
Le dard et le chrysanthème
Dans la chambre, la lumière du jour filtrait au travers des shoji clos. Seul et concentré, le samurai était penché sur un écritoire d’ébène aux incrustations de jade blanc. Dehors Dame Amaterasu achevait sa course quotidienne pour disparaître derrière l’horizon. Les pépiements d’oiseaux s’étouffaient dans la tiédeur du soir et le doux bruissement de feuillages reprenait son droit le plus strict de se faire entendre. Hate, dessina le pinceau sur un parchemin. L’œuvre était en ce jour achevée. Là, sur le meuble laqué, reposait la problématique de sa vie. L’ouvrage souffrait de son volume conséquent, mais aurait-il pu faire plus court ? Le titre n’était pas encore trouvé. On ne voyait, sur le premier parchemin, que les mots eiyo et kidoairaku, honneur et sentiments.
L’homme se redressa, se saisit du rouleau, et alla le ranger dans le coffre en acajou, avec tous les autres. Ses mains étaient fines et délicates, les traits de son visage sereins et harmonieux. Il traversa la pièce en direction du jardin. Le dos droit, la démarche féline, le samurai fit glisser le shoji. La brise du soir s’engouffra dans ses longs cheveux de jais. Les mèches blanches tressées retenant la masse de sa chevelure étincelèrent un instant dans les rayons du soleil faiblissant. L’air était salvateur, pour lui qui avait passé sa journée enfermé, à écrire. Ses jambes étaient engourdies, son esprit embrumé d’avoir tant concentré ses pensées sur un thème si précis. D’un regard énamouré par le paysage qu’il voyait, l’homme scruta paisiblement ses terres, de ses yeux bleu azur.
Qu’il était loin le temps où il avait éprouvé pareille quiétude pour la dernière fois. Cela remontait à des années… Les feuilles de sophora jouaient une agréable musique, les cônes du mélèze n’étaient pas encore séchés et teintaient l’environnement de petites touches d’un rose très délicat. En cette soirée, tout était presque parfait, il avait mêlé honneur et sentiments, il avait démêlé les fils de son être, il avait compris. Enfin. Maintenant il savait. Maintenant il savait ce qui lui manquait tant. Il l’avait toujours su mais ne l’avait jamais accepté. Toute sa vie il avait joué de cette souffrance, refusant de voir, refusant d’admettre. Refusant d’accepter son être plein et entier, le spectre de l’égarement l’avait constamment surveillé. Ce soir, sa vie, ses actes passés, présents et à venir, tout était limpide et embrassé.
Après s’être délié les articulations, l’homme s’assit sur les marches en bois de son perron, ses pieds nus touchant l’herbe luxuriante. Il communia avec cette atmosphère qu’il trouvait maintenant si légère. Lui qui avait si fidèlement suivi le code du bushido et les enseignements du Tao, lui qui de l’avis de tous avait atteint la perfection dans l’achèvement, lui, ce soir enfin se sentait en accord avec lui-même. Seul un acte manquait pour complètement le libérer. Il avait sa vie durant servi l’Empereur de tout son être, de toute son âme. Il y avait laissé des idéaux et s’était engagé dans une lutte fraternelle entre les deux pans de sa pensée. Servir, encore et toujours, servir sans se poser de questions, sans même écouter les cris déchirants des tréfonds du cœur humain. Servir jusqu’à se dégoûter d’agir de la sorte, jusqu’à se rendre coupable d’atrocités commises sous le joug du devoir.
Pourtant, un jour, il avait failli. C’était un beau jour du mois du dragon. L’air était doux mais les cœurs restaient sombres. Cela faisait déjà plusieurs mois que le Fils des cieux avait péri. Maintenant c’était l’heure de la purge. Il fallait traiter le mal par le mal, détruire chaque ramification ignominieuse de cette gangrène qui rongeait l’Empire. Par décret impérial, tout homme appartenant au clan déchu du Scorpion serait massacré et son corps exhibé en place publique. Ainsi serait vu ce que l’on réserve aux traîtres pour de telles abominations. En ces temps troublés, l’homme avait arpenté les terres jusqu’au petit village dit des Sources Eclairées. Là-bas il avait débusqué un traître et toute sa famille de chiens ! Mais que lui avait coûté un tel geste ? Le sang, les larmes, tuer sur ordre, tuer en ce paisible lieu une famille étrangère au carnage, ignorant même mal et pourtant accusée. Ce jour là il avait tout perdu…
Tout ? … Un espoir subsistait cependant. Ce jour là, cet atroce jour, un jeune homme avait survécu au massacre. Il avait passé le shoji et avait couru aussi vite qu’il avait pu. Sous un déluge de flèches il s’était enfui, emportant avec lui la lame de sa famille, Yashi Jiro… Aujourd’hui encore ce souvenir le hantait, il priait le jour où cet enfant reviendrait venger sa famille, et ainsi délivrer son âme. L’homme avait cheminé depuis cet épisode tragique, Dame Seppun l’avait guidé tout au long de sa vie. Et aujourd’hui, ayant couché par écrit son secret, il estimait avoir accompli ce qui devait être accompli Dans la douce lumière du soir, le samurai savourait la tranquillité d’une vie sobre. Il n’entendit pas l’homme arriver, il le vit simplement alors que celui-ci se trouvait à vingt pas de lui. Assis comme il l’était, dans les ombres naissantes, il ne le discernait que peu.
Le Seppun se redressa. Le jeune homme devant lui devait avoir vingt-cinq ans tout au plus. Il distinguait sa silhouette harmonieuse dans le contre-jour. Ses épaules léchaient l’horizon de leurs lignes angulaires, les muscles de ses bras saillaient sous l’étoffe du kimono. La démarche était féline, sensuelle ; chaque pas apparaissait comme une danse métrée mêlant force et grâce. Les parfaites proportions de son corps enchantaient le regard. Le Seppun le déshabillait des yeux, sans pouvoir s’en empêcher. Cet homme était un chef-d'œuvre des Kami. Ses longs cheveux caressaient son torse, jouant de la brise du soir, balayant son visage. A mesure qu’il approchait se distinguait de merveilleux détails : la couleur de sa peau, le parfum suave qu’il dégageait, les ravissantes tresses disséminées ça et là dans son épaisse chevelure. L’inconnu s’arrêta à dix pas.
Me voilà au zénith de ma beauté de garçon, mais ma fleur de jeunesse ne durera pas cinq ans encore. Je devrais bientôt user d’une pince à épiler pour égaliser la ligne de naissance de mes cheveux, et sous peu j’aurais ma frange rasée. Je n’ai toujours pas ouvert les centaines de lettres d’amour que j’ai reçues. Faute de n’avoir jamais trouvé amant à mon goût, je me suis forgé la réputation d’un homme sans cœur. Si seulement le cœur de cet homme là se laissait toucher, je m’unirais à lui au mépris de ma vie. Jamais il n’avait vu pareille beauté. Jamais il ne s’était avoué si ouvertement le penchant réel de ses attirances. Pourtant, en ce jour où il avait mis sa vie à plat, il était capable d’être honnête avec lui-même. L’homme avança de cinq pas.
Son visage angélique était dur, ses yeux noirs brillaient d’un éclat surnaturel. Tatouées sur les pommettes s’étendaient les pinces d’un scorpion. Son kimono de soie grenat, paraissait être porté pour la première fois, reluisant comme l’eau d’un lac ensanglanté. Ses lèvres tendues et exsangues souriaient découvrant des dents parfaites. Le jeune homme s’inclina puis adopta une posture de duel. Le saya de sa lame sur le flanc gauche, la main encore le long du corps. Les entrelacs de soie rouge et noire de la tsuka dansaient devant les yeux du Seppun. C’était lui, Yashi Jiro, dont le nom le hantait depuis tant d’années. Celui par qui il pourrait être libéré. Celui qui l’avait tant attendu lui faisait enfin l’honneur de sa présence. C’était un tel cadeau en ce jour particulier. Tout semblait avoir été mis en musique au demi-ton près.
Le samurai se tint avec prestance devant le jeune homme. Il observa une dernière fois ses graciles articulations, ses cheveux soyeux, ses yeux perçants… Comme la haine face à l’amour, la vengeance devant l’expiation, les deux hommes se faisaient front. Le temps s’était arrêté, chacun prenant pleinement la jouissance de cet instant qu’il avait tant attendu. Déjà quinze ans que le mal les rongeait, chaque être à sa manière propre. Les rayons rasants du soleil couchant illuminèrent leur regard un instant : seul vivait le respect de l’autre. Le jeune Scorpion mis la main droite, près de la tsuba, prêt à ouvrir le bal. Il gratifia son adversaire d’un regard profond et appuyé, une demande de duel à n’en point douter. Le Seppun se mit en position et soutint le regard du jeune homme. « Je ne peux accepter ... » et il prépara son deuxième refus…