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par Iuchi Mushu » 19 févr. 2011, 10:26
Les jours suivants, il se retira dans ses appartements, évitant tout contact, les sollicitations des uns et des autres restèrent sans réponse face au dévouement de Kyuzo, aux approches amicales de Yoshiro, aux sages conseils des moines. Il savait qu'il aurait dû s'occuper d'amender les relations avec son épouse, mais c'était au-dessus de ses forces. Il n'avait goût à rien. Prier, oui, peut-être cela lui rendrait-il un peu de sérénité.
Aussi durant trois jours, de l'aube au coucher du soleil suivit-il tous les offices du temple. Pour ses adeptes, c'était un grand honneur que le prince se montre aussi présent, aussi fervent dans les prières, mais pour des hommes sages et âgés comme Irokûro, le père du ministre de gauche, il était clair que le jeune homme était tourmenté. Mais toutes les tentatives pour savoir le mal dont souffrait le prince échouèrent. Pour ceux qui le connaissaient bien, il n'était plus qu'une sorte de fantôme entre deux monde, celui de la Cour, des fastes, des conquêtes et celui de l'anonymat, de l'oubli. Le soir du troisième jour, Yoshiro fit encore une tentative pour l'inviter à une partie de go, mais il refusa, arguant être un bien piètre stratège en ce moment, il conseilla à Yoshiro d'affronter Kyuzo puis se retira dans les bains pour se purifier pour la seconde fois dans la journée
Ce n'était pas la dame de la sixième avenue qui était en cause, elle était trop fière pour aller quémander auprès de celui qui l'avait délaissée du jour au lendemain ; et on ne lui connaissait aucune nouvelle conquête qui aurait pu expliquer cet étrange état. Il semblait que le Prince avait perdu jusqu'au goût de vivre.
Seul, dans les vapeurs du bain, il lui sembla apercevoir une silhouette diaphane entrouvrir la cloison. Il se redressa d'un coup, le coeur battant. Mais la porte des bains était toujours fermée, et il n'y avait pas de signe d'une quelconque présence, féminine ou autre. Il se replongea dans l'eau brûlante, en proie à une immense déception.
Elle était venue à lui à deux reprises, comme un miracle, comme une messagère des dieux, sans qu'il sache au juste comment ; peut-être était-ce pour cela qu'il lui prêtait la capacité de venir à lui, indépendamment de tout obstacle, comme le ferait une apparition, ou un fantôme.
Ce n'était pas du domaine du rationnel, il le savait ; mais il ne pouvait se libérer de cette pensée, de cette attente.
Il ne put se départir de cette attente qui au fil des jours se faisait plus douloureuse. Les dieux se détournaient-il de lui ? Sa quête était-elle si condamnable qu'ils ne lui opposent que le silence et l'indifférence ? La prière ne lui amenait pas la sérénité, son coeur était sans cesse agité, ses échecs défilaient sans cesse dans son esprit, la nuit peuplant ses rêves d'angoisses et cela n'allait pas en s'améliorant pourtant il avait cru qu'ici il trouverait la paix de l'âme.
Il sentait, obscurément, que leurs destins étaient liés ; mais pourquoi, si cela était le cas, y avait-il en lui une telle angoisse, un tel tumulte ?
Il se promena dans les jardins ; mais les jardins ne lui apportèrent pas la paix.
Il partit faire de longues promenades dans les collines avoisinantes, chevauchant des jours entiers ; mais la nature ne lui prêta pas sa sérénité.
Il se plongea dans les ouvrages savants des bibliothèques, espérant en comprendre la sagesse ; mais les livres étaient muets.
Il joua des mélodies sur sa flûte, et tenta d'en composer de nouvelles ; mais l'inspiration l’avait déserté.
Enfin, il revint au temple, muet, pâle, et désespéré. La lumière le fuyait. Il s'agenouilla dans la partie sombre, posa son front sur le marbre froid. Un sentiment déchirant lui labourait la poitrine. Des larmes coulèrent, invisibles et brûlantes, sur la pierre glacée. Des larmes qu'il était incapable de réfrêner.
Trois semaines qu'il avait fui la Cour et déjà deux courriers s'étaient enquis de son retour. Deux lettres qu'il avait laissé sans réponse, incapable de trouver les mots à coucher sur le papier. Il sombrait au plus profond de l'obscurité, tentant de trouver la réponse en lui. Pourquoi était-il ainsi tourmenté ? Toutes les dames de la Cour recherchaient sa compagnie, il était marié à une très jolie femme, les hommes l'enviaient, l'adulant ou le détestant, mais il ne laissait personne indifférent alors quel était ce vide béant qui le dévorait ?
Sa mère si elle avait été là, elle aurait su, mais il n'y avait autour d'elle que le silence, un silence résigné et malgré ses prières, elle ne lui était jamais apparu. Regrettait-elle sa naissance ? Pourquoi avait-elle disparu si soudainement ? Il avait eu tant besoin d'elle.
Un sanglot le secoua malgré lui dans le silence du temple.
Une voix douce et musicale murmura :
- "Celui qui va vers le vide, le vide l'accueille"...mais cela ne se peut qu'en abandonnant ce qui le lie à ce monde. On vous appelle le Prince Radieux, mais votre lumière n'est en ce moment pas plus forte que la lueur de cette chandelle.
A ces mots il releva la tête. Une silhouette féminine, habillée de voiles clairs, la figure dissimulée par l'un d'eux, se tenait devant lui, portant entre ses mains jointes une petite bougie.
- Vous avez abandonné beaucoup, mais il vous reste l'espoir, Prince. C'est lui qui vous lie, c'est lui qui vous aveugle et lui qui vous tourmente. Alors qu'il suffit de faire ceci.
Il entendit le sourire dans sa voix alors qu'elle soulevait légèrement son voile pour souffler la bougie. L'obscurité se fit à nouveau.
Il y eut un bruissement de soie, une bouffée de parfum, se mêlant à l'odeur de la cire chaude. Instinctivement, il devina qu'elle avait relevé son voile. Il fouilla les ténèbres, encore ébloui, tentant de deviner ses traits, mais ils étaient impossible à discerner. Il eut envie de tendre la main mais arrêta son geste parce qu'il signifiait enfin savoir ce qui se cachait derrière le voile, l'espoir qu'elle le sauve enfin. Alors il resta immobile les yeux baissés sur le sol. Etait-ce cela la sagesse ? La compréhension ? Tout ce qu'il avait tenté de discerner, de comprendre dans les écrits sacrés ?
Alors que ses yeux s'accoutumaient progressivement à l'obscurité, il discerna une figure pâle, aux traits encore indistincts, des joues à la courbe tendre ; des yeux en amande, aux longs cils de phalène ; une bouche exquise, qui lui souriait.
- Je peux vous guider dans les ténèbres, et par là-même vous aider à trouver la lumière, Prince. Mais la démarche n'est pas sans risques. On n'approche pas impunément de la source des dieux, et la lumière peut vous consumer, autant que vous donner la plénitude à laquelle vous aspirez. Aussi cette démarche ne peut être que la vôtre.
Est-ce là ce que vous désirez ?
Il eut un long moment de silence où il réfléchit longuement aux conséquences qu'auraient sa réponse sur sa vie, sur ce que l'on attendait de lui ; mais malgré cet instant de réflexion, il lui fit la réponse que spontanément son coeur lui avait indiqué car il ne pouvait continuer à vivre ainsi.
- Hai.
Un instant de silence à nouveau
- Une deuxième fois je vous le demande, Prince : voulez-vous entrer dans le coeur des ténèbres, afin d'y découvrir la lumière ? Et acceptez-vous les risques que cela comporte ?
La question une seconde fois posée fit vibrer son âme mais au fond de lui il savait comme déjà les ténèbres l'avaient depuis longtemps envahi, comme le doute, la peur, la haine l'avaient étreint. Que pouvait-il perdre de plus ? Certains l'auraient cru inconscient, Kyuzo aurait surement crié à la garde et des inquisiteurs seraient accourus mais il était tranquillement assis devant le goban. Alors le prince fit ce qu'il avait à faire, il lia son sort à celui de l'envoyée des dieux. Il scella leur pacte en prononçant d'une voix calme :
-Oui, soyez mon guide.
-Je serai donc votre guide, sur le chemin de l'initiation, pour vous amener là où le commun des hommes ne peut aller. Les règles habituelles de la société ne s'appliqueront plus à vous, et vous suivrez les consignes que je vous donnerai, si étranges soient-elles ; l'initiation est à ce prix.
Je vous obéirai en tout point.
Sa voix était douce, mélodieuse, il se sentait rassuré par sa présence, la sérénité qu'elle dégageait ; il ne pouvait plus se tromper cette fois.
- Mais vous ne serez pas seul, je serai avec vous, et je vous aiderai à fortifier votre âme pour surmonter les épreuves.
Une intense émotion s'empara de lui, ne plus être seul, être compris, serait-ce possible, enfin ?
- Réjouissez-vous, Prince ; à compter de ce jour votre existence va changer du tout au tout.
- Serait-ce possible... ? lui murmura-t-il. Etait-elle consciente de sa souffrance, de son immensité ?
Elle se rapprocha dans un bruissement de soie. Dans l'obscurité du temple, sa beauté lui apparut, éblouissante comme la pleine lune. Ses grands yeux noirs et tranquilles lui souriaient.
- Je vous le promets, murmura-t-elle.
Devant sa beauté que transcendait sa foi, il baissa les yeux, il n'était pas digne de la regarder, lui qui doutait de tout et qui s'était à ce point égaré.
- Maintenant levez-vous, Prince, que votre flamme brille à nouveau haute et claire, comme doit l'être celle d'un Fils du Ciel ; rentrez chez vous, mettez vos affaires en ordre, et annoncez à vos proches que vous serez moins disponible pendant un certain temps.
Nous commençons demain.
Elle rabaissa son voile, et s'inclina profondément.
Mais où nous reverrons nous ? Dois revenir ici ? osa-t-il demander.
D'un coup il était perdu. Mettre ses affaires en ordre ? Devait-il renvoyer Yoshiro, Kyuzo, sa garde ? Jamais ils n'accepteraient de le laisser seul ici. Rentrer chez lui ? Au palais ? Sa détresse transparut dans ses questions sans qu'il en soit conscient vraiment
Savoir qu'elle allait disparaître à nouveau même s'il avait sa promesse de la revoir était insupportable d'un coup
- Non, je vous ferai passer des messages par un de mes serviteurs. Il y a...certains préparatifs à effectuer, mais ils ne nécessitent pas que vous veniez au temple. Ne craigniez rien. Nous nous verrons dans un autre lieu.
Il resta au milieu de la salle, la regardant s'éloigner comme sa lumière ; mais il ne devait pas renoncer à la moindre difficulté, elle l’avait prévenu que le chemin ne serait pas facile.
"Ceux qui n'oublient pas le passé, sont maîtres de l'avenir" (Sima Qian)