Peau de brocart

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Iuchi Mushu
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Peau de brocart

Message par Iuchi Mushu » 02 nov. 2007, 09:21

Dans le coeur tatoué
L'allégeance a ce prix
De la souffrance

Douleurs du corps incisé
De l'éclat du vermillon



Dans la pénombre de la cellule, Togashi Mitsu prit place en tailleur auprès du corps qui semblait sans vie.
Il posa au sol un récipient rempli d’une substance blanchâtre et sa main s’avança pour toucher le front de la jeune femme allongée sur le drap d’un blanc presque immaculé. Si la fièvre ne tombait pas cette nuit, il serait son linceul.
Il sortit de sa veste des carrés de tissus et les posa au sol. Il en déplia un et le trempa dans la substance laiteuse avant d’en imbiber délicatement la peau du dos de la jeune femme.
Un gémissement lui répondit et si sourd, qu’il ne pût discerner si c’était de la douleur ou du soulagement. L’ensemble de son corps était brûlant. Il appliqua méthodiquement pendant une bonne heure le liquide qui fût remplacé plusieurs fois au cours du traitement. Teinté de sang, le reste était jeté dans ce que les moines nommaient « Niwa no Kumon », le jardin de la souffrance. Dans cet endroit au cœur de la forteresse de Togashi où seuls les initiés pénétraient, se déployaient des camélias si gigantesques que leurs branches ployant sous les fleurs rouge vermillon occultaient totalement à la lumière du jour, les cellules peu nombreuses qui se déployaient sur son pourtour. C’est là que les tatoués venaient s’éveiller à une nouvelle vie ou s’éteindre comme une flamme qui n’a pas su trouver assez d’oxygène pour subsister.
Avec précaution, Jiwa versa au pied d’un des camélias le contenu restant de la coupelle puis s’inclina avant de quitter le jardin. Combien de fois avait-il accompli ce rituel ? Il ne comptait plus. Il alla laver la coupelle et la posa sur la pierre pour recevoir la substance blanchâtre.

Mitsu posa le coton imbibé de sang et regarda le corps étendu. Il ne pouvait rien pour elle. Seule sa volonté pouvait lui faire passer cette épreuve. Il se souvint du feu coulant dans ses veines, de sa propre épreuve et ferma les yeux pour prier. C’était si présent à son esprit qu’il pouvait encore ressentir la morsure de l’aiguille incisant sa peau pourtant il y avait cinq décenies, déjà. Oui, seule sa volonté pouvait l’aider, rien d’autre. C’est à ce prix qu’elle les rejoindrait ou quitterait ce monde comme la plupart des hommes, dans la souffrance.
Assis sur le sol de la cellule, il pria jusqu’à la tombée de la nuit puis à nouveau, patiemment il reprit ses soins. Quand il quitta la cellule, il alla lui-même répandre sous le camélia le reste de la coupelle sous le regard de la lune, familière depuis des millénaires du rituel sacré puis il se pressa pour faire rapport à son Seigneur.
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Message par Iuchi Mushu » 03 nov. 2007, 13:49

Le feu qui me brûle est celui qui m’éclaire (Etienne de la boétie)

Mitsu s’inclina au sol devant son Seigneur et sentit son sang s’agiter à la proximité de celui-ci. Ce lien, il avait appris à le maîtriser et ça n’avait pas été facile. Shusshin, si elle vivait aurait encore du chemin à faire

- La fièvre n’est pas encore tombée mon Seigneur
- Elle est forte, je le sens
- Hai, je le sais mais il nous faut encore attendre
- Hmmm

Mitsu releva les yeux. Que signifiait ce sentiment qu’exprimait son Seigneur ? Il n’eut pas le temps de réfléchir à la question.

- Viens me voir s’il y a du nouveau durant la nuit
- Hai, Togashi dôno

Mitsu se releva et s’inclina, l’entretien était terminé. Il retourna dans sa cellule et un long moment il resta à réfléchir allongé sur sa couche. C’était la première fois qu’il avait ressentit un sentiment mitigé chez son Seigneur, comme s’il était contrarié. Comment cela était-il possible ? Lui à qui chaque chose semblait pourtant si claire. Cela le troubla. Ce sentiment était-ce vis-à-vis de Shusshin ? Il n’aurait pas la réponse à cette question, il le savait. Il se releva et alluma un bâton d’encens. A genoux, le chapelet en perle de jade entre les doigts, il se mit à prier. Prier pour le salut du monde, pour ses frères, prier pour elle qui allait être son élève si elle survivait.


Dans les coupelles de bronze, les flammes vacillèrent et elle avança. L’immense salle était plongée dans une pénombre relative qui ne faisait que la rendre plus impressionnante.
Shusshin avança encore. Où était-elle ? Comment était-elle arrivée là ? Elle ne s’en souvenait pas. Ses derniers souvenirs étaient des souvenirs de douleur, de souffrance, où son esprit n’avait plus de prise sur son corps, sur ses pensées, sur l’affolement qui était le sien de mourir, de succomber à la douleur. Son regard se posa sur les hautes colonnes de pierre le long desquelles cinq dragons montaient à l’assaut du ciel. Quoi que là, c’étaient des ténèbres. Elle se dirigea au pied de la première et en examina le décor. Au bas de la colonne, s’étalaient des rizières bien dessinées, des villages, une rivière. Un volcan crachait sa lave dévastatrice et toute la vallée qui était au pied de ses versants allait être figée. Ses yeux remontèrent et fixèrent le Dragon, c’était celui du feu.
Elle eut une étrange sensation qui lui enserra le cœur et d’un coup elle se retourna comme si elle avait sentit une présence tout près d’elle mais rien dans la salle ne bougea. Elle passa à la deuxième colonne, c’était le dragon de l’air. En face du feu, celui de l’eau. Les sculptures étaient magnifiques, d’une rare précision dans les détails. L’artisan avait dû mettre des années à réaliser une telle œuvre. Quand elle eut fait le tour des cinq colonnes, elle comprit la signification de ce que ses yeux venaient d’examiner. C’était l’apocalypse. Les Cinq Dragons des éléments rejoignant le ciel céleste et abandonnant l’humanité. La fin de tout.
Elle recula comme consciente du chaos et de l’effroi qui règneraient sur l’Empire d’Emeraude si une telle chose arrivait.
Dans leur coupelle de bronze, les flammes furent agitées par un courant d’air et elle sursauta. Son regard scruta la pénombre mais une fois de plus, ses yeux ne lui montrèrent rien. Pourtant elle sentit une présence et elle eut une drôle de sensation le long de sa peau, une sensation inexplicable qui affola son esprit. Elle eut l’impression que quelque chose vivait sur sa peau. Ses mains fébriles remontèrent le coton de la tunique dont elle était vêtue et ses yeux scrutèrent sa surface, prête à l’effroi mais elle n’y vit rien d’autres que l’ombre du dessin qui faisait maintenant partie intégrante d’elle-même. Elle relâcha le tissu, la main tremblante.

- Aucun de mes enfants n’a peur de moi

La voix était si proche que son saisissement se lut dans le mouvement vif qu’elle fit pour se retourner. L’homme en face d’elle ne se départit pourtant pas de son calme.

- Tu es l’un d’eux maintenant, Shusshin (Origine)

« Shusshin ? Pourquoi ce nom ne lui disait rien ? »

Elle regarda l’homme en armure ne comprenant pas comment elle ne l’avait pas entendu venir. Son regard le détailla. Elle était incapable de lui donner un âge même si elle discernait ses traits. De grande taille, il avait une belle prestance, son visage était avenant, serein. Il portait une armure magnifique frappée au mon du Dragon. Il fit un pas dans sa direction à nouveau elle eut cette sensation que quelque chose vivait sur elle, son esprit paniqua

- Tu es venue à moi, n’est-ce pas ?

Affolée, elle le regarda sans comprendre. Togashi ? Était-ce lui qu’elle avait en face d’elle ? Non. Non ce n’était pas possible ! Pas de manière aussi informelle. Pas sans cérémonie. Pas…

- Cesse de te poser toutes ces questions

Sa peur se mit à grandir et elle balbutia

- Vous … vous pouvez lire en moi ?

Le guerrier sourit

- Oui, je connais chacune de tes pensées

Elle fût sidérée et murmura

- Vous… vous êtes le Seigneur Togashi
- Je suis celui que tu veux que je sois

Sa réponse énigmatique lui coupa tous ses moyens

- Où suis-je ?
- Là où tu as voulu être.

Shusshin si tel était son nom déglutit. Elle n’était nullement rassurée. Elle était venue chercher la paix. Elle ne se sentait pas en paix. Rien n’était calme et serein en elle. Elle était effrayée, perdue

- Ca viendra.

Elle le regarda, il précisa

- Il faut du temps pour te sentir en paix avec toi-même.

Elle ne sût que penser. L’homme fit un pas dans sa direction et cette fois-ci elle sentit quelque chose bouger sur son corps. Sa main agrippa la chemise de coton

- N’aie pas peur

Mais ce n’était pas tout de le dire.

- Laisses les choses se faire comme elles se font depuis des siècles.

Son regard effrayé croisa la sien, quelque chose vivait sous sa peau. Alors qu’elle était prête à hurler de terreur, la main du guerrier saisit la sienne et tout se calma dans son esprit. Tout fut aussi paisible que la surface tranquille d’un lac. Elle ressentit une douce chaleur qui d’abord la rassura puis doucement s’amplifia quand le guerrier la prit contre lui. Elle fût incapable de parler, de bouger.

- Tu es venu chercher la paix pour oublier la guerre. Tu as voulu emprunter une autre voie.

A travers la tunique de coton, le tatouage se mit à briller et elle écarquilla les yeux.

- Tu es l’un de mes enfants maintenant. Je t’accorde de marcher sur cette voie que tu as désirée.

La chaleur s’intensifia et elle eut l’impression que le vêtement allait se consumer.

- Désormais tu seras un émissaire de la paix mais en accord avec ta nature et tes actes. Voici mon présent.

Elle faillit perdre connaissance quand le feu prit possession de son être, quand elle sentit le Dragon se mouvoir sur son corps, quand elle perçut son existence, ses contours nets et colorés et le lien qui désormais les unissait. Tout contre le guerrier, elle sentit une puissance inconnue monter en elle et elle hurla. Le feu jaillit de sa bouche, de son corps et inonda la colonne du Dragon de son élément avec une puissance fabuleuse. Les kanji qui y étaient gravés devinrent incandescents, prirent vie comme les mots qu’ils formaient mais elle perdit connaissance avant que son esprit ait pu les interpréter. Du moins c’est ce qu’elle crut.

Elle ouvrit les yeux bien plus tard. Un moine d’une cinquantaine d’années était assis en tailleur à côté d’elle, il eut un sourire qui éclaira son visage tout entier

- Ohayo !

Elle le regarda, sans comprendre où elle était, et répondit plus par automatisme que consciemment

- Ohayo Togashi sama

Mitsu éclata de rire.
Dernière modification par Iuchi Mushu le 03 févr. 2008, 13:09, modifié 1 fois.
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Message par Iuchi Mushu » 01 oct. 2009, 20:46

La baguette de jonc siffla et s’écrasa sur les côtes de Shusshin qui grimaça.

- Tu ne dois pas t’endormir.
- Je le sais Mitsu sensei mais rester assise des heures ainsi qu’est-ce que ça va m’apprendre.

- La méditation.

Shusshin inspira bien que ça tenait plus du soupir qu’autre chose.

- Il faut du temps précisa Mitsu.
- Je sais.
- Sais-tu combien d’années il faut pour que naisse un Dragon ?
- Deux mille ans, Mitsu sensei.

Mitsu approuva la réponse.

- Comment devient-on un Dragon ?
- On ne le devient pas, on est choisi parmi d’autres serpents
- Beaucoup d’autres ?
- Des millions, Sensei.
- Bien.

Cette manière de discourir soudain sur un sujet qui n’avait rien à voir avec le précédent déstabilisait Shusshin au plus haut point mais elle tâchait de ne pas chercher de logique à cet état de fait, elle était là depuis trop peu de temps pour se targuer de comprendre. Pourtant ça l’agaçait et son esprit parfois se rebellait comme là, maintenant.

- Mais qu’est-ce que ça m’apprend de savoir comment naissent les Dragons au panthéon du Ciel Céleste ?
- Bien des choses. Enfin ça devrait …

Shusshin fronça les sourcils.

- Pourquoi n’êtes-vous jamais clair dans vos propos ?

Mitsu la regarda étonné puis affirma feignant l’indignation.

- Mais je suis clair dans mes propos!

Ca semblait si évident pour lui que Shusshin hésita à poursuivre plus avant la discussion mais son esprit logique et têtu prit le dessus.

- Bien si on se base sur votre hypothèse, de chaque chose dont on a connaissance, on doit apprendre quelque chose.
- Absolument.
« Bien » dit Susshin en se levant et en regardant Mitsu sensei.

- Je sais comment naissent les Dragons et vous savez que je sais. Qu’en apprenez-vous ?

Togashi Mitsu eut une lueur de malice dans le regard et répondit :

- Que mon élève est un petit animal savant, malin comme les petits saru (singes) qui grimpent dans les pins parasols et que je nourris parfois avec des kakis. Mais comme eux, elle n’a pas encore appris.

Shusshin baissa les bras

- Vous avez toujours une réponse à tout !

Vaincue, elle reprit sa place en position de méditation.

- Ca suffit pout aujourd’hui. Méditer dans ces conditions ne serait pas très utile. Réfléchis à notre conversation, la lumière se fera, j’en suis sûr.

Shusshin se leva. Mitsu la congédiait et une fois de plus elle ne savait pas s’il était content ou mécontent d’elle. Si elle faisait des progrès ou pas. S’il était mécontent, l’aurait-il dit ? Elle n’avait pas la réponse à cette question. D’ailleurs depuis qu’elle était ici, elle n’avait beaucoup de réponse à ses questions. Elle le salua avec déférence puis descendit prudemment les marches. Elle avait autant de force qu’un enfant de huit ans. Il y a peu encore on avait du l’aider à entrer dans le bain comme une convalescente. Comment pouvait-on avoir un corps si faible et être capable de dégager une telle puissance ? Rien n’était clair ici, rien n’était simple pourtant tout semblait si limpide pour Mitsu sensei, qu’elle doutait arriver un jour à comprendre quoi que ce soit. Togashi sama comprenait-il tout ainsi ? Aussi intuitivement ? Ne doutait-il jamais ? Avait-il la réponse à toutes les questions qu’il se posait ? Elle n’en savait rien et n’en saurait probablement jamais rien.
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Re: Peau de brocart

Message par Iuchi Mushu » 01 oct. 2009, 20:49

Sa vue se brouilla et il tomba à genoux au bord de la rivière, la poitrine en feu. Sa respiration était bruyante, douloureuse. L’eau fraîche presque glacée courant en cascade imbiba son kimono, et ses muscles, endoloris par une longue et éprouvante marche furent soulagés. A bout de force, il se laissa aller sur le dos, les yeux tournés vers le ciel.
Il resta ainsi de longues minutes sentant l’eau glisser sur sa peau, emporter la poussière de ses vêtements, la sueur sur son corps, elle allait emporter sa vie aussi. C’est ici qu’il avait voulu mourir, pas dans son futon comme un chien malade.
Les rayons de Dame Soleil s’étendaient à peine sur le monde mais bientôt, ils l’inonderaient, le ciel s’ouvrirait et elle viendrait chercher son âme. Il sourit et ferma les yeux, oui bientôt tout cela serait fini, cette vie, ces souffrances, tout s’éteindrait avec lui.
Peu à peu ses muscles s’engourdirent, il se sentit partir comme s’il allait s’endormir. Il lui sembla entendre des coups de bokken, des voix. Son esprit tenta encore de discerner les bruits de ce monde comme s’il s’y accrochait encore, ses souvenirs revenant à la surface de ce qui lui restait de conscience.

« Sensei, je suis mort » dit une voix jeune, haletante, saccadée

Un instant de silence

« Relèves-toi »

Un jeune homme vêtu d’un hakama vert fonçé se releva

« Fermes les yeux et dis-moi ce que tu sens »

Un instant de réflexion ...

« L’odeur des pins sous le soleil, les rayons de Dame Amaterasu sur ma peau, les gouttes d’eau qui y glissent pour disparaître »
« Qu’est-ce que tu entends ?

Un silence puis

« Le chant des oiseaux, le bruissement du vent dans l’herbe, le bruit de la cascade »
« hmmm »

Il y eut un sifflement dans l’air et le bokken s’abattit sur lui.

« Sensei ! »
« Si tu entend et ressens tout cela, c’est que tu es bien vivant, crois-moi ! »

L’entraînement reprit, intense et douloureux jusqu’à ce que Mirumoto Okakura sensei estima que c’était suffisant.

… Baigné par la rivière, son élève ouvrit les yeux et un sourire effleura ses lèvres sèches

- Cette fois-ci Sensei, je suis mort. Je ne vais pas tarder à vous rejoindre.

Il entendit vaguement des pas dans l’eau mais sa conscience avait commencé à sombrer. Quelqu’un se pencha sur lui et dans la lumière aveuglante des rayons du soleil, il crût reconnaître les traits de Okakura.

- Sensei… murmura-t-il
… vous êtes venu me chercher …

Il sourit et sombra laissant la jeune femme penchée sur lui, perplexe.

- « Sensei » ? Pourquoi l’avait-il appelée ainsi ?
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Re: Peau de brocart

Message par Iuchi Mushu » 18 janv. 2010, 11:57

Il ouvrit les yeux sur le shoji de sa chambre. Entrouvert, il laissait pénétrer un rayon de soleil qui s’étirait paresseusement jusqu’à son futon et une tranche de ciel azur se découpait entre les montants de bois. Une silhouette se dessina ssur un des montants du shoji, il plissa les yeux et regarda le soleil jouer avec son ombre, ses longs cheveux accompagnant le ballet de ses manches dans chacun de ses gestes. Une femme ...Qu'est-ce qu'elle faisait là ? Qui était-elle ? Il se releva sur un coude, sa gorge le faisait moins souffrir. Comment était-il encore vivant ?

Le montant coulissa et une jeune femme vêtue de vert apparut

- Ohayo Mirumoto sama, je me nomme Shusshin.

Il la regarda, l’examina de la tête aux pieds. Il y avait si longtemps qu’on ne l’avait plus appelé comme cela

- Ohayo répondit-il laconiquement pour cacher son trouble en la voyant s'agenouiller et le saluer front au sol
- Voulez-vous du thé ?

Il hocha la tête affirmativement. Elle s’absenta et il entendit un bruit de vaisselle, d’eau. Elle revint avec la théière, une tasse et le servit

- Arigatô.

Il prit la tasse entre les mains, il ne se souvenait plus de cette sensation sur sa peau, la sensation du chaud. Sa mémoire n'avait plus en tête que celle du froid. Le froid des nuits de fièvre, le froid du vent transperçant ses vêtements, le froid glacé de la rivière emportant ses dernières forces.
Il but à petites gorgées. Shusshin n’osa l’interrompre, lui poser des questions. Était-ce l’homme vers lequel on l’avait envoyé ? Elle n’en avait aucune certitude mais elle n’avait pu le laisser mourir dans la rivière.

- Comment suis-je arrivé ici ?
- Je vous ai porté répondit-elle avec douceur.
Je vous ai trouvé dans la rivière en contre-bas. Comme j'étais descendue par ici, j'ai supposé que c'était votre maison et je pense que je ne me suis pas trompée.
- Vous m'avez porté ?
- Oui. Je vous ai changé puis j'ai été au village pour avoir de l'aide, savoir comment m'occuper de vous, l'herboriste m'a donné tout ce qu'il fallait.
- Je suis resté longtemps inconscient ?
- Trois jours

Il tendit sa tasse et elle le servit à nouveau

- C'est lui qui vous envoie ?

Le regard qu'elle leva sur lui ne lui laissa aucun doute.

- Je vous remercie pour ce que vous avez fait mais je n'ai besoin de personne pour m'aider à mourir. J'ai vécu seul, j'arriverai bien à mourir seul aussi. D'ailleurs j'y étais presque arrivé. Si vous n'étiez pas intervenue ...

Il lut une telle incompréhension dans son regard qu'il en fût presque amusé.

- La mort ne me fait pas peur, elle fait partie de la vie.

Il but sa tasse puis la lui tendit

- Je vais prendre un bain.

Il se leva, elle précisa avec délicatesse

- L'eau est chaude, elle vous attend

Il se retourna

- Comment saviez-vous...

Il ne termina pas sa phrase et se mit à ricaner en sortant de la pièce.

- Bien sûr, quel idiot je suis...Togashi dôno sait tout

Il y avait un tel sarcasme dans son ton qu'elle sût que le problème était là. Cette omniscience dont on affublait le clan du Dragon, il avait dû se passer quelque chose de grave entre ce samouraï et son daimyo.

Elle baissa la tête en soupirant. Chaque matin elle avait chauffé de l'eau au cas où il reviendrait à lui et voudrait se laver, rien de plus.
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Re: Peau de brocart

Message par Iuchi Mushu » 19 janv. 2010, 17:50

L'orage éclata au milieu de l'heure du Togashi. Tout à sa colère, Mirumoto Seiji n'eut pas conscience que ce pouvait être un signe.

Elle n'était pas partie...Oh certes elle avait quitté sa demeure comme il l'avait demandé mais le lendemain, il l'avait trouvée installée dans la clairière à quarante pas chez lui. Il s'en était offusqué. Elle s'était incliné bien bas en s'excusant et en lui demandant où se trouvait la limite de sa propriété pour ne plus l'importuner. Dans un accès de rage, il lui avait signifié la rive droite, de l'autre côté de la cascade en furie puis il était rentré chez lui.
Shusshin en samouraï obéissant avait continué de veiller sur lui et s'était installée sur la rive droite, construisant un abri de fortune, dormant à même le sol, se nourrissant de ce que la forêt lui offrait. Quand il l'avait découvert en allant pêcher des truites, Seiji avait juré« Par les Fortunes, cette fille a dû être du clan du Lion. Butée et bornée comme ça je n'ai jamais vu! »

Elle lui faisait porter ses herbes par les jeunes enfants du village, eux, il ne les renvoyait pas à coup d'insultes. Il maugréait, pestait mais prenait les petits paquets et sans savoir pourquoi, chaque jour il se préparait et buvait ses infusions médicinales. Cela dura trois semaines.

Quand l'orage éclata et que l'eau commença à inonder la terre, il sut que la rivière allait déborder de son lit après une heure de cette colère divine. Il prit son chapeau de paille, sa cape, les attacha fermement, prit son bâton et sortit.

« Elle allait rester là c'était sûr ! Même liée à un arbre, elle ne bougerait pas ! »

- Me faire sortir par un temps pareil, elle va m'entendre ! Maugréa-t-il en fermant le panneau extérieur de la cabane
- Je vous entends parfaitement d'ici Mirumoto Seiji sama.

Il se retourna vivement et la vit devant lui comme sortie de nulle part à quelques pas des marches de sa cabane, trempée de la tête aux pieds. Il marmonna

- Moins bête que je n'aurais cru ...

Elle baissa les yeux et il eut des remords de ses paroles.

- Allez entrer pour vous sécher.

Elle le suivit et il referma la porte avec le loquet. Si la cabane restait debout, ils auraient de la chance. Shusshin ôta ses longues tuniques trempées et offrit son corps aux yeux de Seiji qui se retournant fut complètement prit au dépourvu. Il toussota avant d'aller d'un pas rapide dans sa chambre lui chercher de quoi se vêtir. Mais ses yeux se posèrent sur la peau tatouée, sur le Dragon qui couvrait ses formes, ses muscles. Il lui sembla que l'animal vivait et il ressentit un grand malaise et une attirance qu'il avait bannie de son corps depuis des années.
Il fut encore plus irrité. La pluie inonda le toit et Shusshin ne fût guère rassurée sur l'avenir de la cabane mais elle garda ses angoisses pour elle. Elle était montée ici pour veiller sur lui, craignant mille danger pour sa vie, jamais elle n'avait pensé à elle. Dans son kimono à la carrure trop large, elle le regarda vaquer à ses occupations. Il était nerveux, elle le sentait.

- Voulez-vous que je vous aide Mirumoto Seiji sama ?
- Non ! Et cessez de m'appeler comme ça
- Mais comment vous appelez alors ?
- Ne m'appelez pas bougonna-t-il

Perplexe, elle se tût et regarda la flamme de l'âtre secouée par l'écho des éléments au dehors. Le feu, son élément ...le feu de la destruction. Elle qui voulait reconstruire sa vie, ne plus côtoyer la mort, pourquoi lui avoir donné un tel don ? Comprendrait-elle jamais ? Elle en doutait et se disait que peut-être, elle n'avait aucune disposition pour cette vie-là. S'était-elle trompée ?
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Re: Peau de brocart

Message par Iuchi Mushu » 20 janv. 2010, 23:00

La colère vide l'âme de toutes ses ressources, de sorte qu'au fond paraît la lumière - Friedrich Nietzsche

Une année après, elle était en mesure de répondre à cette question. Elle n'avait plus quitté la cabane de Mirumoto Seiji après la nuit d'orage. Elle veilla sur lui et devint avec le temps, celle à qui il confia tout.
Sa mort fut plus douloureuse encore que les autres, si douloureuse... Il mourut avant de revoir l'automne, sa saison préférée. Shushin fit venir un prêtre et elle mit elle-même le feu au bûcher, le coeur emplit de tristesse. Elle eut l'impression de tout perdre une fois encore, de n'avoir rien appris, de ne rien comprendre à l'ordre des choses. Elle tria toutes ses affaires et conserva ses lames qu'elle emballa précieusement et ses kimonos qu'elle mit dans son maigre sac. Elle porta le reste au village, cela aiderait quelques familles et qu'aurait-elle fait avec tout cela à Shiro no Togashi ?
Trois semaines après sa disparition, c'était le début de l'automne, jalonné des festivités paysannes, elle ne resta pas, elle n'aurait pas pû. Elle prit la route du retour sans savoir si elle retrouverait son chemin.

Son itinéraire fut silencieux, solitaire. La méditation ne lui apporta aucun calme à l'esprit, au contraire, il était de plus en plus agité. Elle craignait son retour, la réaction de son daimyo, celle de Mitsu, la sienne face à cette perte. Le vide en elle était immense, l'accepterait-elle ? Elle se mit à douter une fois encore.
Qu'avait-elle appris ? Quelle était la leçon ? Seiji n'avait jamais voulu parler de la raison pour laquelle il avait tout quitté et elle n'avait plus cherché à savoir. Ils avaient vécu en harmonie et il était parti serein, le coeur vidé de toute haine, de toute colère mais maintenant, cette colère, elle en portait une partie au fond d'elle même, elle le sentait. Et comme elle n'arrivait pas à saisir le sens des choses, elle grandissait avec son incompréhension. Elle marcha durant des jours sans vraiment se soucier d'autre chose que de remonter vers le Nord.
« La Vénérable Demeure de la Lumière »...si elle était l'une d'eux, elle la retrouverait. Elle pensait errer, se tromper mais son sang ne se trompa pas et son esprit s'interrogea. Comment avait-elle pu le chercher ainsi la première fois ? Il était là dans les brûmes, avec ses remparts millénaires, le seul édifice abritant sa famille maintenant. Elle tomba à genoux et pleura. Le front au sol, son chagrin coula comme la cascade en furie près de la cabane de Seiji.
Il fallait qu'elle trouve le courage de se lever, de gravir les marches une fois encore. Mais lorsqu'elle leva la tête, elle était dans la grande salle aux colonnes. Ni croyant pas, elle se retourna, chercha le chemin de terre sur lequel elle versait ses larmes, il avait disparu. Un vent souleva les rideaux, elle chercha son ombre, écouta son pas mais rien. Elle s'avança vers les colonnes des éléments, posa sa main sur celle du feu mais le décor resta de marbre. Qu'est-ce que cela signifiait ? Elle fit quelque pas, rien. Quelques autres, rien... jusqu'à ce qu'ils l'amènent à une partie qu'elle n'avait jamais visitée. Les vasques prenaient feu à son passage pour l'éclairer, elle sursautait à chaque fois quand l'huile s'embrassait dans un vrombissement court et sourd. Elle se sentait attirée plus avant dans le couloir. Etait-ce le Seigneur Togashi qui l'appelait ? Elle n'entendait pas son pas, d'ailleurs, elle ne se souvenait pas de l'avoir déjà entendu. Elle avança encore puis soudain au détour d'un couloir, elle s'arrêta muette.
Sur une profondeur qu'elle ne pouvait pas déterminer, il y avait de part et d'autre d'une allée magistrale, des centaines d'armures posées sur leur support, parfaitement alignées. Des voilages de verts mêlés tombaient depuis le plafond immensément haut, les vasques continuèrent à s'enflammer sur son passage et elle avança intimidée. Au bas de chaque armure; elle lut le nom d'hommes inconnus à sa mémoire. Puis ses yeux se posèrent sur un support de sabres vide au pied d'une armure sans nom. Elle releva les yeux devant
le travail magnifique d'un artisan exceptionnellement doué. Les plaques la composant ressemblaient à des écailles de dragon assemblées les unes aux autres par des rubans de soie vert sombre. Fils de soie sauvage, ils n'étaient pas disciplinés et de petits fils sortaient ça et là donnant la parfaite illusion d'un ensemble vivant quand il devait être en mouvement. Elle la toucha et tout son être frissonna. Elle eut la certitude que c'était celle de Seiji. Elle s'agenouilla et ôta les sabres de son dos puis avec grande déférence, les déballa et posa le katana à sa place puis le wakizashi. Ce geste emplit son coeur d'émotion et elle se releva vivement comme pour chasser l'émotion qui tentait de la submerger.

- Chut, il est en paix maintenant

Au lieu de retenir ses larmes, la présence de son Seigneur derrière elle, sortit de nulle part, fit rompre la digue.

-C'est tout ce qu'il reste de lui murmura-t-elle.

L'eau glissa sur sa joue

- Tu te trompes Shusshin.

« Des souvenirs, oui il restait cela aussi, pour tout ceux qui l'avait connu ». Il sourit à sa pensée et s'approcha d'elle avec une grande douceur. Il ne portait pas son armure, juste de larges robes amples, richement brodées, elle sentit l'étoffe contre son dos et le dragon prit vie, glissant avec douceur, moins violemment que la première fois. Il prit sa main, la posa sur son ventre, posa la sienne par dessus et murmura

- Ecoutes...

Ses pupilles s'agrandirent, sa bouche s'entrouvit, Togashi murmura

-Tu vois, il reste bien plus de lui...

Sa voix semblait à la fois être un murmure et emplir toute la pièce. Cette étrange harmonie durant un temps que par la suite elle fut incapable d'estimer puis Togashi se détacha d'elle.

- Tout ira bien maintenant, tes questions trouveront des réponses

Il sourit et s'apprêta à s'en aller quand Shusshin le retint

- Pourquoi est-il parti Togashi donô ?

Il se retourna lentement la regarda. Elle faillit regretter d'avoir posé la question mais contre toute attente, après un très long silence il répondit.

- Je lui ai pris son fils.

Elle crut le voir inspirer profondément mais n'en fut pas sûre

- Mais c'était dans l'ordre des choses, n'est-ce pas ?
- Oui.

Enfin oui. Le doute est comme le vide, il s'insinue partout. Togashi se détourna et s'éloigna, les vasques furent soufflées d'un coup et Shusshin sursauta. Dans la pénombre, l'armée d'armures formait une garde d'honneur, les tissus semblaient ne plus avoir de couleur, tout ici n'était que souvenir.
Elle baissa les yeux auprès de l'armure, le nom de Mirumoto Seiji y était inscrit.

Fin
"Ceux qui n'oublient pas le passé, sont maîtres de l'avenir" (Sima Qian)

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