Après à peine quelques mètres de déambulation dans les superbes jardins de l'Académie, Ito s'immobilisa soudainement.
Il ne parla qu'après dix secondes de silence.
- Il y a un combat qui se déroule à l'ouest dans les jardins !
Tous les protagonistes s'immobilisèrent et entendirent à leur tour des lames qui s'entrechoquaient.
Un peu plus loin, en surplomb à l'ouest se profilait dans la faible lumière des lanternes en papier, un pont en teck enjambant un petit ru artificiel qui barrait le jardin et irriguait les plantations.
Après ce pont, la douce colline descendait vers un bosquet de pins.
C'est des environs de ce bosquet que provenaient les sons d'un combat.
Les jeunes gens se précipitèrent vers les sons et la brutalité de ce qu'ils virent les paralysa un instant.
A la lisière du bosquet, cinq corps étaient allongés, certains baignant dans leur sang, tandis que d'autres étaient démembrés.
Tous appartenaient au clan du Blaireau.
Quatre étaient des bushi de ce clan, mais le plus choquant de la scène était encore le dernier samurai.
Ce n'était autre que Ichiro Akitomo-sama et de sa poitrine et de son cou émergeaient deux shuriken dont les formes en étoiles reflétaient la faible lumière de la lune et des lanternes.
Des bulles de sang jaillissaient par saccades de sa gorge tranchée et il s'affaissa en arrière sur le sol, sous les yeux des jeunes postulants.
Avant que ces derniers ne reprennent leurs esprits, un voix leur parvint de derrière.
- Mais que faites-vous là !!
En se retournant soudainement, tous virent Bayushi Sugai, le kimono maculé de sang frais, un sabre dégoulinant de sang à la main.
- Je vous retourne la question Sugai-san. Que faites-vous sur le lieu d'un crime, l'arme ensanglantée ? Fut la plus prompte à répondre Otaku Shiko.
- Ceci ne vous regarde en aucune façon Otaku-san. Les actions des Kuge ne regardent tout simplement pas les Buke.
- Cela intéressera surement la Garde, lui rétorqua l'impétueuse Otaku.
- Héler les gardes Daidoji était précisément ce que je m'apprêtais à faire répondit Sugai du tac au tac.
Joignant l'acte à la parole il se dirigea vers les bâtiments les plus proches où stationnaient deux grues de fer.
Pendant cette petite altercation, ni Sangkai ni Kenji n'étaient intervenus.
Au lieu de se focaliser sur ce que disait Sugai, ils observaient les détails de la scène et quelque chose ne collait pas.
Si, comme il le disait, Sugai avait poursuivi un des assassins de Ichiro Akitomo-sama, pourquoi le yojimbo félon n'avait-il des plaies que sur l'avant du torse et la gorge et surtout pourquoi son katana était-il rengainé ?
- Je sais reconnaître une opération Scorpion quand j'en vois une, murmura Sangkai.
- Je veux bien te croire sur ce sujet, lui souffla Kenji.
Ressentant une bizarre sensation Kenji leva un moment les yeux vers un bosquet proche et crut voir une ombre s'éloigner.
Leur dialogue, bien que très discret, n'avait pas échappé à Otaku Shiko qui intervint de façon impromptue.
- Sangkai-san à raison, ce ne peut être que vous et vos sbires, Bayushi Sugai, qui avez tué le daimyo du clan du Blaireau. J'en suis persuadé et ferai tout pour vous confondre !
- Vous outrepassez votre statut jeune Otaku en sous-entendant que je pourrais être l'instigateur de cet acte déshonorant. Si je n'étais pas si magnanime avec les belles femmes je pourrais en prendre ombrage et vous en demander réparation.
- Surtout que je pense qu'il y a toutes le preuves nécessaires à l'accusation d'un autre samurai, dit Sangkai, j'en aurais en tout cas déposé si j'avais été à la place de l'instigateur de cet acte abject.
Avant que la discussion ne s'envenime vraiment, une patrouille Daidoji qui avait entendu les éclats de voix arriva sur les lieux.
Appréciant rapidement la situation, la patrouille appela du renfort, le magistrat de garde et rassembla les différents protagonistes, Sugai compris, dans la grande salle du banquet, qui était en cours de nettoyage.
Tandis que les différents serviteurs réaménageaient la grande salle de banquet pour une audition – ils aménageaient d'ailleurs un dais pour les seigneurs qui ne manqueraient pas de statuer sur cette sordide et gênante affaire – tous les jeunes samurai, ou presque samurai, s'installèrent en face du-dit dais sur des coussins disposés à leur intention.
Au bout de quelques minutes, entrèrent Doji Satsume-sama, son fils et daimyo de la famille Doji, Hoturi-sama, ainsi que Akodo Toturi-sama, Bayushi Shoju-sama, Daidoji Uji-sama et enfin Otomo Banu-sama en tant qu'observateur impérial.
Shoju et Satsume se rapprochèrent et improvisèrent un conciliabule dans un murmure indéfinissable et tandis que les autres daimyo prenaient place sur le dais, Shoju resta en retrait derrière le Champion d'émeraude.
Un moment plus tard, sans que personne ne puisse dire réellement quand, Shoju avait disparu.
Se tournant vers son fils et Daidoji Uji puis vers Kenji et ses amis, le Champion d'émeraude prit la parole :
- Y-a-t-il quelqu'un, samurai ou non, qui soit à même de m'expliquer ce qui se passe ici et d'éclairer de sa sagesse ce très regrettable incident ?
Hoturi regarda son père d'un air ébahi, alors que Daidoji Uji se tourna vers Kenji et ses amis.
Merci bien du cadeau Uji-sama, pensa Kenji.
C'est Sugai, relevant la tête, qui répondit, avec aplomb, à la question de Satsume-sama.
- Si je puis me permettre d'intervenir, Satsume-dono, bien que n'étant pas encore samurai, je suis le mieux placé pour répondre à cette question. J'y étais. C'est en rentrant dans mes quartiers après le banquet que j'ai entendu un bruit de lutte près du petit bosquet. N'écoutant que mon sens du devoir j'entrepris donc d'aller voir ce qui se passait. Le Chaos était total et il m'a semblé que certains des gardes du corps du regretté daimyo du clan mineur du Blaireau se soient retournés contre leurs collègues et leur seigneur. En voyant un des assassins s'enfuir, je l'ai poursuivit et l'ai exécuté.
- Et vous jeunes gens et jeunes samurai, avez vous vu quelque chose qui corroborerait ou infirmerait le témoignage de Bayushi Sugai-san ? Demanda Satsume-sama.
- Nous sommes hélas arrivé trop tard Satsume-sama, répondit Sangkai-san. Au moment où la scène nous apparût, Ichiro Akitomo-sama rendait son dernier souffle. Personne n'était visible, hormis les corps des victimes. Peu après, nous entendîmes un râle d'agonie et vîmes Sugai-sama revenir vers le haut de la colline, un katana ensanglanté à la main, surpris de nous voir là.
- Si vous me permettez une remarque, intervint Kenji, il y a tout de même une incohérence dans la déclaration du noble Bayushi Sugai-sama. Si comme il le dit, il a poursuivi un des agresseurs, pourquoi ce dernier, que nous avons inspecté, ne portait-il que des plaies sur l'avant du torse ? Et pourquoi son katana était-il dans son saya ? Le sabre était-il même souillé ? On peut se le demander.
- Sugai-san, un commentaire ? Fit Satsume le regard dur et le sourcil relevé.
- Mais bien sûr Satsume-dono, l'assassin me sentant sur ses talons s'est retourné pour tenter de m'asséner un coup de taille. Mais j'étais prêt ! La supériorité de l'école Bayushi dans la rapidité d'exécution fit le reste. Quant à son sabre... peut-être est-ce lui qui a lancé les shuriken. Je remarque toutefois que l'on met en doute ma parole. De la part de samurai subalternes je ne saurais le tolérer.
Sentant Kenji se raidir, Sangkai intervint promptement.
- Chacun sait ici qu'effectivement l'école de bushi de mon clan est rapide à l'exécution. Cela peut en effet expliquer les blessures du yojimbo Ichiro.
- D'autant, intervint Daidoji Uji qui terminait un conciliabule avec le magistrat de garde, que l'on vient de m'informer qu'il a été retrouvé sur les corps de certains des assassins des preuves incriminant le karo de feu Akitomo-sama, ainsi que des preuves de l'intervention d'assassins professionnels.
Le mot n'avait pas été prononcé, mais tous les protagonistes de la scène l'avait en tête : ninja.
Les mythiques assassins du clan des secrets, sensément dissous par Bayushi lui-même il y a mille ans et dont les récits murmurés dans la pénombre des foyers, faisaient trembler même les plus puissants daimyo.
Satsume, les yeux dans le vide, passait inconsciemment son index droit sur l'horrible cicatrice de sa joue.
Soudain, il se dressa et déclara d'une voix forte :
- Moi, Doji Satsume, Champion d'émeraude et daimyo du clan de la Grue, tiens solennellement et publiquement à remercier le jeune Bayushi Sugai pour la promptitude et l'efficacité de sa réaction dans cette triste affaire. En tuant un des assassins du regretté Ichiro Akitomo-sama, nous privant hélas d'un suspect à interroger, il a en partie lavé la honte de l'affront fait à mon clan et à cet illustre événement qu'est le gempukku de Tsuma. Qu'il en soit ici remercié.
- Père... Murmura faiblement Hoturi-sama, apparemment contrarié.
Sa diatribe, pourtant, n'alla pas plus loin, anéantie dans l'œuf par la froideur du sévère regard que lui porta son père.
Comment osait-il l'interrompre.
- Je déclare ce meurtre élucidé. L'enquête est terminée.
L'affaire était close. Ainsi en avait décidé le deuxième personnage le plus puissant de l'empire : le Champion d'émeraude.
Il était clair pour toutes les personnes dans la salle, que de près ou de loin, Sugai était impliqué dans ce meurtre. Bien plus qu'il ne le prétendait. Mais vu qu'il aurait été incapable de tuer seul six yojimbo et qu'il n'avait pas été trouvé de traces de complices, il aurait été contraire à l'honneur et une perte de face que de dire tout haut ce que tous pensaient tout bas.
C'est à se moment, que, n'y tenant plus, Otaku Shiko explosa.
- Mais... C'est un assassin ! Il ne peut pas s'en sortir ainsi !
La salle se fit plus silencieuse qu'une tombe.
Tous les regards convergèrent vers la jeune membre du clan de la Licorne, tandis qu'elle réalisait son erreur.
Seul le sifflement de la respiration de Doji Satsume était audible à présent.
C'est Sugai qui rompit le charme en déclarant :
- Vous avez insulté l'honneur de ma Dame et de son serviteur ! Cette insolence ne peut être lavée que dans le sang !
Bien qu'aux portes du gempukku et sans être encore samurai, les jeunes gens devaient agir dans l'honneur et dans l'observance du bushido. L'insulte faite à Bayushi Sugai et au Champion d'émeraude n'appelait qu'une unique réponse : le duel à mort.
C'est pourquoi Doji Satsume, l'air sombre, acquiesça de la tête.
Le duel fut rapide.
Otaku Shiko était surclassée par la technique de duelliste de Bayushi Sugai.
Les deux jeunes gens se firent face et en un battement de cœur la cause fut entendue et la jeune Licorne fut tranchée au niveau de l'abdomen. Elle s'écroula dans son sang et ses viscères, tandis que de l'ichor coulait du rictus de douleur formé par sa bouche.
Aucun des jeunes gens ne réagit avant la fin, avant la mort de la belle Otaku.
Mais après le départ des daimyo et de Sugai, triomphant, Kenji se leva et replaça le visage de Shiko. Puis il lui lissa les cheveux et murmura :
- Par Amaterasu, Shiko-san, qu'avez-vous fait là ? Pourquoi n'avez-vous pas chercher aide et réconfort vers moi ? J'aurais pu vous sauver ! Bayushi Sugai mourra pour cette ignominie, je vous le jure sur mon honneur. Et ce sera fait dans les formes, après l'exposé de toutes ses turpitudes.
- Venez Kenji-san. Nous n'avons plus rien à faire ici, lui dit Sulimane.
Et en effet, des eta attendaient le bon vouloir des jeunes postulants pour nettoyer la salle.
Pourtant, à peine sortis de la salle les six jeunes gens se heurtèrent à Daidoji Uji et son escorte qui les attendaient.
- J'ai perdu la face ce soir, entama sans préambule Uji-sama. Cette histoire a le goût du Scorpion, mais je ne puis plus rien y faire étant donné que Satsume-sama a déclaré l'affaire close. Pourtant, je refuse que quiconque vienne tuer des invités du clan de la Grue qui plus est sous MA protection. Si je ne peux agir, vous le pouvez. Jusqu'à demain vous n'êtes pas encore des samurai. Vous avez donc plus de latitude dans l'interprétation des ordres des puissants de ce monde. Retrouvez les instigateurs de cette ignominie, ainsi que les vrais assassins et vous trouverez en moi un allié fidèle.
Et Uji se pencha pour saluer Kenji et ses amis.
- Vous avez ma parole, s'entendit répondre Kenji.
Mais dans tous les regards pouvait se lire la même résolution. Sugai et les autres allaient payer.
Guidés par Ito-san, les jeunes postulants retournèrent sur les lieux du crime, qu'ils entreprirent de fouiller afin de trouver des indices.
Hélas, les assassins n'avaient laissé que peu de traces et les magistrats Doji et Daidoji avaient consciencieusement ratissé le périmètre.
Malgré tout, guidé par une intuition curieuse, Sangkai examina les branches basses des pins qui longeaient la zone du meurtre.
Il murmurait et pratiquait de temps à autre de discrètes passes avec ses mains.
Enfin, il grimpa, plutôt prestement d'ailleurs, les premières branches d'un des pins soumis à son regard inquisiteur et sembla y trouver quelque chose.
Il héla les autres et leur montra sa prise : un tout petit morceau d'étoffe noire d'une soie magnifique.
Les bords en étaient surpiqués trois fois et la soie ondulait au toucher. A n'en pas douter une soie de samurai de haut statut.
Or, l'arbre se trouvait à l'opposé de la scène de combat entre Sugai et le yojimbo.
Une seule conclusion pouvait être tirée de ce bout de tissus : Au moins une autre personne se tenait tapie là. Ce qui mettait à mal l'histoire de Sugai.
A partir de l'arbre, Ito, en pisteur exceptionnel découvrit de très légères traces de pas qui semblaient se diriger dans la forêt. Ces dernières disparaissaient assez vite, mais le petit Crabe put du moins déterminer la taille du possesseur du pied ayant foulé ce sol : c'était un homme de grande taille, environ un mètre quatre-vingts.
- Il nous faut donc trouver un homme athlétique, de haute lignée, de grande taille et dont les activités nécessitent de lui de la discrétion, des talents d'assassin et la fâcheuse habitude de parfois s'habiller en noir. J'ai déjà ma petite idée, confirmée d'ailleurs par les différents kami du bosquet que j'ai interrogé.
- Il faudra tout de même, Sangkai-san, que tu nous expliques d'où te viennent toutes ces connaissances sur les personnes qui prisent de s'habiller en noir, s'étonna Kenji.
- Héritage familial, lui répondit laconiquement Sangkai.
A / K