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par Hida Koan » 08 août 2017, 15:50
III [KY03] Confidences sur l’ochuzake
On leur avait fourni à tous les trois des yukata de coton léger. Yuka avait appris que ses hommes étaient logés non loin du pavillon de thé dans l’immense jardin de la maisonnée. Ils devraient de toute façon partir demain. Elle était otage et devait l’être seule, cela avait bien été précisé. Aucune garde personnelle n’était autorisée. Elle repensa à la conversation qu’elle avait eue avec les deux jeunes hommes qui l’accompagnaient. Auraient-ils pu avoir de sombres intentions ? C’était une possibilité qu’il ne fallait pas négliger. Étaient-ils sincères ? Yuka était perspicace et avait l’esprit assez affûté... Mais pouvait-on jamais être sûre de quelqu’un ? Elle doutait d’elle-même parfois. Alors comme ça ils portaient tous à même la peau une étrange marque, un trio de ce qu’Ayano avait appelé magatama, d’antiques amulettes. Les tribus d’avant la Chute donnaient beaucoup d’importance à ces talismans. C’étaient des symboles sacrés et investis de grande puissance. Toutes ces histoires titillaient l’esprit de la jeune femme. Derrière des dehors un peu secs et sérieux (la force de l’éducation) Yuka adorait la Mystique, comme elle l’appelait. Des agréments de bonne femme, disait son père. Les rêves, les prophéties, l’omikuji, les visions, l’astrologie étaient autant de disciplines qui la fascinaient. Elle possédait même un jeu de bâtonnets, qu’elle gardait précieusement au fond de ses affaires. Elle s’en servait régulièrement pour faire de la divination. Savoir si cela était efficace ou pas, elle se le demandait souvent, mais ça ne l’empêchait pas de persévérer.
Elle longea le couloir jusqu’à une salle à manger qu’on leur avait préparé pour l’occasion. La table basse avait été positionnée devant les shoji ouverts qui donnait sur le jardin. La nuit était très douce, le vent quasiment inexistant. Il était déjà bien tard, mais il fallait bien qu’ils mangent. Ils prirent place autour d’une table carrée et on leur apporta de la nourriture. Les plats servis n’étaient pas des recettes de fête. Les mets étaient assez classiques pour une ville côtière mais tout ce qui avait été préparé était excellent, ni plus, ni moins. Elle profita d’un instant de calme tout relatif alors que ses comparses discutaient d’un mouchoir auquel ils attachaient visiblement beaucoup d’importance pour laisser son esprit vagabonder un peu.
Elle avait été attaquée lors de son voyage, elle et tout le navire, par une créature titanesque, puante, tentaculaire; une créature qu’elle avait déjà vu. Celle-ci avait disparue, comme par enchantement, ainsi qu’une membre de sa garde... soit disant retrouvée en pleine forêt avec des marques de liens sur le corps. Pour cela, elle en saurait plus demain. Ensuite il y avait ces marques de griffes sur les galets du rivage, ils avaient été coupés en deux pour certains. Était-ce la même bête ou non ? Et toute cette souillure, il en suintait par toutes les planches du navire... Et dans le même temps, l’apparition de ces deux compagnons. Chacun d’eux était tatoué, chacun d’eux avait des yeux étranges, chacun d’eux avait l’air d’avoir une lame exceptionnelle. Et sans nul doute, se dit-elle en les regardant s’aiguillonner, ils étaient tous liés.
“ Laissez-le moi pour la nuit alors” dit Ayano d’un ton insistant. Elle avait saisi qu’ils avaient trouvé ce matin, dans un champ de thé, un mouchoir. Assurément Takeshi voulait le conserver pour le rendre à son propriétaire, il n’en démordait pas. Cela lui tapait d’ailleurs assez sur le système pour prouver que l’objet devait appartenir à une personne d’importance. Il y avait eu un vol alors et sûrement dans le palais. Ayano avait parlé de filiation et laissé entendre qu’il était en droit d’étudier l’objet. La menace était à peine voilée. Le secret devait être d’assez d’importance car le Grue fit glisser sur la table une boîte ouvragée que le Scorpion rangea avec satisfaction sous la table, non sans avoir posé la main un moment à l’intérieur. Il eut l’air absent quelques secondes. La Crabe fut certaine que quelque chose de spirituel c’était passé. Elle se mordit la langue pour ne pas poser la question, nota cela dans un coin de son esprit et examina Ayano avec encore plus d’intérêt. L’air crépita encore un instant entre les deux hommes avant que Takeshi ne demande, comme pour alléger l’atmosphère :
“- Quand êtes vous nés ? A bien y regarder nous avons l’air d’avoir le même âge...
Grande question pour Yuka. Elle ne connaissait même pas sa mère, alors sa date de naissance encore moins.
- Je suis née juste avant l’été, dit-elle simplement.
- Moi au début du mois du Serpent, répondit Takeshi en regardant Ayano.
- Je suis né le troisième jour du mois du Serpent. Il y a seize ans.
Le troisième jour du troisième mois se dit-elle pensive, à déjà essayer de réfléchir à des thèmes astrologiques alambiqués.
- A la troisième heure de la nuit, crut bon d’ajouter le Scorpion, en regardant les deux autres.
- Je suis persuadé que nous sommes nés dans un même souffle. La troisième heure du troisième jour du troisième mois, finit Takeshi comme un mantra.
- C’est possible, répondit la Crabe, je ne pourrais pas vous en dire plus, je ne connais que la saison. Je n’ai jamais vu ma mère, ni n’ai aucune information à son sujet”, précisa-t-elle en repensant à toutes les fois où elle avait interrogé son père à ce propos et qu’il restait muet comme une carpe... avant de la planter là sans plus de ménagement.
Ayano prit le temps de manger quelques bouchées, en dévisageant ses vis-à-vis, l’air de taire quelque chose : une intuition, peut-être plus. Takeshi semblait suspendu à ses lèvres tout autant qu’il paraissait ennuyé. Yuka elle s’en fichait. Si révélation sur sa famille il devait y avoir, tant mieux, au moins apprendrait-elle quelque chose.
“- Je réfléchis et je vous regarde tous les deux... Vous avez des yeux particuliers vous savez ?
- Vous aussi, dit la jeune fille simplement.
- Touché, répondit-il en souriant. J’ai rarement vu de regard d’un si joli vert, continua-t-il charmeur, ni de cette très claire nuance de gris que vous avez Takeshi. Cela vient de votre père ?
- Ma mère...
- Qui était ?
- Ma mère. Une membre de la famille Doji.
- Hmmmm... N’y voyez là aucune offense, mais je crois que nous avons de la famille commune. Je pense qu’il est possible que votre mère soit une cousine de la mienne.
- Etes-vous en train de me dire que ma mère est une Soshi ? Cracha presque le Grue avant de se ressaisir pour continuer plus poliment. Ma mère est de la famille Doji, elle a épousé mon père, deux enfants sont nés de l’union, je suis le second. Ma mère s’est retirée alors que j’étais assez jeune. Puis mon père est mort. Fin de l’histoire.
Yuka voyait presque les rouages de la pensée s’activer furieusement derrière les yeux bleu azur du Scorpion. Assurément lui aussi n’avaient pas les iris d’une couleur très commune... Surtout ne venant pas du clan de la Grue lui-même. Elle était intimement convaincue qu’il essayait de faire coller des dates, des noms, des personnes; et surtout de ne pas froisser le Daidoji.
- Ce n’est pas ce que j’ai dit. Vous savez les mélanges et autres mixités arrivent très régulièrement dans les grandes familles. Je peux très bien avoir de la famille dans la famille Doji. Même s’il est peu probable que des Doji aient accepté de se marier avec des Soshi, ajouta-t-il mentalement. Il est donc possible que nos mères soient liées, d’une façon ou d’une autre. Vous avouerez que tout ce qui nous arrive est étrange, essayons de voir un peu plus loin que le bout de notre propre nez. Pour vous Yuka-san j’ai peut-être moins de doute encore.
Sûrement car vous voyez que ça ne me froisse aucunement, s’amusa la jeune femme intérieurement.
- L’autre cousine de ma mère a exactement vos yeux, je pourrais y mettre ma main à couper.
- C’est possible. Beaucoup de Soshi viennent étudier chez nous. Il arrive fréquemment à mon père de travailler avec eux. Cela explique peut-être pourquoi il ne m’a rien dit. Enfin, il n’y a rien de spécialement grave à cela. J’ai vécu sans mère et cela ne m’a pas posé de souci. Qu’il m’en apparaisse une, même masquée, ne devrait pas réellement interférer avec ma vie. Et donc comment s’appellerait-elle ?”
Yuka était plus troublée qu’il n’y paraissait. A dire vrai, elle n’avait jamais songé que sa mère pouvait être issu d’un autre clan. Ça ne la dérangeait pas plus que cela mais ça la surprenait un peu. Elle avait pensé que sa mère pourrait bien être n’importe qui chez eux, mais ailleurs... Tous ceux qui connaissaient son père imaginaient qu’il était laid comme un pou et très peu amène, elle, l’avait vu sans ses maquillages. Habillé normalement et le visage clair, Kuni Yori était très bel homme. Ainsi accoutré, personne ne le reconnaissait, il aurait pu alors engrosser un nombre assez conséquent de femmes sans même qu’elles supputent un instant qu’elles avaient affaire au puissant, redouté, monstrueux et malaimable Kuni Yori... Elle sourit en pensant à cela. Il allait falloir qu’elle en parle à son père, ce serait une petite victoire si Ayano avait vu juste.
“- Elle s’appelle Nakao’o, lui répondit gentiment le bushi. Ma mère se nomme Hatsuo’o.
- La mienne Sasao’o, bougonna Takeshi, avant d’ouvrir la bouche comme pour poser une question avide, et de la refermer aussi sec.”
On apporta le thé et le saké à ce moment très opportun. Les jeunes samurai burent leur première tasse en silence afin de digérer les hypothèses qu’ils avaient émis ensemble.
“ Tant que nous sommes sur les confidences, lança Yuka pour une des premières fois dans leurs conversations, je pense que nous pouvons si ce n’est être sûrs, au moins parier sur un lien entre nous. Je vous ai vu, vous avez eu une vision toute à l’heure, dit-elle catégorique. Accepteriez-vous ?” demanda-t-elle en tendant les mains vers les deux hommes.
Ayano resta interdit plusieurs secondes. Il avait l’attitude de quelqu’un qui l’aurait troussée sans ménagement au détour d’une ruelle si elle avait seulement fait mine d’être intéressée, mais là il rechignait à lui saisir la main. L’étiquette était quelque fois vraiment farfelue. Contre toute attente, Takeshi réagit le premier, mit sa paume dans la sienne et tendit son autre main au Scorpion. Ce dernier se résolut à fermer le cercle. Il comprima leurs mains assez fort et bascula la tête en arrière, sans le vouloir aurait-on dit. Il serra la mâchoire, ayant l’air de souffrir un peu. Il resta ainsi plusieurs secondes. Quand il reprit ses esprits il commença à parler sans relâcher leurs doigts.
- J’ai vu la Cité, dit-il à l’attention du Grue, mais je suis entré. J’ai vu un Dieu forger une épée d’une simple chiquenaude du doigt. Il était gigantesque, la lame paraissait comme un cure-dent dans ses mains et elle était singulière, insista-t-il sur le dernier mot.
- Ma lame est noire, lâcha Yuka, en éludant pas mal de détails.
- J’ai aussi une arme assez particulière, ajouta prudemment le Daidoji, elle était à mon père Daidoji Tekigun et à mon grand père avant lui.
- Ainsi ce n’est pas Uji qui a la lame ancestrale de votre famille ? S’étonna Ayano. Soit. Mon katana également n’est pas comme tous les autres, finit-il énigmatique.
- Alors nous sommes liés tous les trois, par le sang sûrement, et plus encore il semblerait. Nous avons chacun le même tatouage, avons des lames forgées par des Dieux, ponctua-t-elle avec un petit accent sarcastique, et nous pouvons parler aux kami alors même que nous n’y avons jamais été formés ? Il va nous falloir un peu plus de saké je crois.”
Takeshi prit sa remarque au pied de la lettre et leva la main, on leur apporta un saké doux, fruité, presque pétillant. Il était peu courant, léger mais très appréciable.
“- Vous avez parlé d’une Cité, dîtes m’en plus, demanda Yuka l’œil brillant.
- Nous avons tout deux vu en rêve une Cité gigantesque, juchée sur de hauts pics montagneux. Takeshi et moi étions dans la plaine.
- J’ai eu une vision également. Similaire. Vous battiez-vous ? demanda-t-elle en se rappelant son cauchemar.
- Oui, dit le Grue, nous étions visiblement en plein milieu d’un duel. Et nous vous y avons vu. Nous en sommes quasiment sûrs maintenant.
- Et c’est tout ? Insista-t-elle.
Ils la regardèrent les yeux interrogateurs.
- Dans mon cauchemar, je vous ai vu vous battre, sans qu’il n’y ait spécialement de vainqueurs. Jusqu’à ce que la terre se déchire et qu’une créature gigantesque n’en émerge, une pieuvre monstrueuse au bec plein de dents effilées et aux tentacules épineuses. Elle a murmuré des malédictions et vous vous êtes entretués. De vos entrailles se sont déversés des flots et des flots de sang, bien plus que vos corps ne pourraient en contenir et l’inondation a commencé. J’ai fui le plus vite que je pouvais, avant d’être rattraper par la marée sanglante et j’ai péri noyée.”
Elle raconta cela comme on raconte une recette de cuisine. Elle avait assez ressassé cette vision dans sa tête et assez vu de choses affreuses pour raconter cela avec précision et peu d’émotion... Même si régulièrement quand elle y repensait, ça lui faisait froid dans le dos.
Ils écarquillèrent des yeux tout ronds.
“- Nous n’avons pas vécu cette fin, dit prudemment Ayano.
- Désolée de vous l’apprendre alors.
- J’ai moi-même eu d’autres rêves, concernant des créatures, des monstres, une petite fille aussi qui...
- Qui le suit ou alors est intéressé par lui, pressa Ayano.
- Elle a l’air habitée, ou possédée, en tous cas rien n’est très joyeux. Il semble qu’il soit possible que peut-être nous l’ayons retrouvé il y a peu, finit-il hésitant.
- C’est Doji Shizue, trancha l’autre jeune homme sans ménagement, elle a eu de petits désagréments au château, elle a offert aux invités un ensemble de toiles calligraphiées, extrêmement jolies, mais aussi très certainement souillées. Il en pullule dans tout le Kyuden.
- Il semblerait, soupira Takeshi, mais ce ne sont que des visions. Elle est partie de toutes façons, nous ne pouvons plus l’interroger plus avant.
La mâchoire de Yuka n’en finissait pas de tomber. On accusait souvent son clan de pragmatisme comme si c’était un vilain défaut. Il fallait croire que c’était vrai. Ne cherchez point de pragmatisme dans les terres de l’Empire d’Emeraude. Il a coulé vers le Sud comme de l’eau sur une pente. Qui n’est pas Crabe ne sait même plus ce que c’est et considère cela comme une légende...
- Où est-elle ? Et quel rapport ? Je n’ai jamais vu de petite fille dans l’affaire de cette étrange cité qui nous concerne ?
- C’est lors de cette vision que j’ai eu mon tatouage, dit le Grue
- Elle est à Kyuden Bayushi, répondit en même temps Ayano, avec le fils de votre Champion.”
Yuka leva le bras et fit appeler une domestique. “Faites quérir le capitaine de ma Garde, qu’il m’attende dans ma suite. Devant ma suite” finit-elle rougissante sous son fard. “Bien Ma Dame”.
“- Je vous demanderais de ne parler de cela à personne, ajouta Takeshi à son attention, n’ayant pas spécialement entendu ce qu’avait dit Yuka, mais se doutant bien des tenants et aboutissants de ses réflexions.
- Je ne dirais rien, répondit-elle entre ses dents. Compte là-dessus et bois de l’eau. Je pense que je vais maintenant vous laisser. La nuit est plus qu’avancée et je dois être présentée demain à Doji Hoturi, j’aimerais qu’il puisse discerner des yeux à l’intérieur de mes cernes...
- Evidemment ma cousine, sourit le Scorpion, je vous souhaite la bonne nuit.”
Elle se leva rapidement et retrouva le taisa de son escouade. “Je ne t’écrirais rien, prends une poignée de tes hommes et file vers Kyuden Bayushi. Yakamo-sama a du être avertit que sa vie était en danger, mais je sais qu’un maho tsukai est en route pour le château. Dis lui de se méfier veux-tu? Dis lui que le message vient de moi, et que je sais ce que je dis.” Elle pensait à Yakamo, il était sans doute un des otages en cours, les plus aptes à se défendre contre une menace telle que celle-ci mais elle préférait s’en assurer. “Pars aux premières lueurs de l’aube, n’écoute pas ce que te dises les Grues. Les autres rentreront en bateau si un bateau leur est fourni, mais vous, vous partez à pieds, quelque soit leur avis.” Le capitaine partit au pas de course, ses instructions reçues. A la dernière seconde, elle le rattrapa en tendant le bras “Et dis lui de se méfier de Doji Shizue.” Elle voyait déjà le gigantesque bushi se gausser de son avertissement. “Insiste, débrouille-toi, fais lui comprendre que c’est important.” La mine du taisa se décomposa littéralement. Il partit, les épaules alourdies du poids de sa mission.
Elle alla frapper chez Ayano. “C’est moi. Yuka.” Une voix surprise et amusée lui répondit “Chère cousine” dit-il en faisant glisser le shoji. Elle ne tergiversa pas :
“- Pourrais-je avoir un sauf-conduit pour une poignée d’hommes devant se rendre à Kyuden Bayushi ?
- Normalement le mandat impérial concernant l’escorte des otages et donc le retour des gardes sur les terres d’origine ne devrait pas poser problème.
- Je sais bien... Mais sait-on jamais ?
- De toute manière, je vous le fais. Evidemment. Je suis le karo de ma mère, je devrais pouvoir faire ça.
Il se retourna, prit un parchemin et sur un écritoire tout proche rédigea le document. Cela ne prit pas plus de cinq minutes. “Voici” dit-il en lui tendant l’objet, “c’est un plaisir de vous rendre service. J’ai... J’aurais aussi pris des dispositions, tout comme vous.”dit-il énigmatique. “Dormez bien Yuka-san, que la nuit vous porte de doux rêves.”
Flood Thunder - Koan jin'rai
Mille ans pour régner
L'éternité pour briller
Ma vie pour servir