C’était un matin comme un autre pour le Maître de l’Académie Kakita. Un froid matin d’hiver, proche du nouvel an, et le redoux qui s’annonçerait à ce moment là semblait bien loin quand on voyait les pins enneigés se plier sous le vent glacé. Pour aérer le dojo et surprendre les élèves qui allaient arriver dans une heure, il ouvrit le panneau qui permettait d’y entrer. Comme s’il n’avait attendu que cela, un bébé poussa un long cri et se mit à pleurer. Baissant les yeux, le Sensei vit, posé dans la véranda, protégé de la neige, un couffin dans lequel était emmitouflé un nourisson, d’à peine quelques semaines. Ce bébé avait des yeux d'un rouge de sang, contrastant singulièrement avec ses cheveux d’un blanc éclatant. Un instant sidéré, le Maître du Dojo appela :
« Anata ! Viens voir ! »
Sa femme arriva sans se presser, pour voir dans les bras de son époux un bébé qu’elle n’avait jamais aperçu auparavant.
« Qui… qui est-ce ?
-Je ne sais pas, je viens de le trouver devant l’entrée.
-Ah… Et il s’appelle comment ?
-Je ne sais pas… Allons-nous l’adopter ?
-Pourquoi pas… Nous n’avons pas encore d’enfant, et je doute d'en avoir un jour… Alors, ce nom ?
-Mmmh… Sojiro, cela te convient-il ?
-Mhoui. Allons, donne-le moi, je vais m’en occuper. »
Le Sensei acquiesça et fit glisser le bébé dans les bras de sa femme, qui l’emmena dans la maison,
« Dis-moi, tu as vu ses cheveux ? Et ses yeux ? C'est...
-Je ne pense pas que cela soit un oni déguisé en bébé, ou un enfant d'ubume, même si cette dernière version plaira peut-être aux visiteurs... J'ai ouï dire que certains Phenix naissaient avec les cheveux blancs. Ou peut-être est-ce un enfant de la Grue...
-Si tu le dis. Mais... il va falloir que je fasse des efforts pour le nourrir ! »
Le Sensei soupira et secoua la tête. Il avait l'intuition que ce bébé n'était qu'un humain normal... Mais allez convaincre un peuple plutôt superstitieux. Il décida donc, pour préserver l'honneur de la mère inconnue, de donner comme version un enfant d'ubume. Et puis, ca ajouterait un côté chevaleresque à sa propre histoire. Il avait déjà vu des Esprits en Pleurs, mais jamais n'avait osé les aider. Ce jeune garçon serait son rachat.
Trois ans plus tard...
« Allons Sojiro-chan, tiens-moi ce sabre mieux que ca ! »
Acquiesçant, le petit garçon tira la langue en s'appliquant pour ajuster sa prise. Son père passa devant lui et abattit son propre bokken, le faisant glisser et abaissant violemment l'arme en bois de l'albinos. Celui-ci, emporté par le coup, manqua de chuter en avant et qui se rattrapa après plusieurs pas. Le Senseï hocha la tête, satisfait.
« Ta prise est bonne, mais pas ton équilibre. La prochaine fois, baisse-toi en pliant tes genoux et en gardant le dos droit. Comme ça tu resteras stable sans lâcher ton arme. »
Le garçonnet se tendit, attendant une nouvelle coupe de son géniteur. Celui-ci pourtant ne fit aucun geste et s'intéressa à un autre élève. Sojiro était vraiment le plus jeune, ses condisciples étant au bas mot deux fois plus âgés que lui, mais le Sensei voulait le garder sous les yeux en permanence, même s'il n'était pas superstitieux, car une personne à laquelle le Seigneur Lune s'intéressait, cela pouvait être une bombe à retardement... sauf si elle était bien éduquée, selon lui, et l'éducation des Kakita se voulait complète et visant à l'excellence.
« Bien, chacun d'entre vous prend un partenaire, et mettez-vous face-à-face ! Puisque vous savez manier un sabre, vous allez vous affronter en duel. »
Le bokken de Sojiro était plus léger que celui de ses camarades. Même si depuis un an il s'entraînait, sa musculature restait celle d'un enfant de quatre ans, et donc il était moins fort qu'eux. Il le compensait par sa vitesse et sa petite taille. Il n'empêche qu'il se faisait souvent battre à plates coutures.
Néanmoins, le jeune adolescent qui le choisit comme adversaire était son meilleur ami. Il se nommait Doji Masane, était âgé de douze ans, et se montrait aimable et attentionné. Médiocre au sabre, selon les standards Kakita, il aidait Sojiro en étiquette, mais aussi en calligraphie et en poésie.
« Allez, Sojiro-san, mettez-vous en garde ! »
Les deux garçons se saluèrent et mimèrent un dégainage avant de se mettre en garde shinken, le sabre visant l'oeil, à un pas de distance entre les armes.
« Allons, vous tous... En garde... HAJIME ! »
Des coups retentirent dans le dojo aussitôt, d'autres duos étant plus circonspects, plus patients et prudents. Sojiro savait que sa taille et sa force de frappe était bien moindre que son aîné, presque adulte. Celui-ci était quand même plus confirmé. Le jeune garçon écarta son sabre, feintant une ouverture. Masane ne se laissa pas prendre au piège mais accéléra sa respiration. L'albinos fonca. Avant qu'il ne comprenne ce qui se passait, son arme sauta de ses mains et il sentit la pointe d'un bokken contre son cou. Le Doji se recula presque immédiatement en prenant son sabre de la main gauche et s'inclina. Sojiro fit de même, puis ramassa son sabre.
« Vous vous êtes bien battu, Sojiro-san. Mais vous avez encore beaucoup de progrès devant vous. »
Le garçonnet s'inclina pour le remercier. Les duels se terminaient, et le Sensei annoncait un cours de poésie. Tous se dirigèrent vers une salle adjacente. Le principe était simple : une image, un son, une impression étaient évoqués, et les élèves devaient faire un haïku. Le meilleur était félicitité. Mais Sojiro était un bien piètre poète, étant donné son jeune âge.
Parfois, cela le frustrait d'être aussi mauvais comparé à ses camarades. Mais chaque soir, le Sensei lui accordait près d'une heure, après les cours, pour parler avec lui, lui apprendre à méditer et à chasser sa colère. Cela lui permettait de se coucher chaque soir l'esprit en paix. Mais chaque jour il connaissait la même impression de nullité.
Ce soir là, il le confia à son père.
« Sensei-sama, je n'arrive jamais à rien... je n'ai aucun talent, ni en sabre, ni en haiku, ni même en sumi-e... Pourquoi dois-je m'entrainer alors que je ne suis pas prêt ? »
Le vieil homme médita quelques instants sur sa réponse. Le petit garçon savait que c'était courant chez lui, une façon de réfléchir intensément aux données d'un problèmes, ou aux différents aspects d'une réponse.
« Ton découragement est légitime, Sojiro-chan. Toutefois, ne le laisse pas s'installer en toi. C'est toujours ce sentiment qui prédomine lorsque l'on débute. Moi-même je me sens parfois découragé devant certaines choses que je n'arrive pas à faire, même en sabre. Car nous sommes tous d'éternels élèves, il y toujours quelque chose à apprendre. Ton jeune âge est un avantage car tu pourras plus apprendre que tes camarades. Si je te fais apprendre à un si jeune âge, aussi, c'est parce que... je ne pourrais pas m'occuper de toi autrement, et je suis sûr que tu as un énorme potentiel à exploiter. »
Sojiro s'inclina devant son père, et partit se coucher. Le Sensei resta un instant à réfléchir. Révéler la superstition concernant les albinos et le Seigneur Lune n'aurait fait qu'aiguiser le ressentiment de l'enfant. Il hocha la tête et se releva, lissant sa tenue, avant d'aller se coucher.
Ce jour là marquait le septième anniversaire de Sojiro. Il avait mûri, bien davantage que ce qu'on pouvait escompter de lui. Sûrement l'influence de son entourage, bien plus âgé que lui. Il restait un sabreur moyen, toujours handicapé par sa jeunesse, sa taille et sa force. Il s'était réveillé aujourd'hui avec une grande volonté, mais le cours de kyujutsu l'avait quelque peu refroidi.Là, c'était cours de sabre. Et l'albinos se battait désormais avec un iaito comparable à celui de ses condisciples. Et le duel d'aujourd'hui se déroulait face à Kakita Meiko, une samuraï-ko douée, imbue d'elle-même et hautaine. Sojiro soupira. Mais il avait envie de lui faire ravaler son orgueil, bien qu'il ait perdu tout ses duels. Et, à la réflexion, il ne pourrait, au mieux, qu'avoir un match nul.
Sur l'ordre du Sensei, les deux duellistes se placèrent en position de duel Kakita. Ils se regardèrent un long moment, s'efforçant de rester calme, la respiration mesurée, focalisant leur ki et attendant le moment juste. Le moment où l'attention du vis-à-vis s'atténuerait et offrirait une ouverture au sabre.
Le temps parut se dilater tandis que la tension montait. Tous deux fixaient l'adversaire, ses mains, ses pieds, sa respiration, guettant le moindre signe afin de réagir entre ce signe et le moment où le serpent d'acier quitterait son fourreau.
Ce fut Meiko qui bougea la première. Regardant sans voir, Sojiro vit le pied gauche de la jeune femme pivoter légèrement et son pied droit commencer à se lever, pendant que sa main se tourna pour saisir la garde en soie. Sojiro vit tout cela comme au ralenti. Il eut assez de réflexes pour agir avant elle. Il commenca par les répéter ses mouvements, mais sa main se posa sur la garde avant celle de la jeune femme, et il tira sa lame bien plus vite qu'elle, pour la toucher au flanc. Elle lâcha immédiatement son arme et se détourna, le mépris au regard, sans même s'incliner.
« Meiko-kun ! Viens içi ! »
Elle se dirigea vers le vieux maître.
« La prochaine fois, tu es exclue.
-Comment cela, Sensei ?
-Même si Kakita n'a pas salué Matsu, c'était pour une bonne raison. La prochaine fois que j'entendrais dire que tu as omis de saluer un adversaire, je te bannirai céans de ce dojo. Et même de l'Ecole Kakita. Tu me comprends ? »
Elle inclina la tête, tremblante de rage. Puis elle quitta le dojo. Sojiro était encore sur un nuage, le sabre à la main, les bras ballants. Il avait gagné... mais il ne fallait pas rêver. Il savait qu'il allait encore perdre de nombreux duels... mais ca le motivait encore plus pour la suite.
Le Sensei se réveilla en sursaut. Il avait l'impression que quelque chose clochait, sans pouvoir dire quoi. Juste une intuition. Il posa sa main sur l'épaule de sa femme pour la rassurer, et se leva, remettant son kimono et prenant son sabre. Il sortit doucement de sa chambre, écoutant le silence profond. Non, en tendant l'oreille, il pouvait entendre une mélodie plaintive jouée à la flûte. Il connaissait cet air. C'était celui que jouait Sojiro dans ses moments de désespoir, et également lorsqu'il avait un moment de libre. De la même façon que le jeune albinos avait été trouvé il y a dix ans, une flûte lui avait été destinée, enveloppée dans une pièce de soie blanche brodée de son prénom, devant l'entrée du dojo, il y a déjà près d'un an. Désormais, son chant triste faisait partie de la sonorité du dojo.
Tout en se dirigeant vers la cour, il se remémora les progrès de son fils adoptif. Il s'était amélioré de façon spectaculaire au sabre et surtout en iaijutsu, commencant à pouvoir tenir tête à la quelques élèves ; il s'entraînait sans relâche, et cela se voyait, bien que le jeune garçon reste svelte. Il faisait aussi de belles estampes et des haiku passables. Oui, Sojiro s'était vraiment amélioré. Et il savait se contrôler. L'influence de Seigneur Lune ne se faisait sentir en rien, et c'était pour le mieux.
Une fois arrivé dans la cour, il fut surpris par la vision qui s'offrait à lui. Eclairé par la pleune lune et les étoiles, assis sur le toit le plus haut, Sojiro était assis en seiza, les yeux fermés, son kimono bleu nuit contrastant avec sa peau et ses cheveux presque lumineux sous la pâle lumière, jouant doucement de la flûte. Il semblait même au Sensei entendre un chant, tout aussi triste, entrecoupé de pleurs, qui flottait dans l'air. Ce chant était impossible à comprendre, on ne pouvait en saisir l'origine ni être sûr de sa réalité, mais on ne pouvait non plus l'occulter. Même la nature se taisait, laissant libre court au duo, faisant ressentir une tristesse infinie, comme l'attestait cet air coutumier du jeune albinos. Il sembla au vieil homme qu'il était dans le Royaume des Esprits, tellement la scène était irréelle... Sensation accentuée lorsqu'apparut l'ubume, simplement assise aux côtés de son fils adoptif.
Le matin suivant, un servant vint trouver Sojiro pour le prier de retrouver son père dans le dojo. Sojiro s'exécuta après s'être lavé et habillé. Il trouva le vieil homme assis en seiza, en train de méditer. Il détourna légèrement la tête lorsque l'albinos entra.
« Te voilà, Sojiro-chan. Prends un bokken. »
Le jeune garçon s'exécuta et se mit en garde, en face de son précepteur. Chacun était en garde iai, attendant que l'autre agisse pour parer le coup adverse. Pour finalement faire glisser le sabre de bois en même temps. Un grand claquement retentit dans le dojo alors que les deux bretteurs forcaient, saisissant leurs manches des deux mains. Sentant qu'il faiblissait, Sojiro fit rapidement un grand pas en arrière, se replaçant en garde ; le Sensei fit de même. Puis l'albinos frappa d'un coup vertical rapide, paré sans difficulté, son sabre écarté d'un mouvement vif, puis il recula à nouveau pour esquiver le coup ascendant en diagonale, avant de tenter une frappe horizontale, parée avec brio, le sabre du vieil homme à la verticale, pointe vers le bas. Encore une fois, ils forcèrent un instant, puis le Sensei parvint à vaincre l'albinos, faisant tourner les armes, et tentant une coupe au niveau des jambes. Sojiro esquiva en sautant, puis para, la main gauche poussant sur le dos de sa lame. Ils se séparèrent, puis tous deux tentèrent un tsuki, leurs lames se croisant, avant que les deux hommes ne se dépassent et se retournent, leurs sabres se frappant à nouveau avec fracas.
« Alors Sojiro... je vois que jouer de la musique la nuit ne t'empêche pas de te débrouiller au sabre ? »
Un nouveau coup. Le jeune garçon était en sueur. Il tenait tête, mais de justesse. Et il avait du mal à maintenir le rythme et se concentrer sur la discussion.
« Vous m'avez entendu ?
-Tout le dojo t'a entendu. Qui était cette ubume ?
-C'était... ma mère.
-Vraiment ? »
Tout à la conversation, il avait raté une parade, et il sentit la pression du bokken sur son sternum.
« Tu as perdu, Sojiro-chan, Apprends à ne pas perdre de vue l'essentiel. Et à ne pas laisser tes émotions te guider. Tu as compris ?
-Oui Sensei. »
Sojiro s'inclina et reposa son arme en bois sur le râtelier. Il lui restait beaucoup à apprendre. Et même s'il progressait, il restait loin de tenir tête à un véritable maître. Un peu abattu, il regagna sa chambre pour prendre un bain. Il appela une servante pour se faire masser son dos et ses épaules toutes endolories...