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par matsu aiko » 08 nov. 2011, 22:45
Bon, résumons la situation, pensa Kentohime.
Pour commencer, le château.
L’enceinte en bois était endommagée du côté nord et du côté est, mais dès qu’ils auraient reçu leur chargement de bois, c’était l’affaire de deux jours de travail, selon le charpentier.
De façon plus inquiétante, les fondations, une enceinte maçonnée de la hauteur d’un cavalier, présentaient une fissure sur le mur est, probablement due à un glissement de terrain. Fissure qui risquait de s’agrandir, le terrain avoisinant étant gorgé d’eau. Assainir la muraille demanderait des travaux de terrassement importants, il faudrait creuser des fossés tout autour du château, qui draineraient l’excès d’eau et permettraient les réparations, d’après les manœuvres.
La tour principale était en bon état, hormis quelques moellons descellés, qu’il fallait réparer rapidement. L’un d’eux avait failli lui tomber sur la tête alors qu’elle examinait les fondations. Les bâtiments latéraux étaient en meilleur état qu’il ne semblait de prime abord. Ils permettaient d’héberger une bonne centaine de personnes, largement plus que la garnison actuelle. Bien sûr, il faudrait remplacer le toit de chaume des écuries, mais ce n’était pas la paille qui manquait.
En terme d’armement, le château bénéficiait de deux trébuchets et de deux balistes, bien entretenus par Ikoma Fumiko. Les armes et armures disponibles permettaient d’équiper les troupes actuelles, mais guère plus, et de nombreux équipements étaient réparés avec des moyens de fortune et usés jusqu’à la corde. Si une armure cédait, il n’y avait pas de pièces de rechange. Heureusement, c’était quelque chose auquel Kentohime avait pensé, et le forgeron du château, Togai, mari de Fumiko avait accueilli ces ressources inespérées avec enthousiasme. Avec les pièces qu’elle avait apporté, il se faisait fort de remettre en état les armures existantes et d’en assembler cinq supplémentaires.
Kentohime fit la grimace. Les troupes, c’était le point le plus crucial.
Elle récapitula, comptant sur ses doigts les différentes familles.
Un, le vieux seigneur, Nagoya, sa petite fille Yoko, âgée de quinze ans, son petit fils Ichiro, huit ans. Leurs parents étaient décédés – morts au combat, de ce qu’elle avait pu comprendre.
Deux, son conseiller Roku, à peine plus jeune que son maître, son fils Tomaru, trente ans, capitaine de la garnison, sa belle-fille Masumi, vingt-cing ans, enceinte de son quatrième enfant, sa fille Naoko, dix-huit ans, en charge des archers.
Trois, Fumiko et Togai, tous les deux la trentaine, respectivement en charge des engins de siège et de la forge, et leurs trois enfants.
Plus trente ashigaru, entraînés et équipés.
Et c’était tout.
Trente-cinq combattants, dont cinq samurai.
Comment avaient-ils pu tenir aussi longtemps ?
Leur arrivée avec les vingt hommes d’armes de la milice avait plus que doublé le nombre de samurai, et presque la totalité de l’effectif.
Koui était parti au village mitoyen, Nishi Mura. Elle espéra – très profondément et très sincèrement – qu’il reviendrait avec des forces vives, tant pour effectuer les travaux de terrassement que pour renforcer la garnison.
- Un trou à rats, un tas de cailloux entouré d’une palissade ! Peuh ! Est-ce donc à cela qu’en est réduit le clan du Lion pour garder la frontière ! De mon temps, jamais il n’y aurait eu un tel laisser-aller !
- Allons, justement, c’est parce que la situation est grave qu’ils ont été envoyés ici…Le gouverneur l’avait bien dit, que le vieux seigneur n’avait plus toute sa tête…
- Parce que tu crois un seul mot de ce qui est sorti de la bouche de ce traître ? Ma pauvre fille, tu es bien naïve ! Ils se sont faits complètement avoir, voilà la vérité !
- Dans toute destinée, il y a un dessein, ce n’est pas parce que celui-ci est caché qu’il n’existe pas.
- Caché, c’est le cas de le dire ! Une vraie purée de pois ! Comme ici, tiens…
- J’ai peur…dit la petite.
Il y eut un silence que Koui accueillit avec soulagement, et un peu d’inquiétude en entendant les exclamations étouffées des autres.
- ….Est-ce que tu crois qu’ils vont me faire du mal ?
- Non, répondit-il fermement, tendant son esprit pour percevoir ce qu’elle voyait, mais déterminé à la rassurer. Tant que je serai là, ils ne te feront pas de mal.
Oui, il la sentait aussi, toute cette animosité, toute cette colère. Il ne savait pas d’où elle émanait, de la sensation tenace d’inutilité que lui avaient laissé ses divers entretiens avec des interlocuteurs peu enclins au dialogue, de la présence d’esprits hostiles, ou de l’atmosphère même de ce lieu voué à la guerre.
L’hostilité était bien présente, dans l’obéissance maussade, vaguement méprisante, des soldats, dans le chagrin du karo, dans la défiance du petit-fils de Nagoya et la fureur tout juste contenue de ce dernier envers les intrus venus le déposséder de sa responsabilité séculaire.
Mais elle était présente aussi entre les soldats de la forteresse, et ceux de la Cité de l’Honorable Sacrifice, qui se regardaient en chiens de faïence depuis leur arrivée.
Il avait fait de son mieux pour la désarmer, allant voir les uns et les autres, se présentant avec sa douceur et sa bienveillance coutumières. La plupart l’avaient écouté sans mot dire, certains s’étaient plus ouverts en apprenant sa qualité de médecin. Tomaru, le capitaine de la garnison, lui avait même adressé une supplique inattendue de la part de cet homme qu’on devinait par ailleurs solide et courageux. Masumi, sa belle-sœur, était proche du terme, et l’enfant ne se présentait pas bien. Pouvait-il faire quelque chose ?
Koui avait senti dans ses propos une sincérité urgente, l’avait rassuré de son mieux, et promis qu’il irait la voir.
Masumi était une jolie jeune femme au visage volontaire mais creusé par la fatigue, qui en dépit du stade avancé de sa grossesse continuait à superviser le ravitaillement et la distribution des vivres dans le château, ainsi qu’à s’occuper de ses deux jeunes enfants. Son époux, le frère cadet de Tomaru, était mort au combat, et Kei, son premier fils, à neuf ans était encore trop jeune pour porter les armes. Malgré les cernes accentués sous ses grands yeux noirs et son ventre distendu, Koui sentait chez elle une force d’âme peu commune.
La sage-femme du village avait déjà tenté de changer la position du bébé, mais à quelques jours du terme, l’enfant se présentait toujours par le siège. Masumi semblait aussi fataliste que son beau-frère était inquiet, et accueillit les propos rassurants du jeune homme sans autre commentaire que :
- Si mes ancêtres me prêtent leur force, je vivrai.
- Cela va de soi, Masumi-san. Cela va de soi...
Koui sourit et inclina respectueusement la tête.
- Cependant, n'oublions pas que les ancêtres veillent sur nous et observent nos actions, mais c'est à nous qu'il revient d'agir. Ils nous prêtent force et sagesse, nous ne devons pas être des fardeaux en nous reposant entièrement sur eux. Ils ont déjà vécu leurs vies et fait leurs propres choix. Ils peuvent être nos conseillers, nos guides, nous aider s’ils le souhaitent, mais nous ne devons pas entièrement nous reposer sur eux sans nous investir nous-mêmes avant tout...
Masumi lui jeta un regard surpris et répondit respectueusement :
- Je suis honorée par l'attention que vous voulez bien prêter à une simple mère de famille ainsi que par la sagesse de vos propos, Koui-sama. Cependant... Pardonnez-moi cette question, mais vous n'êtes pas né dans le clan du Lion, n'est-ce pas ?
Koui sourit puis répondit :
- Parce que vous pensez que la Roue Céleste varie d'un clan à l'autre ? Vision intéressante, mais qui vous attirerait les foudres de nombres d'éminents spécialistes... Allons, ne vous posez pas trop de questions, si vous croyez en eux non seulement d'une façon forte, mais aussi sincère, et pure, vos ancêtres vous soutiendront, à n'en pas douter. Oh, je vois que je vous ai troublée, veuillez m'en excuser. Ce n'est point le lieu ni le temps, j'entends déjà les reproches m'assaillir... Et je ne voudrais pas vous importuner plus avant.
Il s’éloigna, baissant peu à peu la voix.
- Oui, oui, je m'en vais. Ne vous inquiétez pas, elle comprendra un jour…
Juste avant de sortir il lui lança :
- Portez-vous bien, Masumi-san, je sais que certains vous observent d'ores et déjà...
La jeune femme le regarda partir, perplexe.
Enfin Koui était allé au village.
Le chef du village était un vieil homme, du nom de Puit. La sage-femme, Pluvier, faisait aussi office de rebouteuse. Il y avait également un potier. Le reste du village était composé d’une cinquantaine de familles, des fermiers et des pêcheurs.
Les villageois se montrèrent passablement intimidés par son arrivée. Qu’un samurai, et a fortiori un jeune seigneur, prenne la peine de venir les voir, les jetait dans l’embarras le plus total. Koui entreprit alors de parler aux enfants, s’enquérant du nom et des goûts de l’un, des avis de l’autre, discutant avec eux avec sa simplicité coutumière, comme s’il avait toujours été là. Il n‘en fallut pas plus pour qu’il se retrouve entouré d’une nuée d’enfants lui posant des dizaines de questions. Riant de leur curiosité dévorante, il se tourna vers Puit :
- Eh bien, ils sont très éveillés….Qui se charge de leur éducation ?
- C’est moi, seigneur, se courba le vieil homme, craignant une réprimande. C’est parce que leurs parents sont aux champs…
Koui le félicita, le vieux eut un large sourire édenté. La glace était rompue.
Au travers de leur conversation, il devina leur vie très dure, menacée à la fois par l’ennemi, qui pouvait à tout moment survenir et détruire le fruit de leurs efforts, et par les inondations et les intempéries, tout aussi imprévisibles. Comme au château, ils vivaient dans un état d’alerte permanente. Les travaux des champs avaient lieu sous l’œil vigilant de plusieurs guetteurs, souvent les enfants, qui tiraient une grande fierté de cette mission importante.
Il rentra à la forteresse un peu rasséréné. Là au moins, il avait apaisé les esprits.