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par Kakita Kyoko » 04 mai 2008, 21:11
Shizue ferme les yeux et appréhende les battements de son cœur. Elle sent le corps de Jocho glisser contre le sien. Dans l’obscurité, il ne peut voir le rouge qui vient à ses joues, il ne peut pas ressentir le sentiment de honte à l’envie qu’elle a de lui. Il se glisse, s’immisce, elle s’entend gémir et son corps chavire dans la vague des sensations intenses, contradictoires, ravageuses. Elle le sent pressant, passionné, l’eau lèche ses jambes et son esprit s’éveille. Quelque chose ne va pas. Pourtant elle sent la douce chaleur atteindre ses reins, irradier en elle. Une eau noire engloutit sa chevelure et tout bascule. Son esprit s’agite, ses pensées glissent dans l’encre poisseuse qui atteint son visage, elle se débat entre les bras de Jocho, ses yeux se posent sur lui mais il s’évanouit avec ce sourire ironique, tandis que des tentacules le remplacent, glissent, enlacent son corps nu, l’enserrent pour l’attirer dans le néant. L’eau s’immisce dans sa bouche, elle hurle.
L'obscurité la saisit quand elle se relève sur sa couche, le coeur battant, le souffle coupé par l'horreur de la scène. Elle tremble de partout, se sent glacée, comme morte. Les larmes viennent, elle sont brûlantes, brûlantes et salées.
Ses doigts cherchent la lanterne, ses larmes l'aveuglent, elle met du temps pour jeter la lumière dans la petit pièce simple.
Hagarde, elle enfile son manteau. Il lui est impossible de rester ici, de vivre, de respirer dans cette ville. Pire, elle ne peut plus vivre sans penser à lui, à ce qui s'est passé, sans craindre l'opprobre. Comment regarder son oncle en face ? Elle ne pourra pas.
L’eau coule sans discontinuer sur ses joues, elle glisse le tanto dans sa ceinture, serre les pans de soie bleue de son vêtement, un bleu si pâle qu'on dirait de la glace. Elle suffoque, rien ne l'aidera plus ici bas. Trois nuits qu'elle fait ce cauchemar, trois nuits où il est venu avant de la délaisser, elle ne peut plus. La prière ne l'aide pas, la paix ne vient pas. Il n'y a que l'absence, le remord, la honte. Elle sort, se met à courir tant bien que mal, son visage est inondé, dans les couloirs sombres du temple on dirait un fantôme qui s'évanouit derrière chaque colonne, l'âme meurtrie, comme son corps à la démarche abîmée.
La jeune courtisane s'est relevée de la dalle de pierre où elle prie depuis longtemps, et il lui faut quelques instants pour revenir à la réalité. Elle a toujours du mal à sortir de l'introspection de la prière, c'est parfois même douloureux.
Elle s'est désaltérée à la petite fontaine à l'entrée de la grande salle du temple, la nuit va être courte, comme beaucoup de nuits depuis déjà un moment, à vrai dire. Comment Katsumoto fait-il pour trouver un quelconque réconfort ici ? Elle ne sait pas. Mais pour elle, nulle paix, nul calme. Seulement le chagrin et la colère.
Elle entend soudain les pas précipité, les sanglots étouffés. Qui donc peut être debout à cette heure ? Sa première pensée est curieusement pour Shizue. Les deux femmes se sont croisées à son arrivée, mais elles ne se sont guère parlées. Tsukiko sait que la jeune Kakita l'observe parfois, et cependant elle ne cherche pas à l'approcher. Sans doute se méfie-t-elle. A sa place, c'est ce qu'elle ferait.
Mue par une intuition soudaine, elle se met à courir à son tour et suit le bruit des pas claudicants sur la pierre des couloirs. Shizue a atteint la grande salle et sa silhouette fine se perd derrière les immenses colonnes. Une porte claque et elle s'arrête, pétrifiée comme un animal aux abois, puis reprend sa course éperdue. Son pied lui fait mal mais elle continue. Il faut qu’elle sorte de cette ville. Sur le dallage usé par les pèlerins, elle glisse et chute durement au sol, son tanto tombe et virevolte à un ken d'elle. Le choc a été rude et ajoute encore à son humiliation. Ses mains fines se posent au sol, sa longue chevelure blanche coule sur le marbre noir, elle pleure en silence.
Tsukiko s'est approchée comme une ombre de l'endroit où elle est tombée. Son regard se pose sur elle et elle ne peut s'empêcher d'avoir le coeur serré à la vision qu’elle offre, témoin silencieux de son désespoir. Le tanto a glissé jusqu'à elle, il est tout près. Elle se baisse et le ramasse, le contemple un instant avant de le faire disparaître dans sa manche.
Elle ne mérite pas ce que Jocho lui a fait, ce que Hyobu veut qu'elle lui fasse. C'est au-dessus de ses forces de la traiter ainsi. Doucement, elle marche jusqu'à elle et s'agenouille, caresse ses cheveux, ôte l'étole de ses épaules et la pose sur les siennes. Shizue a l'air glacée.
- Chut... Venez.
La main fine l'écarte.
- Laissez-moi.
Sa peau blanche offre un contraste inquiétant sur le marbre noir.
- Non, je ne peux faire cela. Venez, s'il vous plaît.
- Non.
Sa protestation a été si faible, un souffle. Elle l'aide à s'asseoir malgré sa réticence, resserre les pans de l'étole autour de son buste, arrange le yukata sur elle. Sa main vient essuyer d'un geste très doux l'eau sur son visage, écarte les longs cheveux blancs, caresse sa joue.
- Venez.
La silhouette a côté d'elle est immobile, silencieuse, les larmes reviennent, pas un mot ne sort de ses lèvres, pas un mouvement ne laisse supposer qu'elle a la force de bouger. Tsukiko ne sait sur le moment pas trop quoi faire pour soulager sa peine, puis soudain se rapproche et la prend dans ses bras, tout contre elle. C'est le seul geste qui lui soit venu à l'esprit. Shizue a besoin de réconfort, elle doit se sentir tellement désemparée face à ce qui lui est arrivé. Un instant, un très court instant, la courtisane maudit l'imbécile qui a osé la traiter de la sorte. Elle caresse ses cheveux, la berce doucement, assise sur les dalles de pierre noire et froide du temple.
- Chut... Laissez-vous aller... ça fait du bien...
La jeune femme a cessé de penser, ressentir est si douloureux que tout son corps exprime son désarroi. Sa vulnérabilité lui fait honte, ferait honte à son oncle. Il ne supporte pas les faibles. Tsukiko frotte son dos et ne dit rien, il n'y a de toute façon rien à dire, rien à faire à part attendre qu'elle se calme. Il faut qu'elle trouve la force. La force de se lever dignement, de sortir et d'en finir avec tout cela. Elle pense à son enfance, à ce qu'elle a enduré, elle a trouvé la force de survivre aux moqueries, aux sourires entendus, elle est devenue quelqu'un. Pourquoi maintenant se sent-elle moins que personne ?
Les larmes se tarissent et comme elles le font, elle a l'impression que son corps s'est vidé de toute l'émotion qu’il sera jamais capable d’éprouver. Elle s'est doucement redressée.
- Sumimasen, je me suis donnée en spectacle.
- Ce n'est rien. Je sais ce que vous ressentez.
- Non.
Le non a été faible mais catégorique, elle tente de se relever. La courtisane à ses côtés s'agenouille et lui propose son aide, mais ne l'oblige pas à l'accepter. Refuser serait ridicule après avoir offert ce spectacle navrant à une inconnue. Comment en est-elle arrivée là ? Comment est-elle tombée si bas ? Après un instant d’hésitation, Shizue met sa main fine dans celle de l’autre femme, qui se met debout et l'aide à faire de même, lui sourit avec gentillesse.
- Vous voulez prendre une tasse de thé avec moi ? J'ai envie de quelque chose de chaud.
- Non, je vous remercie, j'ai à faire. C'est très aimable à vous.
- En pleine nuit, et avec un tanto ? Allons, venez.
- Non.
La révolte, le désarroi se lisent dans ses yeux. Tsukiko la regarde un instant en silence. Shizue lui fait irrésistiblement penser à un petit animal traqué.
- Croyez-vous vraiment que ce soit la solution ?
Sa voix est douce, il n’y a nulle trace de jugement.
Elle ne sait que répondre. Que sait-elle de ce qu'elle ressent ? Ses yeux parcourent le sol. Son arme est tombée, elle l'a entendue. La courtisane cherche son regard, tandis qu'elle tire de sa manche le tanto qu'elle a ramassé plus tôt.
- Ce n'est pas une solution, croyez-moi. Si j'avais dû céder au désespoir à chaque fois qu'on m'a ramenée plus bas que terre, je serais morte avant d'avoir eu dix ans.
Shizue se referme et tend la main pour récupérer son arme.
- Non. Vous ne méritez pas de mourir.
Les grands yeux bleus la scrutent.
- Quelqu'un comme vous ne mérite pas cela.
- Qu'est-ce que vous en savez ? Nous ne nous connaissons pas.
- Nous avons discuté un moment au palais du gouverneur, lors d'une soirée à laquelle vous avez assisté et où vous nous avez contés la Quête de l'Oiseau Miroir, vous ne vous en rappelez sans doute pas. Mais vous avez raison, à part cela, nous ne nous connaissons pas.
Shizue cherche dans sa mémoire, la soirée, ce visage. Elle ne sait plus où elle en est, c'est évident
- Venez prendre une tasse de thé avec moi, s'il vous plaît.
Tsukiko lui sourit et lui tend la main. Le regard bleu hésite, le doute l'a rongée tout entière. Seule la prêtresse Hikari a réussi à ne pas susciter sa méfiance.
- Pourquoi faites-vous cela ?
- Pourquoi devrais-je avoir une raison ?
Son interlocutrice est désarçonnée par la question.
- Je sens votre peine et cela me désole. J'ai envie de vous soutenir, de vous dissuader de faire ce que vous vous apprêtez à faire. Quelqu'un comme vous ne devrait jamais souffrir.
La jeune Grue ne sait pas quoi faire sauf essayer de se soustraire à cette aide, à ce regard qui exprime la compassion.
- Ce n'est pas nécessaire.
Elle fait un pas dans la direction de Tsukiko pour reprendre son tanto.
- Venez prendre une tasse de thé avec moi.
- J'aimerais être seule.
Le regard s'est dérobé.
- Merci. J'ignore votre nom ou je l'ai oublié.
- Tsukiko.
- Merci, Tsukiko san.
La jeune femme s'incline et se détourne, puis prend tranquillement la direction des cellules.
- Attendez.
La voix fine a résonné dans la grande salle. La courtisane ralentit le pas, mais ne s'arrête pas. Elle sait ce que Shizue veut lui demander, mais elle n'a pas l'intention de lui rendre le tanto. Elle s’est tournée vers elle et la regarde avancer doucement, s’arrête quand elle la voit peiner pour marcher. Son pied la fait souffrir ce soir, comme son âme.
- Vous avez quelque chose qui m'appartient. Tsukiko san, rendez-le moi.
- Non.
- Non ?
- Non. Vous n'avez pas voulu prendre une tasse de thé avec moi, je ne vous rends pas votre tanto.
L'esprit de Shizue a du mal à saisir le rapport, son esprit ne comprend pas.
- Venez... J'ai un excellent thé rouge dans ma misérable cellule exiguë...
Il n'y a pas d'autre moyen pour récupérer l'arme, elle hoche la tête et suit la jeune femme.
- A la bonne heure ! Je suis sûre que vous trouverez ma compagnie très supportable.
Shizue n'a aucun enthousiasme mais elle sourit poliment. Tsukiko l'entraîne dans les couloirs silencieux du temple, puis la conduit dans la petite cellule où elle loge. La jeune femme suit silencieuse, incapable de penser, de revenir au monde actuel. Elles entrent et la courtisane referme soigneusement la porte derrière elles.