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par Kakita Kyoko » 08 juil. 2008, 17:57
Tsukiko se débat farouchement, il lui serre plus étroitement le bras, tire un des costumes chamarrés sur le sol et la couche dessus sans douceur. Ça sent la poussière ; au plafond, un dragon peint déroule ses anneaux d'ombre.
De l'autre main, il tire sur son obi, qui siffle comme un serpent en glissant sur le kimono, avant de finir sa course dans un coin obscur de la pièce.
La douleur dans son épaule vrille sa conscience, mais elle ne gémit pas, elle ne crie pas, pour lui résister un peu plus, par orgueil. Ce qui se passe ici ne regarde personne d'autre qu'eux.
Il ouvre les pans de son vêtement. Les pétales vermillions s'écartent, révélant sa peau de neige. Tsukiko ne lui facilite pas la tâche, mordant, griffant comme un chat acculé, repoussant ses mains, son visage, se contorsionnant sous lui dans une tentative désespérée pour lui échapper.
Il la maintient de toute sa masse. Ses yeux sont opaques, ceux d'un étranger. Le corps délicat de la jeune femme se convulse en vain, il la cloue à terre alors que sa bouche s'empare sauvagement de la sienne, ses mains parcourent fiévreusement son corps, il pèse, de tout son poids, sur son ventre nu.
Se dégager... Se dégager à tout prix... Juste un peu... Pour attraper l'aiguchi qu'elle sent dans sa manche et le saigner comme un porc.
Elle commence à suffoquer, quand il s'interrompt pour lui plaquer les poignets d'une main, tandis qu'il défait son kimono de l'autre. Là, peut-être, a-t-elle une opportunité…
Dans un coup de rein formidable, elle s'arrache à l'étoffe qui recouvre le sol et le repousse, roule au-dessus de lui et tire dans un mouvement fébrile l'arme. Assise sur lui, elle dirige sans hésitation la lame vers sa gorge, hors d'haleine, les narines frémissantes de la rage qui ondoie dans ses iris bleus et verts.
S'il bouge, elle l'égorgera sans un remord.
Avec les réflexes foudroyants de toute une vie d'entraînement, il saisit son poignet au vol et le serre, la forçant à lâcher la lame.
- Pour qui est-ce que tu te prends ? gronde-t-elle.
Il a un sourire de loup, se redresse, et leurs regards brûlants s'affrontent au-dessus du poignard tombé à terre.
Sa main fine et pâle saisit brusquement son kimono à l'encolure et le rapproche d’elle. Ses prunelles étincellent de la colère qui flambe en elle.
- Jamais sans ma permission.
Sa bouche se plaque soudain sur la sienne avec violence tandis qu'elle le renverse sur le sol, sa langue s'y immisce et prend le baiser qu'il essayait de lui voler, ses doigts plongent dans ses cheveux et elle les saisit à pleine main, sans douceur aucune. Pris au dépourvu, Jocho a un temps d'arrêt, lui adresse un étrange regard, puis répond à son baiser avec sauvagerie.
Ses lèvres goûtent les siennes de toute la fureur qui la consume depuis qu'ils ont commencé à lutter en silence. C'est au tour de son obi de siffler comme un serpent. Au tour de la soie de ses vêtements d'être écartée sans ménagement. Au tour de sa peau de connaître la traînée incandescente qu'y laissent les doigts de Tsukiko.
Les mains de Jocho parcourent son corps avec avidité alors qu'elle le déshabille. La vague carmine du kimono s'échoue à un ken de là, quand elle s'en débarrasse. Il caresse chaque pouce de sa peau, sans lâcher sa bouche. Elle est nue sous la soie, sans le carcan habituel des bandes de coton qui emprisonnent les hanches et la poitrine, sa peau est lisse et brûlante. D'étranges tabi, retenus par des rubans noués rouge sang, gainent ses jambes jusqu'en haut des cuisses.
Il sent le parfum envoûtant, de rose et de sueur mêlé, qui monte de sa peau, se redresse. Elle passe ses bras autour de son cou, plonge son regard turquoise dans le sien, s'immobilise un bref, un très bref instant. Puis se jette à nouveau sur ses lèvres avant de s’empaler sur lui sans plus attendre.
La sensation est puissante, elle monte irrésistiblement dans son corps. Il empoigne ses reins et accompagne son mouvement. Sa bouche vient chercher ses seins, l'un après l'autre, les mordille, décuplant ses sensations.
Elle se cambre et mêle ses doigts aux siens, l’embrasse avec force et passion au moment précis où le va et vient de ses hanches se fait plus ample, plus fort, un peu plus rapide. Le plaisir irradie dans son ventre et monte en flèche mais elle le tempère, le canalise, en fait une source d’extase toute entière tournée vers lui. Son fourreau de jade, chaud, moite, l’enserre délicieusement et décuple le plaisir qu’elle lui dispense, ses mains ne cessent de le caresser, sa bouche glisse sur lui et prend la sienne, l’empêche d’exprimer sa volupté.
Cette première étreinte, instinctive, brutale, est bien loin de l’image qu’elle en a donnée chez Kimi.
Il l’embrasse et plaque avec force son corps contre le sien, l'emmenant encore plus loin, encore plus profond. Elle manque de crier. C'est comme si un soleil miniature irradiait soudain à l'intérieur d’elle.
Mais elle allume un autre brasier dans son corps, fait bouillonner son sang, consume son esprit et réduit sa volonté en cendres. La sarabande qu’elle déchaîne sur lui ne semble jamais vouloir s’arrêter, elle paraît tenter de repousser les limites du plaisir brut et sans fard qu’ils expérimentent, là, dans cette remise des coulisses du théâtre. Son souffle à elle est plus court, de violents frissons l’agitent et elle tremble parfois sous la violence des assauts qu’elle lance sur son corps.
La respiration de Jocho se fait plus rapide, il accélère le rythme, puis soudain la bascule sur le côté, sans dénouer leur étreinte. Son regard noir plonge dans le sien et avec une expiration rauque, il s’enfonce profondément, une fois, deux fois, avant de s'abandonner en même temps qu’elle.
Il reste là, haletant, appuyé sur elle. Ils sont tous les deux couverts de sueur, deux combattants sortant d'une lutte acharnée. Elle aussi est hors d’haleine, de violents frissons parcourent sa peau.
Leurs regards se rencontrent. Celui de Jocho est concentré, sérieux, troublé. Celui de Tsukiko étonné, presque incrédule.
Un sourire évanescent vient flotter sur les lèvres de la courtisane sous lui. Il prend son visage et l'embrasse avec passion, avant de se redresser avec une étrange délicatesse. Tsukiko a répondu à son baiser avec autant de fougue que lui, laisse ses longues jambes le caresser dans la pénombre de la pièce.
Son visage descend vers sa poitrine, ses longs cheveux la chatouillent alors qu'il embrasse sa peau mouillée, la léchant, la mordillant doucement, déclenchant dans son corps de nouvelles vagues de plaisir. En contraste avec la violence de l’étreinte qui vient de les unir, ses gestes sont mesurés, attentifs. Il prend son temps.
Ses doigts fins touchent sa peau avec langueur. Le caressent. Le frôlent. L'effleurent. Laissent derrière eux une autre traînée ardente qui le fait frissonner. Sa langue s'est de nouveau glissée dans sa bouche et attise le feu qui le consume.
Il sent les longs ongles laqués qui l'agacent et le font frémir, ses mains fines qui l'explorent lentement, errent sur sa peau, descendent sur ses reins, sur ses flancs. Le pied menu caresse son mollet, sa cuisse, puis redescend tout aussi suavement. Elle ondule sans hâte sous lui, sa peau blanche et soyeuse caresse languissamment la sienne, redécouvre son corps éprouvé par leur première étreinte. Son baiser se fait torride, mais elle fait comme lui, elle ne presse rien. Elle le laisse venir.
Le désir monte à nouveau en lui, lentement, sûrement. Il s’écarte de ces lèvres voluptueuses et use de sa bouche, de ses mains, pour éveiller chez elle les sensations qu’il sait si bien faire naître chez les autres. Elle sent l'odeur des fleurs et des étangs, cette odeur à la fois suave et entêtante les après-midi d'été. Il la goûte, la savoure, la déguste en connaisseur.
Tsukiko ne cherche pas à retenir l'expression du plaisir que ses caresses font naître en elle. Ses doigts plongent dans ses cheveux, caressent sa nuque, tandis que sa jambe glisse sans heurt sur le dos de son amant.
Quand il sent à nouveau les vagues du plaisir parcourir son ventre, il se redresse, l'embrasse, et plonge à nouveau en elle, avec une exquise lenteur, s'attachant à mettre en oeuvre tout son savoir-faire pour l'amener vers l'extase. Le corps fin s'arque avec force sous lui, se soulevant du sol. Elle rejette la tête en arrière, ferme les yeux, laissant ses sens la dominer.
Il accompagne ses mouvements, et quand il la sent proche de rejoindre la pluie et les nuages, s'abandonne à son tour. Le dragon au-dessus de leurs têtes les emporte dans ses ailes et de concert, ils traversent les nuées.
Tandis que meurent les derniers échos de l’extase, elle vient prendre sa bouche en un baiser qui lui coupe le souffle, très semblable à celui qu'elle lui a donné lors de cette fameuse soirée à l'Etoile du Matin. Ses caresses se font tendres sur lui, alors que les bras de Jocho l’entourent en une étreinte à la fois puissante et douce, sa douceur répond à la sienne, comme l’atmosphère d’un jardin mouillé de pluie après l'orage. C'est une sensation étrange, une accalmie soudaine, un peu étonnée d'être là.
Les masques qui les regardent, tout à l'heure énigmatiques et menaçants, semblent à présent leur adresser un regard bienveillant. Sur leurs lèvres de faïence se lit un mystérieux sourire. Le bleu du décor est une nuit paisible.
Tsukiko se coule sur le côté et vient appuyer son dos tout contre sa poitrine. Il l'embrasse dans le cou. Elle le sent bizarre à présent. Le regard turquoise glisse sur lui, le caresse dans un sourire. Elle se blottit plus franchement dans ses bras.
Sa joue frotte doucement contre la sienne, il a un sourire un peu hésitant, fragile.
L’impression que son geste laisse en elle est troublante.
Elle se tourne vers lui et passe ses bras autour de sa taille, prend ses lèvres et vient se lover tout contre lui, peau contre peau. Sa cuisse se pose sur son flanc, légère et possessive à la fois.
Il ferme les yeux et répond à son baiser, se laisse faire.
Elle niche son visage dans son cou et laisse ses mains fines glisser lentement sur lui dans le silence et l'obscurité de la pièce, ses gestes sont empreints de douceur, de calme. Un long, un très long moment…
Avec douceur, il ramasse un pan du luxueux kimono, et le ramène sur ses épaules, avec le même soin, la même délicatesse dont il avait usés pour poser le manteau de soie rouge sur son dos à l'Etoile du matin. Il approche sa bouche de la sienne, ferme les yeux et l'embrasse, avec la même passion voluptueuse et tendre.
Tsukiko s'égare sur sa joue, dans son cou, savoure le baiser qu'ils partagent. Il s'écarte d'elle comme à regret, se relève. Sur le côté, en quelques mouvements, il passe son kimono, remet de l'ordre dans sa tenue. Le théâtre est silencieux.
Il ouvre le shoji et se glisse dehors, avant de le refermer sur la vision exquise qu'il laisse derrière lui : le corps de neige dans l’écrin écarlate du somptueux kimono, le visage pur aux longs cheveux noirs dénoués, aux lèvres gonflées, au regard d’azur ; en arrière plan le château immobile sous la lune pâle, la nuit sereine du décor peint ; au-dessus, les anneaux luisants et imprécis du dragon, frémissant encore des échos du théâtre de la passion.
Il part comme une ombre, sans un mot.
Tsukiko regarde un long moment le panneau clos, puis se lève. Elle se rhabille à son tour, récupère le obi qui avait volé dans la pièce et le noue avec soin, puis vérifie sa tenue d'un oeil critique avant de sortir à son tour. Elle a suffisamment fréquenté le théâtre pour connaître la petite porte discrète à l’arrière, utilisée par les acteurs. Si elle ne le souhaite pas, personne ne la verra.
Dans le couloir, elle cherche l'éventail tombé pendant la bagarre, mais à sa grande surprise, ne le trouve pas. Jocho ne l'a pas ramassé, elle en est sûre. Quelqu'un l'a pris, quelqu'un les a vus. Son intuition le lui souffle, et elle la trompe rarement.
* * * * * * * *
Le bateau quitte le ponton de l’Île de la Larme et prend la direction de Ryoko Owari Toshi. La nuit est noire, sans lune, le brouillard s’est levé et recouvre tout d’un épais voile cotonneux, plongeant la ville dans une étrange atmosphère, où tous les bruits sont étouffés, déformés, où la moindre petite chose du quotidien prend une dimension très particulière.
Dans la barque qui la ramène à la Petite Porte, la courtisane s’est installée sans un mot, elle songe à ce qui vient de se passer au théâtre. Et elle ne peut empêcher ses mains de trembler.
En théorie, le plan était assez simple. Il suffisait de provoquer des rencontres fortuites et Yumi chan a été d’une aide inestimable. Elle lui a dit où serait Jocho, et quand le trouver sans erreur. Le reste n’était qu’une simple question de synchronisation.
D’abord, s’afficher avec certains samurais de la ville, sélectionnés parce qu’ils cherchent à s’attirer les faveurs du capitaine de la Garde Tonnerre, et fréquentent donc assidûment les mêmes endroits que lui –et aussi parce qu’elle ne les apprécie pas. Le simple fait qu’elle soit là les écarte définitivement des possibles relations de Jocho. Mais toute la duplicité de la manœuvre résidait là.
Ensuite, faire coïncider certaines des sorties de Jocho avec les siennes et faire en sorte de le croiser comme par hasard, juste ce qu’il faut pour le faire venir à elle. Ce jeu a été absolument délicieux, aiguisant son sens de l’anticipation, de l’à-propos, de l’improvisation. Au bout de quelques jours, il a cherché à l’apercevoir dans la rue.
Enfin, se retrouver en face de lui dans des endroits propices à la proximité, et le conforter dans son idée qu’elle ne peut pas lui échapper, où qu’elle aille. La présence de Katsumoto, rempart insurmontable, la voir être le centre des attentions de jeunes hommes désireux de lui plaire, l’a irrité.
S’incliner poliment, laisser sa voix le caresser, ne pas le regarder plus que nécessaire. Il ne pouvait pas approcher, lui parler. Elle a bien compté sur la frustration que cela engendrerait.
Oui, tout était si simple… Et pourtant…
Pourtant, elle a grossièrement sous-estimé cette frustration, cette irritation L’envie qu’elle voulait provoquer s’est transformée en une explosion de violence incontrôlable, qui l’a emportée dans la tourmente et a failli la détruire. Jamais elle n’a commis une aussi monumentale erreur.
Tsukiko n’arrive pas à comprendre ce qui s’est passé, comment ils en sont venus aux mains. Elle qui ne perd jamais son calme, elle a répondu à cette violence, elle s’est opposée à lui de toutes ses forces, avec toute la rage de celui qui n’a rien à perdre. De proie, elle est devenue prédateur, comme si son instinct lui avait soufflé que c’était le seul comportement à même de le tenir en échec.
Rétrospectivement, sa propre férocité la terrifie, tout comme la brutalité de Jocho. Elle ne s’est jamais comportée de la sorte, et elle doute également que ce soit son cas.
C’est tout son corps qui tremble quand le bateau accoste près de la Petite Porte. Le passeur est obligé de l’aider à prendre pied sur la rive, ses jambes menacent de se dérober sous elle. La courtisane fait un suprême effort de volonté pour passer devant les deux samurais de faction sans rien laisser paraître, pour ne pas se mettre à courir dans la rue.
Elle a dû s’y reprendre à trois fois pour parvenir à ouvrir sa porte, pour refermer le loquet.
Une fois seule, en sécurité, elle s’est laissée glisser au sol contre la porte, une sueur glacée couvre son corps tremblant, qu’elle ne parvient plus à maîtriser. Elle regarde un long moment l’aiguchi dont elle a voulu se servir contre lui, et avec lequel elle a déjà pris deux vies dans un lointain passé. Puis le jette avec effroi loin d’elle.
Le couteau disparaît dans un coin d’ombre, emportant avec lui le sang qui le macule et l’expression apeurée sur les visages blêmes.
Le soleil se lève sur la ville et Tsukiko est toujours là où elle est tombée la nuit précédente, recroquevillée à même le sol devant la porte.
Elle ne cesse de penser à ce qui s’est passé au théâtre, à cette fureur qui l’a habitée, à cette violence qu’il a déchaînée, à la façon dont ça s’est terminé.
La journée s’avance et elle ne bouge pas, incapable de se lever, de dormir, les yeux fixés sur le rayon de soleil qui glisse dans la pièce à travers le volet clos. Elle entend qu’on l’appelle, qu’on frappe à sa porte, mais elle ne répond pas. Les pas s’éloignent au bout d’un moment, puis le silence revient.
Elle revit inlassablement les instants qui ont précédé la seconde où tout a dérapé, l’improbable cheminement qui les a conduits à se jeter avec autant de fureur dans les bras l’un de l’autre. L’expérience l’a marquée au fer rouge dans sa chair, a bouleversé son esprit. Quelque chose s’est tissé entre eux, un lien puissant, indéfectible, viscéral. Une toile invisible, inextricable, qui les retient, les rapproche, les unit.
Malgré tout ce qui les oppose.
Malgré la haine qui l’anime.
C’est cela, le plus déstabilisant. La haine ne suffit pas.
Elle a réussi à se lever bien après l’heure du Bœuf. Ses jambes ont dans un premier temps refusé de la porter, mais elle s’est obligée à marcher, à prendre un bain, à manger. Elle est sortie dans le petit jardin, s’est assise sur le banc de pierre qui fait face au bassin où flottent paresseusement quelques lotus.
Comment vont se passer les jours prochains ? La prochaine fois où ils seront en présence l’un de l’autre ? La prochaine fois qu’ils seront seuls ?
Ces questions lui reviennent inlassablement à l’esprit.
Elle l’ignore, elle le redoute. Jocho est passé maître dans l’art de provoquer dans ses interlocuteurs des émotions disproportionnées.
Mais c’est une élève du Dojo des Mensonges, elle doit parvenir à passer le cap. Elle a présumé, elle l’a sous-estimé. Elle s’est sur-estimée.
Il faut qu’elle pense à autre chose…