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par matsu aiko » 16 août 2010, 23:23
Henkan Sonraku. Un village perdu, insignifiant, une chiure de mouche écrasée au milieu du mur formidable des montagnes. Si petit qu’il n’est pas indiqué sur la plupart des cartes. Si isolé qu’un seul sentier qu’il serait ambitieux de qualifier de route y conduit. Si pauvre qu’il n’est jamais visité, ou presque, par les trésoriers de l’impôt. Un hameau dont la seule vertu est d’être situé dans une vallée permettant un passage – ardu, difficile – entre le Nord et le Sud.
Et pourtant, un endroit qui a déjà été frappé par le malheur dans le passé, il y a onze ans, par l’une de ces barbaries imbéciles et banales si communes en temps de guerre.
Le front s’était déplacé, et afin de contourner le redoutable verrou du col de Beiden et de Shiro Matsu, les stratèges du clan du Scorpion avaient prévu diverses têtes de ponts plus à l’Ouest. Par mesure de précaution, pour ne pas trahir une éventuelle présence de leurs troupes, ils avaient empoisonné l’eau du puit du village, tuant la totalité des habitants. Une atrocité parfaitement inutile, puisque les troupes n’étaient jamais passées par le col.
Depuis, un nouveau puit a été creusé, quelques familles se sont réinstallées au Hameau du Changement. Mais si le poison et les morts ont disparu, une ombre hante toujours l’endroit, et le village vivote.
En temps normal, Henkan Sonraku est moins patrouillé que les autres villages, en raison de son éloignement et de sa faible population. Si un village assez important comme Ishi Mura a été négligé, depuis combien de temps Henkan Sonraku est-il abandonné à son sort ?
Telles sont les réflexions des trois jeunes gens alors qu’ils entament la longue montée vers le village perché. Le temps est plus froid ce matin, et des bancs de brume estompent le paysage, étouffant les sons, prêtant à la moindre aspérité rocheuse une allure fantomatique. Ici se tient un guerrier accroupi ; là, une silhouette implorante. Et là-bas, ne serait-ce pas une troupe en armes ?
Ces apparitions silencieuses ont le don de mettre la petite escorte mal à l’aise ; les soldats se taisent ou échangent des murmures superstitieux.
Les trois jeunes gens sont eux aussi moins enjoués que la veille. Kentohime est préoccupée, Sunîn de mauvaise humeur, Hidemasa étrangement pâle et muet. Il est aisé de croire au surnaturel dans un tel environnement.
Après plusieurs heures de progression dans la montagne, sur un sentier escarpé aux pierres luisantes d’humidité, ils finissent par atteindre une borne de pierre où une inscription à moitié effacée indique Henkan Sonraku. Le chemin les amène jusqu’à l’entrée d’une petite vallée abritée où se blottissent les toits sombres de quelques maisons. Un village – non, le terme de hameau lui convient mieux – aussi isolé qu’il est possible de l’être.
Ils ont atteint leur destination.
Le village est totalement silencieux, bien qu’il soit le début de l’après-midi. Kentohime est plutôt contente que le temps se soit dégagé. Sinon, entre la réputation de l’endroit et le silence anormal, cela aurait tout d’un village fantôme, et elle craint les réactions superstitieuses des troupes.
La petite troupe s’avance vers le centre du village, appelant pour signaler leur présence. Pas de réaction. La jeune fille fait le tour de la plus grosse maison, et entend des pleurs étouffés – des pleurs de femme. Mais ce n’est que lorsqu’ils cognent à sa porte qu’ils obtiennent enfin une réaction.
- J’arrive, j’arrive, samurai-sama !
Bruits de barres qui glissent, cliquetis de serrures et de chaînes. La porte s’ouvre sur un homme d’âge mûr, qui se prosterne avec un sourire de façade.
- Pardon de vous avoir fait attendre, Matsu-sama !
- Nous venons de la part de Jinsei-dono. Es-tu seul ici ?
- Non, mais mon épouse est malade…Je vous prie de l’excuser , Matsu-sama.
- Et les autres maisons ?
- Oh, nous sommes plusieurs familles à habiter ici, même si notre village est modeste.
L’homme sourit, mais ses yeux partent de droite et de gauche, comme un animal pourchassé.
- Fais-les venir.
- Hai, Matsu-sama.
Quelques minutes plus tard, une vingtaine de personnes est assemblée, l’air apathique ou effrayé, devant la maison principale.
Les trois jeunes gens ont l’habitude du respect prudent, mêlé d’effroi, que leur accordent les paysans. Après tout, n’importe quel samurai peut impunément tuer un heimin, fut-ce simplement pour éprouver son sabre, même si l’actuel daimyo désapprouve ce genre de pratiques sur ses terres.
Mais ces gens-là ont peur.
Vingt hommes, femmes, vieillards, tous morts de peur.
- Il n’y a pas d’enfants, souffle Kentohime.
- Et j’ai vu des traces de chevaux et des branches brisées à l’entrée de la vallée, ajoute Sunîn dans un murmure.
A voix haute :
- Que se passe-t-il ici ?
- Mais…rien, Matsu-sama. Tout va bien, tente de le persuader l’homme qui les a accueillis, suant à grosses gouttes.
Sunîn a un sourire sarcastique, et s’apprête à expliquer en détail au heimin que ce n’est pas la peine de se payer sa tête, quand Kentohime l’interrompt.
- Parfait, coupe la jeune fille. Nous étions justement venus vérifier cela. Maintenant que c’est fait, nous passerons la nuit ici et repartirons demain matin.
- Très bien, Matsu-sama, répond le heimin, avec un soulagement indécent.
Sunîn a un regard interrogateur. Sa cousine lui adresse un sourire radieux.
Un peu plus haut, dans la forêt au-dessus du village, il y a un éclat de lumière.
Les trois jeunes gens passent le reste de l’après-midi à inspecter ostensiblement les champs et les cultures et en profitent pour mettre au point leur plan d’action.
Les bandits sont dans la montagne, en vue du village, et ils ont enlevé les enfants. C’est pour cela que les villageois sont terrifiés mais restent muets.
Sunîn se propose d’aller repérer le camp des bandits. Les traces qu’il a vues à l’entrée de la vallée lui paraissent faciles à suivre. Au coucher du soleil, il partira avec un des ashigaru. Le reste de la troupe fera mine d’aller se coucher, histoire de donner le change aux bandits, mais se tiendra prêt à intervenir dès son retour.
Le crépuscule arrive.
Jamais après-midi n’a parue plus longue à Sunîn. Les villageois se sont, semble-t-il, accommodés de la fable qu’ils leur ont servie. Le jeune homme sort, ostensiblement pour aller prendre soin des chevaux, et se faufile par les bois jusqu’à l’entrée de la vallée, où l’attend déjà le pisteur, Ya.
Il reste encore un peu de jour. Suffisamment pour suivre les traces, pas assez pour arriver à contrejour au campement. D’ici là, la nuit sera tombée.
Sunîn progresse dans le sous-bois avec souplesse, et sans faire le moindre bruit. Il a un rire silencieux. Ses sensei seraient bien surpris s’ils le voyaient en ce moment…Ce genre de talent n’est pas exactement enseigné à l’Académie. Mais c’est rudement utile, ça c’est sûr.
Le jardin de l’enceinte extérieure du château de la Voie du Sabre, un peu avant minuit.
Sunîn a douze ans. Une nouvelle fois, il a fait le mur, s’éclipsant en catimini du dortoir. Devant lui, une branche mince et flexible, disposée à l’horizontale, à laquelle des clochettes ont été suspendues.
- Essaye encore une fois, Sunîn.
La voix est chaude, encourageante.
Il inspire, et monte à nouveau sur la branche, étendant les bras à l’horizontale pour garder son équilibre. Ce n’est déjà pas facile de la parcourir de bout en bout, alors le faire sans qu’aucune clochette ne tinte…
Il fait un pas, puis deux, et un tintement léger se fait entendre. Il se fige, mais ne réussit qu’à perdre l’équilibre.
- Je n’y arriverai jamais, souffle-t-il, découragé.
Sans se formaliser de sa mine boudeuse, le grand rônin au bandeau sur les yeux le reprend gentiment.
- Mais si Sunîn, tu vas y arriver. Ton équilibre est bon, c’est juste une question de rythme. Il faut que tu avances suffisamment vite pour que la courbure de la branche reste constante, mais pas si vite que tu ne perdes l’équilibre. Comme ça.
En quelques enjambées, l’homme parcourt la branche, avec une incroyable agilité. Aucune clochette n’a tinté. Pourtant, il est bien plus massif que lui.
Sunîn inspire à fond. Il faut qu’il se montre digne de ses efforts et de son affection.
- D’accord. Je recommence.
Il lui avait fallu bien des nuits avant de parvenir à maîtriser cet exercice. Mais maintenant, même si certaines des prouesses de son père lui paraissent toujours tenir du miracle incompréhensible, il est capable de se déplacer dans une forêt sans faire plus de bruit qu’une ombre.
Les traces sont nettes. Entre les empreintes de sabots et les branches brisées, les suivre est un jeu d’enfant. A se demander si les bandits ont vraiment cherché à dissimuler leur présence.
Cette pensée emplit Sunîn d’une assurance proche du dédain. Ils ne savent pas encore à qui ils ont affaire ! Aujourd’hui, une troupe de bandits, demain…
Il imagine déjà un retour triomphal au château. Il chevauche avec superbe en tête de la troupe, sa cousine à ses côtés, rougissant joliment ; derrière lui chemine une longue colonne de bandits entravés à la mine patibulaire et piteuse, tandis qu’ils pénètrent dans la cour principale sous les acclamations des paysans et les regards admiratifs des soldats.
Absorbé dans ses pensées de gloire future, il sursaute quand l’ashigaru lui touche l’avant-bras, le retenant d’avancer. La cordelette est tendue au ras du sol, à deux paumes de son pied. Un peu plus loin, il discerne les plaquettes de bambou qui y sont reliées. Un pas de plus, et c’est l’alerte générale.
Découvrir le guetteur leur prend un peu plus de temps, mais les Fortunes sont avec eux. L’homme perché dans l’arbre guette la vallée et ils l’approchent par l’arrière. Il semble être seul. Ce qui ne signifie pas que d’autres guetteurs ne soient pas cachés un peu plus loin, invisibles dans l’épaisseur de la forêt. Il faut absolument le neutraliser sans qu’il ait une chance de donner l’alerte. Pas facile vu sa position.
Les deux hommes bandent leurs arcs, et s’approchent autant qu’ils l’osent. Le guetteur change de position.
Ont-ils été repérés ?
Sunîn retient son souffle. Mais l’homme se contente de s’étirer.
Avec mille précautions, ils encochent une flèche, bloquent leur respiration. Mais au dernier moment leur cible bouge, une flèche l’effleure, l’autre le manque complètement.
Le bandit jure, décoche une flèche en retour, qui se plante profondément dans l’épaule de l’ashigaru. Ya pousse un cri de douleur étouffé. Sunîn lâche une deuxième flèche à la volée. S’il ne l’abat pas...
La flèche atteint le malfrat à la gorge, et l’impact est tel qu’il bascule, tombant lourdement à terre. L’angle que fait son cou avec le reste de son corps est peu naturel.
Sunîn se penche, constate qu’il a son compte, puis revient vers le fantassin blessé après avoir vérifié qu’il n’y a aucun bruit aux alentours. Ils ont de la chance qu’il ait préféré tirer sur deux assaillants maladroits plutôt que de souffler dans la trompe qu’il porte autour du cou.
L’épaule de Ya saigne abondamment, la flèche a pénétré profondément dans le muscle.
- Ca ira, grimace ce dernier. Aidez-moi juste à enlever cette fichue flèche.
Un bandage sommaire, et le soldat se relève, un peu chancelant.
- Leur camp ne doit plus être très loin.
Sunîn hésite à lui proposer de rester là, puis hausse les épaules. Il connaît bien la mentalité des hommes du château, qui préféreraient se faire couper la langue que d’admettre une faiblesse. S’il s’en sent capable…
La forêt baigne maintenant dans la pénombre. Ils reprennent leur progression, redoublant de précautions ; heurter une autre cordelette leur serait fatal.
Puis ils sentent une agréable odeur de fumée et de nourriture arriver à leurs narines – cela vient de par là, quelque part devant eux. Oui, voilà le camp : des tentes assemblées, dissimulées par des branchages, un enclos sommaire où se trouvent quelques chevaux. Pas de signe des enfants.
Il y a six, non, sept tentes. Mais avec leur petite troupe, et l’avantage tactique de la surprise, ils n’en feront qu’une bouchée.
- Retourne au village, et dis-leur qu’on a trouvé le camp. Je les surveille.
- Hai, Sunîn-sama.
L’ashigaru s’enfonce dans la nuit. Il lui faudra bien une heure pour revenir avec les autres, suppute Sunîn. Il en profite pour aller fouiller le mort, puis s’installe confortablement dans des buissons et examine son butin.
La plupart des samurai du clan verraient d’un mauvais œil un tel larcin. Le simple fait de toucher un mort est un déshonneur qu’il convient de laver immédiatement par une purification rituelle. Mais ce genre de scrupule n’étouffe pas Sunîn, qui juge cette coutume absurde – après tout, quand il y a des batailles, ça ne pose aucun problème aux samurai du clan de déambuler couverts de sang de la tête aux pieds. Et surtout, personne ne l’a vu.
En faisant l’inventaire des possessions dérobées au mort, il a encore moins de regrets. Une trompe de chasse de belle facture. Une bourse avec quelques pièces. Et surtout, un étrange tube en métal, qui luit doucement. Qu’est-ce que cela peut bien être ? Il le retourne, le soupèse, le manipule dans tous les sens. Une section bouge, il tire, et se retrouve avec un tube étroit d’un côté, large de l’autre, long d’environ trois paumes. Le tube est bouché aux deux extrémités – ce n’est donc pas une sarbacane. A moins que l’ouverture ne soit volontairement occultée ? Ce n’est pas non plus une masse, c’est trop léger, et il n’y a pas d’extrémité contondante.
Sunîn finit par ranger l’objet dans sa manche en haussant les épaules. La résolution du mystère attendra qu’il fasse jour.
Soudain, un cri s’élève dans le campement. Une voix féminine, et terrifiée.
- Yamete ! Yamete ! Lâchez-moi ! Arrêtez !
D’un bond, le jeune homme est debout. Une jeune femme en détresse ! Il n’y a pas le moindre instant à perdre !
Les cris proviennent d’une tente un peu plus grande que les autres. Sans hésiter, Sunîn se dirige vers l’arrière de la tente, tranche d’un geste vif la toile de celle-ci, et se rue à l’intérieur dans le même mouvement.
L’homme est à quatre pattes, à demi-nu, au-dessus d’une jeune fille terrifiée, qu’il maintient par les poignets d’une main tandis qu’il tente de l’autre de défaire son fundoshi. Son visage empourpré et mal rasé a un air parfaitement ahuri.
- Nani… ? Quoi… ?
C’est tout ce qu’il a le temps d’articuler avant que le katana de Sunîn ne morde profondément dans sa nuque, le décapitant sans autre forme de procès. La jeune fille pousse un cri suraigu alors que le corps décapité s’effondre sur elle dans un flot de sang, l’aspergeant abondamment. Sunîn repousse du pied la carcasse du bandit, et s’apprête à rassurer la jeune fille terrifiée. « Vous êtes sauvée, vous n’avez plus rien à craindre. Je m’appelle Matsu Sunîn. » Ou peut-être doit-il simplement lui donner un kimono en émettant un grognement viril ? Il imagine déjà ses remerciements éperdus et les pleurs de reconnaissance de sa famille quand un pan de la tente se soulève, et une chose entre dans la tente. Ca doit bien faire deux mètres de haut, et ça ressemble à une énorme masse de muscles agglomérée, avec de tout petits yeux enfouis sous des arcades sourcilières surdimensionnées.
Hu ho. Les choses se compliquent. Un lutteur de sumo. Non. Les lutteurs de sumo ont plus de ventre.
La chose n’a pas d’armes, mais vu les battoirs couturés qui lui tiennent lieu de mains, il n’en a pas besoin. Ses yeux minuscules s’arrondissent comme deux zeni rouillés en voyant le spectacle, et il émet une sorte de barrissement avant de se ruer vers le jeune homme.
Sunîn se fend en un superbe coup d’estoc à la gorge, mais il a oublié la mare de sang dans lequel il patauge. Sa magnifique attaque destinée à changer le monstre en yakitori se transforme en glissade non contrôlée, et le sabre ne fait qu’érafler la joue de son adversaire. La bonne nouvelle, c’est que le poing massif de ce dernier le rate également. Sunîn roule sur le côté, et tente de faucher sa cheville, en une attaque beaucoup moins orthodoxe mais probablement plus adaptée.
Il rate le tendon d’Achille, mais a la satisfaction de sentir son sabre entailler profondément le mollet de son adversaire. Le monstre beugle, avant de l’aplatir sous ses deux cent kilos comme la pâte de riz des gâteaux de l’an sous le maillet. Le souffle coupé, Sunîn lâche son sabre devenu inutile, et se débat comme un beau diable pour s’extraire de sous son adversaire. L’entreprise est très, très loin d’être évidente. En désespoir de cause, attrapant son tanto, il le lui plante dans le flanc, et utilise la lame comme levier. L’autre pousse un cri épouvantable, et lâche prise.
La joie de Sunîn est de courte durée, car par la déchirure de la tente arrivent un, puis deux bandits. Ca commence à sentir le roussi.
Profitant de sa distraction momentanée, un poing massif emboutit sa figure, lui faisant découvrir toutes les constellations nocturnes d’un seul coup.
Bon, j’aurais peut-être dû attendre l’arrivée des autres, a-t-il le temps de penser avant de sombrer dans l’inconscience.
Noir. Douleur. Une sensation glacée sur sa figure. Ses yeux papillotent alors qu’il reprend conscience - et regrette de l’avoir fait.
Il faut dire que la situation est franchement désagréable.
Il est dans le plus simple appareil, suspendu par les poignets, entouré d’un cercle de bandits ricanants. Le colosse de tout à l’heure a un bandage autour du torse, un autre autour du tibia, et l’air mauvais.
- Ca y est, il émerge, commente celui qui tient le seau d’eau à moitié vide, un petit au nez pointu et à l’allure de fouine.
- Toi, là ! l’apostrophe le gros. Combien êtes-vous ?
Tiens, il sait parler.
- Je m’appelle Matsu Sunîn ! répond fièrement l’intéressé.
Même s’il a l’impression que ses épaules distendues vont se déchirer sous son poids, ce n’est pas une bande de malfrats mal dégrossis qui va l’impressionner. Autant leur apprendre la politesse.
En guise de réplique, il se prend un direct au foie qui le plie en deux. Finalement, la douleur aux épaules est très supportable.
- Ce n’est pas la question qu’on t’a posée, dit la Fouine en se penchant vers lui, un sourire inquiétant aux lèvres.
Il profite de cette proximité momentanée pour lui cracher au visage.
- Aki, je pense qu’il en veut encore, commente posément la Fouine en s’essuyant la figure.
Le gros – Aki – se met alors en demeure de lui bourrer les côtes de coups de poings.
Quand il s’interrompt enfin, sa victime hoquette de douleur.
- Vous êtes combien, on a dit ! beugle le monstre.
Sunîn ferme les yeux. A-t-il encore une seule côte intacte ? Ou son thorax n’est-il plus qu’une purée infâme ?
Une heure. Une heure pour qu’ils arrivent. Combien de temps est-il resté inconscient ? Cinq ? Dix minutes ? Plus ? Il faut qu’il tienne bon.
- Je m’appelle Matsu Sunîn ! répète-t-il d‘une voix qu’il veut ferme et pleine de défi, mais qui ressemble au piaillement d’un moineau nouveau-né.
Soudain la Fouine empoigne ses honorables attributs et les tord sauvagement. Tout devient blanc et le jeune homme manque de s’évanouir de douleur. Heureusement que ce n’est pas le gros qui s’y est mis, sinon ses chances d’avoir une descendance seraient sérieusement compromises…
- Alors ? On t’écoute !
Quand il a repris son souffle, Sunîn leur fait son plus beau sourire – pas facile avec l’hématome ornant sa mâchoire douloureuse et la douleur lancinante de son bas-ventre – et répond :
- Je m’appelle Matsu Sunîn.
Cette fois, le coup de poing le renvoie directement dans les limbes.
Quelques instants – heures – minutes s’écoulent. Quand il émerge à nouveau, les bandits sont en train de discuter entre eux.
- C’est un samurai – il ne parlera pas. On perd notre temps. Autant s’en débarrasser.
- Tout le monde parle. Suffit d’y mettre les moyens.
- De toute façon, il n’y a personne. On a regardé.
- Ah ouais, comme la dernière fois…
- Quoi !
Ah, ça commence à dégénérer, pense Sunîn derrière ses paupières douloureuses. Allez-y les gars, je ne suis pas pressé…
- Moi, je connais une méthode qui va le rendre plus bavard qu’une pie ivre, dit la voix venimeuse de la Fouine. Apportez le brasero.
Au milieu des murmures excités des bandits, la suggestion recueille l’assentiment général. Ce n’est pas tous les jours qu’ils ont l’occasion de s’amuser avec un samurai de clan.
Quelques minutes plus tard, dans un brasero rouillé des fers rougissent lentement. La fumée épaisse pique les yeux.
Le jeune homme a bandé sa volonté pour résister à ces nouveaux sévices, mais à la vue des fers en train de chauffer, il ne peut s’empêcher de blêmir. Devinant son désarroi, les bandits ricanent, lui font des promesses doucereuses, lui expliquant par le menu ce qu’ils vont lui faire. Sunîn se sent défaillir rien que d’entendre ces abominables descriptions. Non, ce n’est pas possible ! Fortunes Vénérées, je ne veux pas finir ainsi !
Enfin, les fers sont chauffés à blanc. L’un des bandits lui tire les cheveux.
- Eh, réveille-toi ! La fête commence !
Sunîn relève la tête. Tant qu’à mourir…
Le fer incandescent envahit son champ de vision, l’odeur âcre, métallique, le suffoque. Dans la forêt, derrière le tisonnier flamboyant, il lui semble discerner des silhouettes sombres – à moins que son imagination lui joue des tours ? Non, ça a bougé, il en est sûr, enfin presque. Ils arrivent, ils sont là !
Cette pensée galvanise son courage, et alors que le fer incandescent se pose sur son torse, que la douleur irradie et explose dans tout son corps, de toute la force de ses poumons il hurle « MATSUU ! » avant de s’évanouir à nouveau.