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par matsu aiko » 24 oct. 2010, 16:02
Journal de Hidemasa, 26e jour du mois du Chien.
Les choses se sont précipitées aujourd’hui, au point que je ne sais pas très bien par quel bout entamer mon récit.
La journée de la finale était très attendue, et tous ceux qui avaient participé de près ou de loin au tournoi se pressaient, curieux, excités, pour suivre les différents tournois.
L’humeur était festive, et aurait dû le rester. Mais l’hostilité déjà marquée entre les samurai du clan du Lion et de celui de la Grue, loin d’être dissipée, s’était renforcée, chaque clan soutenant ses champions, au complet mépris des règles du tournoi et de la simple courtoisie.
Tous ne réagissaient pas ainsi, et certains étaient d’ardents partisans de la paix entre les clans. Le jeune Kakita Hoshi, notamment, semblait fort goûter la présence de Kentohime, et lui avait tenu compagnie une bonne partie de la matinée. C’est dans ces circonstances que notre chemin croisa à nouveau celui de Kakita Fujio, le fâcheux des jours précédents.
- Incroyable…Un samurai Kakita qui fréquente les chenils…
Hoshi devint très blanc, dit poliment à Kentohime :
- Pardonnez-moi, ma dame.
Puis il se tourna vers l’arrivant.
- Je croyais m’être fait comprendre la fois précédente, Fujio-san. Veuillez vous excuser immédiatement auprès de la dame ici présente.
L’autre lança, goguenard.
- Ca, une dame…? Enfin après tout, on prétend que les bains de boue sont salutaires pour la peau…
Hoshi, de blanc, devint livide.
- Je n’en entendrai pas davantage, et je ne peux pas croire qu’un samurai du clan de la Grue puisse se montrer aussi vil. Il nous faut régler ceci sur le champ.
- Quoi ? Pour ça ? Reprenez vos esprits, mon jeune ami, elle n’en vaut pas la peine !
- Cela me concerne. Veuillez me suivre, s’il vous plait.
Le ton de l’invitation était poli mais implacable.
L’autre haussa les épaules et lui emboîta le pas. S’il fallait qu’il lui fasse mordre la poussière pour lui faire comprendre qu’un Kakita digne de ce nom ne se commettait pas avec une Matsu…
Je ne vis pas le duel. Personne ne le vit. Ce fut trop rapide. A un moment, ils étaient tous les deux face à face, immobiles. L’instant d’après, Hoshi se tenait debout, son adversaire à ses pieds, baignant dans son sang. Il tremblait légèrement.
- Pourquoi a-t-il bougé, murmura-t-il, plus pour lui que pour des spectateurs éventuels.
Il revint vers Kentohime et s’inclina, le visage tendu.
- Votre honneur est sauf, ma dame. Par contre, je dois vous faire mes adieux dès maintenant.
Regard d’incompréhension de Kentohime.
- Je l’ai tué…Je ne le voulais pas, je voulais un duel au premier sang, mais je l’ai tué. Son père est de haut statut…Il ne pardonnera pas le meurtre de son fils. Il ne me reste qu’une solution honorable, rejoindre l’armée qui descend au Sud combattre l’Ennemi. Aussi je pars dès ce soir, avant que sa colère s’abatte sur ma famille.
Il hésita.
- Me permettez-vous de vous écrire ?
- Bien sûr, Hoshi-sama, répondit Kentohime, émue.
- Je ne vous oublierai pas.
Le jeune homme la salua formellement et s’éloigna.
- Moi non plus, Hoshi-sama…murmura-t-elle.
Elle était la cause de ce qui lui arrivait... Elle se promit de lui écrire.
C’est à cet instant, au-delà du drame isolé qui venait de se dérouler, que je compris.
Ils s’étaient trompés, tous.
Les mouvements des troupes du clan de la Grue qui avaient tant alarmés nos supérieurs, étaient en fait des armées qui partaient, comme les nôtres, prêter main-forte au clan du Crabe pour reconquérir ses terres ancestrales sur l’Ennemi. De notre côté, la discrétion avait été le mot d’ordre ; très peu savaient de quoi il retournait. A l’évidence, la même discrétion avait été de mise en face.
La formidable ironie de la situation ne m’échappa pas. Chacun des clans avait mis en alerte ses frontières, craignant un assaut imminent ; mais en fait, nous étions alliés.
Peut-être ce tournoi n’avait-il été organisé par le daimyo du clan de la Grue que de faire diversion.
Et il avait fallu l’exil d’un jeune samurai honorable pour le découvrir.
Inconscient du duel fatal qui venait d’avoir lieu, les finalistes avaient entamé les leurs.
Rapidement, il ne resta que quatre concurrents en lice : Kakita Toshiken, Mirumoto Daisuke, Matsu Hanako et le rônin Kuranai.
Le duel suivant opposait Kakita Toshiken et Matsu Hanako.
A les voir face à face, l’orgueil dédaigneux de l’un répondant à la morgue méprisante de l’autre, on pouvait se demander comment autant d’ego pouvait être concentré au même endroit et survivre.
La réponse était : très peu de temps. Ce fut explosif – et inattendu.
Le duelliste du clan de la Grue fut le plus rapide, et de très loin. Il dégaina son sabre à une vitesse telle que la lame en devint invisible. Face à n’importe quel adversaire normal, la victoire était évidente, inéluctable.
Mais incroyablement, Matsu Hanako intercepta le coup, parant avec un cri de rage. Il y eut un choc métallique sinistre alors que l’acier malmené protestait. Toshiken leva le bras, puis se figea, fixant incrédule le tronçon de sabre qui lui restait en main. L’impact avait été tel que sous le choc la lame s’était brisée.
On entendit des soupirs consternés dans la foule, tant du côté Lion que du côté Grue, pour des raisons différentes.
Il y eut quelques conciliabules entre les trois vénérables membres du jury. Ce cas de figure ne s’était jamais présenté. Après délibération, ils signifièrent à Matsu Hanako qu’elle était disqualifiée. Celle-ci quitta le lieu du tournoi, verte de rage.
Le verdict provoqua des murmures chez les deux partis. Toshiken était blême.
Pour ma part, je trouvais qu’elle s’en tirait à moindre mal. Toucher au sabre d’un samurai est une offense très grave. Le briser…Ce pouvait être le motif d’une quête vengeresse se poursuivant sur plusieurs générations.
Le duel suivant opposait Mirumoto Daisuke au rônin Kuranai.
Le samurai du clan du Dragon était habile, un excellent bretteur dont le seul défaut était peut-être une excessive confiance dans ses capacités. Mais pourquoi n’aurait-il pas été confiant, après tout. Il était l’un des meilleurs sabreurs de son clan, il avait remporté tous ses duels, la chance lui souriait et les femmes lui faisaient les yeux doux.
Cependant, quand Kuranai vint se poster face à lui, il eut un temps d’arrêt, qui provoqua des murmures dans la foule. Le rônin, athlétique et massif, était moins léger et probablement moins vif que son adversaire, qui avait en outre l’avantage de la jeunesse. Il avait une tenue lie de vin, sans signe distinctif, qui avait vu des jours meilleurs et faisait triste mine face à l’élégance flamboyante du samurai Dragon. Mais malgré cela, quelque chose dans sa démarche, dans sa posture, dans l’aura qui se dégageait de lui, envoyait des signaux d’alerte – des signaux que Daisuke ne pouvait ignorer.
Prudent, il prit la posture du Dragon des Nuages, face à la garde classique de son adversaire. Bon, il n’était pas si redoutable que cela, au final.
Puis, avec un petit sourire, Kuranai baissa son sabre, et le plaça légèrement derrière lui, en garde basse, minimisant pour son adversaire la vision de la lame et la menace qu’elle représentait.
En excellent épéiste, Daisuke identifia immédiatement le Dard Invisible, une garde classique de l ‘école Bayushi. L’Ecole Bayushi – abolie par l’Empereur au même moment que la famille Bayushi et la totalité du clan du Scorpion. Comment osait-il !
Mû tant par l’indignation que par la confiance en sa rapidité, il lança une attaque éclair sur le rônin, le type d’attaque fulgurante qui lui avait permis de l’emporter sur ses adversaires précédents. Mais son adversaire n’était plus à l’endroit où il était l’instant précédent et son sabre ne frappa que le vide.
Il n’eut pas le temps d’épiloguer, car déjà avec une vitesse foudroyante la lame de ce dernier se glissait le long de la sienne, et sans qu’il comprenne vraiment comment, s’entortille autour de la sienne, l’envoyant à quelques pas de là.
Daisuke resta quelques instants immobile, les bras ballants, avant de comprendre qu’il venait de perdre.
Restaient en piste Toshiken et Kuranai.
Un peu au Nord de la capitale.
Le palanquin avançait à une allure d’escargot, ce qui laissait au jeune homme beaucoup trop de temps pour réfléchir. Ou, plus précisément, pour tenter de le faire, ce qui n’était guère facile, harcelé comme il l’était par les commentaires, les questions et les discussions incessantes.
La solitude aurait été en elle-même supportable, si certains n’avaient pas décidé de parfaire son éducation. Kune-sensei avait entrepris de lui expliquer avec un grand luxe de détails l’histoire du clan du Lion, les relations avec le clan du Phénix, ses responsabilités à venir, et la manière adéquate de les aborder, et était même allé jusqu’à décrire les fondations du clan de la Libellule, au cas où ce sujet historique de dissension arrive sur le tapis. O-Tama lui infligeait sans merci toutes les finesses de l’étiquette, insistant bien sur l’impact dramatique d’un impair à la Cour.
Koui ne parvenait pas à s’habituer aux interventions de la diplomate. Ses envolées lui rappelaient désagréablement celles de la Cour d'Hiver. Les mêmes phrases par trop recherchées, une voix mielleuse, masquant tout sentiment, cajoleuse, captivante, aucune simplicité : une attention de tous les instants lui était nécessaire pour ne pas se trouver pris en défaut. Car le plus ennuyeux, c’est qu’elle vérifiait fréquemment qu’il suivait ce qu'elle daignait lui distiller comme bribes de sagesse au milieu de tout le fatras de phrases pompeuses déversées quotidiennement dans son esprit depuis le début du voyage.
Tatsumoto lançait de temps à autre des commentaires philosophiques, peut-être sages, mais qui réclamaient une attention que Koui était bien incapable de leur accorder. La petite ne disait rien.
De leurs bavardages incessants, il avait tout de même appris que sa future épouse avait une sœur mariée à un daimyo mineur de la famille Shiba. Sa future famille avait donc déjà des liens avec le clan du Phénix. Comme c’était sur le chemin, il avait convaincu son escorte de faire un arrêt, avait demandé audience à Shiba Shizue, la digne épouse du daimyo Shiba Mori, et l’avait obtenue. Son idée n’était pas tant d’être rassuré sur son propre sort que de se renseigner sur les habitudes et les goûts de sa future épouse, afin d’éviter d’éventuelles bévues.
L’accueil fut fort aimable, mais à l’exposé de sa demande, la dame - une femme approchant la trentaine, souriante et épanouie - parut légèrement désarçonnée.
Après l’hésitation initiale, elle le félicita pour l’honneur qui lui était échu et l’assura que sa sœur aînée était une samurai irréprochable, et très honorable. Naturellement, elle était ravie de pouvoir répondre à ses questions, même si elle ne l’avait pas vue depuis de nombreuses années.
- Shizue-sama, une noble samurai aussi importante que votre soeur doit déjà avoir tout ce dont elle a besoin. Y aurait-il néanmoins quelque chose qui pourrait l'égayer ?
A nouveau, il sentit un léger flottement chez son interlocutrice, puis elle répondit avec un sourire :
- Ne vous en faites pas…Je suis sûre que votre mariage se passera très bien, Asako Koui-san.
Elle hésita à nouveau, puis ajouta :
- …mais il vous faudra peut-être faire preuve de patience.
Alors qu'un serviteur le raccompagnait vers la sortie, il se demanda si ce dernier regard qu'elle lui avait jeté n'était pas de la compassion.
La capitale, district Chisei.
Les deux finalistes se tenaient face à face, sous l’oeil attentif des jurés. Celui qui l’emporterait déterminerait le sort de la Cité des Apparences.
Toshiken se tenait immobile face à son adversaire. Sa posture était assurée et élégante – la quintessence de l’enseignement de l’académie Kakita.
Intérieurement, il bouillait d’indignation.
Déjà, l’outrage impardonnable qui lui avait été fait la veille, par – entre tous les adversaires imaginables ! – une bushi Matsu, et le refus du jury de le laisser régler cette offense par le sang, l’avaient fortement irrité. Et à présent, voilà qu’il se retrouvait à affronter avec un sabre d’emprunt un rônin, un samurai sans maître dont tout indiquait qu’il avait autrefois fait partie du clan du Scorpion ! Ce dernier avait même eu l’impudence de se baptiser Kuranai, « Rouge sombre », en une claire référence aux couleurs du clan déchu.
Qu’un membre du clan banni ose se montrer en plein jour, au lieu de ramper sous terre, pis, qu’il ose ouvertement participer à un tournoi réservé à la fine fleur des duellistes de l’Empire, c’était inacceptable, un outrage à l’Ordre Céleste tel qu’il le concevait. Les rônin étaient là pour servir docilement de troupes d’assaut en cas d’affrontement, pas pour faire preuve d’indépendance, et les ex-samurai du clan du Scorpion assez inconscients pour se dévoiler ne méritaient que d’avoir leur tête au bout d’une pique. Même si l’Empereur leur avait accordé son pardon, Toshiken, comme beaucoup de membres de son clan, était d’avis que le crime blasphématoire qui avait valu au clan son bannissement était impardonnable.
Heureusement, grâce à lui, l’Ordre Céleste allait être rétabli. Il allait donner à ce rônin de malheur – Kuranai ou quelque soit son vrai nom – une leçon d’humilité dont il allait se souvenir.
Il avait bien observé la feinte avec laquelle le rônin avait désarmé hier Mirumoto Daisuke – un adversaire de valeur, un homme qu’il aurait aimé affronter. Il ne lui donnerait pas l’occasion de l’utiliser.
C’était donc empli d’une détermination vengeresse et se sentant investi d’une mission sacrée qu’il se tenait debout, prêt à déclencher les foudres du ciel sur l’impudent. Il serait l’Epée Divine qui allait rétablir la Justice.
Le rônin avait repris sa posture insolente de la veille – cette posture relâchée et sournoise, emblématique des tactiques sans honneur de son clan d’assassins.
Toshiken l’observa et eut un mince sourire, froid comme une aube d’hiver. « Rouge sombre » allait découvrir ce qu’il en coûtait d’offenser le Ciel.
Là – un infime frémissement dans l’air. L’instant était là, parfait. Il frappa.
Ki Ken Tai no Ichi. L’esprit, le sabre, le corps, unis en un seul élan. Il avait déjà visualisé l’endroit où son sabre allait blesser son adversaire quand quelque chose de blanc surgit soudain devant ses yeux. Seul ses réflexes fulgurants lui permirent d’éviter de s’empaler sur une lame qui n’aurait pas dû se trouver là.
Impossible.
Ce fut le seul commentaire que put émettre son esprit incrédule alors que son élan dévié l’amenait à dépasser son adversaire, le manquant largement. Il sentit alors la sensation de brûlure sur sa joue.
Il se retourna vers le jury, plein de furie et d’indignation. C’était impossible ! Il ne pouvait pas être plus rapide que lui ! Il ne pouvait pas…
Mais le sang qui coulait, goutte à goutte, de sa joue éraflée prouvait le contraire.
Un seul regard aux membres du jury lui confirma sa défaite. Sans un mot, le cœur empli de rage et de haine, il quitta le cercle de sable blanc. Le rônin n’avait pas bougé.
Il y eut un silence massif alors que tous réalisaient l’énormité de ce qui venait de se passer. Toshiken était un superbe duelliste, le meilleur de sa génération, même sans son sabre habituel, nul n’aurait parié un zeni sur la victoire du rônin.
Victoire qui posait un autre problème.
- J’ai remporté ce tournoi, dit calmement ce dernier aux jurés.
Ceux-ci s’entre-regardèrent.
- Vous l’avez gagné, confirma Ijimashi. Ils ne pouvaient nier l’évidence.
- En tant que vainqueur du tournoi, je réclame donc la Cité des Apparences, l’enjeu fixé par Kakita Yoshi-dono.
Nouveaux échanges de regards, et expressions embarrassées des jurés. L’un d’eux s’éclaircit la gorge. Impossible de donner la Cité des Apparences à un rônin !
- Oui, c’est bien l’enjeu qui a été fixé, mais vous comprendrez que la situation est un peu particulière…
L’homme eut un sourire narquois.
- Parce que je n’ai pas de clan, n’est-ce pas ? Très bien. Le nom sous lequel j’étais connu précédemment est celui de Bayushi Aramoro, et je clame Toshi Ranbo au nom du clan du Scorpion.
La foule ondula comme un champ de blé sous la tempête, il eut un long frémissement alors que ces mots étaient repris par de multiples bouches. Bayushi Aramoro…Le clan du Scorpion…Aramoro, bushi émérite, frère du défunt daimyo du clan du Scorpion, Bayushi Shoju. Le frère du meurtrier de l’Empereur. Il n’était donc pas mort ?
- A défaut de Toshi Ranbo, j’accepterai la restitution des terres ancestrales de mon clan, actuellement aux mains des clans de la Grue, du Lion et de la Licorne.
Nouveau silence.
- Aramoro-san, nous ne sommes pas à même de répondre à cette requête, qui dépasse largement le cadre de ce tournoi, vous le comprendrez. Qui plus est, si vous me pardonnez, vous êtes un rônin à l’heure actuelle. Comment pourriez-vous parler pour qui que ce soit ?
- Alors, j’en appelle à l’Empereur. Je souhaite implorer son pardon en mon nom, en celui de mon clan et lui demander son arbitrage.
Pour l’heure, la ville m’appartient. Vous ne pouvez m’ôter ce que j’ai gagné en combat loyal, sauf à admettre que ce tournoi était truqué. Ce qu’il n‘était pas, n’est-ce pas ?
Aramoro croisa les bras, et attendit.
Il y eut de nouveaux conciliabules. Le consensus entre les jurés fut que cette affaire les dépassait, et qu’il valait mieux la porter en haut lieu. Ils ne pouvaient par ailleurs laisser le reste de cette discussion se faire en place publique. Le scandale était déjà assez grand.
Un pavillon spécial fut monté de toute urgence, on dépêcha des messagers pour prévenir à la fois le daimyo du clan de la Grue et l’Empereur, et l’on pria les curieux de se disperser. Bayushi Aramoro fut traité avec les égards soupçonneux et la distance prudente réservés aux hôtes dont on suspecte qu’ils sont porteurs d’une maladie contagieuse à l’extrême. A bien des égards il aurait été plus commode de le faire disparaître, mais trop de gens l’avaient vu, sa victoire était publique, ainsi que la promesse de Yoshi. Ils étaient forcés de composer.
Il y eut un certain nombre d’allers retours, de conciliabules, d’émissaires à l’air affairé ; des courriers, des entretiens, des réunions, des préparations ; des envoyés, des officiers, des dignitaires, des gardes ; puis enfin l’Empereur arriva.
- Bonjour, Aramoro-san. Relevez-vous. Votre retour est…inattendu.
- Je comprends, votre Majesté. Merci de me recevoir. Je souhaitais vous voir afin de vous demander de bien vouloir m’accorder votre pardon, comme vous l’avez proposé à tous les membres du clan du Scorpion.
- Il vous est accordé. Vos prouesses martiales sont bien connues. Je ne saurais laisser le vainqueur du tournoi du sabre, et un bushi si renommé, errer sur les routes comme un simple rônin.
Néanmoins votre demande, bien que compréhensible, est difficilement recevable. Je m’interroge aussi sur les motifs de votre démarche si…inhabituelle.
- Toturi-heika. Puis-je vous parler franchement ?
Malgré tous vos efforts, la dissension règne toujours entre les clans majeurs, et le clan de la Mante continue de piller en toute impunité terres et mers. Ce serait l’intérêt du clan du Scorpion d’en profiter, et d’attendre, comme dans la fable proverbiale, de savoir qui est le vainqueur pour s’y atatquer. Mais je suis un loyal serviteur de l'Empire, je respecte votre volonté de paix, et nous, clan majeur, qui étions précédemment le bras caché de l’Empereur, ne pouvons à l’heure actuelle faire notre devoir envers vous.
Vous avez généreusement accordé votre pardon à tout samurai du clan du Scorpion qui viendrait l’implorer. Mais les préjugés des autres clans à notre égard sont tels que dès que l’un de nous se montre ouvertement, il est abattu comme un chien. De surcroît, les clans de la Licorne, du Lion et de la Grue se sont partagés nos terres ancestrales. Ils n'ont aucun intérêt à ce que cette situation change…Ce qui fait de nous des déracinés, des exilés et des exclus.
Cela signifie, votre Majesté, que vos ordres sont bafoués. Vous savez que Bayushi, comme Akodo, a servi Hantei ; mais d’autres s’arrogent le droit de juger que tel n’est pas le cas.
Je suis ici pour servir l’Empire, comme tous ceux de mon clan. Encore faut-il qu’on nous en laisse l’opportunité. Donnez-la nous, Toturi-heika. Vous savez pouvoir compter sur notre loyauté.
D'autant plus que nous n’avons des ennemis par ailleurs… ajouta-t-il mentalement.
- Tout ce que nous souhaitons, c’est avoir une terre d’asile, et de préférence nos terres ancestrales. En remportant ce tournoi, j’ai gagné loyalement la Cité des Apparences. Si nous ne pouvons revenir sur nos terres, je clamerai Toshi Ranbo au nom du clan du Scorpion.
Toturi resta pensif. La démarche était directe.
Se pouvait-il que ses ordres aient ainsi été détournés ?
Cela dit, Aramoro avait pris un risque, et non des moindres, et ses paroles avaient l’accent de la franchise – autant qu’on puisse se fier à un ancien membre du clan du Scorpion. Il se doutait aussi qu’Aramoro avait anticipé sa réaction, et l’embarras causé par la situation. Il ne souhaitait nullement s’approprier la Cité des Apparences, c’était juste une monnaie d’échange.
Mais c’était l’évidence qu’aucun des clans s’étant accaparé les riches terres du clan du Scorpion – et notamment le clan de la Licorne, de loin le plus bénéficiaire – ne souhaiterait les restituer.
Aramoro avait pris un risque important, et fait une démarche osée. Mais si ce qu’il affirmait était exact – que ses compatriotes se faisaient massacrer dès qu’ils dévoilaient leur identité – avait-il vraiment eu le choix ?
- Je vous remercie de votre franchise, Aramoro-san. Je vais y réfléchir. Dans l’intervalle, je souhaiterai vous proposer de venir à la Cour, en tant qu’ambassadeur officiel du clan du Scorpion.
La question de la restitution des terres était particulièrement épineuse, notamment vis à vis du clan Licorne. Une pareille demande demandait à être étudiée avec attention, surtout avec la plus grande partie des armées de l’Empire parties au Sud prêter main-forte au clan du Crabe. Quelle que soit la validité de sa requête, il lui fallait le faire patienter. Par contre, cela lui donnait l’occasion de résoudre le problème de Toshi Ranbo, comme il souhaitait le faire depuis longtemps.
- Je vous remercie, ô grand Empereur. Mais je suis un bushi, pas un diplomate. Permettez-moi plutôt de vous servir en cette qualité.
Toturi le dévisagea, attentif.
- En ce cas, je vous propose d’intégrer la Garde Noire, tant que le problème des terres Scorpions n’est pas résolu. Vous vous mettrez sous les ordres de Takuan-san.
- Merci de cet immense honneur, Toturi-heika, et de la confiance que vous m’accordez.
Le mot confiance n’était pas vain. En lui proposant de faire partie de sa garde rapprochée, l’Empereur lui signifiait qu’il lui faisait suffisamment confiance pour lui confier sa vie. Ce n’était pas forcément le cas de tous.
La configuration était claire à présent. C’était un kô – éternité. Les blancs pouvaient gagner le territoire, mais les noirs le reprenaient immédiatement, grâce à l’œil central. Et inversement. Ce n’était rien sur le go-ban, huit intersections, tout au plus. Mais cela suffisait à provoquer la résolution, sauf si les blancs décidaient d’ignorer le kô.
Les noirs étaient encerclés, mais là, sur cette portion de territoire, à défaut de gagner ils pouvaient ne pas perdre.
Journal de Hidemasa, vingt-huitième jour du mois du Chien.
Aujourd’hui une proclamation officielle a indiqué la conclusion du tournoi.
L’Empereur a tout d’abord fait savoir que le vainqueur du tournoi, Bayushi Aramoro, rejoindrait sa garde personnelle. Après avoir remercié le daimyo du clan de la Grue de son courage à vouloir résoudre ce problème séculaire, l’Empereur a indiqué que la cité des Apparences serait désormais sous régence de la famille Seppun.
Les choses sont allées très vite ces derniers jours.
La vie peut être semblable à une partie de go, comme le pense Aiko-sama.
Chacun met en place ses pions jusqu’à ce que les hostilités commencent. Ensuite tout s’accélère et le vainqueur est celui qui a le mieux anticipé les choses.