Quand elle mit sa tête contre mon cœur je crus un instant mourir. Je ne crois pas qu'elle se rendait réellement compte de ce qu'elle faisait. Je suis loin d'être une bête, contrairement à la réputation que je peux avoir... Pourtant j'avais du mal à maîtriser mes envies. Je sentais son corps contre le mien, blotti dans mes bras, l'odeur de ses cheveux et de sa peau. J'avais tout le mal du monde à me contenir, mais cette étreinte me faisait le plus grand bien. Il y avait longtemps que je n'avais pas tenu une femme dans mes bras, surtout comme cela. Quoiqu'il se passe, jamais cette rencontre ne deviendrait une histoire qui s'oublie. J'avais l'impression de respirer comme un soufflet de forge, je l'entendais à peine pleurer. Sa main était posée sur mes côtes, légère comme un papillon sur une fleur. Elle sanglotait et était agitée de petits soubresauts. J'entourais son corps d'un de mes bras, posais ma paume et caressait son dos, comme on cajole un enfant triste. La soie de son kimono était fine comme une brume de printemps et j'imaginais sa peau plus douce encore. Le contact de son corps chaud sous mes doigts me fit frémir. Je mis mon autre main sur sa nuque, pour diffuser un peu de chaleur.
- Nous autres, bushi, nous faisons souvent masser les cervicales. Ca détend.
J'appuyais ma joue sur sa tête. Je savourais plus encore cette odeur de fleur... Du magnolia peut-être. Je n'étais pas très versé dans les arts des plantes. J'étais sur le fil du rasoir. Mon corps abritant le brasier du désir et mon esprit essayant de ne pas céder tant bien que mal. Mais le corps est aussi retors que l'esprit. Juste une main, ça la réchauffe; juste un geste, ça l'apaise. Quelle mascarade de se tromper soi-même. Je continuais à lui caresser le dos et à soutenir sa nuque. Je n'osais plus bouger. Je craignais d'exploser.
- Ca va aller, répétai-je tout bas au creux de son oreille. Tout ira bien maintenant.
Au bout d'un long moment son souffle s'apaisa. Elle était bien ainsi, blottie contre lui, sentant la chaleur de forge de son corps irradier tout autour d'elle. Ses larges paumes caressaient son dos et sa nuque poudrée, en un geste à la fois apaisant et tendre.
"Mon maquillage et ma coiffure sont fichus" pensa-t-elle de façon incongrue.
Elle repensa à son défunt mari, feu Otomo Senzaemon. Jamais il ne l'avait touchée ainsi. Quand on les avait mariés, elle avait douze ans, il en avait cinquante passés. Pour le vieil homme, elle n'avait été qu'une jolie fleur à son service, là pour satisfaire ses caprices et ses exigences. Elle avait subi ses mains sèches sur son corps comme un devoir inévitable, et n'avait conçu que dégoût pour les épisodes sordides où il avait voulu satisfaire ses appétits de vieillard. Puis il y avait eu le long épisode éprouvant de sa maladie. Sa mort, qui à vingt deux ans la laissait libre de ses mouvements, avait été une délivrance.
La remarque prosaïque du bushi la fit sourire au milieu de ses larmes. Elle réalisa que d'une certaine façon, il était aussi désemparé qu'elle-même. Ils étaient deux inconnus, cherchant à tâtons un peu de réconfort ; un îlot de chaleur tiède dans un monde hostile où la violence pouvait se déclencher à tout instant. Elle sentait sa joue rugueuse sur sa tête, la tension de son corps, l'équilibre fragile.
- Que va-t-il m'arriver ? Souffla-t-elle.
La Championne d’Améthyste était encore bouleversée. Je ne savais pas trop quoi faire, agenouillé là, au milieu d’un petit salon dans un palais du clan de la Grue avec une Otomo dans les bras. J’avais évidemment les idées bien arrêtées sur ce que je désirais réellement mais le peu de volonté qui me restait encore résistait tant bien que mal, même si ce n’était qu’à un fil. J’avais l’impression que si elle bougeait d’un cheveu je ne pourrais plus tenir.
- Il vous arrivera la même chose qu’à moi je suppose. Vous allez reprendre une vie normale : Vous lever chaque matin, vous appliquer à la tâche avec la même ardeur qu’auparavant, peut-être plus même. Vous occuperez votre esprit au maximum de vos capacités pour oublier un peu, rien qu’un instant tout ce qui vous hante. Des fois vous repenserez à ce jour, ce jour où tout a basculé. Ce matin. Ici.
J’y pensais fortement également en réalité. J’y repenserais certainement longtemps. Je la plaquais un peu plus fort contre mon corps. C’était idiot en réalité ! Je ne me voyais pas me dégager d’elle maintenant, j’avais honte qu’elle me voit comme ça au milieu de la pièce, au garde à vous… Au moins, la tête enfouie sous ma gorge elle ne pouvait rien voir. C’en était peut-être encore plus ridicule, parce qu’à défaut de pouvoir regarder, elle ne pouvait certainement pas passer à côté. Elle avait son ventre au niveau de mon bassin, et plus j’y pensais moins j’arrivais à me dominer. Je continuais la voix un peu cassée.
- Quand vous serez seule, vous y repenserez. Il faudra juste ne pas flancher. Mais je suis persuadé que vous saurez le faire. Parce qu’au fond, qu’importe que le vent hurle, la montagne jamais ne ploie devant lui.
Etait-ce la solennité de cette dernière réplique ? Le contrecoup de la tension précédente ? Le comique de la situation apparut soudain à Kaiseki. Elle était là, dans les bras d'un valeureux magistrat du clan du Crabe qu'à l'évidence sa présence embarrassait au plus haut point, et ce dernier lui expliquait, après l'avoir rendue à moitié folle de terreur, que sa vie allait continuer comme avant.
Les épaules de la jeune femme tressaillirent, et un curieux petit soupir lui échappa, soupir qui se transforma rapidement en rire étouffé, puis en un fou-rire incontrôlable. Un peu surpris, le bushi relâcha sa prise.
Elle se redressa, la main devant sa bouche, et parvint à articuler entre deux hoquets :
- Pardonnez-moi, Koan-sama...mais la métaphore de la montagne s'applique mieux à vous...qu'à moi.
A un double titre, d'ailleurs, pensa-t-elle.
Voyant son expression, elle tenta de retrouver son sérieux :
- Sumimasen, je ne voulais pas vous offenser.
Je restais comme deux ronds de flan, à genoux et immobile. Au moins sa franche rigolade eut l’effet que je recherchais depuis plusieurs minutes. Je rougis, mais cette fois plus par honte et vexation qu’autre chose.
- Je vois que vous vous portez déjà mieux, déclarai-je d’un ton un peu emprunt de susceptibilité.
Elle que j’avais vu complètement maîtresse d’elle-même, sauf peut-être lors de la mort de Kakuro, venait d’offrir en une heure une palette d’expressions impressionnantes : le recul, la peur, la panique, les pleurs, le rire… J’étais gâté. Elle était encore plus belle maintenant, les pommettes rosies, les yeux réjouis et le sourire aux lèvres. Et moi j’avais des réactions physiques qui passaient du chaud au froid et du froid au chaud en quelques secondes.
J’attrapais du thé en me penchant en avant un peu brutalement. Après tout elle n’allait tout de même pas prendre mal que je la frôle en prenant ma tasse, elle venait de se jeter dans mes bras. Je n’aurais pas du m’approcher autant. Je ne pouvais rien y faire, son parfum si subtil et élégant quand on se tenait à distance respectable était tout à fait grisant quand on était proche d’elle. Je bus le bol d’une traite. La boisson était tiède et m’arracha une petite grimace.
- Je ne savais pas que vous étiez versée dans l'art du sadane.