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par Hida Koan » 12 juin 2017, 01:50
1120:
RESUME : Peu de temps après leur retour du temple de Hida
Kei se sentait l'humeur aussi changeante que celle d'un chat. Retsu la trouvait différente. Elle aussi parfois. De temps en temps, lui, il paraissait transformé. Il lui avait fait des propositions étranges, il s'emportait plus que de raison. Plus que d'habitude tu veux dire... Car si "ça" c'est plus que de raison, toi tu l'aurais déjà perdu il y a belle lurette. La ville entière voulait se faire bien voir de lui, la moitié des femmes du coin auraient voulu se glisser dans son lit. Mais oui... On voit bien que tu es du sud quand même. Tu es sûrement du genre à pêcher des sardines qui nourrissent une famille de heimin pendant un an non? Puis toutes ces histoires de manipulations de dirigeants, de maho, de l'arrivée de Kisu, de yakuza, de parchemins noirs, de clan de l'Araignée, elle n'arrivait même plus à faire la liste de ce qui leur tombait sur la figure. Et Akiko, Akiko, Akiko... Elle avait promis à son frère de ne rien faire avant de l'avoir retrouvée. Elle n'aurait pu être plus sincère en lui disant ça, mais la mise en pratique allait être ardue. Aujourd'hui elle avait même prié sa mère de bien vouloir s'occuper de leur future maison, ils avaient enfin trouvé le bon endroit sur l'île du quartier noble. Elle. Déléguer quelque chose. A sa mère. Vraiment ça n'allait pas.
Elle jouait distraitement avec un carton blanc qui se trouvait sur son bureau, tout en haut de la pile de paperasse qui s’amoncelait depuis des semaines. Elle le glissa dans sa manche machinalement puis se leva pour se dégourdir les jambes. Kei ouvrit le shoji extérieur de son bureau et fit quelque pas dehors avant d'inspirer à pleins poumons.
"Vous devriez rentrer, il fait froid karo-sama" remarqua une voix blagueuse qu'elle ne connaissait que trop bien. Elle eut un sourire jusqu'aux oreilles. Depuis leur retour du temple, elle n'avait fait que croiser Shigeo... Depuis l'attaque même. Il était souvent en ville, comme avant, même s'il avait pris du galon. Et elle y était de moins en moins. Elle avait l'impression de s'être fait enfermer dans un piège à mouche au dojo.
- Qu'est ce que quelqu'un de ton rang fait ici à garder une porte ?
- Je garde la porte de la karo de Sunda quand même.
- Ouais... Mais sinon ?
- J'me suis pris un sale coup au port. Enfin pas réellement un sale coup, les berges ne sont pas bien stabilisées partout tu vois ? J'ai ripé. Un peu fort. Je me suis pété une côte.
- Choupinou va. On passe trois jours dans un temple infestés de mort-vivants et c'est une chute qui aura eu raison de toi, le railla-t-elle.
- Ça va beaucoup mieux je te remercie de ta sollicitude, ce devrait être mon dernier jour de planton.
- Voilà qu'on met des estropiés pour garder ma porte maintenant.
- Oui enfin, même estropié, je vaux mieux que beaucoup, fanfaronna-t-il, sachant bien que c'était vrai.
- Tu as passé l'après-midi là sans même toquer au shoji ? T'as décidé de ne plus me parler ou quoi ? demanda-t-elle l'air de rire, mais elle ne riait pas du tout.
- Mais non. J'ai pris le tour de garde il y a deux heures.
Lui non plus ne riait pas vraiment alors il changea de sujet.
- Comment vas-tu ? demanda-t-il laconiquement.
- Ça va, mentit-elle.
Mais ces deux là avaient réellement du mal à se mentir. Ils se connaissaient bien, étaient assez empathiques et observateurs.
- Tu peux toujours me parler tu sais, hasarda-t-il, plus incertain qu'elle ne l'avait jamais vu.
Elle ferma le shoji de son bureau et ils se retrouvèrent comme qui dirait enfermés dehors. Hora ne broncha pas quand il fût seul dans le bureau de sa supérieure, il rangea quelques papiers dans un tiroir et sortit comme si de rien n'était pour vaquer à d'autres occupations. Loin. Il avait eu l'occasion de voir Kei en rogne une paire de fois. Si elle lui fermait le shoji au nez c'est qu'elle voulait être tranquille. Et si elle le voulait, elle n'aimerait sûrement pas le trouver là quand elle reviendrait, se demandant s'il avait écouté aux portes.
Kei, à l'extérieur, commença à raconter toutes ses misères. Ou presque. Elle ne parla pas de la mystérieuse disparition de leur souillure mais elle parla du sarcophage, de l'être à l'intérieur et même de ce qu'il lui avait soufflé et qu'elle n'avait encore dit à personne, même pas à Retsu. Elle s'épanchait comme elle pouvait. Au bout de dix bonnes minutes, il la conduisit un peu plus loin, sur un banc de pierre du jardin privatif. Il l'enjoignit à s’asseoir d'un geste de la main alors qu'elle continuait inlassablement d'égrener tous ses problèmes. Il resta debout, tendu. Elle parla de ses saloperies du clan de l'Araignée et de leur mascarade macabre. Elle parla des yakuza, de celui qu'elle avait embauché pour se renseigner et qui lui avait mis une bonne rouste il y a peu. "Qui ?" se permit-il juste de demander à ce moment là, encore un peu plus énervé. Elle répondit sans se poser de questions comme elle avait l'habitude de faire avec lui.
Puis elle parla de sa famille, d'Akiko qui avait disparu et de son père qui était mort. Elle pensait que tout ça c'était du passé, qu'elle avait fait le deuil. Mais le fait-on jamais vraiment ? Elle se mit à pleurer. Shigeo s'agenouilla et lui embrassa les mains. Elle le repoussa. Il ne devint pas blanc comme un linge, il n'était pas le genre d'homme à devenir blanc comme un linge, mais il se rendit compte de ce qu'il avait fait. "Sumimasen Kei-chan".
Elle le regarda entre ses larmes.
- Je sais que tu es mar...
- Rien à voir le coupa-t-elle abruptement, mais si j'ai besoin de quelque chose, ce n'est pas qu'on m'embrasse les mains, finit-elle.
Comme entendant l'écho d'un temps encore pas si lointain, il se releva, tout plein de compréhension pour l'être qu'elle était. Comme quand on essaie d'être indulgent avec soi-même quand on se regarde dans un miroir. A ne plus se voir ils oubliaient qu'ils étaient fort semblables. Un instant, à l'observer là, grand, fort, rassurant et bienveillant, elle le revit comme avant, son ami. Et son amant. Il fit le tour du banc et vint se placer derrière elle, debout. Il écarta le lourd chignon qui reposait sur ses épaules et commença à la masser. Machinalement et pour ne pas perdre pied, elle sortit la petite carte de sa manche et la fit tourner entre ses doigts, tout en continuant à raconter ses histoires. Quand elle eut fini de parler il n'arrêta pas. Il savait qu'elle avait besoin de temps pour se détendre... Et pas que de temps, ça aussi il le savait. Tout comme elle.
Elle continua de jouer avec la petite carte, essayant de se focaliser dessus. Les rayons de Dame Amaterasu se reflétaient presque sur la surface de papier immaculée. Shigeo avait tiré le haut de son kimono pour pouvoir atteindre ses épaules, son cou et jusque ses omoplates. Maintenant qu'elle ne parlait plus, elle l'entendait respirer. Elle n'entendait que ça. Il ne lui fallut pas plus pour que son cœur s'emballe. Elle savait bien qu'elle en avait envie, sûrement depuis plusieurs semaines. Lui aussi visiblement. Elle se pencha en arrière, contre lui et n'eut plus de doute. Il soupira. Kei ne sut pas bien si c'était un soupir de contentement, de regret, les deux ? Il lui massa la nuque avec les pouces, laissant pendre ses doigts sur son torse mais n'effleurant même pas la naissance de ses seins.
Ils ne le sauraient jamais mais ils pensèrent tous les deux à Retsu, au même instant. Aucun des deux ne bougea. Ils baignaient dans cette culpabilité assommante, qui plombait chacun de leurs gestes. Mais ils étaient aussi grisés par la drogue, leur étrange drogue à eux. Et Kei se sentait une nouvelle fois assurée, comme avant. Rien n'est plus sûr que le passé. Leurs souffles s’accélérèrent. Au prix d'un grand effort Shigeo ne bougea malgré tout pas ses mains. Kei se leva comme mue par un ressort et se retourna. Laissant le banc entre eux deux. Il avait les yeux noirs comme la nuit, elle ne voyait plus que ses pupilles et elle savait bien qu'elle était comme lui. Il tira sur son obi, essayant tant bien que mal de le détacher. Elle sentait sa main sur l'étoffe près de son ventre et elle regretta de n'avoir pas mis de vêtement plus léger. Elle s'acharna, les doigts fébriles sur les cordelettes de son hakama, à lui.
Quelques secondes passèrent. Deux mains fusèrent dans le même battement d'aile de papillon. Elle avait attrapé sa main droite pour l'empêcher de la déshabiller et il avait fait la même chose avec elle. Ils se serraient les poignets à se les briser. Elle ôta les doigts de ses vêtements. Il fit de même. Le obi tomba au sol. Ils se regardèrent encore quelques instants sans se lâcher. Kei commençait à ne plus sentir sa main droite. Ses doigts à lui s'étaient recroquevillés tant elle appuyaient sur ses tendons. Ils ne savaient pas s'ils devaient rire, pleurer, se féliciter, mourir de honte ou exploser. Aussi perdus que deux feuilles dans le vent. Ils se lâchèrent et firent chacun deux pas en arrière, haletants.
Shigeo lui fit un triste sourire et quitta le jardin à grandes enjambées. Il traversa le bureau comme une tornade, les couloirs au pas de course, malgré sa blessure, et descendit les escaliers du dojo quatre à quatre. Il croisa Retsu, qui rentrait certainement, ne le salua même pas et disparut comme le vent d'hiver.
Kei regardait la carte, tombée au sol.
Toujours blanche, comme la mort.
Toute petite.
La petite mort.
Elle se demanda si ça aussi pouvait être prémonitoire.
Le shoji glissa. Retsu retrouva sa femme, étrangement tendue, dans le jardin. Elle avait ces yeux là, ses yeux de noyée. Elle lui sauta dessus comme la pauvreté sur le monde.
Flood Thunder - Koan jin'rai
Mille ans pour régner
L'éternité pour briller
Ma vie pour servir