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par Iuchi Mushu » 01 janv. 2009, 23:30
Un soir, une petite chambre, dans le quartier des pêcheurs.
- Il faut que tu quittes la ville. Pour au moins deux mois. Il y a une opportunité de le faire - pour rejoindre Otosan Uchi.
Jocho a longtemps tergiversé, avant de franchir le pas. Il prend un risque énorme, il le sait. Accepter de la laisser partir, de risquer de la perdre. Mais chaque jour qui passe accroit le risque que sa cachette chez Ichimane soit découverte. Si c’est bien sa mère qui est à l’origine de l’attentat, Tsukiko ne sera jamais en sécurité tant qu'elle sera à Ryoko Owari. Il faut qu'elle quitte la ville, ils n'ont que trop tardé.
- La capitale ? Mais pourquoi si loin ? Je ne veux pas m'en aller d'ici !
- C'est nécessaire, Tsukiko. Pour ta sécurité. Moi aussi, je préfèrerais que tu restes.
- Qu'est-ce que je vais aller faire là-bas ? Je n'y connais personne.
- Je me suis assuré que quelqu'un de confiance veille sur toi. Tu seras en sécurité.
La seule pensée de quitter la ville lui glace le sang. Elle ne connaît rien à part Ryoko Owari...
- Tu as déjà tout organisé, à ce que je vois.
Il reste un moment silencieux.
- Ce n'est que pour un temps. Le temps qu'on t'oublie, le temps de faire diversion. Peux-tu faire cela pour moi ? Pour nous ?
- Il le faut. Il le faut, répète-t-elle, comme pour s’en persuader.
- Bien. Prépare tes affaires, je passe te chercher demain matin à l'aube.
- Et si je ne peux pas revenir ? Si on m'oblige à rester où je suis ?
- Entre deux maux, je préfère te savoir bien vivante à la capitale, que de te porter ici sur un bûcher funéraire. Et puis, comment pourrais-tu te passer de moi ? finit-il avec un sourire.
- Il faut toujours que tu tournes tout en dérision.
Il l'attrape, la fait voler dans les airs, l'embrasse fougueusement.
- C'est pour cela que tu m'aimes, tu te souviens ?
- Non, ce n'est pas pour ça, et tu le sais très bien.
Elle se dégage de son étreinte et fait quelques pas dans la chambre.
- J'ai peur... de partir et de ne pas pouvoir revenir... Tout est si incertain en ce moment. J'ai l'impression d'être une feuille emportée dans la tourmente…
* * *
Un petit matin brumeux, à la porte de l'oni.
Tsukiko frissonne, malgré son kimono doublé et le manteau qui lui couvre la tête. La chaleur rassurante de l'homme à ses côtés ne lui apporte aucun réconfort. A nouveau, elle va se retrouver seule.
Une silhouette s'avance à leur rencontre, un homme mince, de taille moyenne, élégamment vêtu. La surprise la cloue sur place.
- Katsumoto-sama, s'incline formellement Jocho. Merci d'être venu.
Il ne dit rien, ne demande rien.
- Ohayo gozaimasu Jocho sama, Tsukiko san.
Katsumoto s'est incliné à son tour.
La jeune femme regarde tour à tour les deux hommes qui se font face. Comment ont-ils pu s'entendre après ce qui s'est passé ? Elle connaît Katsumoto, il n'est pas du genre à passer l'éponge aussi facilement, surtout après ce qui lui est arrivé. Incrédule, elle réfléchit à ce qui a pu les pousser à cette improbable alliance.
- Ohayo.
La voix de la courtisane n'est guère plus qu'un murmure près du capitaine.
- Je vous la confie, Katsumoto-sama.
- Je vous remercie de cette confiance, Jocho sama. Je veillerai sur elle.
A Tsukiko :
- Le palanquin vous attend, Tsukiko san, mes serviteurs sont à votre disposition si vous souhaitez quelque chose.
Le ton n'a jamais été aussi formel entre eux, c'en est à se demander quelle est cette farce.
- Arigato.
Katsumoto s'écarte poliment pour la laisser passer, les serviteurs ont ouvert la porte du palanquin et attendent. Jocho se tourne vers Tsukiko, se penche et souffle à son oreille :
- Je t'attendrai.
Puis il tourne les talons et s'éloigne.
- Au revoir, Jocho.
Les mots de Tsukiko flottent dans le sillage du capitaine de la garde Tonnerre. Il est parti très vite, sans un geste, sans même un mot d’adieu, disparaissant comme un fantôme dans les brumes du petit matin, comme s'il n'avait jamais existé.
Les pas du capitaine de la garde tonnerre résonnent dans les rues désertes de la ville. C'est dur, si dur, de la laisser partir. Elle s’en va parce qu’il le faut. Il ne sait pas si elle reviendra.
Les ongles laqués de rouge s'enfoncent dans la chair de ses paumes, il ne faut pas qu'elle montre à qui que ce soit ce qu'elle ressent. Sans un mot, la jeune femme monte dans le palanquin et s'assoit dans le fond. Elle n'a pas ôté la capuche qui lui couvre le visage, rigoureusement immobile. Incapable de parler.
Le courtisan est resté debout à distance respectable de leur échange, les yeux posés sur la fine silhouette.
Il ne dit rien, il sait qu'elle a besoin de temps pour encaisser, pour accepter. Il inspire profondément, il ne peut plus la prendre dans ses bras, il ne peut plus lui apporter le réconfort accoutumé. Il a des responsabilités écrasantes au vu de son futur mariage, et le regard de l'officier Doji posé sur lui n'est qu'un petit échantillon de ce qui l'attend.
La courtisane ne veut plus penser. Aller à la capitale, au milieu de tous ces inconnus, la terrifie proprement. Désormais, elle sait qu'elle ne peut plus compter sur personne. Pas même sur Katsumoto.
Il fait signe aux porteurs de fermer la porte et rejoint son propre palanquin.
Tsukiko, pardonne-moi.
Si seulement elle pouvait entendre ses pensées. Mais leur formation ne leur a pas enseigné cela. Peut-être un jour comprendra-t-elle pourquoi il a fait cela.
Il se remémore sa surprise quand Jocho lui a fait cette ahurissante demande. C'était juste après qu'il ait appris que Tsukiko s'était faite agresser, le lendemain même de leur affrontement.
Le petit pli d'Hikari sama entre les mains, il regarde dans le vide. Que faisait-elle dans les rues à cette heure ?
Il soupire. Elle a dû se disputer avec Shosuro Jocho à cause de lui, à cause de leur discussion. Elle a dû lui sauter au visage comme un tigre et le planter là, quittant le palais sans escorte, sans réfléchir.
Quelques instants plus tard, il monte dans le palanquin, l'esprit tétanisé au point d’en oublier ses douleurs. Comment va-t-il la trouver ? Qu'est-ce qu'il va pouvoir faire ? Il se pose encore cent questions quand le palanquin s'arrête devant l'entrée du temple. Un froid glacial s'est logé au creux de son ventre.
Tsukiko-chan...
Il grimpe les marches du temple aussi vite que le lui permettent ses membres perclus par la rossée de la veille, dépose ses sabres à l'entrée, salue d'un signe de tête le moine à l'entrée, et se dirige vers l'aile ouest.
Alors qu'il se rapproche, il remarque aussitôt la présence des gardes Tonnerre postés à proximité.
Bien sûr. Comment pourrait-il en être autrement ? Mais cette constatation n'entame en rien sa détermination. Il se dirige vers la porte qu'ils encadrent, se préparant à essuyer un premier refus.
Les deux hommes de faction s'interposent. Dans son état, il serait bien incapable de passer outre.
- Pardonnez-nous, Shosuro-sama, mais vous ne pouvez aller plus loin.
- Je souhaiterais voir Shosuro Tsukiko san, demande-t-il d’un ton posé.
- Nous regrettons, Shosuro-sama, mais ce n'est pas possible.
- Pourquoi cela ?
- Nous avons des ordres, Shosuro-sama, répond l'un, respectueusement.
- Dois comprendre qu'il va me falloir déranger le Gouverneur dôno pour obtenir la permission de m'enquérir de la santé d'une amie personnelle ?
Les deux gardes échangent un regard.
- Nous sommes vraiment désolés, Shosuro-sama...commence l'un d'eux.
- Je vous en prie, répond poliment Katsumoto, vous ne pouviez pas savoir.
A cet instant, une voix connue, à la fois agacée et étouffée, se fait entendre.
- Allons, que se passe-t-il ? J'avais dit que je ne voulais voir personne ici, sauf les prêtresses.
Katsumoto a parfaitement reconnu la voix qui vient de s'élever mais cela ne l'émeut absolument pas. Il est déterminé à la voir.
La silhouette athlétique du capitaine de la garde Tonnerre se découpe dans l'embrasure. Jocho se fige en le voyant.
- Si vous cherchez l'infirmerie, vous vous êtes trompé de porte, Katsumoto-sama, dit-il à mi-voix, froidement.
- Je suis venu voir Tsukiko san, répond Katsumoto sans relever l'ironie, ni se démonter.
- Partez. Vous n'êtes pas le bienvenu ici.
- Je resterais ici tant que je ne l'aurais pas vue, dit fermement Katsumoto.
- Elle dort.
- Bien, dans ce cas j'attendrai.
- En quoi son sort vous concerne-t-il ?
- Il me concerne, répond Katsumoto avec beaucoup de calme, mais sans donner plus de détail.
A un bref signe de tête de Jocho, les deux sentinelles de faction s'éloignent à distance respectueuse.
- Vous n'avez pas répondu à ma question.
- Je considère Tsukiko san comme une sœur.
Katsumoto ne tient pas à entrer en conflit avec le Capitaine de la Garde Tonnerre et peu importe s'il croit que sa prudence est le résultat de la leçon de la veille, peu importe. Tout ce que Katsumoto désire, c'est la voir et ne pas envenimer la situation entre elle et cet homme qu'elle a accepté de suivre, rien d'autre n'a d'importance qu'elle, sa sauvegarde, sa tranquillité.
- Sachez, Katsumoto-sama, que c'est de votre faute si elle est dans cet état. Si vous ne l'aviez pas montée contre moi, elle n'aurait pas agi de façon aussi irresponsable. C'est un miracle qu'elle s'en soit tirée.
Malgré sa voix basse, étouffée, Katsumoto sent la colère sourde qui anime son interlocuteur.
- N'essayez pas de m'attribuer la faute d'un comportement que vous avez amorcé hier, cela fonctionne avec les esprits influençables, mais pas avec moi, Shosuro Jocho sama. Vous avez failli la perdre, vous et vous seul, par vos actes et votre comportement, assumez au moins cela si vous n'assumez pas le reste.
Pourquoi a-t-il dit cela ? Il ne sait pas, mais cela l'a soulagé. Il n'est pas le seul responsable dans cette histoire et certainement pas celui qui peut faire le plus de tort à Tsukiko.
- Ah oui ? Vous l'avez abandonnée, Katsumoto-sama. C'est pour cela qu'à l'heure de son plus grand besoin, c'est moi qu'elle a appelé à l'aide. Pas vous. Vous ne passerez pas ce seuil.
- Vous l'avez enfermée dans votre cage dorée, je ne l'ai pas abandonnée, j'ai respecté ses choix même si je suis convaincu que vous ne méritez pas ce qu'elle vous offre. Quant à vous appeler, en étant responsable de la sécurité de la cité et en sachant qu'elle est votre maîtresse, il aurait été étonnant que l'on fasse appel à la magistrature d'Emeraude.
Katsumoto est resté là, sans bouger, sans baisser les yeux, comme dans le dojo.
L'attitude du capitaine n'en est pas moins déterminée. Etrangement, Katsumoto sent moins de l'hostilité à son égard qu'un mélange de rage et de chagrin dans lequel celui-ci l'englobe.
Les deux hommes restent immobiles, silencieux dans l'immense couloir. Les sentinelles n'ont pas bougé. Le décor, les protagonistes, tout semble se figer dans ce temple, havre de paix, en dehors du monde, du tumulte de la cité.
Katsumoto pense à Doji Shizue qui est entre ces murs aussi, qui a été meurtrie dans son corps, dans son âme par Shosuro Jocho. Tsukiko est derrière cette porte qu'il garde. Qu'adviendra-t-il d'elle auprès de cet homme ? Il ne peut s'empêcher d'être inquiet. Shiba Shonagon a t-elle vécu ses derniers jours ici ? La question qui a traversé son esprit lui glace le sang.
Une expression complexe traverse les traits de Jocho en voyant son air inquiet.
- Vous tenez à elle tant que ça...
Un silence.
- Soit, je vais vous laisser la voir. Elle dort, et ses jours ne sont pas en danger. Mais auparavant, j'ai une question à vous poser.
Tenez-vous à elle suffisamment pour accepter de la perdre afin de la sauver ?
Est-il possible que dans sa superbe, dans son attitude blasée, il puisse entrevoir ce que peu être l'amitié sincère entre deux êtres ?
- Qu'allez-vous encore exiger, lâche-t-il.
Non, il ne peut pas comprendre, même si Tsukiko pense qu'il est différent de ce que l'on croit.
Jocho reste un moment silencieux, et jauge du regard son interlocuteur. La tension est palpable dans le grand couloir.
- Vous n'allez pas me croire, bien sûr. Mais c'est mon cas également. Ceux qui ont attenté à ses jours peuvent recommencer, et je ne suis pas sûr de pouvoir les en empêcher, tant qu'elle reste ici.
Katsumoto-sama, emmenez-la à la capitale.
Le jeune homme le regarde et il lui faut toute sa volonté pour ne pas laisser transparaître son incrédulité.
- Et si vous tenez à elle autant que moi, acceptez de la laisser partir à nouveau une fois le moment venu.
Katsumoto sait qu'il a essayé de la convaincre de quitter Ryoko Owari Toshi. Il a l'honnêteté de reconnaître qu'elle a choisi de rester auprès de Jocho.
- Elle ne quittera la ville que si vous lui demandez. Elle avait fait son choix, précise Katsumoto. Pourquoi changerait-elle d'avis ?
- Elle n'a pas changé d'avis. Mais je veux la protéger.
- Bien. Je vais faire tout ce qui est mon pouvoir pour qu'elle quitte la ville.
Katsumoto ne sait pas très bien ce qu'il doit penser de cette demande, de cette sorte d'abnégation qu'affiche le Capitaine. La confrontation est étrange, elle semble irréelle, intemporelle.
Se pourrait-il que cet homme qui brûle tout ce qu'il touche, ressente des sentiments pour Tsukiko, des sentiments sincères ?
- Vous avez ma parole que je la laisserai partir le moment venu, dit soudain Katsumoto sur un ton calme contre toute attente du capitaine.
- Je vous en remercie, Katsumoto-sama.
Jocho se tourne, et avance sans bruit dans le couloir. Katsumoto lui emboîte le pas en silence, tout est dit. Le shoji glisse sans bruit. La petite pièce est plongée dans l’obscurité.
Il distingue une silhouette allongée dans la pénombre, les longs cheveux noirs, les pansements autour de la tête. Tsukiko est roulée en boule, recroquevillée sur elle-même. Il y a des pansements sur ses mains, sa gorge. Son souffle est à peine perceptible.
Katsumoto s'agenouille auprès du futon avec difficulté, mais il a besoin d'être près d'elle, de se rassurer, mais ce qu'il voit ne le rassure pas. Elle a été profondément secouée par ce qui est arrivé, il le sait rien qu'à la position qu'elle a dans son sommeil, même si comme Jocho l'a souligné, ses jours ne sont pas en danger.
Shosuro Jocho a raison, il est en partie responsable de ce qui lui est arrivé. Il l'a poussée à quitter le Capitaine de la Garde Tonnerre, à quitter la ville pour sa sauvegarde. Mais là qu'en est-il ?
Leur fierté à tous les deux l'a menée là, blessée et meurtrie. Il ne pourra pas oublier cela.
Il reste immobile à ses côtés, conscient de la présence de Jocho qui peut-être est maintenant différent, peut-être...
Au bout d'un moment, celui-ci lui fait signe. Katsumoto se lève. Il l'a vue, il doit accorder cela au moins à Jocho et ne pas abuser. Il ne peut attendre qu'elle se réveille sans entamer la patience du capitaine, il va l'emmener loin d'ici, il doit être patient.
Jocho referme derrière lui le shoji, et souffle :
- Cela m'a pris un bon moment pour qu'elle s'assoupisse...Je ne veux pas prendre le risque de la réveiller.
- Je comprends parfaitement, murmure Katsumoto.
Il remarque à cet instant les profonds cernes bistres dans le visage de son interlocuteur. Il a dû veiller une bonne partie de la nuit.
- Je vais vous laisser maintenant. Je me tiens à votre disposition pour son départ.
Katsumoto s'est écarté de son interlocuteur. Jocho le raccompagne à la sortie, et ils se saluent formellement.
Ce salut avait été tout autre que ceux qu'ils avaient pu échanger par le passé.
Il avait scellé un pacte, entre ces deux hommes si différents, si opposés dans leur caractère et leur philosophie.
Katsumoto soupire. Ce qu'il n'avait pas anticipé, c'était le mur que cet engagement allait créer entre lui et Tsukiko, au vu de ses obligations.
Personne ne l'ennuiera, il s'en est assuré. Il lui doit bien cela. Elle pensera sûrement que c'est le fruit du hasard, ou bien elle se sentira insignifiante, alors qu’elle est si exceptionnelle. Oui, sûrement quelque chose comme cela.
Il rumine toute la matinée. Il n'a aucun moyen de l'approcher sans susciter les suspicions, sans qu’on en fasse des gorges chaudes. Il sait ce qu'on pense de lui, ce qu'on peut dire de lui. Le temps leur donnera tort, mais en attendant, Shizue ne doit pas en souffrir, elle a assez souffert comme cela.
Aucun son n'est sorti du palanquin de la courtisane. Pas une parole, pas un froissement de soie. Pour le déjeuner, elle s'est retirée dans une chambre de l'auberge et n'a pas reparu avant la fin de la halte. Le soir, même chose.
De toute façon, personne n'a cherché à lui parler, et elle n'avait pas envie de faire preuve de sociabilité.
Katsumoto a été invité par l'aide de camp du Champion d’Emeraude, il s'est couché tard et n'a cessé de penser à elle, de se dire qu'il pourrait se glisser dans sa chambre, lui parler, lui expliquer, mais l'écoutera-t-elle ? Non, elle a quitté Ryoko Owari parce que Shosuro Jocho le lui a demandé. Il est resté allongé à fixer le plafond jusqu'au petit matin.
Ce matin, il a les traits tirés et les officiers du clan de la Grue en sourient, mais peu lui importe. Il s'est enquis des nouvelles des deux femmes qui occupent ses pensées par l'intermédiaire de ses serviteurs. Qui pourrait lui reprocher de s'inquiéter du confort des dames de leur colonne ? De nombreuses personnes, sûrement.
Peu importe, il l'a fait dans les convenances, dans la bienséance, dans les limites de l'étiquette, dans toutes les contraintes qui régissent chaque jour de sa vie. Il l'a fait et a souhaité que Tsukiko aille mieux. La séparation est une chose douloureuse, il le sait, et Tsukiko souffre bien plus que les autres, oui, bien plus. Ça a toujours été ainsi. Comment pourrait-elle comprendre...
Malgré ses refus répétés, le clan de la Grue s'est cru obligé de lui attribuer une servante. Tsukiko a cru qu'elle allait s'évanouir en voyant les bleus qui constellent son corps et son visage. Il lui a fallu endurer sa commisération, sa pitié. Comme si elle en avait quelque chose à faire, de la pitié des gens...
La rumeur a enflé et s'est répandue comme une traînée de poudre parmi les serviteurs, et donc parmi les samurai. Dès le lendemain, la courtisane a dû subir les regards et les gestes remplis de sollicitude des samurai de l'escorte.
Une humiliation supplémentaire. Une honte qui s'ajoute à une autre honte. Et qui lui met la rage au coeur.
Il lui a fallu répondre avec amabilité aux marques d'attention. Cela n'a fait que remplir sa bouche d'amertume. Quelle humiliation.
Katsumoto n'a rien pu faire. Il a croisé son regard, a tenté de l'apaiser mais c'est impossible, il devrait le savoir, lui qui la connait si bien.Il en est venu à regretter de l'avoir emmenée, il se sent responsable, impuissant à nouveau. Pourtant, il sait que c'était la seule solution, même si pour cela, elle pourrait le détester. C'est un prix qu'il est prêt à accepter pour qu'il ne lui arrive rien.
Il lui a fait porter ses plats préférés, a accaparé sa servante pendant plusieurs heures pour sa garde-robe, pour qu'elle puisse respirer, se retrouver seule. Elle ne saura pas qu'il l'a fait, il est encore Shosuro. Elle ne le saura pas, mais elle se doutera que la relative intimité à laquelle elle a droit, c'est à lui qu'elle la doit.
Pour quelques semaines, quelques mois, il est encore comme son frère. Après, ce sera la déchirure, après probablement rejoindra-t-elle Shosuro Jocho, après peut-être l'improbable se produira, peut-être Tsukiko sera-t-elle heureuse avec cet homme. Peut-être sera-t-elle heureuse d'être vivante, tout simplement.
Elle a fait pour lui un mouchoir aux couleurs de son nouveau clan, avec le mon de sa nouvelle famille. Sans doute cela sera-t-il son dernier cadeau pour lui. Peut-être aura-t-il une signification particulière. En tout cas, elle l'espère.
Le Champion ne cesse d'avoir des conversations avec lui, de le jauger, de le tester. Cet homme peut-il seulement mesurer l'attachement que Katsumoto a pour sa nièce, est-il seulement capable de mesurer la profondeur de sa sincérité ? Cela a-t-il de l'importance ? Quelque chose en a-t-il jamais eu, à par leurs actes ?
Il lit les interrogations dans les regards muets de Shizue, et se demande, une fois de plus, si elle pourra jamais faire confiance à nouveau à quelqu'un né dans le clan du Scorpion.
Et il y a Tsukiko, qu'il voudrait tant aider. Plus qu'il n'a la possibilité de le faire, tiraillé qu'il est entre ses différentes obligations.
Ses choix n'ont jamais été faciles mais il en est de même pour tous, n'est-ce pas ? Shizue doit trouver ce choix aussi difficile, autant que lui a semblé la probabilité qu'un jour, elle comprenne sa sincérité. Il ne pourra jamais nier qu'au départ, il s'agissait d'épargner la famille, le clan, les sentiments sont venus après.
Avec eux, avec ce choix, le fossé s'est creusé entre lui et Tsukiko. Maintenant, il semble être devenu un profond précipice, comme il y en a sur la chaîne du toit du monde.
Et c'est pour cela qu'ils voyagent, ensemble séparés, deux étrangers voguant vers la même destination.
* * *
Ryoko Owari Toshi, deux mois plus tard.
Il y a des jours, où tout est désir. Dans le frisson du vent, dans les feuilles qui volent, dans le chuintement de la soie. Des jours où le soleil pare tout ce qu’il touche d'ornements chatoyants, où la simple poussière se change en paillettes d'or. Où chaque contact est un émoi, où l'odeur laissée dans l'oreiller par l'autre suffit à éveiller le souvenir des voluptés passées.
C'est un de ces jours-là.
Rien que de très banal, au fond. Mais ce qui l'agace, c'est la façon dont son image l'obsède. Les femmes-fleurs de l'île de la Larme peuvent faire courir sur lui leurs doigts légers, assouvir ses ardeurs. Mais la réduction de ce désir à une simple fonction corporelle lui déplaît. Il se sent capable d'étreindre l'univers tout entier.
Tout en sachant que l'univers, au final, se résume au paysage voluptueux de ses courbes, aux blanches vallées de sa nuque, à l'océan turquoise de ses yeux, à la nuit parfumée de ses cheveux.
Il se lève, et envoie des baisers vers les nuages de l’aube, vers le vent qui doit, quelque part, frôler ses jambes, caresser son visage, soulever les manches de son kimono.
Tsukiko...
Il est arrivé à la caserne avec le soleil, et les gardes à l'entrée l'ont salué chaleureusement. Son karo lui a servi le thé et amené le courrier du jour, l'a mis au courant des affaires de la nuit. Rien à signaler, tout est calme en ce moment. Jocho l'écoute distraitement, acquiesçant de temps en temps.
La finesse du grain du papier qu'il tient à la main, au milieu des autres missives, plus grossières sous ses doigts, attire soudain son attention. L'odeur de la rose, discrète et entêtante, monte lentement jusqu'à lui. La calligraphie, légère, aérienne, élégante, capture son regard. Un papillon bleu, posé sur un lotus rouge stylisé, retient le ruban de soie autour de la feuille.
Il ne dit rien, il n'ose pas penser, à peine respirer. Il dénoue le ruban, avec un calme qui l'étonne lui-même.
" Je suis là. "
"Ceux qui n'oublient pas le passé, sont maîtres de l'avenir" (Sima Qian)