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par matsu aiko » 17 oct. 2014, 13:35
Il n'en faut pas plus pour que de ce pas, Yakamo s'engouffre dans le couloir extérieur, son karo lui emboîtant le pas.
- Par ici, dono.
Il y a des gardes à chaque arcade, portant la livrée rouge sang des bushi Bayushi. Aucun d'eux ne bronche sur leur passage.
Leur chemin les mène jusqu'à une large porte de bois ouvragée, à double battant. Et cette fois les statues écarlates s'animent, croisant d'un mouvement fluide leurs naginata à la longue faux étincelante pour leur barrer le passage. Derrière les mempo grimaçants, les regards sont impassibles.
Kyoko s'avance et s'incline devant les deux samurais gardant l'entrée de la salle d'audience du kyuden.
- Samurai-sama, je me nomme Hida Kyoko et je suis le karo du seigneur Hida Yakamo, Champion du Clan du Crabe, représentant de son père et daimyo, mon seigneur Hida Kisada, et invité de Sa Majesté Hantei XXVIII à sa Cour d'Hiver. Il souhaiterait présenter ses hommages à votre seigneur et hôte de la cour de Sa Majesté cet hiver, le daimyo du Clan du Scorpion Bayushi Shoju. Auriez-vous l'amabilité de l'annoncer, je vous prie ?
Les deux samurai ne bronchent pas, mais les portes s'ouvrent, et les deux visiteurs entendent l'annonce relayée d'une voix sonore, accompagnée de la résonance profonde d'un gong.
- Son Excellence le seigneur Hida Yakamo, et son karo, Dame Hida Kyoko !
Les lames s'écartent, et les deux samurai reprennent leur position, impassibles.
Le couloir est long, éclairé d'un mélange de lumière naturelle et de lanternes, un jeu d'ombres changeantes qui rend difficile d'en estimer les dimensions. Le sol est de bois lustré, merveilleusement poli, les côtés ornés de panneaux de bois sculptés et de cloisons coulissantes.
Kyoko s'incline devant le jeune homme et se place un pas derrière lui, conformément à l'étiquette, puis le suit dans le long corridor.
Un endroit idéal pour une embuscade, ne peut-elle s'empêcher de penser. Quelques douzaines d'assassins s'y dissimuleraient aisément.
Une idée stupide. Son hôte est le garant de la sécurité de ses invités. Personne ne risque rien ici. Enfin... En théorie.
Les espions, par contre...
En tout état de cause, ils avancent sans encombre, hormis le léger grincement du parquet. L'air est frais et parfumé, comme s'ils se trouvaient dans un jardin. L'odeur du seringa, et d'autres essences, flotte, légère, jusqu'à leurs narines.
La jeune femme apprécie les délicates fragrances portées par la brise mais tous ses sens sont en alerte. Elle est le karo mais aussi le yojimbo de son seigneur, il est de son devoir de le protéger en toute circonstance.
L'endroit est tout à fait comme elle l'imaginait. Les meubles, les tentures, les tapis, les différents objets décorant les lieux. Il lui tarde de se plonger jusqu'au cou dans les mondanités, les jeux de cour et le tourbillon des soirées animées.
- Votre casque, mon seigneur... Il convient de l'enlever...
- Tu crois ?
- Il me semble, en tout cas. Ce serait faire honneur à votre hôte.
- Oh, dans ce cas...
L'homme porte la main à son visage et hausse un sourcil en réalisant qu'elle s'est gentiment moquée de lui. Il lui lance un regard faussement réprobateur et plisse les yeux.
- Tu vas me le payer, Kyoko.
- Vous êtes un peu plus détendu à présent. Nous pouvons aborder cet entretien avec une certaine sérénité.
Ils arrivent dans une petite cour, où à nouveau deux gardes écarlates se tournent et s'écartent pour les laisser passer. L'endroit où ils pénètrent est assez étonnant. Il est difficile de déterminer s'il s'agit d'un jardin aménagé pour servir de salle d'audience, ou d'une pièce pourvue d'un jardin intérieur. La lumière y coule à flot, et il y a profusion de fleurs. Des lanternes de pierre émane une odeur subtile d'encens.
- Bon sang, combien de li devrons-nous parcourir pour dire bonjour..., grommelle-t-il à voix basse.
Ils suivent un passage semi-circulaire, et au détour d'un bosquet qui est peut-être aussi une colonne, ils se retrouvent fassent à deux silhouettes qui semblent les attendre.
- C'est pas trop tôt.
- Dono, s'il vous plaît...
L'échange a eu lieu dans un murmure et il a fallu à Yakamo les quelques instants qui les séparent d'eux pour se composer une expression neutre.
L'homme est installé sur un haut siège de bois sombre, la femme est assise de trois quarts, à sa gauche. Il porte un haori écarlate sur une armure de maille fine, et un mempo de démon grimaçant masque ses traits. Elle est revêtue d'une somptueuse superposition de soieries et de brocards, rouges vermillon, carmin, écarlate, orangé, pourpre, qui ne dissimule absolument pas les courbes voluptueuses de son corps - de même que le filigrane ouvragé en grand paon de jour qui encadre son ravissant visage ne peut être qualifié de masque.
A leurs pieds, un bassin translucide où se poursuivent des carpes.
L'homme incline légèrement la tête, la femme les regarde approcher avec curiosité.
Yakamo attend d'être à la distance protocolaire pour s'incliner devant son hôte avec déférence, puis devant son épouse sans lui adresser un regard. Son karo l'a bien mis en garde contre le pouvoir de cette magnifique fleur vénéneuse, il ne donnera pas dans son jeu.
Kyoko s'est agenouillée et s'est inclinée front au sol devant le daimyo et son épouse, puis s'est placée près de son seigneur, prête à répondre à la moindre de ses sollicitations.
- Bayushi Shoju-dono, Bayushi Kachiko-hime, c'est un honneur pour moi d'être invité dans votre palais.
- Vous êtes le bienvenu, Hida Yakamo-dono. Vous également, dame Hida Kyoko.
La voix de l'homme est douce, grave. Il énonce les mots avec soin.
Son épouse incline légèrement la tête. Ses yeux sont d'un vert extraordinaire - un vert de pierre précieuse, ou de profondeur marine.
- Avez-vous fait bon voyage ?
- Autant que faire se peut, seigneur Bayushi. Le trajet depuis Kyuden Hida n'est pas si long, après tout.
- Oui, nous sommes voisins, en quelque sorte. Mais même une courte distance n’évite pas les intempéries.
- Elles n'auraient pu m'empêcher d'accomplir mon devoir et d'honorer l'invitation de Sa Majesté à sa cour, et de remercier la famille Bayushi de son hospitalité pour les quelques mois passés dans vos murs.
- Nous vous savons gré de votre présence. Comment se porte votre honorable père ?
Ce que Kyoko traduit immédiatement par : comment se fait-il que ça soit vous et non lui qui soyez là ?
- Il est en excellente santé et vous transmet ses salutations. Il s'excuse de ne pas s'être déplacé mais préfère gérer les obligations hivernales de notre clan en personne.
- C'est bien naturel.
La voix du daimyo est parfaitement égale et mesurée. Dans les prunelles de jade de son épouse danse une lueur d'amusement.
Shoju n'a fait aucun geste, n’a donné aucun ordre, mais un plateau chargé d'une théière, de deux tasses et de minuscules pâtisseries se matérialise soudain devant eux. Ils sont servis avec une égale promptitude, puis le serviteur se volatilise à nouveau dans les feuillages.
- Un peu de thé, peut-être, pour vous remettre de la fatigue du voyage ?
- Très volontiers, je vous remercie.
Yakamo est mal à l'aise mais son karo ne peut que remarquer qu'il gère parfaitement la situation. Parler avec des courtisans n'est pas vraiment son fort et pourtant, il fait d'admirables efforts.
Mais à vrai dire, sous-entendre que la présence à la cour d'hiver ne fait pas partie des obligations du clan du crabe pourrait être mal pris par leurs hôtes. Même si le daimyo a eu suffisamment de tact pour faire diversion.
- Que dites-vous de ce thé ? Il vient de ma réserve personnelle.
Le jeune homme a un sourire quand il prend la tasse et hume le délicat parfum de l'infusion.
- Il est plus fruité que celui que l'on trouve habituellement en provenance des terres de votre clan. Ce n'est pas un thé de l'année... Je dirais qu'il vient des terres de la famille Shosuro. Mais je ne suis qu'un modeste amateur, je peux me tromper.
- C’est une appréciation très juste...il vient bien des terres du clan, et plutôt au sud, mais on lui a appliqué une fermentation particulière, qui lui donne cet arôme distinctif. Si vous êtes amateur de thé, vous trouverez ici j'espère de quoi vous distraire. C'est là une passion que partagent plusieurs de nos honorables invités.
Yakamo résiste à l'envie de répliquer que c'est une passion qu'il préfère partager avec des gens qu'il apprécie. Ce serait fort malvenu dans une conversation somme toute courtoise, à défaut d'être cordiale.
- Si vous le souhaitez, je peux en faire livrer à vos appartements, poursuit le daimyo, tandis que Kachiko a un léger sourire.
- Je vous remercie de cette attention, seigneur Bayushi, j'accepte bien volontiers.
Il n'est pas du genre à s'embarrasser des trois refus pour un simple paquet de thé.
- Vos quartiers sont-ils à votre goût ?
- Parfaits, absolument parfaits. L'hospitalité du Clan du Scorpion est à la hauteur de sa réputation et c'est avec grand plaisir que nous en profiterons.
- Je m'en réjouis. Si jamais vous manquiez de quelque chose, n'hésitez pas à en faire part à mon intendant, qui se fera un plaisir de satisfaire votre demande. Avez-vous déjà participé à une cour d'hiver, Yakamo-dono ?
- Les Fortunes m'avaient jusqu'à présent préservé de la chose.
- Je conçois que cela puisse paraitre une épreuve, commente Shoju d'un ton égal.
- Je ne l'envisage pas de la sorte mais c'est un bon résumé.
- Une cour d'hiver est néanmoins un bon endroit pour conclure des alliances...quelle qu'en soit la nature.
- Notamment matrimoniales, renchérit Kachiko, prenant la parole pour la première fois depuis le début de la conversation.
- Je me marierai quand mon père l'aura décidé et pas quand une meute de courtisans prétendra en avoir eu l'idée, rétorque froidement Yakamo sans se donner la peine de regarder celle qui vient de s'immiscer dans la conversation.
- Mais vous avez raison, seigneur Bayushi, enchaîne-t-il avec aménité, c'est une période propice à ce genre de chose.
Délibérément, il écarte cette femme de leur échange. De quoi se mêle-t-elle donc ?
Près de lui, Kyoko retient un mouvement nerveux. Si la Mère de tous les Scorpions se pique de lui trouver une épouse, il lui sera très difficile de le tirer de ce mauvais pas.
Kachiko a un petit rire de gorge.
- A défaut d'une meute de courtisans, il suffit d'une famille noble pourvue d'une jeune fille à marier, et désireuse de s'allier aux nobles Hida…murmure-t-elle d'une voix suave.
Shoju a une imperceptible hésitation, et ajoute :
- Si votre famille avait ce dessein, vous pouvez vous appuyer sur le jugement de mon épouse, il est très sûr.
- Je m'en passerai. Si ma famille a ce dessein, je pense qu'elle se débrouillera bien toute seule.
Bayushi Kachiko va trop loin. Il est des sujets qu'il ne vaut mieux pas aborder en présence de Yakamo, et cela inclut une éventuelle union.
- Sumimasen, dono... Le seigneur Yakamo est certain que le seigneur Kisada ne manquera pas de remercier votre honorable épouse pour le concours qu'elle voudra bien prêter au Clan du Crabe dans cette éventualité.
Kyoko prend le parti d'arrondir les angles, quitte à se faire taper sur les doigts plus tard. Elle adresse un sourire aimable et un remerciement muet à la dame Bayushi.
Le daimyo Bayushi fait comme s'il n'avait pas entendu la réplique abrupte de Yakamo, et reprend d'un ton égal :
- Indépendamment de la volonté de votre famille, ou d'une aide de notre part, votre présence ici, Yakamo-dono, n'est pas sans conséquence, comme celle de n'importe quel fils de daimyo de clan encore célibataire. Il y aura immanquablement des approches à ce sujet. Comme c'est la première fois que vous assistez à une cour d'hiver, autant vous y préparer.
- Mon karo et moi en avons déjà discuté mais je vous remercie de votre sollicitude. Nous prendrons bien garde à examiner toutes les propositions que nous recevrons.
Même si je suis sûr qu'elles seront inexistantes, pense-t-il.
- Vous pourrez traiter vos autres affaires avec toute la confidentialité nécessaire. Des petits pavillons ont été prévus à cet effet.
- Je vous remercie de m'informer de cela en personne, seigneur Bayushi.
Kachiko n'a rien ajouté, mais son sourire est amusé, presque tendre. Le sourire du chat qui voit débarquer un souriceau nouveau-né dans sa gamelle.
- Vous êtes nos invités, je ne saurais faire moins, répond poliment le daimyo.
- Bien, je ne vais pas vous déranger plus longtemps, vous avez sans doute d'autres invités à recevoir et je ne vais pas monopoliser tout votre temps.
Sans attendre que leur hôte leur donne congé, Yakamo salue Shoju et son épouse puis se lève, imité par son karo.
Le daimyo ne relève pas la brèche faite à l'étiquette, mais commente tranquillement :
- Ah, une dernière chose, Yakamo-dono. Comme vous l'avez certainement compris, tout le monde ici porte un masque. Ne vous trompez pas dans le choix de vos alliés.
- Ce qui m'étonnerait beaucoup, c'est que nous en ayons, seigneur Bayushi.
- Ni dans le choix de vos ennemis.
- En général, personne ne se trompe dans le choix de ses ennemis.
Le jeune homme s'incline à nouveau puis sort, suivi par un karo consterné.
- En êtes-vous bien sûr Yakamo-dono...murmure Shoju après son départ.
Il se tourne vers son épouse. Kachiko a un petit rire, et sourit de ses dents blanches, très blanches de bête de proie.
- Délicieux, tout à fait délicieux. Cette cour d'hiver va être une réussite.
Shoju secoue la tête.
- Je ne suis pas sûr que Kisada ait vraiment réalisé ce à quoi il l'exposait. Heureusement que le Champion d'Emeraude est présent, cela devrait limiter les pires débordements.
- Allons, mon époux, ne vous tracassez pas. Je suis sûre que tout se passera bien.
Après un instant elle ajoute :
- Je vais même m'en assurer personnellement.
* * *
- Dono, souhaitez-vous un peu de saké ?
- Non, je veux aller au dojo. Cette putain fardée m'a donné des envies de meurtre.
- Dono, s'il vous plaît, n'employez pas de telles expressions ici. Cela ne sert pas le Clan du Crabe.
- C'est sa présence ici qui ne le sert pas, Kyoko. Tu le sais très bien.
- Tout ce que je sais, c'est que votre père vous a chargé de le représenter à la cour de Sa Majesté le temps d'un hiver et qu'à peine arrivé, vous manquez nous mettre au plus mal avec notre hôte. Avouez que c'est un peu difficile.
- Tu m'agaces, Kyoko.
- Sumimasen, dono.
La jeune femme garde le silence. Il est impossible quand il est de mauvaise humeur et Kachiko est arrivée à ses fins en le provoquant. Maintenant, il va falloir déployer des trésors d'imagination et trouver des appuis un peu partout pour contrer ses manoeuvres, et elle n'est pas sûre d'y parvenir...
Elle n'ose pas penser à la négociation à venir, celle qui concerne l'opium, avec les Shosuro.
Plus précisément, avec Shosuro Jocho.