Modérateurs : Magistrats de Jade, Historiens de la Shinri
Koan plia la missive, aussi satisfait qu’il pouvait l’être. L’exercice était difficile. Il n’était pas persuadé d’avoir été clair mais il n’était pas capable de réellement mieux. Le bushi cacheta le pli et y inscrit soigneusement le nom de sa destinataire. La nuit était bien avancée. Il lui restait une heure à peine avant d’aller rejoindre Hiji. Le magistrat glissa la lettre dans sa manche, alla dans le coin de la pièce ramasser la boulette de papier froissé, et descendit au rez-de-chaussée. Il alla dans un petit salon, près de la cuisine, l’irori brûlait toujours. Il lança son brouillon dans l’âtre et attendit de le voir complètement réduit en cendres. La magistrature était silencieuse comme la mort, mais comme par magie une servante se matérialisa. « Je vous apporte une tasse de thé Hida Koan-sama… Un thé fort… » chuchota-t-elle dans la pièce vide. « Va me chercher Hei. » répondit-il simplement.Kinu-hime,
Je prie les Fortunes chaque jour pour la guérison de Seppun Amin. J’espère qu’il s’est remis de ses petits désagréments, même si je ne peux que secrètement désirer qu’il sera toujours souffrant lors de notre prochaine rencontre. J’ai peint le Mont Fuji avec délectation la fois précédente mais je pense que seule une pratique assidue me permettra de rendre grâce à cet art compliqué qu’est la peinture. Nous autres sommes plus habiles dans les disciplines telles que la sculpture ou la forge. Et là où vous appliquez délicatesse et raffinement tant dans vos gestes que vos intentions, nous préférons louer l’énergie et la force dans ces arts millénaires… Vous en avez été le témoin, ravi je pense, de voir enfin quelqu’un peindre avec ardeur, un sujet que d’habitude si peu osent aborder de crainte de le dénaturer. Vous ne devez rencontrer que peu de peintres entreprenants, chacun se contentant de reproduire avec petitesse, le tableau idéalisé qu’ils ont en tête. Rien ne vaut la ferveur primitive de l’inspiration naturelle, violente et salvatrice comme une mousson d’été.
Votre ouverture et votre souplesse d’esprit m’ont complètement conquis. Je ne pensais pas qu’une dame de votre noblesse accepterait de deviser galamment avec un samurai d’un clan que l’on ne considère que peu enclin à goûter les délices raffinés des arts. J’ose espérer, hardiment, jusqu’au creux même de mon ventre, que ces moments partagés vous ont été aussi agréables qu’à moi. Je sais que vos talents de Cour sont des plus avérés, et ma réserve habituelle me fait craindre que vous n’ayez pas été pleinement satisfaite de notre discussion… Bien qu’à y repenser, vous ayez eu l’air tout à fait heureuse d’avoir assouvi votre désir de communication. Vous voir vous épanouir de la sorte dans un échange si profond n’a fait qu’aviver la flamme de mon esprit artistique. Je n’ai pu m’empêcher de vous écrire, cette nuit même, afin de vous faire part de ce que vous m’avez inspiré.
Le Veilleur, la Maiko et la Mort
Depuis son adolescence Yagyuu (Buffle) était veilleur dans le quartier des plaisirs. Sous le regard d’Onnotangu, chaque nuit, il patrouillait dans l’impasse du Lent Effeuillage. L’arrière de la maison de geisha donnait dans la petite ruelle. Les chambres des filles étaient toutes accessibles par le petit jardinet de la bâtisse. C’était Buffle qui était chargé de monter la garde, et de donner l’alerte en cas de problème. Son étonnante stature lui avait valu son poste, un poste envié par tous. Yagyuu était aussi haut et large qu’un chêne, tellement grand qu’il pouvait laisser traîner son regard au-dessus du muret d’enceinte de la reluisante maison de geisha appelée L’Anse brisée. Tous les soirs, en faisant son travail, il espionnait Ameko (Petit Bonbon)… Ameko, la plus belle de toutes les femmes qu’il eût jamais vu.
Une nuit, il fut surpris de voir Ameko couchée, dévêtue, sans même un drap de soie sur le corps. Il ne pût détourner les yeux de sa chair parfaite. Sa longue chevelure s’étalait autour d’elle comme un halo sombre et presque vivant. Ses mains fines et délicates saisissaient le futon, comme un mourant s’agrippait à la vie. Elle semblait en proie à une extase sans borne. A n’en point douter, elle savait que quelqu’un la regardait. C’est ce que se dit Yagyuu, tout en observant ses courbes excitantes. Cette nuit là, Buffle ne fût pas vraiment tout à sa tâche… Il profita lui aussi, solitaire, de ces heures nocturnes.
Le lendemain, à l’heure du Bœuf, alors que le jeune veilleur avait fait sa première ronde. Il entendit à nouveau des gémissements venir de la chambre d’Ameko. Emoustillé par ce qu’il avait vu la veille, il décida de profiter de ces instants volés. Il positionna une caisse de bois contre le rempart, tout prêt de la chambre de la maiko : il aurait une vue encore meilleure ce soir. Il s’installa confortablement, cala un bras sur le mur pour assurer sa stabilité et laissa son autre main s’afférer à ce à quoi elle serait le plus utile… Ameko était cette fois-ci à quatre pattes, les mains dans le dos, la joue contre le futon, comme maintenue par quelqu’un qui n’était pourtant pas là. Le corps agité des mouvements assez significatifs d’une pénétration. Yagyuu en cet instant, n’avait d’autre considération que sa petite affaire. Et le plaisir certain qui se lisait sur les traits de la jeune femme l’empêchait de penser clairement. Dans un cri aigu de contentement, Ameko jouit, là, seule, dans sa chambre. Son corps retomba comme une poupée de chiffons sur lit de coton et elle sembla presque comateuse, dormant du sommeil du juste, silencieuse comme une morte. La chandelle de la chambre, sous la brise du soir, s’éteignit, abruptement.
Le lendemain, Buffle ne pouvait s’ôter une pensée de l’esprit… Quelque chose n’allait pas. La belle Ameko n’était pas encore une geisha, son Mizuage, actuellement aux enchères, n’avait pas été acheté. Même s’il était persuadé que les arts charnels étaient appris aux maiko, il savait aussi que ce qu’il avait vu était bien trop poussé pour que cela soit naturel. Prenant son courage à deux mains, la nuit venue, il passa la tête au-dessus du mur. La jeune fille était dans sa chambre, le shoji ouvert, elle allait se préparer pour la nuit. Il appela doucement « Ameko… Ameko… Princesse ? ». Elle tourna la tête vers lui, une moue furieuse sur les lèvres « Tu m’espionnes, lourdaud ?! » Elle mit ses geta en vitesse et couru dans le jardin, à peine vêtue de son kosode. La contrariété déformait ses jolis traits. Si Yagyuu n’avait pas été si préoccupé par l’avenir de la jeune fille, il se serait certainement enfui. Au lieu de ça il lui chuchota, les mots se bousculant rapidement aux portes de ses lèvres. « Je pense qu’on vous a dérobé quelque chose Ameko-hime. Il se passe des choses… Il se passe des choses la nuit dans votre chambre. Je crois qu’on vous a volé votre innocence. » Au lieu de laisser exploser sa rage, une colère sourde emplie la jeune maiko « Qui t’as montré mes draps tâchés ? Comment sais-tu que mon propre corps m’a joué un tour ? Tu es de mèche avec les lavandières ? ». Ses yeux profonds s’emplirent de larmes : « Tu ne dois rien dire… Si tu parles je ne vaudrais plus rien. » Elle se tourna promptement, des sanglots dans la voix, et chuchota avant de se précipiter dans sa chambre « Comment aurais-je pu croire que mes rêves prennent substance ? ». Le shoji glissa et Buffle ne distingua plus que des ombres.
La même nuit, Yagyuu poussa ses réflexions un peu plus avant. Il était le veilleur, il devait la protéger. Visiblement, quelque chose ou quelqu’un avait fait du mal à Ameko. On lui avait dérobé ce qu’elle avait de plus précieux… Et lui, qui était là, à quelques pas, n’avait rien fait, il avait même profité du spectacle. Les gémissements et les soupirs de la Maiko, tirèrent Buffle de ses pensées. Il sauta sur ses pieds et passa une nouvelle fois la tête par-dessus le mur. Le shoji était toujours fermé, trois chandelles brûlaient dans la chambre d’Ameko. Il voyait sa silhouette se découper à travers le papier de riz. Elle était allongée sur le dos, les quatre fers en l’air, ses petits pieds battant un étrange rythme saccadé en pointant vers le plafond. Le puissant corps du veilleur n’attendit pas qu’il prenne sa décision, il se hissa par-dessus le muret et retomba lourdement dans le jardin. Il s’avança en boitillant jusqu’à la chambre de la jeune femme. A mesure qu’il s’approchait, il distinguait au travers du shoji une deuxième personne. Une personne qui besognait Ameko avec ardeur. Son sang ne fit qu’un tour et il passa à travers le shoji…
La température de la pièce était glaciale, les flammes des bougies furent soufflées. Les gémissements de la maiko faiblirent alors qu’une voix sourde et obsédante raisonna dans la tête de Yagyuu. « Qui ose déranger mon bon plaisir ? C’est toi, petit veilleur ? » Buffle s’avança, battant des mains pour frapper, mais il ne rencontra que du vide. Un gloussement à glacer les sangs retentit dans son crâne. « Tu t’approches, hardi garçon… Tu veux ta part ? Prends-là, je te la laisse, elle ne m’amuse plus. » Le veilleur de nuit fut projeté contre la jeune femme, qui haletait encore, insatisfaite, sur le futon. « Elle n’attend que ça, jeune homme. Sens-la, touche-la. Tu la veux depuis si longtemps. Sa virginité est mienne de toutes façons, que veux-tu donc bien avoir encore à lui voler ? » La pression, trop forte dans la tête de Yagyuu, eut raison de ses actes. Il baisa la maiko avec toute la vigueur dont il était encore capable, accompagné par le terrible rire de la créature-esprit. Les deux jeunes gens jouirent de concert. Le ricanement s’accentua plus encore et la voix souffla à l’oreille de Buffle « Pour être passé après Emma-O, tu seras marqué mon jeune ami… Tu seras marqué à vie. » Les chandelles se rallumèrent instantanément… Et le veilleur prit la fuite. On ne revit plus jamais Yagyuu dans le quartier.
[…]
Le veilleur de nuit, bâti comme un bœuf, se fit appeler Traqueur. Pour expier son péché, il parcouru tout l’Empire à la recherche d’Emma-O incarné. Plusieurs fois, il le manqua. Il savait que le Dieu abusait de jeunes filles et ses pas le menaient souvent auprès de ces dernières. La magie finit-il par se dire, l’instinct, la Marque, peu importait. Il retrouverait le criminel, car pour lui Emma-O n’était devenu que ça : un voleur, un voleur de ce que ces filles avait de plus cher. La recherche fut longue, une fois même il réussi à le revoir. Pour l’effrayer, le dieu avait pris une apparence terrifiante…. Une jeune heimin se tordait de plaisir sous un énorme scorpion, un scorpion noir ébène, recouvert d’un voilage aux fins entrelacs. Alors que Traqueur sautait sur la bête, il réussit à l’immobiliser un instant. « Tu l’as volé ! Où l’as-tu mis !? » Hurla Yagyuu. « Tu te rends encore malade avec cette histoire de Mizuage n’est-ce pas ? » répondit l’affreuse bête difforme. « Je l’ai volé, je l’ai copié, je l’ai transmis, je l’ai mangé ?! Quelle importance puisque je l’ai ! Quand bien même je la lui rendrai, cela n’a plus aucune valeur pour elle. Elle sait. Tu sais. Je sais. Et certains savent. Qu’y pourras-tu, Petit veilleur ?! » Et la créature disparut.
Traqueur cherche encore, la bête tapie dans l’ombre. Il la trouvera, il le sait. Une fois déjà, il a réussi à l’attraper et à la faire parler. Il le sait. Il comprendra. Bientôt. Il l’attrapera encore. Il l’attrapera encore et il la tuera.
J’espère que vous apprécierez mon sombre conte. Une fois encore j’espère je vous fais découvrir de nouveaux horizons artistiques. Mes talents sont bien peu de choses comparés aux vôtres, mais j’espère qu’ils vous ont donnés la chair de poule, une nouvelle fois. Je ne manquerai de vous faire parvenir de nouveaux écrits, si j’arrive à me laisser porté par l’inspiration. Gardez bien à l’esprit notre précédente rencontre, en attendant que nous nous revoyions… Je parle rarement pour ne rien dire, contrairement à d’autres. Et chacune des phrases déclamées ce jour furent pensées, ressenties et réfléchies. Je pense à vos conseils chaque minute que les kami font. Je vous demande humblement de réserver le même sort aux miens
A très bientôt, Princesse.
Votre dévoué,
Yamanami (chaîne de montagnes)