[Nouvelle] Shiroi Hane (Plume Blanche)

Ce Forum est dédié à être un recueil pour les histoires que les Forumistes rédigent dans le monde de L5R.

Modérateurs : Magistrats de Jade, Historiens de la Shinri

Répondre
Avatar de l’utilisateur
Pénombre
Magistrat d émeraude
Messages : 6402
Inscription : 28 juil. 2003, 10:07
Localisation : Dans ma tête, mais des fois j'ai un doute...
Contact :

[Nouvelle] Shiroi Hane (Plume Blanche)

Message par Pénombre » 08 déc. 2004, 13:10

Shiroi Hane

Vingt-cinq années de pratique n'y changent rien dans le fond. Certaines choses demeurent difficiles et c'est justement parce qu'elles le sont qu'il est d'autant plus gratifiant de les vivre et de ressentir comment on progresse à travers elle.
Et s'il peut arriver qu'avec patience et humilité on parvienne à dépasser certaines de ces choses, c'est généralement pour découvrir que d'autres choses bien plus simples que l'on croyait maitriser depuis longtemps gagneraient à être revisitées.

C'est pourquoi je prends toujours un certain plaisir à travailler mes kata de base, ceux que l'on m'a enseigné lorsque je commençais tout juste à apprendre le mizu-do, il y a bien longtemps.
Comme Dame Doji nous l'a dit autrefois, chaque instant est unique et par là-même, condamné à disparaitre à peine effleuré.
Mais il existe d'autres instants, innombrables, et c'est souvent à travers quelque chose que l'on croit intimement connaitre qu'ils acquièrent une richesse que l'on recherche trop souvent dans la nouveauté.
L'habitude est un piège qui nous force à chercher ailleurs ce qui se trouve sous nos yeux et en nous-même. S'il n'existe pas deux flocons de neige identique, alors il n'existe pas deux mouvements identiques. Ni deux inspirations, deux instants, deux personnes, deux vies...
"Shiro-san?"
Décidément, je dois me concentrer davantage... l'habitude m'a encore piégé et mon esprit a vagabondé très loin d'ici et de maintenant.
Je termine le kata en cours et je m'arrète pour me retourner ensuite vers mon visiteur dont j'ai déjà reconnu la voix.

"Je vous souhaite une bonne journée, Daidoji Taizo-san". Et je m'incline avec un respect sincère que je dois bien être la seule personne de l'Empire à lui témoigner.
L'homme s'incline en retour.
"Je vous souhaite également une bonne journée, Asahina Shiro-san".

Comment ce fait-il que Jiro... ah, oui... il a pris sa journée pour aller voir sa fille cadette qui vient d'accoucher. J'avais l'esprit embrumé quand je me suis levé et comme je sollicite rarement mon unique serviteur durant la matinée, j'avais complètement oublié qu'il devait avoir quitté ma demeure à l'aube.
Enfin... ce qui est fait est fait...

"Pardonnez ma négligence, Taizo-san, j'aurai du m'attendre à recevoir une visite et vous me..." j'esquisse un geste d'embarras feint. L'automne est encore jeune et les matins commencent à se faire vraiment frais mais en travaillant mes kata j'en arrive rapidement à préférer demeurer torse nu. Une vie de pratique et mon expérience de shugenja m'aident grandement à sentir le chi circuler en moi et autour de moi. Surtout lorsque mes pieds nus sont fermement ancrés dans la terre pendant que mon torse et mes bras évoluent librement au sein de l'air. Quand le chi circule aussi librement, le froid n'a plus guère d'importance. Mais bien des novices attrapent une pneumonie en faisant ce genre d'expériences bien trop tôt...

Daidoji Taizo a un sourire d'excuse embarrassé et s'incline à nouveau, à sa façon si maladroite.
Il est bien des manières d'attirer sur soi ou les siens le mauvais oeil, je suis bien placé pour le savoir, mais je ne crois pas avoir jamais rencontré un homme plus victime de l'humour des Fortunes que Taizo-san.

De la beauté que notre clan révère et dont j'ai hérité dans une certaine mesure malgré d'autres stigmates, il n'est absolument pas doté. Un visage ingrat en lame de couteau, un long nez rouge et busqué, des yeux au regard terne et presque chassieux... le reste de sa vie est à l'avenant. Taizo-san marche comme un samurai de la Licorne qui aurait passé trop d'années à cheval. On raconte qu'il est de mémoire d'homme l'élève le plus médiocre de l'Ecole de Yojimbo Daidoji et qu'il lui a fallu bien des efforts ainsi que l'indulgence des sensei afin d'obtenir de justesse qu'on lui accorde son diplôme. S'il n'avait pas été apparenté à un maitre mort depuis longtemps, on l'aurait probablement simplement expulsé sans autre forme de procès.

Taizo-san est un homme que beaucoup prennent en grippe, quelques uns en pitié et que la majorité méprise presque ouvertement. Il n'a aucune vertu, son intelligence et son éloquence n'impressionnent personne et même l'épouse à laquelle il était promis depuis son enfance n'a rien trouvé de mieux à faire que de s'enfuir avec un ronin durant la Guerre des Clans pour échapper aux commérages et à la compassion toute de douceur empoisonnée des autres femmes. Pendant ce temps, Taizo tentait de défendre son foyer face au Lion et beaucoup se demandent encore pourquoi en rentrant chez lui il ne s'est pas tout simplement laisser tomber sur son sabre après un tel déshonneur.

Je crois bien que le pauvre Taizo a passé depuis quelques années l'âge ou l'on propose pour la première fois la retraite aux samurai et que personne ne s'en est rendu compte. Après plus de deux décennies de service loyal, il n'a attiré que l'attention des imbéciles désireux de s'en prendre à plus malchanceux qu'eux. Ses cheveux grisonnants témoignent de toutes ces années passées à garder des écuries ou des entrepôts et à jouer au garçon de course pour des gens qui l'ont au mieux traité avec dérision.
Daidoji Taizo pourrait partir ou mourir demain sans que personne ne le regrette. Il n'a pas d'enfant, ses propres parents sont morts depuis longtemps et le reste de sa famille proche préfère l'oublier. A quelques années et détails près, je suis dans une situation qui n'est pas très différente de la sienne.

Je me dirige vers lui et lui souris avec une affection qui n'est pas totalement feinte en grimpant les quelques marches du perron de mon jardin.
"Donnez vous la peine de vous asseoir, Taizo-san. A moins que vous ne soyez pressé par le devoir, vous aurez bien quelques instants à consacrer à la conversation... puis-je vous proposer un rafraichissement ?"
Il sourit d'un air presque niais et me remercie chaudement en déclinant mon offre avec une sincérité presque touchante.

Dans sa malchance, le pauvre homme a le bonheur de ne pas être assez malin pour mesurer pleinement son infortune. Taizo-san ne réalise visiblement pas toute la fourberie et la méchanceté que les autres lui destinent. Il est une victime parfaite car incapable la plupart du temps de faire autre chose que souffrir et s'étonner de la méchanceté qu'on lui inflige. Les farces des gamins lui font presque venir les larmes aux yeux et il ne comprend pas le moins du monde les insinuations des autres samurai... il faudrait presque le frapper pour qu'il réalise ce qui se passe et je suis convaincu que sa première réaction serait un regard de totale incrédulité.
Et je sais que ma réputation déjà bien singulière n'a fait qu'être encore plus galvaudée depuis que je semble avoir accordé mon amitié à cet homme.

Mais Shinsei a dit "ne méprise pas les vieillards, les morts ou les imbéciles car avec de la chance tu seras chacun des trois". Et nous l'oublions bien trop souvent en vérité.
Voilà un homme vieillissant qui est un idiot aux yeux d'un grand nombre de gens mais si c'est bien un idiot, il est sans malice ni orgueil. Et s'il ne peut prétendre honorer vraiment le clan auquel nous appartenons, au moins il n'a causé de tort à personne durant son existence et il a risqué sa vie pour la sauvegarde de la Grue... tout le monde ne saurait en dire autant je pense.
Quand on voit ce qui s'est passé depuis le Coup d'Etat et jusqu'au couronnement de l'Empereur Toturi il y a six ans... bien des gens ont des choses terribles à se reprocher. Et c'est pourtant sur Daidoji Taizo que l'on aime déverser le venin du mépris et le poison de la méchanceté.

Parce que je suis un shugenja et parce que je suis convaincu que cet homme est un homme bon même si sa bonté est destinée à disparaitre dans l'oubli, alors je fais mon possible pour le traiter avec respect. Sans pitié, un piège dans lequel nous tombons si facilement, ni hypocrisie, un autre piège encore plus facile à rencontrer. C'est un homme simple et nous, les Grues, nous oublions trop souvent les vertus de la simplicité. Celle de la nature, celle des arts et aussi celle de l'âme.
J'espère que les épreuves de sa vie présente solderont le mauvais karma accumulé par l'âme du vieux bushi afin que sa prochaine vie soit très différente de celle-ci. Mais dans le doute, prier pour lui de temps en temps ne peut pas faire de mal. Si vivre cette vie misérable est son épreuve, alors ce qu'il nous inspire malgré lui est peut-être la nôtre...
Le temps de passer un kimono plus conforme à l'accueil d'un invité et nous nous asseyons bien que nulle boisson ne nous offre l'occasion de cerner notre discussion dans l'enceinte de l'étiquette. Je n'ai pas relevé la faute que représente son refus lorsque je lui ai proposé du thé car il est des moments ou les conventions bien que nécessaires et rassurantes doivent laisser la place à un minimum de respect empreint de sincérité.
J'essaye d'être son ami parce que personne d'autre ne le souhaite. Il n'est ni fou, ni véritablement niais ou stupide. Naif, crédule, obtus sont des qualificatifs plus appropriés.
Mais il n'est pas non plus orgueilleux, méprisant ou menteur et dans ces domaines, la liste des personnes auxquelles il pourrait donner des leçons ne serait-ce que dans les parages immédiats de ma petite demeure est bien longue...
C'est une âme simple et droite que l'ami Taizo et en tant que prètre, je dois veiller sur les âmes, même simples et surtout droites. Parce que si les hommes censément pieux ne veillent pas sur les âmes droites, ce ne sont pas toutes les autres âmes si avides d'abuser de cette droiture qui le feront...

"Et si vous me disiez ce qui vous amène mon ami ?"

Ses yeux volètent de droite et de gauche quelques secondes pendant qu'il cherche ses mots. Une profonde inspiration et il se lance en évitant de me dévisager. A la fois par gène et parce que mes yeux rouges dérangent toujours les gens, même ceux qui ont l'habitude de me cotoyer.

"Doji Emi-dono m'envoie auprès de vous, Shiro-san".

Je hausse un sourcil poli. La nièce de notre seigneur est revenue il y a quelques mois seulement de son gempukku. C'est une jeune femme entreprenante qui s'est engagée dans la voie difficile de la magistrature. Je sais que son oncle n'apprécie guère certains aspects du caractère de sa pupille mais il semblerait que ses sensei quant à eux soient plus que satisfaits de ses aptitudes. J'aimerai dire que celle que j'ai connu petite fille et à laquelle j'ai enseigné ses premiers kanji doit à mes modestes compétences d'enseignant quelques uns de ses mérites mais cela serait à la fois mensonger et orgueilleux. A la vérité, mes années en tant que précepteur ne m'ont guère permis de nouer des contacts particulièrement étroits avec Emi-dono ou ses deux cousins qui sont les héritiers du seigneur que je sers. Pour tout dire, mon rôle a surtout été symbolique et là encore, ma situation n'est pas sans similitudes avec celle de mon invité du moment. Lui et moi avons été mis à l'écart de bien des choses...

Je carresse doucement ma courte barbe, une de mes rares vanités.
"Emi-dono ? Et en quoi pourrais-je lui être agréable Taizo-san ?"
Sa gène augmente et il rougit légèrement.
"Doji Emi-dono doit quitter le domaine pour quelques temps... elle... elle souhaite que vous vous joigniez à elle pour son voyage".
Tiens... voilà quelque chose d'inattendu. De totalement inattendu même. La plupart des gens préfèrent m'éviter pour tout dire. Depuis longtemps, mes seuls élèves sont des enfants de ji-samurai qu'on me confie quelques temps, juste pour qu'ils apprennent à lire et quelques préceptes de base du shinseisme. Mais il est rare qu'on accepte de les laisser plus longtemps sous ma garde.

Lorsque mes parents ont découvert à ma naissance que j'étais albinos, ils ont su et le reste des Asahina avec eux que je n'aurai pas une vie facile et qu'on me considérerait toujours avec méfiance. Certains pensent depuis longtemps que notre paleur de peau et la grande fragilité de nos yeux à la lumière de Dame Soleil témoignent de l'intéret douteux de Seigneur Lune. Une telle marque de naissance est souvent considérée comme une malchance parmi d'autres mais pas toujours...
Ainsi, naitre dans une famille connue pour son pacifisme avéré en ayant suscité l'intéret d'une puissance aussi crainte et tournée vers le meurtre que l'époux de Dame Soleil n'est pas vraiment ce que l'on pourrait considérer comme un bon présage. Certes non.

Et quand de plus on a le douteux privilège d'avoir un lointain mais bien réel lien de parenté avec un personnage des plus équivoques...
Quatre siècles après sa trahison, nul n'a oublié le nom maudit d'Asahina Yajinden.
Mon ancêtre.

Toute ma vie, j'ai du déployer des efforts considérables pour obtenir ce qui était un dù pour les autres. On m'a toujours tenu à l'écart des secrets les plus sensibles, des recherches les plus ésotériques et des responsabilités les plus attrayantes car dans l'idée de mes frères de clan et des membres de ma propre famille, l'héritage de Yajinden et la bénédiction d'Onnotangu forment ensemble un risque trop important que je me tourne vers... vers des choses qu'il vaut mieux laisser dans l'ombre.
Après mon gempukku qui en soi mériterait bien des commentaires, j'ai longtemps erré de poste en poste, tantôt guérisseur, copiste, instituteur, prêtre itinérant... d'avant-poste en fortin, de village en port, partout ou mes frères de clan avaient besoin d'un shugenja et que l'on pouvait se permettre d'envoyer quelqu'un qui n'avait pas vraiment d'importance. Finalement, il y a douze ans on m'a autorisé à m'installer ici même si je n'y étais pas le bienvenu. Et je dois avouer que j'étais depuis longtemps résigné à finir mes jours dans ce bourg, vieillissant doucement et condamné à l'oubli.
Et voilà que l'on vient, délibérément, me demander de l'aide.
En vérité, les Fortunes ont toujours des manières bien curieuses de favoriser les mortels.

(à suivre...)

Avatar de l’utilisateur
Pénombre
Magistrat d émeraude
Messages : 6402
Inscription : 28 juil. 2003, 10:07
Localisation : Dans ma tête, mais des fois j'ai un doute...
Contact :

Message par Pénombre » 15 déc. 2004, 13:17

Je m'arrète un instant, le temps de reprendre mon souffle et j'en profite pour regarder le paysage en contrebas.

Le Village de la Demoiselle n'a rien de particulier si ce n'est que depuis douze longues années, il est le seul endroit au monde que je puisse appeler mon foyer. On prétend que son nom lui vient d'une jeune femme qui aurait passé des années à chercher son fiancé qui n'était pas revenu de la guerre à la fin d'un conflit oublié. On ne se souvient ni du nom ni de l'affiliation de la jeune fille mais l'histoire dit qu'après des années de recherches, elle finit par trouver son aimé ici. Le village n'était qu'un simple hameau anonyme à l'époque et le jeune homme rendu amnésique par une blessure avait été recueilli par des villageois miséreux mais honnètes. En voyant sa promise, il aurait alors aussitôt recouvré la mémoire et avant de repartir chez eux les deux amants auraient fait de riches présents aux villageois vertueux et méritants.

La réalité de cette histoire n'a jamais pu être démontrée et la légende de la jeune fille s'est enrichie au cours des générations de nombreuses péripéties et de nombreux combats glorieux. Un petit mémorial a été dressé à l'endroit ou se trouvait parait-il la maison dans laquelle le jeune homme avait été recueilli et les villageoises veillent à soigneusement entretenir le petit monument. Fillettes, elles le fleurissent et y jouent alors qu'adolescentes elles viennent y déposer des offrandes avant une fois mariées d'y amener leurs propres filles et de faire l'aumône aux moines itinérants. Ceux ci se chargent de renouveler les rites sacrés afin de perpétuer l'hommage au couple oublié de la légende.
Il est rare qu'on s'adresse aux prêtres du chateau seigneurial pour veiller sur ce mémorial que ceux de ma caste préfèrent laisser aux paysans. J'ai cependant ouï-dire que parfois, de discrètes offrandes y sont faites en l'honneur de Benten par de jeunes samurai. La plupart de ces offrandes sont plus conséquentes que celles des villageois et, curieuses coincidences, il est fréquent que des fiançailles officielles soient annoncées dans le mois qui suit.

Je dois dire qu'il m'est arrivé de me rendre discrètement sur place afin de nettoyer moi-même le petit mémorial avant de le bénir. Je n'ai pas grand-chose à demander à Benten car en ce qui me concerne, je sais depuis longtemps à quoi m'en tenir sur la solitude. Mais parfois aucun moine ne passe sur la route durant des semaines. Les gens du chateau n'attendent pas grand-chose de moi, pas plus que mes confrères attachés au seigneur et j'ai donc beaucoup de temps libre durant la journée. En dehors des grandes occasions officielles dans lesquelles je peux au mieux espérer un rôle secondaire, il est donc fréquent que je parcoure les environs pour donner ma bénédiction aux endroits et aux gens qui semblent en avoir besoin. Les premiers temps, mon apparence et les mauvaises langues incitaient la plupart des heimin à me fuir presque ouvertement mais à la longue, ils ont fini par admettre que mes rituels étaient tout aussi appropriés que ceux de n'importe qui d'autre. Certains préfèrent même désormais que ce soit moi qui procède à diverses petites cérémonies pour eux.
Autant que possible, je veille à le faire sans trop d'ostentation et tout en incitant les heimin à s'adresser comme de juste aux gens qui sont officiellement chargés de ce genre de choses. Mes deux corelégionnaires du chateau me regardent déjà de travers et je n'ai pas envie de me les mettre davantage à dos.

"Vous êtes reposé Shiro-san ?" me demande poliment Daidoji Taizo.
"Encore un instant s'il vous plait".
A la vérité, je suis tout à fait capable de reprendre notre marche et de parcourir les derniers mètres de pente après ce virage pour arriver en vue de la porte du chateau de notre seigneur mais je souhaite encore profiter du paysage un instant. Bien que de faible constitution, j'ai passé toute ma vie depuis mon enfance à tenter de pallier à ce problème. Tisanes fortifiantes, alimentation stricte, travail du chi et du corps à travers le mizu-do... le paradoxe est que je connais des hommes de mon âge qui auraient pu m'en remontrer il y a vingt ans et qui semblent désormais bien moins en forme que moi. Ca n'est pas tant ce que j'ai gagné que ce qu'ils ont perdu et que j'ai en partie entretenu qui fait la différence. Mais c'est une autre histoire...

C'est un village quelconque, vraiment. Et ma petite maison là bas n'a rien de bien remarquable. Elle n'est même pas particulièrement bien située. Mais c'est tout de même mon foyer et j'ai bien des raisons de supposer que je ne le reverrai pas de sitôt. C'est bien la première fois de ma vie que je vais quitter un endroit en souhaitant y revenir.
Nous reprenons notre progression et bientôt, nous arrivons au sommet de la petite éminence sur laquelle l'ancêtre du daimyo Doji Hideo fit autrefois batîr la demeure de sa famille. A l'image du village, le chateau de sire Hideo n'a rien de bien exceptionnel si ce n'est que pour ses habitants et les paysans qu'il protège, il a tout du centre du monde.
J'ai déjà vu mieux... et j'ai déjà vu pire. Si je devais résumer mon impression de cet endroit et du domaine alentour, je dirai qu'ils représentent tous deux parfaitement un vieil aphorisme du Petit Maitre selon lequel les choses les plus banales sont aussi les plus riches.
Pour les jeunes samurai avides de gloire qui viennent parfois séjourner à la cour de Doji Hideo-dono, cet endroit est des plus quelconques. Venus de la capitale, de Kyuden Doji ou même du domaine du Champion d'Emeraude, ils sont jeunes et ont pourtant déjà le regard blasé des vieillards cyniques. Condescendance, mépris et orgueil les accompagnent et sont aussi insépérables d'eux que leurs daisho et leurs beaux vètements.
Et pourtant, s'ils savaient regarder vraiment, s'ils se souvenaient de ce que la Dame apprit autrefois de la bouche même de Shinsei, ils penseraient tout autrement.
Leur jeunesse n'est même pas une véritable excuse... En tous cas, la mienne ne l'a jamais été, même à mes propres yeux.

Des milliers d'existences se sont déroulées derrière les murailles de pierre dont nous approchons. Des dizaines de milliers d'hommes ont parcouru cette route de terre battue sur laquelle nous cheminons. Des espoirs, des rêves et des souvenirs innombrables peuplent encore tout ce paysage autour de nous. Parfois, j'arrive presque à entendre les esprits du vent me murmurer leurs souvenirs alors qu'ils reviennent encore et encore dans cet endroit, simple escale vers d'autres paysages et d'autres gens que je ne verrai jamais.
Voilà pourquoi j'avance vers la porte du chateau avec un peu plus que le respect dû à la demeure de mon actuel seigneur. Parce que cet endroit si banal qu'il ne figure même pas sur certaines cartes officielles est aussi important que le moindre flocon de neige. Et que comme lui, personne n'y prète vraiment attention.
Parfois, parfois j'ai les larmes aux yeux en imaginant à quel point le monde qui nous entoure est vaste... si vaste que le simple fait de se souvenir de tout ce que nous voyons durant une journée relève déjà d'une quête impossible. C'est pourquoi nous nous fabriquons des habitudes et faisons exprès de ne pas regarder vraiment tout ce qui nous entoure. Pour éviter d'avoir à nous confronter à quelque chose que nous pensons connaitre et contrôler alors que sa simple existence dépasse par sa magnitude tout ce que nous serons jamais.

Quelques pas derrière moi, Daidoji Taizo avance et je prète toute mon attention à ce moment qui coule avec nos pas vers le futur. Jamais plus je n'entendrai cet homme usé souffler dans mon dos, aussi discrètement que possible. Jamais je ne verrai son visage à cet instant alors que je lui tourne le dos. Jamais je ne saurai comment il me regarde alors que je pense à lui.
Il est tant de certitudes derrière lesquelles nous nous enfermons, de rituels dans lesquels nous nous emprisonnons. Alors, bien à l'abri derrière des murailles de papier et de mensonges, nous partageons ces mensonges et faisons des ombres que nous projetons sur nos murs de papier en une réalité qui nous semble acceptable.

Derrière des murs d'une autre sorte, une jeune femme que je ne connais pas vraiment m'attend. Cela fait des années que nous ne nous sommes vus et nous n'avons jamais été proches. Elle est revenue pour mieux repartir et je vais l'accompagner vers un avenir incertain. Je ne sais ni ce qu'elle veut, ni ce qu'elle attend de moi. Pareil à une feuille emportée par le vent d'automne, je traverse le présent et quitte la mémoire des autres dés que leurs yeux ne peuvent plus me voir.

Saurais-je un jour dans quelle mesure tout cela reflète une destinée quelconque ou s'agit-il simplement de jeux d'ombres sur des murs de papier batis avec des mensonges ?

(à suivre...)

Avatar de l’utilisateur
Pénombre
Magistrat d émeraude
Messages : 6402
Inscription : 28 juil. 2003, 10:07
Localisation : Dans ma tête, mais des fois j'ai un doute...
Contact :

Message par Pénombre » 15 déc. 2004, 21:49

Doji Emi-dono a les yeux bleus de nos ancêtres. Petite, elle était une enfant mignonnette mais sans réelle beauté et la jeune femme qu'elle est devenue en est la légitime continuité. Ses traits sont un peu trop nets pour être véritablement beaux mais ils possèdent une certaine symétrie propice aux jeux d'ombres furtifs autour de ses yeux qui sont devenus deux magnifiques saphirs dans lesquels il doit être aisé de perdre son regard.
Je suis persuadé qu'en ramenant en arrière sa longue chevelure noire en une simple queue de cheval, la nièce de mon suzerain sait parfaitement quelle impression elle produit. La profondeur de son regard n'en est que plus magnétique mais en même temps les discrets angles et méplats de son visage deviennent plus évident et exercent une subtile mais bien réelle sensation de...comment dire... d'ambiguité. Voilà. Un visage qui n'est pas suffisamment doux pour être celui d'une belle femme tout en étant difficile à confondre avec celui d'un beau garçon. Une impression androgyne trahie par ses gestes très féminins. Je pense que si elle en éprouvait le besoin, elle pourrait sans trop d'efforts parvenir à se faire passer pour un jeune homme encore adolescent. Ce genre d'hommes qui suscite souvent l'émoi de leurs ainés ou de leurs amis.
Le bleu de son kimono est à peine plus foncé que celui de ses yeux et les fait paraitre plus lumineux, incitation à la confiance. Il lui suffirait d'adopter le bleu pâle que nombre d'entres nous préfèrent pour a contrario montrer un regard sombre et mystérieux.
Il y a des mondes dans le regard de la jeune femme. Des mondes bien éloignés de ceux que je pouvais lire autrefois dans les yeux de la petite fille.
Taizo-san et moi attendons patiemment qu'elle finisse de ranger le service à thé avant de reprendre la parole.
"Je dois remplir une mission assez délicate sur les terres du clan du Lion".
Taizo-san fronce les sourcils alors que je demeure imperturbable.
"C'est une histoire bien sordide qui m'amène à faire ce périple. Quelque chose de banal au regard de certains évènements historiques mais qui vu de près a une toute autre allure". Et l'amertume du thé qui se dissipe doucement dans ma bouche laisse la place à une toute autre sorte de saveur acre et presque acide.

Il y a trois personnes dans ce petit salon aux murs ornés d'estampes classiques. Deux de ces personnes sont ici pour servir la troisième. Une de ces deux personnes envisage déjà un voyage pénible qui précédera une conclusion des plus misérables.
Cette personne n'est pas Daidoji Taizo.

"Dans quelle mesure savoir de quoi il retourne s'avère t'il nécessaire ?"
Elle fronce les sourcils de manière réprobatrice en réponse à mon intervention impertinente, une autre mimique que je ne lui connaissais pas.
"Cela est nécessaire parce qu'il est possible que notre voyage se termine par la mort. Notre mort à tous trois et peut-être celle d'au moins une autre personne".
La saveur étrange derrière mes lèvres semble devenir plus forte et se répandre vers mes joues, mes yeux ainsi que le long de ma gorge.
Taizo-san prend son souffle, comme pour retenir par la force de l'air qu'il inspire une question ou une exclamation.
Nous échangeons tous deux un regard. Je ne lis pas de peur dans ses yeux, mais une inquiétude sourde. Je pense que Taizo ne craint pas de mourir, il a fait ses preuves au combat bien avant moi qui n'ai jamais tué personne. Mais il craint de mourir de manière ignominieuse et inutile.

Et moi… moi je me demande si quelque part les Fortunes ne m'ont pas justement accordé ces années de quiétude afin que j'aie quelque chose à regretter au moment de mourir.
Emi-dono nous laisse quelques secondes pour que nous reprenions nos esprits et parvenions à effacer toute émotion, toute question de nos visages. Elle reprend alors la parole en faisant comme si de rien n'était.
"Notre tâche est de nous rendre auprès de la famille Ikoma. Dans la province d'Oiku ou nous sommes attendus. Là bas, le seigneur Ikoma Ienobu nous accueillera sur ses terres et nous confiera une enfant que nous raménerons ici".
Une enfant… un otage ?
Non. Un otage ne pourrait être offert qu'à la suite de tractations et tant les Ikoma que les Doji sont très traditionnalistes et méticuleux en la matière. On n'aurait pas envoyé une jeune magistrate encore novice et deux samurai à la réputation… disons médiocre, pour une telle affaire. A priori, les Ikoma auraient même mis un point d'honneur à venir en force nous confier la petite fille ici même.
On peut dire bien des choses sur nos voisins et ennemis du Lion mais quand ils doivent faire leur devoir, ils ne rechignent jamais à le faire à fond.
Daidoji Taizo sourit brièvement, sincèrement touché qu'on lui confie une mission qui semble d'importance. Accompagner la nièce de son seigneur jusque sur les terres les plus occidentales des Ikoma pour en ramener une enfant. Une tâche qui possède un semblant d'intérêt et de prestige après une vie passée à monter la garde, à attendre les inspections et à ouvrir des portes sans que personne ne vous remarque.
Le pauvre homme…

Il y a trois personnes assises autour de l'élégant service à thé avec lequel la nièce de notre sire nous a accueilli. Deux de ces personnes savent que ce voyage à l'autre bout des territoires du Lion sera accompli par nous parce que nul ne souhaite l'accomplir. Une de ces deux personnes sait qu'elle n'en tirera absolument aucun bénéfice quelle que soit l'issue de ce périple.
Cette personne n'est pas Doji Emi.

"Pourrions nous savoir ce que cette pauvre enfant a fait qui puisse nous amener à risquer nos vies en allant la chercher ?"
Elle incline doucement la tête, signe qu'elle attendait visiblement ma question. Du coin de l'œil, j'aperçois mon ami Taizo me dévisager avec étonnement avant de se reprendre pour tourner les yeux vers la demoiselle qui nous entraine certainement vers notre mort sur les terres de notre rival ancestral.
Navré, Taizo-san, vraiment navré mais autant que vous compreniez de quoi il retourne, autant que nous sachions ce que nous avons besoin de savoir.

"Elle n'a rien fait de particulier, si ce n'est d'être née."

"Sous une mauvaise étoile ?" Je ne prends même pas la peine de masquer mon ironie. Et Taizo secoue la tête avec tristesse en m'entendant parler de manière si grossière.
Mais Doji Emi ne relève pas le défi. Au contraire, elle me sourit et poursuit comme si de rien n'était.

"Non. Les présages n'avaient rien d'alarmant pour autant que je le sâche. Sa mère, Ikoma Noriko, faisait partie de la délégation du Lion au couronnement de notre nouvel empereur."

"En quoi est ce que sa présence à cet événement…" Je m'interromps. Ca n'est pas le vent qui vient de me glacer jusqu'aux os, non, ça n'est pas le vent.
C'est la vérité.
Notre sire était également présent au couronnement. Je ne saurai dire quelle importance Ikoma Noriko peut avoir dans son clan mais Doji Hideo-dono doit à ses exploits sur le champ de bataille d'avoir fait partie de la nombreuse suite du clan de la Grue.
Et…
"Quelle âge à cette enfant ?"
Elle ne répond pas.
Aucune réponse n'est nécessaire.

Le regard d'Emi-dono est imperturbable, très différent de ceux qu'avaient autrefois une certaine petite fille si vivante avant que les conventions et les obligations ne la transforment.
Mes yeux restent fixés aux siens pendant un long moment alors que je pèse les implications de ce voyage. Sa présence, notre présence, ce qui nous attend probablement à l'arrivée. Voilà donc pourquoi elle est chargée de cette tâche…
"Je ne comprends pas" Taizo vient de faire irruption dans mes pensées et brise le silence.
Je le regarde, essayant sans dire un mot de lui faire partager la vérité mais le brave et honnête bushi ne fait que me regarder, perplexe.
"Ikoma Niroko est mariée, Taizo-san" comme la voix de Emi-dono est douce, telle une caresse destinée à apaiser avant la venue du coup "Elle n'est pas restée longtemps à la capitale il y a six ans… mais assez pour rencontrer notre seigneur…et son enfant est née neuf mois après son retour auprès des siens".
Je vois le visage de Taizo se décomposer alors que le choc, puis l'horreur l'envahissent.
Il balbutie quelque chose, ses yeux désespérément accrochés aux miens, puis il tourne la tête vers Doji Emi, comme pour la supplier de revenir sur les mots qu'elle vient de prononcer.
Elle ne peut que lui offrir un triste et amer sourire.

Daidoji Taizo, intègre, honnête, prêt à mourir pour défendre l'honneur de son seigneur… Daidoji Taizo baisse les yeux et tente de retenir ses larmes. Et nous faisons semblant de ne pas remarquer sa respiration hachée qu'il essaye à grand-peine de contrôler.

Il y a trois personnes assises dans ce château dont les murs épais et les braseros ne peuvent réchauffer les cœurs. Deux de ces personnes font leur possible pour ignorer la détresse de la troisième. Une de ces deux personnes sait qu'elle va droit à la mort pour restaurer l'honneur de sa famille malmené par un autre.
Cette personne n'est pas moi.

(à suivre...)

Avatar de l’utilisateur
Pénombre
Magistrat d émeraude
Messages : 6402
Inscription : 28 juil. 2003, 10:07
Localisation : Dans ma tête, mais des fois j'ai un doute...
Contact :

Message par Pénombre » 16 déc. 2004, 16:37

Les bruits du petit village s'atténuent peu à peu alors que doucement les murmures qui m'entourent se font plus présents.
Si je ne peux véritablement entendre qu'un seul kami de l'Air, je parviens aussi à deviner la multitude de ses semblables qui errent invisibles parmi les sapins et les batiments, formant comme une foule diffuse et sans cesse changeante que l'on pressent sans vraiment la voir. Des bribes d'émotions et de mots incompréhensibles se manifestent le temps d'un bref souffle avant de s'enfuir au loin ou de se dissimuler quelque part dans le feuillage ou l'angle d'un toit, le temps d'une pause infinimatésimale avant de repartir.

Ma seconde prière me tourne alors vers l'Eau tandis que je tente d'appréhender les flocons de neige qui tombent. Leurs innombrables présences ne sont qu'éphémères et inaudibles en comparaison du kami formé par leur chute, dans lequel ils se fondent et dont il sont la source. Mais le temps de quelques respirations, je les devine à se murmurer des multitudes d'histoires de flocons. Etincelles de conscience tranquilles et fugitives qui comprennent sans doute parfaitement leur place dans l'ordre des choses et ne font qu'obéir à leur véritable nature.

La troisième prière est déjà plus difficile car outre la fatigue que la mise en phase avec les éléments provoque toujours, il me faut l'entremeler avec les deux autres pour ne pas perdre le contact avec l'Air et l'Eau. Et cet élément a toujours été plus délicat pour notre école.
Sous mes pieds, au delà de la couche de neige, la conscience de la Terre sur laquelle je me tiens se manifeste à son tour à mes sens, m'offrant un aperçu de sa véritable nature. Je ressens son immobilité qui dissimule sa puissance, son apparente immuabilité qui n'est que prélude à tous les changements. Lentes contractions qui ici ou ailleurs deviendront de brutales secousses telluriques, effritement inexorable des roches devenant sable ou poussière, somnolence des graines qui attendent le retour des beaux jours pour devenir plantes et bien d'autres choses encore...

Alors, je concentre tous mes efforts et j'entame ma quatrième et dernière prière, à l'adresse du petit brasero allumé devant moi. Je partage un moment la volonté indomptable du Feu, son désir d'échapper à la petite prison de métal pour s'accomplir dans une apothéose de destruction. Je le sens avide de se précipiter vers son destin pour calciner les arbres et les maisons proches. Préparant sa propre extinction par l'Eau, la dispersion des cendres de son passage par l'Air et les patients efforts de régénération de la Terre.

Pendant quelques précieux battements de cœur, j'entrevois la roue des éléments et leurs relations même si par sa nature fuyante et sa non-existence si présente le Vide me demeure à jamais inaccessible. Et les kami tournent alors leur attention vers moi et me demandent ce que j'attends d'eux et pourquoi je les dérange.
Je ne réponds pas. Visiblement, aucun des quatre éléments n'a ressenti que j'étais également en communication avec les trois autres. Cela fait longtemps que l'on parle d'arriver à prier simultanément deux éléments distincts mais pour autant que je le sache, les résultats n'ont jamais été très concluants.
De toute manière, y parvenir ce soir n'est pas mon but.
Je ne souhaite que les observer un moment, partager différents aspects du monde avec différents points de vue.
Mais cela ne dure pas. Ils me demandent à nouveau pourquoi je les dérange.
Alors, je leur présente mes excuses et je les laisse à leur destinée.

Le kami de l''Air me souffle ses adieux et s'en va son chemin. Le temps que je ne sente plus sa présence et il m'a déjà certainement oublié. Il est probablement en grande conversation avec ses frères, évoquant de manière éphémère notre brève rencontre et l'entremélant à une multitude d'autres anecdotes au point que chaque événement isolé perd toute signification.

Un des flocons demande à un autre ce qui s'est passé mais l'autre lui répond que ça n'a pas d'importance et tous deux terminent leur chute, se fondant en quelque chose de plus grand et de différent mais d'identique, obéissant à leur nature d'Eau.

La Terre ne dit rien. Nous l'arpentons constamment, nous la creusons, nous la cultivons nous batissons sur elle et nous enterrons en son sein les cendres de nos morts. Contrairement à ce que l'on pourrait croire avec tous les éboulements, les glissements de terrain et les tremblements de terre, il est rare qu'elle s'offusque vraiment de nos activités. Elle retourne à son patient travail et s'affaire à toutes ses tâches grandes et petites auxquelles nous prétons si peu attention

Pendant un bref instant, le Feu brûle plus fort et témoigne ainsi de son irritation. Non seulement je l'ai cantonné dans le petit braséro dont il ne peut fuir mais en plus je l'ai interpellé pour rien. Pour l'apaiser, je lui offre un morceau de charbon auquel il s'attaque avec enthousiasme. Je l'éteins alors avec douceur et le rend à son sommeil, à ses rêves d'incendies et de combustion.

Enfin, je relàche lentement ma respiration et je m'incline quatre fois respectueusement. Pour remercier l'Air, l'Eau, la Terre et le Feu.
Leur rendre gràce de m'avoir laissé une nouvelle fois entrapercevoir les choses sous des perspectives différentes.
Puis je me relève.
La nuit est tombée, le froid me pénètre alors que je quitte le petit banc de pierre glacée, le braséro éteint à la main.
Je retourne au monde des hommes en pénétrant dans le village et en traversant sa rue principale pour retourner au relai impérial.
Sur les marches du petit batiment, Daidoji Taizo dont le long nez rouge a encore plus de couleur à cause du froid m'attend stoïquement.
Je m'incline très poliment devant lui, parce que cette attention inattendue est une agréable surprise.
"Comment se sont passées vos dévotions, Shiro-san ?"
"Fort bien, fort bien." De plus, je suis heureux que le premier homme sur lequel je tombe en revenant ici soit mon vieil ami Taizo. Parce qu'il n'y a aucune hypocrisie dans sa question et parce que quelle que soit ma réponse, il l'acceptera comme la vérité même.
Si seulement nous pouvions tous être aussi innocents…
"Et si nous rentrions, Taizo-san ?" J'ajoute avec malice mais sans méchanceté aucune et le sourire aux lèvres "Je pense que nous serons plus à l'aise à l'intérieur mais bien évidemment, je ne saurai vous empécher de fortifier votre âme en la passant à l'épreuve de ce froid glacial".
Il sourit avec chaleur et me fait signe de le précéder. Taizo n'a apparemment jamais éprouvé le besoin de se faire souffrir pour s'assurer de sa valeur et de sa volonté. Il est vrai que les autres s'en chargent bien assez souvent pour lui. Sans vantardise, en silence, il a simplement veillé toute sa vie à faire ce qu'on attendait de lui.
Quelqu'un de très différent de nombre de nos frères de clan qui aiment à ce qu'on les admire et qui confondent souvent excellence et compétition, fierté et orgueil.
De même qu'il est très éloigné des bushi du Lion qui ne peuvent s'empécher de proclamer haut et fort le moindre de leurs gestes comme si le fait d'être fier de quelque chose rendait cette chose plus nécessaire, plus courageuse ou plus honorable.
Oui, le monde serait vraiment bien étrange s'il n'était peuplé que de ces simples instants de calme.

Une vague de chaleur nous accueille alors que j'ouvre le panneau qui donne sur la petite salle commune du relai. Nous entrons rapidement pour refermer derrière nous afin que l'air glacé de l'extérieur ne s'installe pas dans la pièce.
Doji Emi-dono est attablée et semble plongée dans la lecture d'un rouleau. Elle lève la tête à notre entrée et nous adresse un signe courtois avant de retourner à son parchemin.
Deux négociants heimin probablement dotés d'autorisations spéciales sont assis près du comptoir et discutent à voix basse, l'un d'entres eux vidant doucement un gobelet de terre cuite pendant que l'autre fait tomber la cendre de sa pipe d'un coup sec avant de la poser.
Le jeune homme qui est en charge du relai nous adresse un salut courtois avec un sourire de circonstances. Son kimono est orné aux armes des Ikoma et il a dù prendre son nom d'adulte il y a un ou deux ans tout au plus. On l'a certainement affecté à cette tâche pour la saison et il doit bien plus avoir l'habitude de cotoyer ses frères de clan ou les samurai de la Licorne et du Dragon que ceux de la Grue.
Demain, nous entrerons dans la province de Gunsho, et si nos estimations sont justes, nous parviendrons sans doute durant l'après-midi à notre destination.
Notre périple n'a rien eu de bien remarquable jusqu'à présent. Plusieurs villages en ruine et des champs abandonnés nous ont montré que le Lion avait lui aussi souffert des années noires bien que dans une moindre mesure que notre clan. Les routes du Lion ont été rapidement reconstruites et leur efficacité est dépourvue des faveurs et passes-droits que l'on rencontre bien trop souvent par chez nous. Ici, point de fioritures mais une froide et méthodique planification. S'il n'y avait les cartes officielles et les enseignes, toutes les provinces de notre rival ancestral pourraient avoir à peu de choses près la même personnalité. Au bord de la route, les mémoriaux sont austères et méticuleusement entretenus.
Je dois dire qu'il y a un certain charme, une certaine puissance dans cette simplicité. Je crois que quelque part, depuis l'aube de notre clan, nous avons en partie perdu cette vertu qui fait que l'on peut investir d'un sentiment de respect ou d'admiration des choses extrèmement simples. Je crois que trop nombreux ont été ceux parmi nous qui ont préféré substituer la richesse à la beauté jusqu'à ce que même dans nos esprits elles en viennent à se confondre. Richesse, beauté, honneur, pouvoir. Les quatre points cardinaux de la Grue.
Discipline, courage, mémoire et rancune sont ceux du Lion.
D'une façon ou d'une autre, eux comme nous sommes capables de grandes choses mais nous préférons prendre les routes les plus faciles.
Et il n'est rien de plus facile à faire que de mépriser et dénigrer les autres. Ce que nous savons très bien faire. Et ce que nos voisins du Lion savent également très bien faire. Mais d'une autre manière.
Dire qu'il a fallu de tels bouleversements pour que durant un bref moment nous nous rappelions que nous appartenions au même empire. Et dire que nous avons si vite repris nos vieilles habitudes….

"Shiro-san"
Je cligne des paupières.
Pris en flagrant délit de réverie. Par Emi-dono qui plus est.
"Sumimasen, Emi-dono. Mon affinité avec l'Air est parfois trop grande et à la suite de mes dévotions, mon esprit a parfois tendance à battre la campagne".
Elle plisse les paupières et cette impression ambiguë que j'ai déjà ressentie se renforce. L'espace d'un instant, elle aurait pu passer pour un jeune homme. Un gunso titré de par sa naissance et mécontent d'un subordonné plus agé qui n'a pas les mêmes ascendants.
L'impression se dissipe alors que d'un signe de menton elle m'indique le petit tabouret de bois en face d'elle.
"Vos prières ont-elles eu un résultat qui mériterait que nous en parlions ?"
Je réfléchis un instant tout prenant place. Deux, non, trois réparties me viennent spontanément à l'esprit mais je les garde pour moi. Je pose le braséro éteint à mes pieds avant de lui répondre enfin.
"Non, Emi-dono. Si ce n'est que les kami n'ont fait montre d'aucune hostilité à notre égard".
Durant notre voyage, j'ai pu constater que mon ancienne pupille n'avait guère d'intérêt pour les questions spirituelles. A l'opposé de la foi naïve de Taizo-san, Emi-dono est une pragmatique. Une fille de la famille Doji formée aux contraintes de la politique et éduquée pour exercer dans la magistrature. Ca n'est pas pour disposer d'un conseiller spirituel qu'elle a demandé à ce que son vieux professeur l'accompagne…
"Bien. Tout est pour le mieux alors…"
Taizo se place sur la droite de notre dame et attend respectueusement qu'elle reprenne la parole. Comme elle ne semble rien avoir à dire, il finit par prendre une décision.
"Emi-dono ?"
"Taizo-san ?"
"Emi-dono… je me demandais…cette enfant… pourquoi est-elle encore en vie ?"
Une excellente question. Que je me suis posé aussi à de nombreuses reprises. Quel que soit son clan, un tel affront à la réputation d'un samurai une fois connu ne peut être résolu que par un acte aussi définitif que public. Donc… si l'enfant vit toujours et si on attend de nous que nous la ramenions à son véritable père… c'est que quelqu'un y a intérêt. La pauvre gosse n'est qu'une marchandise. Mais dans le cadre de quelle transaction ?
Notre jeune magistrate reste songeuse un moment. Puis elle nous explique et à son ton, je devine qu'il ne s'agit pas tant de convictions que de faits reliés les uns aux autres.
"Les Ikoma ont toujours eu un rôle non négligeable au sein du Lion, a plus forte raison depuis quelques années".
Une vérité des plus banales. Le champion du Lion est une Ikoma, les Akodo réhabilités sont peu nombreux, les Matsu n'ont pas encore complètement digéré le fait d'avoir failli entrainer l'Empire à sa perte en suivant aveuglément un empereur corrompu. Quant aux Kitsu, comme mes frères Asahina, les questions politiques n'ont jamais été leur principal intérêt. En ce sens, nous sommes bien plus proches d'eux que de nos frères de clan d'ailleurs.
"L'Empire" poursuit Emi-dono "a besoin plus que jamais de maintenir sa cohésion. Le brigandage et les épidémies sévissent encore. La menace de l'Outremonde n'est pas totalement écartée et nous sommes bien affaiblis".
Une autre vérité banale. Donc, facile à oublier.
"Il est primordial que certaines inimitiés soient apaisées, que certaines rivalités soient suspendues ou tout au moins mieux canalisées".
Je me demande, et Taizo-san aussi visiblement, si notre affaire est vraiment le meilleur moyen d'ap… une minute.
Le pouvoir de notre nouveau souverain est encore fragile. Un empire exsangue, de vieilles querelles qui n'ont pas forcément toutes été soldées…
"Voyez-vous, il y a une frontière étroite entre ce qui rassemble les clans et ce qui les sépare. Cette frontière est le pouvoir central".
Nous hochons tous deux la tête. Servir l'Empereur, Servir l'Empire. Avec toutes les implications que cela peut désormais avoir.
"Et ?"
"Et par le passé, il est arrivé que le pouvoir du trône ne soit plus assez… fort… pour préserver l'Empire."
"Le Gozoku ?"
"Exactement, Shiro-san. Un pouvoir central fragile doit maintenir une certaine cohésion et dans le même temps, il ne peut se permettre d'encourager la constitution d'alliances trop solides. Sa survie même, en tant que pouvoir effectif, est sur le fil de cette lame".
Mon ami Taizo est peut-être un homme naif mais il n'est pas complètement idiot. Bien que la vérité exacte nous soit inaccessible, nous savons qu'à un moment, plusieurs personnages influents y compris dans notre propre clan ont pris sur eux d'assumer des responsabilités qui n'étaient pas les leurs. Pour utiliser un doux euphémisme…
Le pouvoir de l'empereur Toturi est encore récent. Récent et fragile. La fin des Hantei pose bien des questions d'ordre politique et spirituel dont les réponses n'ont rien de simple. Et si le pouvoir de l'Empereur lui permet de faire de ses décrets des réalités, il n'a jamais été quoi qu'on ait pu en dire l'égal d'une Fortune ou du fondateur divin de la première dynastie.
Ce pouvoir sacré a des limites et il est donc nécessaire…
Mais oui.
"Donner d'une main, reprendre de l'autre."
"Exactement, Shiro-san. Et quant ce qui est donné ou repris n'a guère d'importance si ce n'est à titre symbolique… alors l'échange est des plus délicats à concrétiser mais dans le même temps, il n'a guère de conséquences s'il échoue".
Oui… évidemment. Jouer en calculant au plus serré. Faire en sorte que chacun puisse au mieux y trouver un maigre intérêt mais que dans le même temps, l'échec n'ait aucune conséquence trop importante. Dans l'absolu, ce qui se passe est un geste politique du trône. Qui vise à remettre à leur place à la fois les Ikoma et les Doji tout en les incitant à laisser de côté une petite affaire mutuellement embarrassante qui pourrait autrement dégénérer.
Humiliation publique mineure… pour éviter des conflits nettement plus sérieux. Ni les Doji ni les Ikoma n'en seront satisfaits mais… ils devront faire cause commune et assumer cette honte ou se ridiculiser en prenant le chemin de la guerre.
Et les terres des deux familles sont assez éloignées pour que cette éventualité soit des plus improbables, malgré le fait que toutes deux soient à la tête de nos clans respectifs.
Donner d'une main, reprendre de l'autre.
Jouer les deux extrèmes pour favoriser le centre. En l'occurrence le trône.
Mettre les clans en opposition tout en évitant que cette opposition n'ouvre la voie à une guerre ouverte. Les obliger à partager une honte mineure et à baisser la tête d'un même pas devant le nouveau pouvoir impérial.

"Ils sont à nouveau actifs, n'est ce pas ? Ils ont été décimés mais ils sont encore là et ils n'ont pas oublié leur mission."
Doji Emi hoche simplement la tête. Taizo réfléchit et prend la parole.
"Mais, les Scorpions…"
Doji Emi interrompt doucement le bushi et énonce la seule conclusion logique.
"Les Scorpions n'y sont pour rien Taizo-san. Eux aussi sont sur la sellette et en l'occurrence, ils auraient tout intérêt vu leur fragilité à ne pas s'impliquer trop vite ou trop souvent dans ce genre d'affaires."
Alors, Taizo comprend de qui nous parlons.
Il est assez agé pour se souvenir d'une autre époque, tout comme moi.
Il y a eu le règne de Hantei XXXIX, avec son laxisme qui a dégénéré en chaos puis en la plus noire des corruption. Massacres, guerres, trahisons…
Et les années de reconstruction patiente. De concessions, de promesses, de contraintes pour concrétiser l'avenir.
Mais désormais, ils ont retrouvé leurs forces.
Et il leur faut eux aussi asseoir leur pouvoir et lier plus étroitement encore leur sort avec celui de la nouvelle dynastie.

Les Otomo sont de retour.

(à suivre...)

Avatar de l’utilisateur
Pénombre
Magistrat d émeraude
Messages : 6402
Inscription : 28 juil. 2003, 10:07
Localisation : Dans ma tête, mais des fois j'ai un doute...
Contact :

Message par Pénombre » 16 déc. 2004, 18:25

L'air automnal venu du nord est froid mais j'aurai aimé qu'il le soit encore bien davantage. Que les vents m'amènent un air glacial et pur venu des lointains sommets que nul mortel n'a jamais souillé de sa présence.
Et que cet air pur ne soit pas une brise mais un typhon qui emporte au loin mon dégoût et ma tristesse, qu'il m'enlève moi aussi de ce château où l'honneur est si brocardé et travesti que tous les samurai présents se sentent mal à l'aise.
Oui, vent du nord, si seulement tu pouvais m'emmener loin d'Otomo Katsuhiro et de ses manigances. Eloigne moi de l'homme qui porte le sceau de l'Empereur et dont nous ne pourrons jamais dire dans quelle mesure il parle au nom de notre maître ou joue avec délectation de son pouvoir pour faire aboutir ses propres ambitions.

Un petit air de flûte maladroit qui tente péniblement de transmettre un peu de joie m'arrache à mon songe sinistre.
Là bas, près du vieil érable qui pare négligemment le sol de son feuillage d'or, d'ambre et d'écarlate, mon ami Taizo arrache quelques notes de l'instrument qu'il a façonné de ses propres mains dans l'espoir d'égayer la pauvre Ikoma Yuki qui reste sagement assise près de lui, les yeux perdus dans le vide. Une petite fille dont le nom appartient déjà au passé puisque la volonté de l'Empereur ou ce qui passe pour telle s'est concrétisée.
Les cérémonies appropriées ne le sont pas vraiment car il est rarissime qu'un enfant se voit officiellement renié par les siens avec pour caution des représentants de son véritable père. Surtout quand le Lion et la Grue sont directement concernés par cette affaire dont personne ne sortira grandi. Les années sombres de la grande guerre des clans qui culminèrent avec le Second Jour des Tonnerres et l'abolition de la dynastie millénaire de Hantei furent riches en bouleversements mais il faut croire que l'avenir ne sera jamais avare de mauvaises surprises.

"Shiro-san ?"

Je me raidis en reconnaissant la voix féminine. Réprimant à grand peine un soupir, je me retourne vers la sodan-senzo venue de Kyuden Ikoma.
Akodo Reika, puisque tel est désormais son nom d'épouse, n'apprécie guère la fraîcheur de l'air venu du nord et si elle est sortie dans les jardins du petit château pour m'adresser la parole, cela ne peut que signifier qu'elle accorde une certaine importance à notre entretien.
Une source supplémentaire de malaise vis à vis d'une femme qui suscite en moi cette impression de bien des manières.
Reika-san aux yeux vairons, d'émeraude et d'azur. Signe s'il en est que les Ancêtres auxquels parlent les sodan-senzo ont un sens de l'humour un peu particulier qui n'est pas sans rappeler celui des Fortunes quant il s'agit de troubler le destin des hommes. Reika-san au regard gênant qui me dévisage d'une manière équivoque qui, je le sais, n'a guère de rapport avec mes stigmates physiques.

Oh non. Cela serait tellement plus simple, habituel, rassurant. Et donc, il était inutile je suppose de songer que j'aurai eu droit à tant d'égards de la part des puissances qui gouvernent nos vies.
Il fallait bien que nous arrivions là à un moment ou un autre.

"Reika-san ?"
"Il vous pèse ?"
Directe. Mais toute politesse ou circonvolution serait superflue. Sans jamais avoir échangé plus de quelques phrases, nous nous connaissons déjà très bien tous les deux. Après toutes ces heures passés ensemble à réaliser les rituels qui brisent une fois pour toutes les liens de la petite Yuki avec le Lion et la séparent à jamais de sa mère disgraciée dont on ne peut plus désormais évoquer le souvenir sans courir un péril mortel.
Oui, les yeux de chacun de nous ont troublé l'autre de bien des manières dont aucune n'avait de rapport avec le trouble qui peut unir un homme et une femme.
De shugenja à shugenja, nous nous sommes reconnus, découverts et compris. A travers les kami et les ancêtres, nous nous sommes vus tels que nous étions. J'ai entraperçu le fardeau de la multitude qui visite Reika-san et lui murmure toutes ces choses à jamais disparues et pourtant si présentes. Et elle sait à quel point une seule voix hante mes songes nocturnes.
Oui, nous sommes tous deux très conscients de l'importance que les morts ont sur nos actes respectifs. Alors, je peux répondre moi aussi sans circonvolution inutile
"Oui, Reika-san. Il me pèse. Chaque jour et chaque nuit de mon existence".
Aucun nom n'est nécessaire. Je sais que cette femme me comprend déjà bien mieux qu'aucune femme ne l'a jamais pu. Elle sait ou elle devine qui me hante et prononcer son nom à voix haute ne saurait que lui donner davantage de substance. Bien plus qu'il n'en faut.
"Je suis désolée, Shiro-san"
"Désolée ? Vous n'avez pas à l'être puisque vous n'êtes pas responsable".
Elle me sourit tristement en détournant les yeux vers Taizo et Yuki qui n'ont pas remarqué notre présence. La petite fille a toujours les yeux très loin de ce qui l'entoure et mon pauvre et cher ami ne peut que continuer à la scruter de son regard anxieux tandis qu'il s'évertue vainement à la distraire de ses songes morbides.
"Ils ne lui en veulent pas, vous savez. Les ancêtres de la petite je veux dire".
Je fronce les sourcils.
"Vraiment ?"
Ses lèvres se plissent sans que son regard ne quitte le couple près de l'érable.
"Oui, vraiment. Tout au moins ceux qui se font le plus entendre ne lui en veulent pas. J'ai tenté de savoir dans quelle mesure ce qui lui arrive était de son fait mais rien ne laisse à penser que sa précédente vie aurait eu une influence sur son existence actuelle."
Je n'ai rien à rétorquer à cela. Nous savons tous deux qu'il est extrêmement rare et même exceptionnel que l'on puisse directement lier ce qui arrive à quelqu'un avec les actes d'une existence antérieure bien précise. Dans ce domaine, nous en sommes réduits à des conjectures et des signes bien nébuleux. Et apparemment, mes confrères sodan-senzo n'ont guère plus d'atouts en la matière en dépit de leurs relations privilégiées avec les Ancêtres. Les motivations collectives des esprits défunts et les contraintes de leur existence bien particulière sont je pense encore bien imprécises malgré des siècles d'études acharnées. D'ailleurs, qui peut dire qu'un jour de simples mortels parviendront vraiment à appréhender de manière utile cette immensité incalculable qu'est l'éternité ?
"Ainsi, elle ne serait que la victime des actes de ses géniteurs ?"
Akodo Reika née Kitsu ne répond pas. La honte de l'un est la honte de tous et d'une certaine façon, on peut aussi considérer que la petite Yuki paye autant pour les manquements des Ikoma que ceux des Doji. Des manquements dont la nature et la gravité nous seront à jamais inconnus mais qui doivent cependant être... compensés. D'une façon ou d'une autre.
Vaste est la Roue qui nous emporte tous vers des futurs que nous traversons en aveugles. D'existence en existence. Portant sans pouvoir le comprendre le poids de nos fautes d'autrefois mais aussi celui des fautes de ceux qui étaient, sont ou seront liés à nos vies.
Les manquements d'une seule âme peuvent rejaillir sur toutes les âmes. Et nous sommes des millions...
J'expulse l'air entre mes dents serrées. Tant de fautes, tant d'échecs et tant d'erreurs.
"Emportés par le tsunami..."
"Pardon, Shiro-san ?"
Je réfrène à grand peine mon amertume et ces larmes qui essayent de poindre aux coins de mes yeux.
"Le tsunami, Reika-san. Le tsunami de la destinée qui nous emporte, nous mélange, nous fait nous heurter les uns aux autres quelques instants avant de nous disperser à nouveau à travers le temps et nous fracasser sur les roches de nos manquements. Comme des galets secoués par les flots qui ricochent les uns sur les autres avant de se précipiter sur la falaise où ils se brisent".
Elle crispe les lèvres mais ne détourne plus le regard et dans ses yeux impairs, je vois la même souffrance que celle qu'elle doit lire dans mon regard de sang. La même faiblesse d'une âme solitaire qui se heurte à l'immensité. Et dans ces moments là, ni les kami, ni les vivants, ni les morts n'ont plus rien d'attirant.
"C'est... poétique, comme vision des choses. Mais c'est aussi bien trop vrai".
Nos regards se séparent et d'un commun mais silencieux accord, nous nous intéressons à nouveau à la petite fille et au bushi de la famille Daidoji.
Finalement, Taizo est parvenu à atteindre l'esprit de la fillette. Tous deux sont penchés sur la flûte et elle semble écouter avec attention ce que l'homme vieillissant lui raconte en désignant l'instrument de diverses manières.

"Croyez vous qu'il sera un bon père pour elle ?"
J'aurai envie de lui répondre que cela ne la concerne plus puisqu'elle a entériné la fin de Ikoma Yuki mais je suis tout autant qu'elle responsable de cela et en ce moment privilégié, nous ne sommes plus Lion et Grue mais tout simplement shugenja.
"J'aimerai le croire" dis-je alors sincèrement.
Oui, j'aimerai croire que cette proposition aussi inattendue que choquante qui a bouleversé toute la cour du petit château d'Ikoma Ienobu peut encore déboucher sur un semblant d'avenir. Nous avons tous été totalement pris par surprise lorsque Taizo a annoncé son intention d'adopter la petite Yuki si ses véritables origines n'étaient pas reconnues. Surpris par son geste mais pas du tout par ce qui le motivait. Car il était évident dés le départ que notre seigneur Doji Hideo ne pourrait jamais reconnaître comme fille légitime cette enfant. Admettre sa paternité, récupérer l'enfant et la placer très loin de lui dans une famille de heimin, voilà tout ce qui lui reste à faire. Tout juste de quoi sauvegarder un semblant d'honneur puisque l'Empereur ou plutôt devrais-je dire Otomo Katsuhiro a fait en sorte que l'enfant demeure le vivant souvenir qui unira les Ikoma et les Doji dans le ridicule. La petite Yuki doit en toute logique se voir privée non seulement de son nom Ikoma mais aussi de son appartenance à notre caste. D'héritière potentielle d'un seigneur dont le château nous abrite à l'heure actuelle, elle est condamnée à devenir une heimin sans nom ni avenir car ceux qui l'accueilleront ne manqueront probablement pas de l'assaillir de quolibets jusqu'à son dernier jour.
Voilà l'avenir tel qu'il s'imposait à nous. Jusqu'à ce que Daidoji Taizo bouleverse d'une simple phrase ce chemin de larmes.
Cher, cher et pathétique Taizo. L'envie de vous étrangler et celle de vous honorer pour votre courage stupide et généreux se combattent en mon coeur. Je ne sais pas si je vous le dirai un jour, mais je crois que je n'ai jamais été aussi fier d'être votre ami. Et cette fierté est à la hauteur de mon sentiment d'être ridicule en l'admettant.
Même cette pourriture immonde d'Otomo Katsuhiro a failli en tomber raide mort de surprise. Si seulement les Fortunes avaient fait preuve d'un soupçon d'humour noir supplémentaire, cela aurait été tellement...approprié.
Enfin... on a les petits plaisirs que l'on peut s'offrir je suppose.

"J'espère qu'Emi-dono décidera bientôt de partir".
Reika-san me sourit.
"J'espère moi aussi ne pas m'attarder mais je ne fonde pas autant d'espoir que vous dans ce départ Shiro-san. Mon dernier hiver à Kyuden Ikoma s'annonce pénible si nous considérons ces évènements comme un signe annonciateur."
"Vous comptez quitter le Château de l'Equilibre Sacré, Reika-san ?"
"Hai. Mon époux, Goemon, exerce encore quelques temps ses fonctions de magistrat auprès d'Ikoma Ujiaki-sama mais avec le nouvel an viendra notre départ pour le sud."
Que de non-dits dans cette simple déclaration... je lève un sourcil interrogateur et elle poursuit obligeamment mais sans affectation.
"Goemon a été honoré par les recommandations personnelles d'Ujiaki-sama et de Tsanuri-sama dont le Champion d'Emeraude a bien voulu tenir compte pour le prendre à son service comme magistrat impérial. Et c'est un poste prestigieux qui l'attend puisque nous allons nous installer à Sunda Mizu Mura".
"Effectivement, c'est une promotion des plus glorieuses". Je ne cherche même pas à dissimuler mon ironie en disant cela. Parce que si de telles nominations sont devenues un peu plus fréquentes depuis les années de guerre durant lesquelles la magistrature impériale a été décimée, une promotion aussi spectaculaire ne peut là encore que dissimuler bien des choses. Le Champion d'Emeraude, Seppun Toshiken, est un homme assez peu connu en dehors de ses talents de duelliste incomparable. Quant à notre souverain qui portait autrefois lui aussi le nom d'Akodo... il est bien des choses qui restent à découvrir sur cet homme unique qui fut fils de daimyo avant de devenir moine, seigneur du Lion, rônin, général, Tonnerre et enfin Empereur. Les Ikoma, les derniers Akodo, l'Empereur, le Champion d'Emeraude, les Otomo... tant de manipulations et d'intérêts entremêlés au point que l'honneur et l'égoïsme en arrivent à se confondre.
Reika-san se permet un triste mais à peine perceptible sourire qui indique qu'elle partage mon impression sur cette histoire et quelque chose me souffle que son époux n'est pas du tout dupe non plus de sa nomination.
"Hé bien, je vous souhaite des années paisibles et enrichissantes dans la lointaine Sunda Mizu Mura" dis-je en m'inclinant avec respect devant la sodan-senzo. Mon voeu est sincère car tous les ancêtres et les kami m'en soient témoins, la paix et l'harmonie si elles ont jamais existé sur cette terre sont en tous cas devenues denrées bien rares depuis le coup d'état de Bayushi Shoju. Et j'ai de l'estime, de l'amitié même, pour cette femme.

"Merci à vous, Asahina Shiro-san. Puisse vos années s'avérer également paisibles et puissiez vous honorer votre nom bien plus que ne le fit votre ancêtre".
La pique n'en est pas une et je ne peux que lui répondre avec sincérité.
"Je ferai de mon mieux. Mais je pense que personne ne saura jamais ce qui est le plus difficile. Egaler l'honneur que nous ont transmis ceux qui nous ont précédé à travers leur nom ou racheter les fautes et les horreurs dont ils ont pu être responsables".
Elle sourit avec une authentique chaleur et s'incline à nouveau avec grâce, murmurant une brève bénédiction que je lui retourne avant que Lion et Grue à nouveau se séparent.

Et je marche alors d'un pas étrangement serein vers mon ami Taizo et celle qui sera peut-être, si notre seigneur l'y autorise, sa fille. J'ai bien des doutes à ce sujet mais ils attendront encore un temps.
Je veux croire en l'avenir de cette enfant. En l'honnêteté de mon ami Taizo. Je veux croire que Doji Emi-dono pourra voir au delà des convenances et des apparences afin d'appuyer sa demande. Et offrir à une victime autre chose qu'un châtiment supplémentaire à des crimes qu'elle a déjà bien assez payé. S'ils existent.
Je veux croire que traverser les épreuves ne peut que nous grandir même si cela nous tue. Parce que ne pas y croire revient à nier l'essence même de l'existence.
D'ailleurs, en choisissant la voie de la peur, de l'ambition, de la jalousie, que faisons nous si ce n'est nier notre propre grandeur.
N'est ce pas cher et fidèle compagnon de mes songes ?
Et ainsi, que faisons nous si ce n'est utiliser les armes de la médiocrité et de la couardise pour frapper les autres parce qu'à travers eux ce sont en fait nos propres faiblesses que nous voulons détruire faute de pouvoir les dépasser ?
L'as tu jamais compris toi mon sombre spectre ?
Car toi, qu'à tu fait de ta vie à part forger la mort de ceux qui te surpassaient en tous points ? Qu'as tu fait d'utile, d'intéressant, de beau ou de remarquable qui te rende supérieur aux multitudes anonymes et oubliées ? Ton souvenir n'existe que parce que la mort d'hommes qui te valaient un million de fois lui a donné sa force. Sans ces morts, tu n'es absolument rien. Tu n'existeras jamais autrement qu'à travers eux et à travers tes crimes. Seul, tu n'as aucune espèce d'importance.
Te rends tu seulement compte à quel point tu es passé à côté de l'essentiel, mon pauvre et pitoyable Yajinden ?

(à suivre...)

Avatar de l’utilisateur
Pénombre
Magistrat d émeraude
Messages : 6402
Inscription : 28 juil. 2003, 10:07
Localisation : Dans ma tête, mais des fois j'ai un doute...
Contact :

Message par Pénombre » 17 janv. 2005, 11:29

"Elle va mieux ?" me demande à voix basse la petite fille sans quitter des yeux le corps convulsé de Doji Emi.
"Oui, Yuki-chan, la crise s'est calmée".
La fillette ne répond rien et je ne peux voir son visage malgré la faible clarté lunaire mais elle n'est pas encore assez agée pour que sa maitrise d'elle-même me soit impénétrable et mon intuition seule est bien assez suffisante pour percevoir son inquiétude.
Elle utilise toutes ses forces à rester impassible devant moi tandis que quelque part là-dehors, Daidoji Taizo est peut-être mort et que nos assaillants sont peut-être à quelques instants de faire irruption dans notre refuge.
Elle n'est désormais plus une des leurs mais cette petite lionne en dit long par son attitude sur ce que nos ennemis ancestraux attendent de leurs enfants.
Il me faut capter son attention et son esprit afin que cette façade ne s'effondre pas. Pas maintenant. Elle et moi devons nous concentrer sur un problème immédiat et espérer que Taizo saura retenir nos mystérieux agresseurs. S'il est encore en vie.

"Approche, Yuki-chan, j'ai besoin de ton aide". Elle obéit silencieusement et je lui indique la tête de Emi-dono en lui murmurant de la soutenir pendant que je fouille dans nos affaires. Enfin, celles que nous avons pu sauver de l'attaque soudaine. J'espère que ma boite à médecines n'a pas trop souffert de notre course éperdue dans le noir.

Ca n'est qu'en fin d'après-midi que nous avons compris que nous étions perdus. Les bornes ont été changées de place ou nous n'avons pas su lire certaines indications et le petit chemin qui traversait la route ressemblait beaucoup à une sente que nous avions prise à l'aller. Le matin était brumeux, nous avions froid et je crois que nos esprits et nos corps étaient trop engourdis pour faire vraiment attention.
La brume ne s'est pas dissipée de la journée mais elle s'est parfois éclaircie gràce à mes faibles pouvoirs et c'est Emi-dono qui la première s'est rendue compte que nous étions bien au nord de notre route d'origine. Au lieu de partir droit vers l'est, nous nous sommes apparemment éloignés des terres de la Grue. Emi-dono pensait que quelque part vers le nord-est nous pourrions trouver une route pour redescendre ou à tout le moins bifurquer vers les domaines du Champion d'Emeraude ou nous serions certainement mieux accueillis que sur les terres du Lion. Car nos papiers de voyage ne mentionnaient pas que nous devions nous aventurer aussi loin du cœur de l'Empire.
Lorsque le soleil est tombé, nous n'avons erré encore un moment jusqu'à trouver le petit village en ruines. Plus exactement, nous avons découvert les murets de pierre de ce qui dut autrefois être un petit temple ou une tour de guet fortifiée et quelques détails dans le relief m'ont incité à croire qu'un village s'était autrefois tenu là. Dans le fond, il aurait tout aussi bien pu s'agir d'un camp militaire ou d'une congrégation de pestiférés rassemblés autour d'un moine solitaire. Nous ne le saurons jamais.

Ce qui est certain, c'est que les maraudeurs nous sont tombés dessus en plein milieu de notre repas. Ils ont du voir notre feu malgré la brume. Celle ci nous a cependant protégés en partie car nous n'étions pas encore installés pour dormir et lorsque les choses ont commencé à mal tourner, les volutes de brume et les ténèbres ont permis notre fuite.

Je sais désormais pourquoi Emi-dono souhaitait que je l'accompagne.

Bien que cela soit souvent considéré comme un signe d'influence divine ou ancestrale, l'épilepsie est aussi un des moyens les plus radicaux de se ridiculiser en public au point d'en perdre tout semblant d'honneur. Je suppose que malgré mes doutes, le souvenir qu'elle a de moi a du l'inciter à préférer une personne qu'elle connaissait et dont les paroles n'étaient guère considérées plutôt que de risquer la propagation de certaines rumeurs. Car notre magistrate n'est pas sans savoir que sa vocation ne peut qu'attirer vers elle tous ceux, qu'ils soient ou non ses parents, qui ont intérêt à avoir une influence quelconque sur une personnalité au statut des plus officiels. Les crises sont certainement provoquées par les influences ésotériques communément admises mais il n'en est pas moins indéniable et connu depuis longtemps que la peur, la colère ou l'angoisse peuvent également déclencher des manifestations épileptiques et celles-là ont un côté des plus prosaiques. Epileptique ou pas, le samurai qui perd la face de manière aussi violente ne peut que le regretter…

Je trouve enfin la potion qui m'intéresse, quelque chose qui devra bien faire l'affaire dans l'urgence même si je maudis intérieurement ma jeune maitresse de ne pas avoir eu la prévoyance de me tenir au courant. Mais j'imagine que si elle s'attendait à une certaine discrétion de ma part, elle ne me faisait certainement pas confiance à ce point… Taizo et moi sommes des choix par défaut après tout. Elle a pris ceux qu'elle avait sous la main faute de mieux.
Avec l'aide de la fille illégitime de notre seigneur, je parviens à forcer Emi-dono à ouvrir la bouche malgré ses tensions musculaires que ne renierait pas un adepte du Sumai. Une sorte de gigantesque contraction encore à peine parcourue des derniers frémissements d'une explosion violente, comme si la chair après avoir été secouée d'un séisme intérieur souhaitait devenir aussi dure et immuable que la roche la plus inébranlable.

"Que faisons nous ?" demande Yuki en essayant de garder sa voix ferme. Une vraie petite lionne… et exactement le genre de personne qu'il me fallait en ce moment.
"La potion va prendre un certain temps pour agir et au mieux, cela la détendra un peu. Tu penses pouvoir la surveiller quelques instants toute seule Yuki-chan ?"
Elle déglutit mais se contente de hocher la tête d'un geste rapide et je lui souris malgré les circonstances.
"Fais simplement attention à elle le temps que je prie les kami de l'air".
Je m'écarte de quelques pas. Il n'est pas question que nous partions à l'aventure dans les ténèbres embrumées mais rester ici nous exposera tôt ou tard à nos assaillants qui connaissent certainement mieux le terrain que nous.
Je murmure aussi doucement que possible mes prières, les sens à l'affut. Lentement, la présence des kami de l'air commence à bruisser silencieusement autour de moi jusqu'à ce que l'un d'eux se décide à écouter ce que je leur demande.
La sensation est des plus curieuses, même après toutes ces années : comme si je me retrouvais au cœur d'une bulle de sons et de vibrations qui s'étendait lentement dans toutes les directions. Pouce après pouce, mes perceptions se transforment et tout ce qui m'entoure se fond en un tout unique et cependant cohérent, structuré, défini.
Le bruit des aiguilles de sapin sous mon pieds droit alors que je bouge imperceptiblement. La respiration contrôlée de Yuki-chan dans mon dos, presque couverte par les inspirations et les expirations saccadées d'Emi-dono.

Plus loin…
Le petit ruisselet d'eau qui coule à quelques dizaines de pas de nous. Un petit animal nocturne qui se faufile dans l'herbe, les frémissements des branches d'arbres.

Plus loin…
Un léger choc, métal contre bois.
Là.

"Ou sont-ils" fait la première voix dans un murmure rauque.
"Sais pas. Peuvent pas être loin.".
"Maudite brume. J'arrive même pas à voir ou je mets les pieds".
Un léger frémissement de branches et une troisième voix.
"C'est moi". La voix est tendue, comme si son propriétaire s'était soudain retrouvé face à ses acolytes l'arme au poing alors que l'instant d'avant il errait parmi la nuit et les volutes grisatres.
"Tu es seul ?"
"Oui, l'autre batard à trucidé Maru."
"Et lui ?"
"Je l'ai perdu."
"Ben tiens. Tu as eu la trouille tu veux dire. Et tu l'as laissé filer"
Un silence hostile.
"C'est un samurai"
"Et nous, nous sommes quoi pauvre andouille ?"
Silence.

Je n'ai pas le temps de songer aux implications de ce qu'ils disent car la conversation chuchotée reprend rapidement.

"On fait quoi ?"
"On cherche les autres. Ensuite, on finira bien par trouver ces Grues. C'est pas souvent qu'on peut attraper autre chose que des paysans et je pense que le Maitre sera satisfait du sacrifice. Faudrait garder la gosse en vie pour lui, les autres c'est moins important".
"So ka. Comment on procède ?"
"Je reste ici, à côté de la tour. Vous deux partez par là et toi tu rebrousses chemin pour voir si les notres ne sont pas retournés au point de rassemblement. Dés que vous avez du neuf, vous revenez. Si vous trouvez les Grues, n'intervenez pas. Leurs chevaux sont crevés et une fois que nous serons regroupés ils ne pourront nous échapper bien longtemps."
"Shimizu" répondent les autres à voix basse.
"Shimizu" conclut le chef alors que ses acolytes se dispersent en silence.
Shimizu ?
Je peux presque les entendre sans l'aide des kami alors que l'un d'eux passe près de la tour… c'est à dire à peu de distance de notre abri.
Je demeure figé dans le silence, les sens naturels et surnaturels tendus à l'extrème. Pourvu que ni Emi-dono ni Yuki-chan ne fassent pas le moindre bruit car ils sont tout près.

Un autre bruit de pas, aussi furtif que possible mais très familier, qui semble venir de ma droite.
Je me retourne et scrute les ténèbres, à la rechercher de Taizo qui avance quelque part dans le noir, très près d'ici.
Et j'en oublie que d'autres sont encore plus près…

Le coup soudain brise ma concentration et me jette à terre. Le temps que je parvienne à me contorsionner pour voir qui m'a attaqué, une silhouette massive se dresse au dessus de moi, brandissant au dessus de la tête quelque chose avec lequel elle compte bien me tuer.
Au moment ou le coup s'abat, le regard d'Onnotangu filtre un instant à travers la brume. Un simple clin d'œil et la clarté de Seigneur Lune illumine ce qui se précipite vers moi pour mettre fin à mes jours.
C'est plus qu'il n'en faut pour que ma tête ne soit pas fendue en deux par le katana qui s'enfonce profondément dans le sol gorgé d'humidité.
Un grognement de dépit et déjà il ramène sa lame pour frapper de nouveau, un coup que je ne pourrais pas éviter cette fois.
Un bruit soudain derrière moi et il pivote, perdant l'instant décisif à mon profit. Je ne vois qu'en partie sa silhouette sombre mais le temps qu'il se tourne à nouveau vers moi, je suis enfin debout et prèt à le recevoir.
Le coup n'arrive pas de taille mais d'estoc et un simple pas de côté me permet d'éviter la lame. Je saisis son avant-bras avec douceur pendant que ma jambe droite s'enracine dans la terre et que la gauche amorce le mouvement tournant.
Et je le laisse faire connaissance avec le vieux muret en partie effondré que son crâne vient de rencontrer. Un mouvement que j'entraperçois du coin de l'œil et je pivote à nouveau alors qu'à nouveau les volutes de brume se dissipent, laissant la pleine lune nous éclairer.

Un murmure rauque.
"Shiro-san ?"
Taizo.

"Silence. Ils sont tous près". Il ne dit rien mais se rapproche, aussi doucement que possible. Quelque part, nos efforts sont ridicules et nous le savons. Bien trop de bruit a déjà retenti pour qu'à la distance à laquelle ils se trouvent de nous ils nous ignorent. Ou alors, la brume joue des tours à leur ouie que les kami de l'air que mon sort avaient suscité ont bien voulu m'épargner.
Arrivé tout près de moi dans la pénombre, la voix familière reprend dans un filet presque inaudible.
"Que faisons nous ?"
De fait, il n'y a pas grand chose à faire. Alors je lui réponds aussi bas que possible.
"Partons d'ici, rapidement et silencieusement." Il hoche la tête et je réponds à sa question suivante avant qu'il ne la formule.
"Elles sont là. Emi-dono est…elle doit se remettre. Il faut l'aider à se déplacer".
"J'en ai tué deux. Combien sont-ils ?"
"Encore au moins trois près d'ici. Et d'autres plus loin mais j'ignore combien".
Je ne sais pas ce que "Shimizu" signifie mais j'aurai presque préféré que nous ayons affaire à de simples brigands vu ce qu'ils souhaitent faire de nous. Il va falloir prendre un surcroit de précautions et je m'y emploie en espérant ne pas être à nouveau interrompu.

Il me faut un certain temps pour parvenir à nous tracer une sorte de chemin relativement dégagé dans la brume tout en la rendant encore plus dense autour de cette voie de fuite. C'est une solution des plus imparfaites mais je sens les esprits de l'air capricieux ce soir et j'ai peur que si je leur làche la bride, ils ne fassent des excès de zèle et que nous nous retrouvions privés de cette couverture blanchàtre qui va certainemetn nous sauver la vie.
Quelques bruits légers derrière moi. Taizo et Yuki soutiennent Emi-dono mais elle semble être en mesure de marcher.
Je crois que je vais prendre la place de Taizo qui sera plus utile avec les mains libres si jamais…
Mais avant, il y a une petite chose, un pressentiment, que j'aimerai vérifier.
Tandis qu'ils m'attendent, je perds quelques précieuses secondes pour me pencher sur l'homme qui m'a attaqué. Il me suffit de prendre son pouls pour avoir confirmation de ce que je craignais.
Je viens de tuer un homme.

Je sais qu'il voulait ma mort, et qu'il s'agit sans doute d'un adepte d'un culte interdit aux pratiques intolérables… mais j'ai tout de même pour la première fois de ma vie tué un homme.

Et quelque part très près et très loin de moi à la fois, quelqu'un dont l'âme ne souffrira jamais assez pour tous ses crimes éclate de rire.
Tandis qu'une fois encore, Onnotangu plisse sa paupière glacée pour examiner ma pauvre âme mise à nu d'un regard songeur et complice.

"Partons" chuchote Taizo, me tirant d'un coup de cette fugue funeste.
Je hoche la tête sans répondre et par signes, je lui fais comprendre qu'il doit ouvrir la marche. Il s'avance alors sur la sente que les kami de l'air nous ont créé à travers les murailles évanescentes blanches et grises.
Le coude d'Emi-dono vibre encore des séquelles de son séisme intérieur mais j'essaye d'avoir à la fois une étreinte ferme et rassurante. La petite Yuki ne dit rien mais lui tient fermement l'autre bras et nous nous concentrons pour avancer le plus silencieusement possible à travers la nuit, les oreilles à l'affut des pas furtifs de nos ennemis.
Si nous survivons aux heures qui viennent, les magistrats du Lion accepteront peut-être de nous écouter assez longtemps pour chercher à démanteler ce groupe plutôt que s'acharner sur le fait que nous étions égarés dans des endroits ou nous n'avions rien à faire.
Nous avançons pas à pas, dans le plus grand silence. Comme des ombres au milieu du Meido.
Au bout d'un temps incommensurable mais dont je sais très bien qu'il masque le fait que nous n'avons fait que quelques mètres, je ne peux m'empécher de me retourner.
Mes yeux cherchent le corps de ma victime. De l'homme dont l'assassin s'appelle Asahina Shiro.
Mais derrière nous, les kami ont déjà laissé les volutes recouvrir la sente et je ne peux apercevoir la dépouille de l'homme que j'ai tué. De l'homme pour l'âme duquel je n'ai même pas pensé à prononcer quelques paroles, espérant qu'à défaut d'autre chose, ma considération allège un peu le poids des souffrances qui l'attendent sur le chemin de sa prochaine vie.
Il était déjà perdu… mais je l'ai amené au bout de son chemin et je n'ai même pas eu une parole de réconfort au dessus de sa dépouille.
Si dans sa prochaine vie cette âme corrompue suit le même chemin que dans celle-ci, j'aurai sans doute ma part de responsabilité indirecte dans cette triste perspective.
"Sensei ?"
La voix hésitante d'Emi-dono.
"Hai. Vous pouvez marcher ?"
Elle déglutit bruyamment mais je sens que ses jambes s'affermissent et ma prise se fait plus légère.
Nous pressons à peine le pas mais c'est déjà mieux. Plus vite nous serons partis d'ici, plus vite nous serons en sécurité.
Et loin du spectre damné de ma victime.

(à suivre…)

Avatar de l’utilisateur
Pénombre
Magistrat d émeraude
Messages : 6402
Inscription : 28 juil. 2003, 10:07
Localisation : Dans ma tête, mais des fois j'ai un doute...
Contact :

Message par Pénombre » 15 avr. 2005, 10:04

Shiroi Hane 6

Nous demeurons la tète à un pouce du tatami, dans le silence. Du coin de l'œil, j'aperçois l'ourlet de la manche droite du kimono de Doji Emi-dono et à environ quatre ou cinq pas sur ma gauche, je peux entendre la respiration de Taizo-san. Un mouvement fait craquer doucement le bois du petit dais ou notre seigneur est assis alors qu'il change légèrement de position. Les deux gardes aux angles de la pièce derrière lui sont parfaitement silencieux et nous entendons aisément les bruits de l'activité quotidienne du petit château qui parviennent jusqu'à nous.
A quelques mètres d'ici, le pas pressé d'une servante. Dans la cour, de l'autre côté du petit balcon au shoji entrouvert, un groupe de serviteurs est en train de décharger quelque chose entre deux répliques gouailleuses que nous pouvons entendre à deux étages de là. Leurs mots ne sont pas discernables mais pendant un moment l'envie d'être à leur place et de pouvoir m'exprimer de manière aussi audible le dispute avec l'irritation tandis que quelques mètres au dessus de leur échanges futiles, un daimyo s'apprête à prendre une décision lourde de conséquences.
Autour de cette pièce, le monde continue son petit bonhomme de chemin. Les gens vivent, aiment, souffrent, meurent, s'activent, parlent.
Et dans l'enceinte de ces quatre murs, l'univers se limite à une longue et silencieuse attente.
Doji Hideo avance la main et repose la petite tasse de thé sur le plateau. Il prend une inspiration et énonce son verdict.
"Daidoji Taizo est autorisé à adopter la petite fille".
L'intéressé relève la tête pour mieux l'incliner à nouveau, plusieurs fois et sans ajouter un mot. La petite fille… Hideo-dono n'a jamais posé les yeux sur l'enfant qui nous attend à quelques pièces de là avec une servante. Il n'a rien dit ni fait dire à son sujet. Le désir de lever les yeux pour pouvoir les plonger un instant dans son regard s'empare de moi mais il n'a fait aucun signe indiquant la fin de notre entretien alors je ne peux que scruter chaque fibre du tatami, compter ses imperfections et attendre…
"Emi-san"
"Hai" La manche du kimono bouge alors qu'elle relève la tête et les épaules, son attention fixée sur le daimyo.
Un court silence, puis "Etes vous satisfaite de l'escorte que vous avez sélectionnée, Emi-san ?"
Aaahh… que de pièges dans une simple question.
"Très satisfaite, Hideo-sama. Taizo-san et Shiro-san se sont avérés très précieux".
Etant donné que notre dame n'a jamais pu parler à son suzerain avant cette entrevue, je m'attends à ce qu'il demande des précisions ou lui pose quelques questions sur le déroulement du voyage mais… il faut croire que certains individus réagissent mal à certaines pressions et que même la maison de Dame Doji n'est pas exempte de grossièreté à l'occasion.
"Très bien" reprendre Hideo-dono "vous pouvez les garder à votre service".
Emi-dono s'incline à nouveau, en remerciant avec une sincérité très convaincante Doji Hideo pour son don.
"Vous aurez besoin d'hommes fiables dans votre prochaine affectation, Emi-san".
Nous y voilà.
"Ma prochaine affectation, seigneur ?"
Une pointe de curiosité respectueuse et bien maîtrisée dans la voix, pas la moindre trace d'inquiétude.
"Oui. J'ai appris que nos cousins Asahina et Daidoji avaient besoin de personnes capables pour superviser certains territoires… sensibles".
L'exil.
Il l'envoie au loin, dans un "territoire sensible" à l'autre bout des terres de la Grue en sachant qu'elle a peu de chances d'en revenir avant de longues années. Elle, Taizo, moi… et la petite Yuki bien évidemment.
Le meilleur moyen de s'occuper d'un problème n'est-il pas après tout de l'écarter une fois pour toutes ?
Emi-dono devait s'attendre à quelque chose du genre, car elle ne frémit pas et se contente de patienter. Il est désormais évident que tout est déjà décidé en fait.
"Nos cousins du sud ont décidé de reconstruire une de nos forteresses qui fut détruite par le Crabe à peu près au moment ou ils s'en prirent à Shiro Sano Kakita, il y a une dizaine d'années. Connaissez vous cet endroit ? On l'appelle le Jardin sous la Cité des Ombres ?".
"Je ne le connais pas" répond Doji Emi.
Moi, si, par contre. Situé à l'embouchure de la Baie des Poissons morts dont nous partageons le contrôle avec le Crabe, le Jardin est sur les terres de ma famille. Je m'y suis rendu il y a bien des années, avant la guerre. De cet endroit, les Daidoji pouvaient surveiller les navires entrant et sortant par le Pont des Marées. Lorsque le Crabe commença à construire dans cette même baie sa flotte de koutetsukan avec laquelle il devait attaquer Otosan Uchi quelques années plus tard, neutraliser cet avant-poste militaire n'était pas dépourvu d'intérêt. Nous savons désormais que frapper Shiro sano Kakita n'était en fait qu'une manœuvre de diversion. Une intrusion délibérée au cœur de nos domaines qui provoquerait l'esclandre et deviendrait le centre de l'attention, faisant passer pour mineure une autre attaque sur une forteresse éloignée.
L'exil… à l'autre bout de l'Empire. Dans un endroit qui théoriquement dépend des terres des miens mais qu'eux mêmes n'ont jamais apprécié. Rares sont les installations militaires sur les domaines Asahina et y être affecté n'est pas une nomination parmi les plus recherchées au sein de ma famille. Pour un shugenja formé à Shinden Asahina, passer plusieurs années dans un endroit de ce genre est le plus souvent vécu comme un sacrifice nécessaire aux intérêts supérieurs du clan mais pas comme le meilleur moyen de voir ses mérites reconnus par sa propre famille.
Tout à fait le genre d'endroits ou l'on m'envoya par le passé à l'occasion. Le genre d'endroits ou les Asahina peuvent oublier s'ils le souhaitent certains des leurs. Ou leur faire comprendre dés le gempukku qu'ils auront plus de choses à prouver que les autres avant qu'on leur concède une occasion de servir qui puisse satisfaire leurs ancêtres et leur réputation.
Mais apparemment, mes parents ne sont pas les seuls à envisager certaines affectations comme un moyen de préserver leur sérénité au prix de celle des autres…

"J'ai fait prendre toutes les dispositions nécessaires à votre voyage. Mon karo vous remettra les autorisations nécessaires et il serait souhaitable que vous partiez sous cinq jours si vous voulez embarquer sur un des navires Daidoji qui descendent jusqu'à la Baie des Poissons Morts."
"Entendre, c'est obéir" énonce d'une voix sereine mon ancienne élève.
"Puissent les Fortunes vous sourire et vous donner l'occasion de briller dans cette affectation comme vous vous êtes illustrée à mon service, aussi bref fut-il".
Que de poison et de dédain sous ce vernis de chaleureuse considération…
"Je vous remercie de vos bon vœux, seigneur".

J'entends le bruit que fait l'éventail de Doji Hideo quand il s'en saisit avec une fausse nonchalance et l'ouvre avec une sorte de sécheresse qui signifie clairement qu'il vient de nous congédier.
Nous nous relevons et nous inclinons nos bustes dans sa direction sans le regarder avant de reculer sans quitter du regard le tatami.

De toute manière, il n'est plus grand chose à voir sur le visage de cet homme qui agit déjà comme s'il nous avait oubliés. Doji Hideo doit certainement se montrer plus sincère envers ses ancêtres défunts auprès desquels il a tant de manques à se faire pardonner qu'envers trois pauvres samurai qui sont là pour lui rappeler ainsi qu'à tout son entourage par leur simple présence à quel point il a failli…

(à suivre…)

Avatar de l’utilisateur
Pénombre
Magistrat d émeraude
Messages : 6402
Inscription : 28 juil. 2003, 10:07
Localisation : Dans ma tête, mais des fois j'ai un doute...
Contact :

Message par Pénombre » 31 mai 2005, 10:05

Doji Emi me dévisage un moment du haut de son cheval.
"Souhaitez vous que je transmette vos salutations ou un message quelconque ?"
Je réfléchis un moment, pour la forme.
"Non. Je vous remercie Emi-dono mais je crains de troubler l'harmonie des miens si je me manifeste à eux trop souvent".
Elle plisse les paupières pour me signifier qu'elle aurait bien des choses à dire sur ma réponse…
Trop souvent…
Cela fait dix huit ans que j'ai quitté Shinden Asahina.

Dix huit ans durant lesquels tous mes parents que j'ai rencontré au hasard de mes pérégrinations ont fait comme si de rien n'était même si la plupart savaient que je ne serais plus le bienvenu chez les miens.
Il faut croire que certaines leçons n'ont toujours pas été comprises, n'est ce pas Yajinden ?
Lorsque j'ai eu durant ces longues années besoin de parfaire mes connaissances de l'art ancestral dont j'ai hérité, il m'a fallu faire des efforts très significatifs. Trouver d'autres Asahina qui accepteraient de me les enseigner tout d'abord. Bien que je sois officiellement toujours shugenja et membre de notre prestigieuse famille, j''étais déjà avant mon gempukku la victime d'un ostracisme silencieux qui ne s'est jamais démenti durant les ans.
Mais l'essentiel de mes problèmes avait une origine bien plus… proche. Nous, les Asahina, sommes réputés pour la magie que nous parvenons à éveiller de manière éphémère dans les objets que nous réalisons avec méticulosité et amour.
Et moi, moi, je ne peux entreprendre ce genre d'œuvre sans ressentir la présence attentive de mon ancêtre. De l'homme qui aida Iuchiban à créer ses masques nécromantiques et surtout les quatre Kenichi. Les quatres Epées de Sang au sinistre destin.
Lorsque je tente d'insuffler mon art dans un objet quelconque, les murmures de Yajinden se font pressants et mes rèves déjà pénibles se teintent de couleurs et de paysages atroces.
Il m'a fallu des années pour comprendre que la plupart de ces images n'existaient pas vraiment. Qu'il ne me montrait rien qui corresponde aux autres royaumes spirituels mais inventait de quoi nourrir mes peurs. Mais il n'a pas renoncé pour autant. Il me pousse sans cesse pour que j'oriente mes recherches et mes créations vers des domaines plus ambigus, plus douteux. Il me presse, me fournit des cauchemards mais aussi des prétextes, des justifications fallacieuses…
Alors, on peut considérer comme paradoxal que ma propre famille consciente des atrocités que perpétra mon ancêtre ait préféré me maintenir à l'écart. Qu'ils aient accepté de m'abandonner seul face à mon héritage, libre dans le fond de trouver d'autres maitres en mesure de m'enseigner des savoirs… d'une toute autre nature. Libre de devenir moi aussi un artiste si totalement voué à son art qu'il en a oublié à quel point il l'avait perverti.
Objectivement, il y a des jours ou je me demande pourquoi je m'attache encore tellement à mes principes…
"Shiro-san"
Flûte.
"Pardonnez moi, Emi-dono." Je rassemble mes pensées "votre aimable proposition m'honore grandement mais à part m'inspirer des songes mélancoliques…" elle fait un geste de la main pour m'indiquer qu'elle comprend et que je n'ai pas besoin de me justifier davantage.
Ici, de toute manière, il n'y a que des gens comme elle, comme moi. Des gens dont la Grue se passe sans effort.
Le Jardin sous la Cité des Ombres.

Le fort le plus éloigné de nos territoires. Détruit par le Crabe durant les années de chaos, le Jardin n'a plus grand chose à voir avec ce qu'il fut auparavant.
Les archives officielles disent qu'à l'origine, il n'y avait ici qu'un petit palais, modeste et destiné à accueillir les dignitaires de la Grue désireux de rendre visite aux territoires les plus isolés de leurs domaines. C'est ainsi que le célèbre Daidoji Masashigi vint à cet endroit et qu'il se précipita sur le Pont des Marées que l'on peut voir de nos parapets pour rencontrer son destin.
Un an à peine après sa mort, le seigneur oni Mangeur se lançait à l'assaut de l'Empire et par beau temps, nous pouvons aussi voir son crâne gigantesque de l'autre côté de la baie, lorsque les brumes sont levées et dévoilent la masse imposante de Kyuden Hida.
A la suite de ces évènements, nos ancêtres décidèrent de renforcer leur présence militaire dans cet endroit. Car ma famille n'avait ni les effectifs ni la tournure d'esprit pour veiller sur des terres qui avec les progrès de l'Outremonde se retrouvaient tout à coup bien plus proches de l'ennemi suprème que par le passé.
C'est ainsi que le petit palais se retrouva transformé en garnison militaire. Les artisans Kakita vinrent nombreux pour que face à l'austère simplificité de Kyuden Hida avec son crâne géant, notre bourgade reflète par contraste l'esprit de la Grue et semble plus appropriée à sa situation sur les terres des Asahina.
Faire d'un avant-poste militaire un lieu de beauté était à la fois une manière d'affirmer notre essence face à celle de nos voisins du Crabe tout en jetant un défi à la face de nos ennemis de l'autre côté du mur. Mais personne n'a jamais su dans quelle mesure la fameuse "cité des ombres" indiquait Kyuden Hida ou les territoires de l'Outremonde… les miens ont parfois un sens de l'humour un peu… particulier.

Je lève les yeux vers mon magistrat.
"Soyez rassurée, Emi-dono, tout se passera bien pendant votre absence. Je ne crois pas que vous ayez déjà visité le Temple du Petit Matin alors une fois que vous aurez rencontré votre confrère en poste là-bas, surtout ne vous en privez pas."
"Hai. Je ne manquerai pas si l'opportunité m'est offerte de suivre votre suggestion".
Shinden Asahina… curieux comme d'une certaine manière cet endroit ou je suis né n'a jamais été autre chose qu'un lieu de résidence pour lequel je n'éprouve aucun attachement. J'y ai vécu de ma naissance jusqu'à mon gempukku mais… jamais je ne m'y suis vraiment senti chez moi.
"Bien" répond Doji Emi "nous tenterons cependant de faire au plus vite. Il y a pas mal de choses à régler ici après tout".
"Hai". Je m'incline respectueusement alors qu'elle ordonne au cheval de se mettre au pas et s'éloigne vers le portail près duquel l'attend Daidoji Taizo.
Mon vieux compagnon a déjà fait ses adieux à sa fille adoptive qui est suffisamment lionne pour rester dans sa chambre et ne pas venir pleurnicher en le voyant partir.
Cela ne veut pas dire qu'elle n'est pas en train de tremper le futon de ses larmes mais que la petite Yuki ne s'abaissera jamais à nous montrer ce qu'elle croit être de la faiblesse.
Comme il est malaisé de témoigner de notre humanité et de nos sentiments envers les autres sans les offenser ou nous ridiculiser.
Et derrière nos sourires factices ou notre impassibilité de circonstances, combien de passions sommeillent… combien de regrets, d'espoirs, de doutes.
Et aucun de nous n'est dupe. Nous jouons à notre petit théatre de marionnettes ridicules mais bien stupide serait celui qui se laisserait prendre à une telle mascarade.

Je pousse un profond soupir en suivant du regard Emi-dono dont le cheval arrive près de celui de Taizo. Ils échangent quelques mots et elle poursuit son chemin. Mon ami m'adresse un signe de main amical avant de la suivre et je lui réponds machinalement alors qu'ils me laissent seuls dans la petite cour de notre fort. Je m'en retourne alors, laissant le soleil printanier frapper la terre battue derrière moi.
Lorsque nos voisins du Crabe préparèrent leur attaque contre le reste de l'Empire, ils firent preuve d'une certaine subtilité que nous eûmes le tort de ne pas reconnaître. Ainsi, alors que tout l'Empire s'offensait de leur première attaque qui avait eu lieu contre Shiro Sano Kakita, peu de gens attachèrent toute son importance au fait que cette attaque avait eu lieu en même temps que celle qui avait anéantie la forteresse du Jardin. On redoutait de nouveaux raids dans le nord de nos terres, près de la capitale impériale… mais nos ennemis avaient tout autre chose en tête.
En nous privant du principal avant-poste militaire que nous avions dans la péninsule, ils incitaient mes parents à se cloitrer dans leurs temples et neutralisaient aussi en partie nos réseaux de surveillance. Pendant que tout le monde se concentrait sur leurs armées en mouvement vers les terres du Scorpion, pendant que l'on s'inquiétait de raids éventuels contre Kyuden Doji ou que l'on cherchait à confirmer les rumeurs parlant d'une alliance avec l'Outremonde…
Les chantiers navals de Sunda Mizu Mura poursuivaient la construction de la flotte qui quelques années plus tard allait frapper la capitale. Les troupes du Crabe déployaient de discrets éléments avancés sur l'ensemble des terres des Asahina mais n'attaquaient personne, demeurant dans l'ombre. Veillant simplement à ce que nul ne puisse trahir le fait que la Baie des Poissons Morts dont le trafic commercial devenait de plus en plus ténu permettait d'abriter une armada destinée à renverser l'Empereur.
Leur tentative de conserver un secret d'aussi vaste ampleur en le dissimulant dans un des ports les plus peuplés et les plus actifs de l'Empire était vouée à l'échec mais ils multiplièrent les rumeurs les plus folles pour décourager les gens de venir y voir de plus près. Et à plusieurs reprises, la Mer d'Ombre provoqua assez de panique pour rendre la situation encore plus confuse. Au final, même les informations qui parvinrent à nos dirigeants devenaient inexploitables car imbriquées dans une multitudes de mensonges ou de rumeurs propagés pour bonne part par nos ennemis.
Leur tentative aurait été éventée des les premiers jours si la Consomption, les troubles sur les terres du Scorpion banni et le conflit qui nous opposait avec le Lion n'avaient pas fait écran et nourri les craintes de nos généraux.
Mais avec des si…

A la suite du Second Jour des Tonnerres, Doji Kuwanan-sama décida que les territoires du sud seraient désormais mieux protégés. Il ordonna donc que l'on rebatisse la forteresse des Jardins mais il parvint également à profiter du choc causé par les ravages du double maudit de son frère sur les terres Asahina pour imposer à mes parents une garnison permanente dans le Temple du Petit Matin lui-même… même les plus stupides de mes frères ne pouvaient nier que sans l'intervention de nombreux guerriers et le fait que quelques uns de nos shugenja aient renoncé à leurs valeurs pour défendre par la force notre demeure ancestrale… le Temple du Petit Matin aurait été réduit en ruines par le double de Doji Hoturi comme il avait détruit Kyuden Doji.

Bien que notre nouvel empire soit pour l'instant en paix, il s'agit d'une paix bien fragile. Nombreux sont ceux qui ont perdu des parents ou des amis face au Crabe, quand ils n'ont pas vu leurs proches rejoindre les rangs de l'ennemi corrompu… le Scorpion est déterminé à reconquérir sa puissance et nous savons tous qu'il ne reculera devant rien pour cela. Et les hordes décimées du Sombre Seigneur n'ont pas toutes tenté de traverser les terres du Crabe pour s'en retourner dans les territoires maudits. Notre empire est en paix parce qu'il est comme un homme qui vient juste d'échapper à la mort et s'émerveille d'être encore en vie. Faible, blessé, osant à peine croire au miracle de sa propre survie…
Alors, les Jardins sous la Cité des Ombres ont été rebatis. Notre fort ne sera pas aussi imposant que son précédesseur et nos jardins vont avoir de la peine à vraiment démarrer parmi les ruines mais nous sommes de retour et après trois ans d'efforts, ceux qui ont entrepris le lent travail de reconstruction peuvent enfin commencer à en voir les effets. Malgré le fait que nos maitres aient préféré restaurer en priorité les palais des Kakita et des Doji, la ténacité de nos heimin et le courage de mes cousins Daidoji font de notre petit avant-poste un bastion parfaitement opérationnel.
Même si les priorités des seigneurs de la Grue se traduisent autant en termes financiers qu'humains. Il suffit de voir qui a été affecté à cet endroit par exemple.
Des gens comme moi, Taizo, Emi-dono… des indésirables.
Notre petite communauté qui se compose d'une garnison d'une centaine d'hommes et d'environ deux fois plus de heimin pour en assurer l'existence est faite d'étrangers. Peu d'entres nous se connaissent, la plupart viennent d'endroits ravagés durant la guerre et n'ont plus aucune attache ou ils ont eu le malheur de déplaire à des gens qui s'étaient engagés à soutenir l'effort militaire.

Depuis le balcon de son bureau, notre commandant supervise les travaux et je ne peux m'empécher après près de trois semaines aux Jardins de lever à nouveau la tête pour l'observer avec un curieux mélange de fascination et d'inquiétude.
Daidoji Sakura n'a plus de bras droit, sectionné au niveau du coude. Son daisho témoigne par son arrangement du fait qu'elle combat désormais de la main gauche et l'on raconte que la droite ainsi que son précédent sabre ont terminé dans la gueule d'un oni peu avant le Coup d'Etat du Scorpion.
Ils disent que pendant des années, Sakura a parcouru l'empire comme ronin au service d'un tsukai-sagasu.
Ils disent aussi que son corps portait les traces de la Souillure.
Et quand je vois son allure spectrale, son visage de fantôme sous les courts cheveux blancs, je n'ai aucun mal à les croire.
Mais si elle commande notre bastion, c'est aussi parce que d'autres rumeurs circulent à son sujet.
Des rumeurs qui disent qu'elle a mystérieusement été purgée de toute trace de corruption. Une rémission inexplicable. Et qu'elle s'est rendue alors à Shinden Asahina pour livrer bataille aux côtés de mes parents qui quelques années plus tôt s'étaient révélés incapables de l'aider et l'avaient abandonnée à son sort. Parfois, je me demande si cela n'est pas une autre de nos spécialités familiales.

Sakura-sama tourne son regard vers moi. Un regard noir, vide. Elle est à deux étages de distance et j'ai l'impression de pouvoir la toucher de la main sans effort.
Comme à l'accoutumée, elle ne bronche pas et se contente de me dévisager. Depuis que nous nous sommes rencontrés à mon arrivée ici, une sorte de lien étrange semble nous unir. Il suffit apparemment que je pose les yeux sur elle pour qu'elle le sache immédiatement.
Et elle ne manque pas alors de s'arréter pour me dévisager, comme si elle attendait de moi quelque chose.
Quelque chose que je suis incapable de nommer.
Alors, une fois de plus, je détourne les yeux et incline la tète avec respect.

Sans la chercher du regard à nouveau, je traverse la cour et j'entre dans la pénombre. Emi-dono et Taizo-san ne seront pas là avant plusieurs jours. Il faut que je veille donc à assurer l'interim. Non pas que le poste de magistrat aux Jardins soit particulièrement prenant. C'est même plutôt le contraire. Les bushi de la garnison n'ont besoin d'aucun conseil pour surveiller avec attention les mouvements des bateaux et vérifier les autorisations des voyageurs qui osent profiter du Pont des Marées lorsque la mer se retire.
Cependant, cet endroit demande autant de sérieux qu'un autre. Cette affectation n'a rien de bien intéressant même si elle est utile. Autant faire les choses comme il faut. A terme, cela fera peut-être une différence le jour ou un nouveau problème se posera.
A terme…

Je sais que je risque fort, et mes compagnons avec moi, de ne jamais repartir.

(à suivre)

Avatar de l’utilisateur
Pénombre
Magistrat d émeraude
Messages : 6402
Inscription : 28 juil. 2003, 10:07
Localisation : Dans ma tête, mais des fois j'ai un doute...
Contact :

Message par Pénombre » 05 janv. 2006, 16:40

"Domo, Shiro-san. Ca fera l'affaire comme ça".
Mais Taizo ne proteste pas quand je l'aide à se relever. Ses nombreuses blessures n'ont rien de sérieux individuellement mais leur gravité cumulée quant à elle est suffisante pour rendre inapte au combat un homme, ou le tuer .
Je pense que c'est à son entrainement, aux secrets qui permettent à nos guerriers Daidoji de puiser une résistance extraordinaire dans leur volonté de fer, que mon ami doit d'être encore en vie.
Ses maitres qui l'ont décrié pendant des années seraient fiers de lui. Et de ses frères qui meurent autour de nous.
Taizo chancelle mais avec quelques expirations profondes, il parvient à canaliser à nouveau son esprit et son chi dans un but des plus simples : rejoindre la mélée.
Quand il hoche la tête sans me regarder, je sais que le moment est venu de le laisser poursuivre seul et je relàche mon étreinte.
Il ne dit pas un mot et je ne me retourne pas alors qu'il quitte notre abri de fortune et rejoint nos samurai qui tentent d'arréter la horde. Et moi, j'ai déjà bien à faire avec les autres blessés dont certains sont au delà de mes maigres talents.
Curieusement, alors que je m'approche des futons ensanglantés sur lesquels nos bushi tentent de retenir leurs gémissements, une partie de mon esprit demeure froide et critique. Comme si une autre personne voyait par mes yeux, entendait par mes oreilles et me transmettait en permanence ses observations avec une neutralité qui a d'autant plus de force que je sais bien qu'elle est purement artificielle.
Chacun, ceux qui combattent là dehors, ceux qui serrent les dents dans notre infirmerie de fortune et moi autant qu'un autre, chacun tente de contenir sa peur comme il le peut.

Je me penche vers le jeune lancier dont l'avant-bras n'est plus qu'une plaie sanglante. Les bandages de fortune ont contenu le sang mais le jeune garçon qui a du passer son gempukku au printemps dernier est encore conscient et ses lèvres sont si serrées par la douleur qu'on dirait une cicatrice supplémentaire.
Je suis là depuis… longtemps. Trop longtemps pour trouver encore les mots qu'il faut. Je me contente d'un signe de tête et les yeux emplis de douleur, de terreur, clignent pour me répondre alors qu'avec un linge qui n'est déjà plus qu'un torchon souillé, je prends doucement l'avant-bras blessé.
Un spasme douloureux et un gémissement à moitié étouffé mais le jeune bushi se retient de hurler alors que j'inspecte soigneusement la plaie.
Une odeur de bois brulé alors que le vieil eta qui sert au crématorium pose près de moi son chargement d'eau pure avant de poursuivre son chemin entre les futons. Le vieil homme rend quelques menus services avec ses assistants en attendant qu'on leur désigne ceux qu'il faudra préparer. Ceux qu'ils emmènent dans la petite pièce sans fenètre en attendant que l'ennemi soit repoussé et que nous puissions les incinérer comme il convient.
J'espère simplement que les oni ne trouveront pas le moyen d'utiliser la maho à travers les murs pour animer nos morts entassés dans la pièce sombre comme ils le font avec ceux qui tombent là dehors.

J'essore à plusieurs reprises le linge sâle dans le seau d'eau, le nettoyant autant que faire se peut avant de m'en servir doucement pour laver le sang sur le bras.
La plaie n'est en fait qu'une longue série d'entaille, une multitudes d'écorchures qui ont atteint les muscles par endroit et rendu le bras inutilisable mais n'ont provoqué aucune hémorragie.
Mais lorsque je vois les marques verdâtres et les marbrures noires, je sais qu'il est trop tard.
Mes yeux croisent ceux du jeune garçon frappé par la Souillure.
"Sensei…" un croassement rauque.
"Hai".
Ses yeux… ses yeux au regard terrible.
"Sensei… est ce que je dois mourir ?".
Que répondre à cela ?
"Je ne sais pas".

Les larmes affluent et il hoquête avant de se mettre à geindre.
Mon désarroi est tel que je ne sais pas quoi lui dire.
Mais je sais quoi faire.
Il lève ses yeux emplis de larmes et me regarde avec méfiance et crainte lorsque je lui tends le bol dans lequel clapote un fond de préparation soporifique. Un mélange d'herbes calmantes avec un peu d'opium liquide, juste assez pour que les risques soient réduits au minimum. J'espère…
Notre savoir dans certains domaines reste encore des plus ténus malgré les nombreux apports de siècles de recherches. Et cela fait déjà longtemps que je n'ai plus assez de forces pour invoquer encore une fois les kami de l'eau.
De toute manière, ils ne pourraient rien faire pour ce jeune homme. Et je dois garder le peu d'énergies qui me restent pour sauver quelqu'un qui n'a aucune chance de passer la nuit sans intervention magique.
"Qu'est ce que c'est, sensei ?"
Je lui souris. Enfin, j'espère que pour lui ça ressemble assez à un sourire.
"Juste un peu d'aide pour dormir. Demain, il sera temps de réfléchir à ton avenir, samurai".
Il retient à grand-peine une nouvelle bouffée de larmes et tends la main vers le bol comme si l'oubli y sommeillait.
Un oubli des plus temporaires… mais c'est bien tout ce que je peux lui offrir en ce moment.
Le jeune bushi boit avidement la gorgée de potion et je l'aide à s'installer pour dormir. Mais je ne peux m'attarder à le veiller le temps qu'il trouve son sommeil de drogué car d'autres ont besoin de moi.
C'est au tour de l'homme dont la machoire a été arrachée. Puis, il y a le vieux guerrier agonisant qui me demande simplement de prier pour son départ et se cramponne à la vie le temps que j'achève la brève prière sur les ailes de laquelle s'envole son dernier souffle. Ensuite, il y a la femme qui a eu les deux pieds tranchés. Et l'ashigaru borgne. Le pécheur, la fillette au visage calciné par des flammes magiques, le moine, le gunso, le…
Un grand hurlement et le craquement d'une masse qui frappe les portes de bois me sort de cette torpeur mécanique dans laquelle je me suis réfugié il y a longtemps.
Je crois bien que nous sommes les derniers et qu'une fois qu'ils auront brisé cette porte…
Quelques uns des blessés encore conscients tentent de se redresser, cherchent leurs armes. Le gunso incapable de marcher lance un ordre que je n'entends pas mais moi aussi, je me tourne vers la dernière barrière qui nous protège encore des monstres et des morts-vivants. De la horde qui a accostée il y a trois jours, à bord des koutetsukan qu'ils ont volé au clan du Crabe il y a des années, lorsque Kisada a frappé la capitale avec ses bateaux blindés et que ses "alliés" l'ont trahi.
Ton échec, ta trahison, nous tuent encore aujourd'hui, Hida Kisada. Et depuis ton lit d'agonie dans ta forteresse de l'autre côté du Pont des Marées, quelles sont tes pensées alors que tu peux voir dans la nuit les flammes de notre petit château assiégé ?
C'est toi, toi, qui leur a donné les moyens de revenir.

Un des clous de fer dans la porte éclate et le bois se tord. Dans quelques minutes, nous serons tous morts.
Ils sont arrivés juste après l'aube, au moment précis ou la lumière sur la mer est telle que nos gardes n'ont pu les apercevoir au loin. Deux des koutetsukan ont abordé de notre côté du Pont, le troisième s'est simplement mis en attente pour frapper nos voisins de Kyuden Hida s'ils s'avisaient de tenter de nous rejoindre à gué et la dernière des "tortues de fer" s'est contentée d'aller débarquer ses troupes un peu plus loin dans la baie.
Lorsqu'ils auront brisé notre château et la petite garnison de Shinden Asahina, mes parents auront déjà toutes les peines du monde à remporter une bataille qui s'avérera aussi sanglante que celle qu'ils livrèrent contre le double maudit d'Hoturi. La péninsule pourra servir de tête de pont et l'essentiel des forces navales du Crabe étant cantonné dans la Baie des Poissons Morts, il suffira à nos ennemis d'en bloquer l'accès pour pouvoir débarquer de nouvelles troupes sur nos terres.
Le temps que les Hida et nos cousins Daidoji brisent le blocus ou rassemblent assez de forces pour anéantir les armées ennemies, Shinden Asahina, Jukami Mura et peut-être même Yasuki Yashiki et Sunda Mizu Mura risquent fort de n'être plus que cendres. Quelle que soit l'issue de cette campagne, l'Empire et le Crabe en particulier en sortira considérablement affaibli.
Il leur a fallu douze siècles pour mettre au point une stratégie tellement simple que personne de notre côté du Mur ne l'avait sérieusement envisagée.
Sacrifier délibérément une armée en frappant au cœur des défenses adverses. Anéantir ma famille, incendier Sunda Mizu Mura et détruire ainsi le principal port du sud. Décimer la famille Yasuki, corrompre nos terres…
Et dans dix ans, dans vingt ans, quand nous serons encore à panser nos plaies, frapper à nouveau au Mur ou ailleurs, profitant des séquelles de ce nouveau coup porté au clan de Hida. Affaibli par les conflits passés, appauvri par la perte de ses principaux bailleurs de fonds, aux prises avec les maraudeurs qui se seront dispersés sur nos terres…

De nouveaux coups sur la porte, massifs. Le bois craque et gémit en rythme alors que les premiers copeaux volent.
Nous nous regardons, tout au moins ceux qui sont encore conscients. Même leur peur, notre peur, ne me fait plus rien. Comme si ça n'était pas nous mais d'autres hommes qui éprouvaient cette émotion et que nos visages se contentent de retranscrire des réactions que nous ne ressentons qu'à un niveau diffus, étranger, autre.
La part de mon esprit qui joue les observateurs impartiaux me fait sèchement remarquer que tout ça n'est qu'illusion, que même son existence n'est qu'un fantasme, une vaine tentative de gérer l'ingérable, de se protéger de quelque chose que l'on ne peut éviter.
Mais d'un autre côté, je n'ai rien d'autre à ma disposition. Absolument rien.
L'ashigaru qui a perdu un œil aide le gunso au torse bandé à se lever. La jeune bushi qui n'a plus de pieds rampe péniblement jusqu'à la lance abandonnée dans un coin et tente de se caler au mieux pour faire face à la porte. Quelques hommes plus ou moins valides tentent de les imiter, avec des résultats divers.
Sans un mot, nous nous empressons d'écarte de la porte qui vibre sous les impacts les blessés qui ne peuvent bouger, pour placer derrière nous ceux qui sont inconscients ou ne peuvent tenter quelque chose afin de retarder l'inévitable. Une des planches se fend et un hurlement triomphal retentit de l'autre côté du panneau de bois qui menace à chaque instant d'exploser.
Nous nous rassemblons aussi loin que possible de cet ultime obstacle et mes yeux restent fixés sur les planches qui craquent et se brisent petit à petit. Certain que quelles que soient les horreurs qui se trouvent de l'autre côté, elles seront désormais moins terribles à regarder que les yeux de mes compagnons.
Etrange situation, me souffle mon autre moi-même, alors que deux planches cèdent finalement et que le faciès inhumain de l'oni apparaît dans la brèche.
Je manque tourner les talons mais pour aller où, de toute manière ? Il n'y a nul endroit ou fuir, nous sommes tous coincés ici et il va bien falloir faire Face. Fasciné, je contemple la gueule avide, les crocs sâles, les yeux qui trahissent quelque chose qui doit bien ressembler à une âme sans en être une.
Les gobelins l'aident à abattre les derniers morceaux de bois qui ont tenu bien plus longtemps face à eux que certains de nos hommes, malgré tout leur courage. Leurs cris se joignent aux siens alors que derrière eux les cadavres de nos guerriers défunts les rejoignent en silence pour la curée.
Et ensuite…
Ensuite…

Le shugenja Kuni m'a dit que j'étais le seul survivant du combat dans l'infirmerie. Il m'a regardé avec un air étrange. Puis, j'ai tenté de dormir. Mais la sarabande des visages de ceux qui sont morts à mes côtés n'a pas cessé un instant de danser, se mélant dans mes cauchemars avec les souvenirs distordus de notre affrontement.
Je suis resté trois jours sous la tente qui rassemble les quatorze survivants du Jardin Sous la Cité des Ombres. Contre toute attente, nos voisins du Crabe ont forcé le passage et mes frères de Shinden Asahina ont victorieusement repoussé les agresseurs. Les renforts sont arrivés plus tôt qu'eux même ne l'espéraient et ils ont pris nos assaillants à revers, les décimant et les forçant à passer du rôle d'assiégeants à celui d'assiégés.

L'odeur des buchers est encore puissante car il faudra des jours afin d'incinérer toutes les dépouilles, souillées ou non.
Nous étions des centaines et nous ne sommes plus que quatorze.
Taizo a survécu, presque intact si l'on excepte la blessure que j'ai soigné. Emi-dono et la fille adoptive de mon ami aussi, retranchées dans la tour de guet orientale. Sakura-sama, notre commandant, est indemne et l'on raconte que son exemple a permis à nos hommes d'accomplir l'impossible jusqu'à ce qu'ils tombent, les uns après les autres.
C'est ce matin que j'ai pu pour la première fois quitter notre refuge de toile et m'éloigner un moment en boitant. Pour passer quelques instants loin des râles et du bruit des hommes qui s'affairent parmi les ruines.

De la petite butte ou je me tiens, je peux voir notre fort, tout au moins les quelques pans de murs noircis et la tour à moitié en ruine qui en sont les derniers vestiges. Les couleurs de nos guerriers se mèlent à celles du Crabe tandis que les ouvriers s'affairent parmi les décombres.
J'ai entendu dire que tout n'était pas encore terminé. Il y avait deux koutetsukan de plus et ils ont foncé tout droit sur les arsenaux Kaiu de Sunda Mizu Mura. Il paraît que l'ont traque encore les derniers survivants de cette audacieuse attaque qui se cachent dans les ruelles de la ville.

Les Tsukai-sagasu ne sont pas tous allés au Village de l'Eau Pure cependant. Parce que d'autres rumeurs circulent aussi sur notre forteresse détruite. Des rumeurs qui parlent de complices parmi nos soldats, qui attendaient leurs amis de l'Outremonde et ne donnèrent pas l'alerte alors qu'ils l'auraient pu. Des rumeurs de sabotage, de trahison.

Les eta qui sont venus avec les Kuni ont été autorisés à inspecter le corps de chaque samurai qui sera retrouvé dans les décombres. Et interdiction nous a été faite de parler de cette inspection à qui que ce soit. En particulier à d'éventuels parents des morts qui enverraient un serviteur ou un cousin récupérer les effets du défunt.

Je m'assieds douloureusement sur la petite roche qui affleure près du vieux pécher. Il ne m'a fallu que quelques jours une fois installé au Jardin pour apprécier cet endroit ou m'avaient conduits mes pas lors d'une promenade en solitaire mais aujourd'hui, je me sens tellement… vide.
Les hommes s'affairent en contrebas tandis que dans les cieux inaccessibles des nuages persistants passent et se déploient en formes étranges. Illusions ? Avertissements ? Présages ? Diversions ?
Je pourrais interroger les kami mais je n'en ai pas la force. Ni l'envie en fin de compte. Et puis, qu'auraient-ils à me dire que je ne souhaite pas entendre ?

Oui, admettons le, j'aimerai me fondre à jamais dans les éléments, partir très loin d'ici avec le vent et ne jamais, jamais regarder en arrière. Chevaucher les nuages et aller bien au delà de tous les manques, de toutes les insuffisances de l'espèce humaine. Au delà de la mort, de la peur, de la douleur. Au delà de l'oubli même.

Mais les désirs d'un homme ne sont pas ceux des kami du vent. Et je sais que malgré toute la douleur qu'ils me causeront à l'avenir, il est nécessaire que je garde jusqu'à mon dernier jour bien vivants dans ma mémoire les visages de tous ceux qui sont morts ce jour là.
Je le dois à leurs âmes. Et à la mienne.
Ce matin, en quittant la tente, j'ai vu le regard de la petite Yuki. Et j'ai compris que tout cela, elle le savait déjà.

Contrairement à ce que l'on raconte, ça n'est pas dans la gloire et dans la légende que réside l'honneur du samurai.

C'est dans la souffrance, dans la mort, dans le devoir au delà de tout espoir. Voilà la seule leçon que nos voisins du Crabe pourront jamais nous apprendre, et nous ne l'avons jamais comprise. D'ailleurs, ils ont failli eux-mêmes l'oublier.

La vie d'un samurai se juge à l'aune de la manière dont il la mène. Et dont il la quitte.
Il paraît que nous sommes plus grands que les autres hommes. Que nous sommes destinés à accomplir ce qu'ils ne peuvent même imaginer. Et nos contes nous le rappellent, nous en persuadent, nous incitent à l'espérer pour nous-même.

Il a tort, celui qui pense que ces choses que seuls les samurai peuvent réaliser sont belles, grandes, glorieuses.

En fin de compte, c'est notre capacité à nous tenir debout envers et contre tout qui fait bel et bien de nous des hommes qui surpassent les autres. A tenir debout envers et contre tout puis à tomber enfin à terre le plus dignement possible. C'est bien la seule liberté dont nous jouissons.

Parfois.

Au delà de la douleur, de la mort, du mensonge, de l'orgueil. Pour rien. Parce que c'est nécessaire. Parce que quelqu'un doit bien le faire.

Malgré ce que peuvent en penser certaines personnes de ma connaissance, quelles que soient les couleurs que nous portons, les noms dont nous héritons, les traditions que nous faisons notres… quoi qu'en disent nos poèmes, nos louanges, nos peintures et nos chants, notre voie n'est pas, ne sera jamais, ne pourra jamais être celle de la gloire, de l'orgueil satisfait, de la victoire, du pouvoir.

Non, la victoire, la gloire, l'orgueil, le pouvoir ne sont que des illusions que nous faisons nôtres pour nous rendre la vérité plus supportable.

La vérité, c'est que notre voie est celle du sacrifice.

Et que parce que nous pensons être plus grands que les autres hommes, alors nos sacrifices doivent aussi être plus grands que les leurs.

Toujours.

Je regarde les ruines du Jardin sous la Cité des Ombres. Deux fois détruit mais qui sera rebati une fois encore. Et encore, encore, encore… défi de la Grue à l'Outremonde. Un défi qui a été et sera à nouveau relevé. J'en suis intimement persuadé alors que je me tiens tremblant sur la petite roche.

La voie du sacrifice.
Ce qui rend le samurai supérieur aux autres hommes réside là dedans. Il sait qu'il peut tout risquer, parce que si l'on souvient de lui, d'autres hommes feront la même chose plus tard si cette chose est encore nécessaire.
Echouer n'est pas important.
Etre vaincu n'est pas important.
Mourir n'est pas important.

La seule chose vraiment importante, c'est de faire ce qu'il faut. Sans s'occuper de ce qui se passera après.
Fait ce que tu dois faire et meurs serein.

Vis en sachant que tu es condamné à mourir mais que c'est dans cette condamnation même que réside notre seul espoir. Car c'est en donnant un sens à sa vie que l'on peut espérer donner un sens à sa conclusion.
Peut-être.

Et cela, Dame Doji elle-même nous l'avait enseigné. Chers amis disparus, ceux dont je connaissais les noms et ceux dont je n'ai fait la connaissance que pour les voir mourir.
Je ne vous oublierai pas. Tant qu'un souffle m'habitera, je n'oublierai pas qui vous étiez et qui je suis.

Vous serez vivants en moi et jusqu'à mon dernier jour, nous continuerons à mener ensemble cette bataille durant laquelle je vous ai vu tomber.

Je vous le dois
Je me le dois

Telle est la voie du samurai.

On ne juge pas un homme par ses actes mais bien par la vie dans laquelle ils se sont inscrits.

(à suivre...)

Avatar de l’utilisateur
Pénombre
Magistrat d émeraude
Messages : 6402
Inscription : 28 juil. 2003, 10:07
Localisation : Dans ma tête, mais des fois j'ai un doute...
Contact :

Message par Pénombre » 05 janv. 2006, 16:43

"Domo, Shiro-san. Ca fera l'affaire comme ça".
Mais Taizo ne proteste pas quand je l'aide à se relever. Ses nombreuses blessures n'ont rien de sérieux individuellement mais leur gravité cumulée quant à elle est suffisante pour rendre inapte au combat un homme, ou le tuer .
Je pense que c'est à son entrainement, aux secrets qui permettent à nos guerriers Daidoji de puiser une résistance extraordinaire dans leur volonté de fer, que mon ami doit d'être encore en vie.
Ses maitres qui l'ont décrié pendant des années seraient fiers de lui. Et de ses frères qui meurent autour de nous.
Taizo chancelle mais avec quelques expirations profondes, il parvient à canaliser à nouveau son esprit et son chi dans un but des plus simples : rejoindre la mélée.
Quand il hoche la tête sans me regarder, je sais que le moment est venu de le laisser poursuivre seul et je relàche mon étreinte.
Il ne dit pas un mot et je ne me retourne pas alors qu'il quitte notre abri de fortune et rejoint nos samurai qui tentent d'arréter la horde. Et moi, j'ai déjà bien à faire avec les autres blessés dont certains sont au delà de mes maigres talents.
Curieusement, alors que je m'approche des futons ensanglantés sur lesquels nos bushi tentent de retenir leurs gémissements, une partie de mon esprit demeure froide et critique. Comme si une autre personne voyait par mes yeux, entendait par mes oreilles et me transmettait en permanence ses observations avec une neutralité qui a d'autant plus de force que je sais bien qu'elle est purement artificielle.
Chacun, ceux qui combattent là dehors, ceux qui serrent les dents dans notre infirmerie de fortune et moi autant qu'un autre, chacun tente de contenir sa peur comme il le peut.

Je me penche vers le jeune lancier dont l'avant-bras n'est plus qu'une plaie sanglante. Les bandages de fortune ont contenu le sang mais le jeune garçon qui a du passer son gempukku au printemps dernier est encore conscient et ses lèvres sont si serrées par la douleur qu'on dirait une cicatrice supplémentaire.
Je suis là depuis… longtemps. Trop longtemps pour trouver encore les mots qu'il faut. Je me contente d'un signe de tête et les yeux emplis de douleur, de terreur, clignent pour me répondre alors qu'avec un linge qui n'est déjà plus qu'un torchon souillé, je prends doucement l'avant-bras blessé.
Un spasme douloureux et un gémissement à moitié étouffé mais le jeune bushi se retient de hurler alors que j'inspecte soigneusement la plaie.
Une odeur de bois brulé alors que le vieil eta qui sert au crématorium pose près de moi son chargement d'eau pure avant de poursuivre son chemin entre les futons. Le vieil homme rend quelques menus services avec ses assistants en attendant qu'on leur désigne ceux qu'il faudra préparer. Ceux qu'ils emmènent dans la petite pièce sans fenètre en attendant que l'ennemi soit repoussé et que nous puissions les incinérer comme il convient.
J'espère simplement que les oni ne trouveront pas le moyen d'utiliser la maho à travers les murs pour animer nos morts entassés dans la pièce sombre comme ils le font avec ceux qui tombent là dehors.

J'essore à plusieurs reprises le linge sâle dans le seau d'eau, le nettoyant autant que faire se peut avant de m'en servir doucement pour laver le sang sur le bras.
La plaie n'est en fait qu'une longue série d'entaille, une multitudes d'écorchures qui ont atteint les muscles par endroit et rendu le bras inutilisable mais n'ont provoqué aucune hémorragie.
Mais lorsque je vois les marques verdâtres et les marbrures noires, je sais qu'il est trop tard.
Mes yeux croisent ceux du jeune garçon frappé par la Souillure.
"Sensei…" un croassement rauque.
"Hai".
Ses yeux… ses yeux au regard terrible.
"Sensei… est ce que je dois mourir ?".
Que répondre à cela ?
"Je ne sais pas".

Les larmes affluent et il hoquête avant de se mettre à geindre.
Mon désarroi est tel que je ne sais pas quoi lui dire.
Mais je sais quoi faire.
Il lève ses yeux emplis de larmes et me regarde avec méfiance et crainte lorsque je lui tends le bol dans lequel clapote un fond de préparation soporifique. Un mélange d'herbes calmantes avec un peu d'opium liquide, juste assez pour que les risques soient réduits au minimum. J'espère…
Notre savoir dans certains domaines reste encore des plus ténus malgré les nombreux apports de siècles de recherches. Et cela fait déjà longtemps que je n'ai plus assez de forces pour invoquer encore une fois les kami de l'eau.
De toute manière, ils ne pourraient rien faire pour ce jeune homme. Et je dois garder le peu d'énergies qui me restent pour sauver quelqu'un qui n'a aucune chance de passer la nuit sans intervention magique.
"Qu'est ce que c'est, sensei ?"
Je lui souris. Enfin, j'espère que pour lui ça ressemble assez à un sourire.
"Juste un peu d'aide pour dormir. Demain, il sera temps de réfléchir à ton avenir, samurai".
Il retient à grand-peine une nouvelle bouffée de larmes et tends la main vers le bol comme si l'oubli y sommeillait.
Un oubli des plus temporaires… mais c'est bien tout ce que je peux lui offrir en ce moment.
Le jeune bushi boit avidement la gorgée de potion et je l'aide à s'installer pour dormir. Mais je ne peux m'attarder à le veiller le temps qu'il trouve son sommeil de drogué car d'autres ont besoin de moi.
C'est au tour de l'homme dont la machoire a été arrachée. Puis, il y a le vieux guerrier agonisant qui me demande simplement de prier pour son départ et se cramponne à la vie le temps que j'achève la brève prière sur les ailes de laquelle s'envole son dernier souffle. Ensuite, il y a la femme qui a eu les deux pieds tranchés. Et l'ashigaru borgne. Le pécheur, la fillette au visage calciné par des flammes magiques, le moine, le gunso, le…
Un grand hurlement et le craquement d'une masse qui frappe les portes de bois me sort de cette torpeur mécanique dans laquelle je me suis réfugié il y a longtemps.
Je crois bien que nous sommes les derniers et qu'une fois qu'ils auront brisé cette porte…
Quelques uns des blessés encore conscients tentent de se redresser, cherchent leurs armes. Le gunso incapable de marcher lance un ordre que je n'entends pas mais moi aussi, je me tourne vers la dernière barrière qui nous protège encore des monstres et des morts-vivants. De la horde qui a accostée il y a trois jours, à bord des koutetsukan qu'ils ont volé au clan du Crabe il y a des années, lorsque Kisada a frappé la capitale avec ses bateaux blindés et que ses "alliés" l'ont trahi.
Ton échec, ta trahison, nous tuent encore aujourd'hui, Hida Kisada. Et depuis ton lit d'agonie dans ta forteresse de l'autre côté du Pont des Marées, quelles sont tes pensées alors que tu peux voir dans la nuit les flammes de notre petit château assiégé ?
C'est toi, toi, qui leur a donné les moyens de revenir.

Un des clous de fer dans la porte éclate et le bois se tord. Dans quelques minutes, nous serons tous morts.
Ils sont arrivés juste après l'aube, au moment précis ou la lumière sur la mer est telle que nos gardes n'ont pu les apercevoir au loin. Deux des koutetsukan ont abordé de notre côté du Pont, le troisième s'est simplement mis en attente pour frapper nos voisins de Kyuden Hida s'ils s'avisaient de tenter de nous rejoindre à gué et la dernière des "tortues de fer" s'est contentée d'aller débarquer ses troupes un peu plus loin dans la baie.
Lorsqu'ils auront brisé notre château et la petite garnison de Shinden Asahina, mes parents auront déjà toutes les peines du monde à remporter une bataille qui s'avérera aussi sanglante que celle qu'ils livrèrent contre le double maudit d'Hoturi. La péninsule pourra servir de tête de pont et l'essentiel des forces navales du Crabe étant cantonné dans la Baie des Poissons Morts, il suffira à nos ennemis d'en bloquer l'accès pour pouvoir débarquer de nouvelles troupes sur nos terres.
Le temps que les Hida et nos cousins Daidoji brisent le blocus ou rassemblent assez de forces pour anéantir les armées ennemies, Shinden Asahina, Jukami Mura et peut-être même Yasuki Yashiki et Sunda Mizu Mura risquent fort de n'être plus que cendres. Quelle que soit l'issue de cette campagne, l'Empire et le Crabe en particulier en sortira considérablement affaibli.
Il leur a fallu douze siècles pour mettre au point une stratégie tellement simple que personne de notre côté du Mur ne l'avait sérieusement envisagée.
Sacrifier délibérément une armée en frappant au cœur des défenses adverses. Anéantir ma famille, incendier Sunda Mizu Mura et détruire ainsi le principal port du sud. Décimer la famille Yasuki, corrompre nos terres…
Et dans dix ans, dans vingt ans, quand nous serons encore à panser nos plaies, frapper à nouveau au Mur ou ailleurs, profitant des séquelles de ce nouveau coup porté au clan de Hida. Affaibli par les conflits passés, appauvri par la perte de ses principaux bailleurs de fonds, aux prises avec les maraudeurs qui se seront dispersés sur nos terres…

De nouveaux coups sur la porte, massifs. Le bois craque et gémit en rythme alors que les premiers copeaux volent.
Nous nous regardons, tout au moins ceux qui sont encore conscients. Même leur peur, notre peur, ne me fait plus rien. Comme si ça n'était pas nous mais d'autres hommes qui éprouvaient cette émotion et que nos visages se contentent de retranscrire des réactions que nous ne ressentons qu'à un niveau diffus, étranger, autre.
La part de mon esprit qui joue les observateurs impartiaux me fait sèchement remarquer que tout ça n'est qu'illusion, que même son existence n'est qu'un fantasme, une vaine tentative de gérer l'ingérable, de se protéger de quelque chose que l'on ne peut éviter.
Mais d'un autre côté, je n'ai rien d'autre à ma disposition. Absolument rien.
L'ashigaru qui a perdu un œil aide le gunso au torse bandé à se lever. La jeune bushi qui n'a plus de pieds rampe péniblement jusqu'à la lance abandonnée dans un coin et tente de se caler au mieux pour faire face à la porte. Quelques hommes plus ou moins valides tentent de les imiter, avec des résultats divers.
Sans un mot, nous nous empressons d'écarte de la porte qui vibre sous les impacts les blessés qui ne peuvent bouger, pour placer derrière nous ceux qui sont inconscients ou ne peuvent tenter quelque chose afin de retarder l'inévitable. Une des planches se fend et un hurlement triomphal retentit de l'autre côté du panneau de bois qui menace à chaque instant d'exploser.
Nous nous rassemblons aussi loin que possible de cet ultime obstacle et mes yeux restent fixés sur les planches qui craquent et se brisent petit à petit. Certain que quelles que soient les horreurs qui se trouvent de l'autre côté, elles seront désormais moins terribles à regarder que les yeux de mes compagnons.
Etrange situation, me souffle mon autre moi-même, alors que deux planches cèdent finalement et que le faciès inhumain de l'oni apparaît dans la brèche.
Je manque tourner les talons mais pour aller où, de toute manière ? Il n'y a nul endroit ou fuir, nous sommes tous coincés ici et il va bien falloir faire Face. Fasciné, je contemple la gueule avide, les crocs sâles, les yeux qui trahissent quelque chose qui doit bien ressembler à une âme sans en être une.
Les gobelins l'aident à abattre les derniers morceaux de bois qui ont tenu bien plus longtemps face à eux que certains de nos hommes, malgré tout leur courage. Leurs cris se joignent aux siens alors que derrière eux les cadavres de nos guerriers défunts les rejoignent en silence pour la curée.
Et ensuite…
Ensuite…

Le shugenja Kuni m'a dit que j'étais le seul survivant du combat dans l'infirmerie. Il m'a regardé avec un air étrange. Puis, j'ai tenté de dormir. Mais la sarabande des visages de ceux qui sont morts à mes côtés n'a pas cessé un instant de danser, se mélant dans mes cauchemars avec les souvenirs distordus de notre affrontement.
Je suis resté trois jours sous la tente qui rassemble les quatorze survivants du Jardin Sous la Cité des Ombres. Contre toute attente, nos voisins du Crabe ont forcé le passage et mes frères de Shinden Asahina ont victorieusement repoussé les agresseurs. Les renforts sont arrivés plus tôt qu'eux même ne l'espéraient et ils ont pris nos assaillants à revers, les décimant et les forçant à passer du rôle d'assiégeants à celui d'assiégés.

L'odeur des buchers est encore puissante car il faudra des jours afin d'incinérer toutes les dépouilles, souillées ou non.
Nous étions des centaines et nous ne sommes plus que quatorze.
Taizo a survécu, presque intact si l'on excepte la blessure que j'ai soigné. Emi-dono et la fille adoptive de mon ami aussi, retranchées dans la tour de guet orientale. Sakura-sama, notre commandant, est indemne et l'on raconte que son exemple a permis à nos hommes d'accomplir l'impossible jusqu'à ce qu'ils tombent, les uns après les autres.
C'est ce matin que j'ai pu pour la première fois quitter notre refuge de toile et m'éloigner un moment en boitant. Pour passer quelques instants loin des râles et du bruit des hommes qui s'affairent parmi les ruines.

De la petite butte ou je me tiens, je peux voir notre fort, tout au moins les quelques pans de murs noircis et la tour à moitié en ruine qui en sont les derniers vestiges. Les couleurs de nos guerriers se mèlent à celles du Crabe tandis que les ouvriers s'affairent parmi les décombres.
J'ai entendu dire que tout n'était pas encore terminé. Il y avait deux koutetsukan de plus et ils ont foncé tout droit sur les arsenaux Kaiu de Sunda Mizu Mura. Il paraît que l'ont traque encore les derniers survivants de cette audacieuse attaque qui se cachent dans les ruelles de la ville.

Les Tsukai-sagasu ne sont pas tous allés au Village de l'Eau Pure cependant. Parce que d'autres rumeurs circulent aussi sur notre forteresse détruite. Des rumeurs qui parlent de complices parmi nos soldats, qui attendaient leurs amis de l'Outremonde et ne donnèrent pas l'alerte alors qu'ils l'auraient pu. Des rumeurs de sabotage, de trahison.

Les eta qui sont venus avec les Kuni ont été autorisés à inspecter le corps de chaque samurai qui sera retrouvé dans les décombres. Et interdiction nous a été faite de parler de cette inspection à qui que ce soit. En particulier à d'éventuels parents des morts qui enverraient un serviteur ou un cousin récupérer les effets du défunt.

Je m'assieds douloureusement sur la petite roche qui affleure près du vieux pécher. Il ne m'a fallu que quelques jours une fois installé au Jardin pour apprécier cet endroit ou m'avaient conduits mes pas lors d'une promenade en solitaire mais aujourd'hui, je me sens tellement… vide.
Les hommes s'affairent en contrebas tandis que dans les cieux inaccessibles des nuages persistants passent et se déploient en formes étranges. Illusions ? Avertissements ? Présages ? Diversions ?
Je pourrais interroger les kami mais je n'en ai pas la force. Ni l'envie en fin de compte. Et puis, qu'auraient-ils à me dire que je ne souhaite pas entendre ?

Oui, admettons le, j'aimerai me fondre à jamais dans les éléments, partir très loin d'ici avec le vent et ne jamais, jamais regarder en arrière. Chevaucher les nuages et aller bien au delà de tous les manques, de toutes les insuffisances de l'espèce humaine. Au delà de la mort, de la peur, de la douleur. Au delà de l'oubli même.

Mais les désirs d'un homme ne sont pas ceux des kami du vent. Et je sais que malgré toute la douleur qu'ils me causeront à l'avenir, il est nécessaire que je garde jusqu'à mon dernier jour bien vivants dans ma mémoire les visages de tous ceux qui sont morts ce jour là.
Je le dois à leurs âmes. Et à la mienne.
Ce matin, en quittant la tente, j'ai vu le regard de la petite Yuki. Et j'ai compris que tout cela, elle le savait déjà.

Contrairement à ce que l'on raconte, ça n'est pas dans la gloire et dans la légende que réside l'honneur du samurai.

C'est dans la souffrance, dans la mort, dans le devoir au delà de tout espoir. Voilà la seule leçon que nos voisins du Crabe pourront jamais nous apprendre, et nous ne l'avons jamais comprise. D'ailleurs, ils ont failli eux-mêmes l'oublier.

La vie d'un samurai se juge à l'aune de la manière dont il la mène. Et dont il la quitte.
Il paraît que nous sommes plus grands que les autres hommes. Que nous sommes destinés à accomplir ce qu'ils ne peuvent même imaginer. Et nos contes nous le rappellent, nous en persuadent, nous incitent à l'espérer pour nous-même.

Il a tort, celui qui pense que ces choses que seuls les samurai peuvent réaliser sont belles, grandes, glorieuses.

En fin de compte, c'est notre capacité à nous tenir debout envers et contre tout qui fait bel et bien de nous des hommes qui surpassent les autres. A tenir debout envers et contre tout puis à tomber enfin à terre le plus dignement possible. C'est bien la seule liberté dont nous jouissons.

Parfois.

Au delà de la douleur, de la mort, du mensonge, de l'orgueil. Pour rien. Parce que c'est nécessaire. Parce que quelqu'un doit bien le faire.

Malgré ce que peuvent en penser certaines personnes de ma connaissance, quelles que soient les couleurs que nous portons, les noms dont nous héritons, les traditions que nous faisons notres… quoi qu'en disent nos poèmes, nos louanges, nos peintures et nos chants, notre voie n'est pas, ne sera jamais, ne pourra jamais être celle de la gloire, de l'orgueil satisfait, de la victoire, du pouvoir.

Non, la victoire, la gloire, l'orgueil, le pouvoir ne sont que des illusions que nous faisons nôtres pour nous rendre la vérité plus supportable.

La vérité, c'est que notre voie est celle du sacrifice.

Et que parce que nous pensons être plus grands que les autres hommes, alors nos sacrifices doivent aussi être plus grands que les leurs.

Toujours.

Je regarde les ruines du Jardin sous la Cité des Ombres. Deux fois détruit mais qui sera rebati une fois encore. Et encore, encore, encore… défi de la Grue à l'Outremonde. Un défi qui a été et sera à nouveau relevé. J'en suis intimement persuadé alors que je me tiens tremblant sur la petite roche.

La voie du sacrifice.
Ce qui rend le samurai supérieur aux autres hommes réside là dedans. Il sait qu'il peut tout risquer, parce que si l'on souvient de lui, d'autres hommes feront la même chose plus tard si cette chose est encore nécessaire.
Echouer n'est pas important.
Etre vaincu n'est pas important.
Mourir n'est pas important.

La seule chose vraiment importante, c'est de faire ce qu'il faut. Sans s'occuper de ce qui se passera après.
Fait ce que tu dois faire et meurs serein.

Vis en sachant que tu es condamné à mourir mais que c'est dans cette condamnation même que réside notre seul espoir. Car c'est en donnant un sens à sa vie que l'on peut espérer donner un sens à sa conclusion.
Peut-être.

Chers amis disparus, ceux dont je connaissais les noms et ceux dont je n'ai fait la connaissance que pour les voir mourir.
Je ne vous oublierai pas. Tant qu'un souffle m'habitera, je n'oublierai pas qui vous étiez et qui je suis.

Jusqu'à mon dernier jour, vous serez là et ensemble, nous ménerons encore et encore cette bataille durant laquelle je vous ai vus tomber.

Ensemble. Pour l'avenir et quoi qu'il nous arrive.

Cela, Dame Doji elle-même nous l'avait enseigné.

On ne juge pas un homme par ses actes mais bien par la vie dans laquelle ils se sont inscrits.

Répondre