l'emmener loin du champ de bataille qu'était devenu Otosan Uchi, c'est du moins ce qu'elle nous avait promis. Hélas, les Otomo avaient d'autres plans. Ils tuèrent notre jeune Sotorii, pour permettre à la limace visqueuse qui nous gouverne à présent, de sauver sa misérable vie tout en mystifiant les Scorpions, le temps de retourner les évènements en leur faveur, en sacrifiant au passage un jeune seigneur de la lignée Hantei.
Jamais je ne leur pardonnerai... Jamais ! Sous couvert d'une action honorable, ils ont sacrifié l'avenir de Rokugan, juste pour leurs pitoyables jeux de pouvoir et alors même qu'ils font le lit au Kolat.
Mais moi – et mes amis – j'ai vu leurs âmes … aux deux Sotorii, je veux dire, dans une vision des futurs potentiels, octroyée par le Dragon du Vide. L'âme de l'actuel Hantei XXXIX est un bourbier sombre et putride, grouillant d’envie et de haine alors que celle du nôtre n'était que bonté, justice et lumière. Et ils l'ont tué... Le Jigoku les emporte tous !!
La voix de Kenji se brisa, ses mains tremblaient et sont regard s 'était fait dur, les pupilles rétrécies, comme pendant les duels.
Aiko s’interrogea silencieusement. Ainsi, les Otomo avaient fait tuer Sotori ? Elle avait toujours cru que c’étaient les Scorpions qui avaient fait éliminer l’héritier impérial – enfin, avant que le clan du Phénix ne révèle que le véritable Sotori avait été mis à l’abri.
Kenji se tut et sourit timidement avant de reprendre :
- Mais je vois bien que ce n'était pas cette histoire que tu attendais de moi. Il faut croire que la présence d'une amie m'a manqué plus que je n'aurais pu le penser. Ce repas n'est pas terminé et je t'assure que je te conterai mes magnifiques exploits de fuite éperdue et de choix désespérés avant que minuit ne sonne, termina-t-il.
Au moins, il s’était déchargé d’une partie de sa rancœur, songea Aiko. Sans doute se tenait-il responsable de n’avoir pas su protéger un prince de la lignée Hantei, fut-il bâtard.
- Tu ne veux vraiment rien ? Ces tempura sont excellents, reprit Kenji, avec un entrain un peu forcé.
- Non, je te remercie, j’ai déjà mangé aujourd’hui.
- Un peu de thé alors ! dit-il en la servant d’autorité.
Elle prit la tasse, la huma.
- En effet, il sent très bon…mais je veux bien la réponse à la question d’abord, dit-elle avec humour. Comment as-tu réussi à échapper à nos poursuivants ?
Reposant la tasse sans y toucher, elle se pencha vers lui, le regard intense. Elle avait parfaitement compris que les assassins avaient préféré le prendre en chasse, cette fois-là.